2 Filtrez dans une passoire tapissĂ©e d’un linge fin en Ă©crasant encore les fruits. Pesez le jus obtenu. Remettez-le dans la bassine Ă  confiture et ajoutez le mĂȘme poids de sucre en poudre
Balzac Splendeurs et misÚres des courtisanes PremiÚre partie. Comment aiment les filles Une vue du bal de l'Opéra En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l'allure des gens en quÃÂȘte d'une femme retenue au logis par des circonstances imprévues. Le secret de cette démarche, tour à tour indolente et pressée, n'est connu que des vieilles femmes et de quelques flùneurs émérites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérÃÂȘts sont passionnés, le Désoeuvrement lui-mÃÂȘme est préoccupé. Le jeune dandy était si bien absorbé par son inquiÚte recherche qu'il ne s'apercevait pas de son succÚs les exclamations railleusement admiratives de masques, les étonnements sérieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beauté le classùt parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'Opéra pour y avoir une aventure, et qui l'attendent comme on attendait un coup heureux à la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée; il devait ÃÂȘtre le héros d'un de ces mystÚres à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l'Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rÎle; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire J'ai vu; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l'Opéra doit ÃÂȘtre alors le palais de la fatigue et de l'ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressée, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut ÃÂȘtre comparée qu'à des fourmis sur leur tas de bois, n'est pas plus compréhensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l'existence du Grand-Livre. A de rares exceptions prÚs, à Paris, les hommes ne se masquent point un homme en domino paraÃt ridicule. En ceci le génie de la nation éclate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l'Opéra sans y venir, et les masques absolument forcés d'y entrer en sortent aussitÎt. Un spectacle des plus amusants est l'encombrement que produit à la porte, dÚs l'ouverture du bal, le flot des gens qui s'échappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas ÃÂȘtre espionnés par elles, deux situations également moquables. Or, le jeune homme était suivi, sans qu'il le sût, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-mÃÂȘme comme un tonneau. Pour tout habitué de l'Opéra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidÚle. En effet, dans la trÚs haute société, personne ne court aprÚs d'humiliants témoignages. Déjà plusieurs masques s'étaient montré en riant ce monstrueux personnage, d'autres l'avaient apostrophé, quelques jeunes s'étaient moqués de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits sans portée; il allait oÃÂč le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient aprÚs lui. Quoique au premier abord le plaisir et l'inquiétude aient pris la mÃÂȘme livrée, l'illustre robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l'Opéra, les différents cercles dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s'observent. Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d'intérÃÂȘts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habitués, cet homme ne pouvait donc pas ÃÂȘtre en bonne fortune, il eût infailliblement porté quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprÃÂȘtés de longue main. S'agissait-il d'une vengeance? En voyant le masque suivant de si prÚs un homme en bonne fortune, quelques désoeuvrés revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine auréole. Le jeune homme intéressait plus il allait, plus il réveillait de curiosités. Tout en lui signalait d'ailleurs les habitudes d'une vie élégante. Suivant une loi fatale de notre époque, il existe peu de différence, soit physique, soit morale, entre le plus distingué, le mieux élevé des fils d'un duc et pair, et ce charmant garçon que naguÚre la misÚre étreignait de ses mains de fer au milieu de Paris. La beauté, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abÃmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rÎle à Paris sans posséder le capital nécessaire à leurs prétentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisé dans cette cité royale, le Hasard. Néanmoins, sa mise, ses maniÚres étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l'Opéra. Qui n'a pas remarqué que là , comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d'ÃÂȘtre qui révÚle ce que vous ÃÂȘtes, ce que vous faites, d'oÃÂč vous venez, et ce que vous voulez? - Le beau jeune homme! ici l'on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habitués du bal reconnaissaient une femme comme il faut. - Vous ne vous le rappelez pas? lui répondit l'homme qui lui donnait le bras, madame du Chùtelet vous l'a cependant présenté... - Quoi! c'est ce fils d'apothicaire de qui elle s'était amourachée, qui s'est fait journaliste, l'amant de mademoiselle Coralie? - Je le croyais tombé trop bas pour jamais pouvoir se remonter, et je ne comprends pas comment il peut reparaÃtre dans le monde de Paris, dit le comte Sixte du Chùtelet. - Il a un air de prince, dit le masque, et ce n'est pas cette actrice avec laquelle il vivait qui le lui aura donné; ma cousine, qui l'avait deviné, n'a pas su le débarbouiller; je voudrais bien connaÃtre la maÃtresse de ce Sargines, dites-moi quelque chose de sa vie qui puisse me permettre de l'intriguer. Ce couple qui suivait ce jeune homme en chuchotant fut alors particuliÚrement observé par le masque aux épaules carrées. - Cher monsieur Chardon, dit le préfet de la Charente en prenant le dandy par le bras, laissez-moi vous présenter une personne qui veut renouer connaissance avec vous... - Cher comte Chùtelet, répondit le jeune homme, cette personne m'a appris combien était ridicule le nom que vous me donnez. Une Ordonnance du Roi m'a rendu celui de mes ancÃÂȘtres maternels, les Rubempré. Quoique les journaux aient annoncé ce fait, il concerne un si pauvre personnage que je ne rougis point de le rappeler à mes amis, à mes ennemis et aux indifférents vous vous classerez oÃÂč vous voudrez, mais je suis certain que vous ne désapprouverez point une mesure qui me fut conseillée par votre femme quand elle n'était encore que madame de Bargeton. Cette jolie épigramme, qui fit sourire la marquise, fit éprouver un tressaillement nerveux au préfet de la Charente. - Vous lui direz, ajouta Lucien, que maintenant je porte de gueules, au taureau furieux d'argent, dans le pré de sinople. - Furieux d'argent, répéta Chùtelet. - Madame la marquise vous expliquera, si vous ne le savez pas, pourquoi ce vieil écusson est quelque chose de mieux que la clef de chambellan et les abeilles d'or de l'Empire qui se trouvent dans le vÎtre, au grand désespoir de madame Chùtelet, née NÚgrepelisse d'Espard..., dit vivement Lucien. - Puisque vous m'avez reconnue, je ne puis plus vous intriguer, et ne saurais vous exprimer à quel point vous m'intriguez, lui dit à voix basse la marquise d'Espard tout étonnée de l'impertinence et de l'aplomb acquis par l'homme qu'elle avait jadis méprisé. - Permettez-moi donc, madame, de conserver la seule chance que j'aie d'occuper votre pensée en restant dans cette pénombre mystérieuse, dit-il avec le sourire d'un homme qui ne veut pas compromettre un bonheur sûr. La marquise ne put réprimer un petit mouvement sec en se sentant, suivant une expression anglaise, coupée par la précision de Lucien. - Je vous fais mon compliment sur votre changement de position, dit le comte du Chùtelet à Lucien. - Et je le reçois comme vous me l'adressez, répliqua Lucien en saluant la marquise avec une grùce infinie. - Le fat! dit à voix basse le comte à madame d'Espard, il a fini par conquérir ses ancÃÂȘtres. - Chez les jeunes gens, la fatuité, quand elle tombe sur nous, annonce presque toujours un bonheur trÚs haut situé; car, entre vous autres, elle annonce la mauvaise fortune. Aussi voudrais-je connaÃtre celle de nos amies qui a pris ce bel oiseau sous sa protection; peut-ÃÂȘtre aurais-je alors la possibilité de m'amuser ce soir. Mon billet anonyme est sans doute une méchanceté préparée par quelque rivale, car il y est question de ce jeune homme; son impertinence lui aura été dictée espionnez-le. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver. Au moment oÃÂč madame d'Espard allait aborder son parent, le masque mystérieux se plaça entre elle et le duc pour lui dire à l'oreille "Lucien vous aime, il est l'auteur du billet; votre préfet est son plus grand ennemi, pouvait-il s'expliquer devant lui?" L'inconnu s'éloigna, laissant madame d'Espard en proie à une double surprise. La marquise ne savait personne au monde capable de jouer le rÎle de ce masque, elle craignait un piÚge, alla s'asseoir et se cacha. Le comte Sixte du Chùtelet, à qui Lucien avait retranché son du ambitieux avec une affectation qui sentait une vengeance longtemps rÃÂȘvée, suivit à distance ce merveilleux dandy, et rencontra bientÎt un jeune homme auquel il crut pouvoir parler à coeur ouvert. - Eh! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien? Il a fait peau neuve. - Si j'étais aussi joli garçon que lui, je serais encore plus riche que lui, répondit le jeune élégant d'un ton léger mais fin qui exprimait une raillerie attique. - Non, lui dit à l'oreille le gros masque en lui rendant mille railleries pour une par la maniÚre dont il accentua le monosyllabe. Rastignac, qui n'était pas homme à dévorer une insulte, resta comme frappé de la foudre, et se laissa mener dans l'embrasure d'une fenÃÂȘtre par une main de fer, qu'il lui fut impossible de secouer. - Jeune coq sorti du poulailler de maman Vauquer, vous à qui le coeur a failli pour saisir les millions du papa Taillefer quand le plus fort de l'ouvrage était fait, sachez, pour votre sûreté personnelle, que si vous ne vous comportez pas avec Lucien comme avec un frÚre que vous aimeriez, vous ÃÂȘtes dans nos mains sans que nous soyons dans les vÎtres. Silence et dévouement, ou j'entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Lucien de Rubempré est protégé par le plus grand pouvoir d'aujourd'hui, l'Eglise. Choisissez entre la vie ou la mort. Votre réponse? Rastignac eut le vertige comme un homme endormi dans une forÃÂȘt, et qui se réveille à cÎté d'une lionne affamée. Il eut peur, mais sans témoins les hommes les plus courageux s'abandonnent alors à la peur. - Il n'y a que lui pour savoir... et pour oser..., se dit-il à lui-mÃÂȘme. Le masque lui serra la main pour l'empÃÂȘcher de finir sa phrase "Agissez comme si c'était lui", dit-il. Autres masques Rastignac se conduisit alors comme un millionnaire sur la grande route, en se voyant mis en joue par un brigand il capitula. - Mon cher comte, dit-il à Chùtelet vers lequel il revint, si vous tenez à votre position, traitez Lucien de Rubempré comme un homme que vous trouverez un jour placé beaucoup plus haut que vous ne l'ÃÂȘtes. Le masque laissa échapper un imperceptible geste de satisfaction, et se remit sur la trace de Lucien. - Mon cher, vous avez bien rapidement changé d'opinion sur son compte, répondit le préfet justement étonné. - Aussi rapidement que ceux qui sont au Centre et qui votent avec la Droite, répondit Rastignac à ce préfet-député dont la voix manquait depuis peu de jours au MinistÚre. - Est-ce qu'il y a des opinions, aujourd'hui, il n'y a plus que des intérÃÂȘts, répliqua des Lupeaulx qui les écoutait. De quoi s'agit-il? - Du sieur de Rubempré, que Rastignac veut me donner pour un personnage, dit le député au Secrétaire-Général. - Mon cher comte, lui répondit des Lupeaulx d'un air grave, monsieur de Rubempré est un jeune homme du plus grand mérite, et si bien appuyé que je me croirais trÚs heureux de pouvoir renouer connaissance avec lui. - Le voilà qui va tomber dans le guÃÂȘpier des roués de l'époque, dit Rastignac. Les trois interlocuteurs se tournÚrent vers un coin oÃÂč se tenaient quelques beaux esprits, des hommes plus ou moins célÚbres, et plusieurs élégants. Ces messieurs mettaient en commun leurs observations, leurs bons mots et leurs médisances, en essayant de s'amuser ou en attendant quelque amusement. Dans cette troupe si bizarrement composée se trouvaient des gens avec qui Lucien avait eu des relations mÃÂȘlées de procédés ostensiblement bons et de mauvais services cachés. - Eh! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. D'oÃÂč venons-nous? Nous avons donc remonté sur notre bÃÂȘte à l'aide des cadeaux expédiés du boudoir de Florine. Bravo, mon gars! lui dit Blondet en quittant le bras de Finot pour prendre familiÚrement Lucien par la taille et le serrer contre son coeur. Andoche Finot était le propriétaire d'une Revue oÃÂč Lucien avait travaillé presque gratis, et que Blondet enrichissait par sa collaboration, par la sagesse de ses conseils et la profondeur de ses vues. Finot et Blondet personnifiaient Bertrand et Raton, à cette différence prÚs que le chat de La Fontaine finit par s'apercevoir de sa duperie, et que, tout en se sachant dupé, Blondet servait toujours Finot. Ce brillant condottiÚre de plume devait, en effet, ÃÂȘtre pendant longtemps esclave. Finot cachait une volonté brutale sous des dehors lourds, sous les pavots d'une bÃÂȘtise impertinente, frottée d'esprit comme le pain d'un manoeuvre est frotté d'ail. Il savait engranger ce qu'il glanait, les idées et les écus, à travers les champs de la vie dissipée que mÚnent les gens de lettres et les gens d'affaires politiques. Blondet, pour son malheur, avait mis sa force à la solde de ses vices et de sa paresse. Toujours surpris par le besoin, il appartenait au pauvre clan des gens éminents qui peuvent tout pour la fortune d'autrui sans rien pouvoir pour la leur, des Aladins qui se laissent emprunter leur lampe. Ces admirables conseillers ont l'esprit perspicace et juste quand il n'est pas tiraillé par l'intérÃÂȘt personnel. Chez eux, c'est la tÃÂȘte et non le bras qui agit. De là le décousu de leurs moeurs, et de là le blùme dont les accablent les esprits inférieurs. Blondet partageait sa bourse avec le camarade qu'il avait blessé la veille; il dÃnait, trinquait, couchait avec celui qu'il égorgerait le lendemain. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. En acceptant le monde entier comme une plaisanterie, il ne voulait pas ÃÂȘtre pris au sérieux. Jeune, aimé, presque célÚbre, heureux, il ne s'occupait pas, comme Finot, d'acquérir la fortune nécessaire à l'homme ùgé. Le courage le plus difficile est peut-ÃÂȘtre celui dont avait besoin Lucien en ce moment pour couper Blondet comme il venait de couper madame d'Espard et Chùtelet. Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanité gÃÂȘnaient l'exercice de l'orgueil, qui certes est le principe de beaucoup de grandes choses. Sa vanité avait triomphé dans sa précédente rencontre il s'était montré riche, heureux et dédaigneux avec deux personnes qui jadis l'avaient dédaigné pauvre et misérable; mais un poÚte pouvait-il, comme un diplomate vieilli, rompre en visiÚre à deux soi-disant amis qui l'avaient accueilli dans sa misÚre, chez lesquels il avait couché durant les jours de détresse? Finot, Blondet et lui s'étaient avilis de compagnie, ils avaient roulé dans des orgies qui ne dévoraient pas que l'argent de leurs créanciers. Comme ces soldats qui ne savent pas placer leur courage, Lucien fit alors ce que font bien des gens de Paris, il compromit de nouveau son caractÚre en acceptant une poignée de main de Finot, en ne se refusant pas à la caresse de Blondet. Quiconque a trempé dans le journalisme, ou y trempe encore, est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu'il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s'habitue à voir faire le mal, à le laisser passer; on commence par l'approuver, on finit par le commettre. A la longue, l'ùme, sans cesse maculée par de honteuses et continuelles transactions, s'amoindrit, le ressort des pensées nobles se rouille, les gonds de la banalité s'usent et tournent d'eux-mÃÂȘmes. Les Alcestes deviennent des Philintes, les caractÚres se détrempent, les talents s'abùtardissent, la foi dans les belles oeuvres s'envole. Tel qui voulait s'enorgueillir de ses pages se dépense en de tristes articles que sa conscience lui signale tÎt ou tard comme autant de mauvaises actions. On était venu, comme Lousteau, comme Vernou, pour ÃÂȘtre un grand écrivain, on se trouve un impuissant folliculaire. Aussi ne saurait-on trop honorer les gens chez qui le caractÚre est à la hauteur du talent, les d'Arthez qui savent marcher d'un pied sûr à travers les écueils de la vie littéraire. Lucien ne sut rien répondre au patelinage de Blondet, dont l'esprit exerçait d'ailleurs sur lui d'irrésistibles séductions, qui conservait l'ascendant du corrupteur sur l'élÚve, et qui d'ailleurs était bien posé dans le monde par sa liaison avec la comtesse de Montcornet. - Avez-vous hérité d'un oncle? lui dit Finot d'un air railleur. - J'ai mis, comme vous, les sots en coupes réglées, lui répondit Lucien sur le mÃÂȘme ton. - Monsieur aurait une Revue, un journal quelconque? reprit Andoche Finot avec la suffisance impertinente que déploie l'exploitant envers son exploité. - J'ai mieux, répliqua Lucien dont la vanité blessée par la supériorité qu'affectait le rédacteur en chef lui rendit l'esprit de sa nouvelle position. - Et, qu'avez-vous, mon cher?... - J'ai un Parti. - Il y a le parti Lucien? dit en souriant Vernou. - Finot, te voilà distancé par ce garçon-là , je te l'ai prédit. Lucien a du talent, tu ne l'as pas ménagé, tu l'as roué. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet. Fin comme le musc, Blondet vit plus d'un secret dans l'accent, dans le geste, dans l'air de Lucien; tout en l'adoucissant, il sut donc resserrer par ces paroles la gourmette de la bride. Il voulait connaÃtre les raisons du retour de Lucien à Paris, ses projets, ses moyens d'existence. - A genoux devant une supériorité que tu n'auras jamais, quoique tu sois Finot! reprit-il. Admets monsieur, et sur-le-champ, au nombre des hommes forts à qui l'avenir appartient, il est des nÎtres! Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis? Le voilà dans sa bonne armure de Milan, avec sa puissante dague à moitié tirée, et son pennon arboré! Tudieu! Lucien, oÃÂč donc as-tu volé ce joli gilet? Il n'y a que l'amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. Avons-nous un domicile? Dans ce moment j'ai besoin de savoir les adresses de mes amis, je ne sais oÃÂč coucher. Finot m'a mis à la porte pour ce soir, sous le vulgaire prétexte d'une bonne fortune. - Mon cher, répondit Lucien, j'ai mis en pratique un axiome avec lequel on est sûr de vivre tranquille Fuge, late, tace. Je vous laisse. - Mais je ne te laisse pas que tu ne t'acquittes envers moi d'une dette sacrée, ce petit souper, hein? dit Blondet qui donnait un peu trop dans la bonne chÚre et qui se faisait traiter quand il se trouvait sans argent. - Quel souper? reprit Lucien en laissant échapper un geste d'impatience. - Tu ne t'en souviens pas? Voilà oÃÂč je reconnais la prospérité d'un ami il n'a plus de mémoire. - Il sait ce qu'il nous doit, je suis garant de son coeur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet. - Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune élégant par le bras au moment oÃÂč il arrivait en haut du foyer, et auprÚs de la colonne oÃÂč se tenaient les soi-disant amis, il s'agit d'un souper vous serez des nÎtres... A moins que monsieur, reprit-il sérieusement en montrant Lucien, ne persiste à nier une dette d'honneur; il le peut. - Monsieur de Rubempré, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait à tout autre chose qu'à une mystification. - Voilà Bixiou, s'écria Biondet, il en sera rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m'empùte la langue, et je trouve tout fade, mÃÂȘme le piment des épigrammes. - Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous ÃÂȘtes réunis autour de la merveille du jour. Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d'Ovide. De mÃÂȘme que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire des femmes, il a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi? Charles X! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mérite un joli charivari. A leur place, dit l'impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t'entamerais dans leur petit journal; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots. - Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacré vingt-quatre heures auparavant et douze heures aprÚs la fÃÂȘte notre illustre ami nous donne à souper. - Comment! comment! reprit Bixiou; mais quoi de plus nécessaire que de sauver un grand nom de l'oubli, que de doter l'indigente aristocratie d'un homme de talent? Lucien, tu as l'estime de la Presse, de laquelle tu étais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris! Blondet, une tartine insidieuse à la quatriÚme page de ton journal! Annonçons l'apparition du plus beau livre de l'époque, l'Archer de Charles IX! Supplions Dauriat de nous donner bientÎt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français! Portons notre ami sur le pavois de papier timbré qui fait et défait les réputations! - Si tu veux à souper, dit Lucien à Blondet pour se défaire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n'avais pas besoin d'employer l'hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c'était un niais. A demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s'élança. - Oh! oh! oh! dit Bixiou sur trois tons et d'un air railleur en paraissant reconnaÃtre le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mérite confirmation. La Torpille Et il suivit le joli couple, le devança, l'examina d'un oeil perspicace, et revint à la grande satisfaction de tous ces envieux intéressés à savoir d'oÃÂč provenait le changement de fortune de Lucien. - Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de Rubempré, leur dit Bixiou, c'est l'ancien rat de des Lupeaulx. L'une des perversités maintenant oubliées, mais en usage au commencement de ce siÚcle, était le luxe des rats. Un rat, mot déjà vieilli, s'appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théùtre, surtout à l'Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l'infamie. Un rat était une espÚce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre; il fallait s'en défier comme d'un animal dangereux, il introduisait dans la vie un élément de gaieté, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l'ancienne comédie. Un rat était trop cher il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir; la mode des rats passa si bien, qu'aujourd'hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu'au moment oÃÂč quelques écrivains se sont emparés du rat comme d'un sujet neuf. - Comment, Lucien, aprÚs avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille? dit Blondet. En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac. - Ce n'est pas possible! répondit Finot, la Torpille n'a pas un liard à donner, elle a emprunté, m'a dit Nathan, mille francs à Florine. - Oh! messieurs, messieurs!... dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations. - Eh! bien, s'écria Vernou, l'ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule?... - Oh! ces mille francs-là , dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille. - Quelle perte irréparable fait l'élite de la littérature, de la science, de l'art et de la politique! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s'est rencontrée l'étoffe d'une belle courtisane; l'instruction ne l'avait pas gùtée, elle ne sait ni lire ni écrire elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d'une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n'y a pas de grand siÚcle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitiÚme siÚcle, Ninon de Lenclos au dix-septiÚme, Marion de Lorme au seiziÚme, Impéria au quinziÚme, Flora à la république romaine, qu'elle fit son héritiÚre, et qui put payer la dette publique avec cette succession! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd'hui sa gloire? - Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l'Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l'oreille de son voisin. - Et sans toutes ces reines, que serait l'empire des Césars? disait toujours Blondet. Laïs, Rhodope sont la GrÚce et l'Egypte. Toutes sont d'ailleurs la poésie des siÚcles oÃÂč elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n'a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien! Maintenant, en France oÃÂč c'est à qui trÎnera, certes, il y a un trÎne vacant! A nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j'aurais donné une tante à la Torpille, car sa mÚre est trop authentiquement morte au champ du déshonneur; du Tillet lui aurait payé un hÎtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant, Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots! L'aristocratie serait venue s'amuser chez notre Ninon, oÃÂč nous aurions appelé les artistes sous peine d'articles mortifÚres. Ninon IIe aurait été magnifique d'impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle quelque chef-d'oeuvre dramatique défendu qu'on aurait au besoin fait faire exprÚs. Elle n'aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah! quelle perte! elle devait embrasser tout son siÚcle, elle aime avec un petit jeune homme! Lucien en fera quelque chien de chasse! - Aucune des puissances femelles que tu nommes n'a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange. - Comme la graine d'un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s'y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout? - Il a raison, dit Lousteau qui jusqu'alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. A dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misÚre, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaÃne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du coeur en s'occupant de politique ou de science, de littérature ou d'art. Il n'y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l'Animal "Sors!..." Et l'Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excÚs; elle vous met à table jusqu'au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la matiÚre, l'anime et l'élÚve jusqu'aux merveilleuses régions de l'Art sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires; elle donne à toute chose l'esprit de la circonstance; son jargon pétille de traits piquants; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes; elle... - Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu'elle a été sa maÃtresse; elle peut toujours vous avoir, vous ne l'aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander... - Oh! elle est plus généreuse qu'un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collÚge, dit Blondet on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c'est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé. - Elle est comme sa mÚre, beaucoup trop chÚre, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l'archevÃÂȘque de TolÚde, elle a mangé deux notaires... - Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. - La Torpille est trop chÚre, comme RaphaÃl, comme CarÃÂȘme, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers..., dit Blondet. - Jamais Esther n'a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérisy. - Il n'y a pas de doute, reprit du Chùtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s'explique. - Ah! l'Eglise sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d'ambassade il fera! dit des Lupeaulx. - D'autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d'une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau. - Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d'autant plus qu'il a ce que nous nommons de l'indépendance dans les idées... - C'est toi qui l'as formé, dit Vernou - Eh! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j'en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maÃtre des requÃÂȘtes; ce masque est la Torpille, je gage un souper... - Je tiens le pari, dit Chùtelet intéressé à savoir la vérité. - Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaÃtre les oreilles de votre ancien rat. - Il n'y a pas besoin de commettre un crime de lÚse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu'à nous en remontant le foyer, je m'engage alors à vous prouver que c'est elle. - Il est donc revenu sur l'eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l'Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais? - Il a fait ce que tu ne feras pas de sitÎt, répondit Rastignac, il a tout payé. Le gros masque hocha la tÃÂȘte en signe d'assentiment. - En se rangeant à son ùge, un homme se dérange bien, il n'a plus d'audace, il devient rentier, reprit Nathan. - Oh! celui-là sera toujours grand seigneur, et il aura toujours en lui une hauteur d'idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac. En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d'un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait ÃÂȘtre déchiffrée que par eux. Eux et quelques habitués du bal de l'Opéra savaient seuls reconnaÃtre, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tÃÂȘte, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaÃtre le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l'oeil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérisy, le dernier ou le premier échelon de l'échelle sociale, cette créature était une admirable création, l'éclair des rÃÂȘves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvÚrent une sensation si vive qu'ils enviÚrent à Lucien le privilÚge sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s'il eût été seul avec Lucien, il n'y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphÚre lourde et pleine de poussiÚre; non; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de RaphaÃl sont sous leur ovale filet d'or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement mÃÂȘme de son ami. D'oÃÂč vient cette flamme qui rayonne autour d'une femme amoureuse et qui la signale entre toutes? d'oÃÂč vient cette légÚreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur? Est-ce l'ùme qui s'échappe? Le bonheur a-t-il des vertus physiques? L'ingénuité d'une vierge, les grùces de l'enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux ÃÂȘtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires; mais c'était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d'oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mÚre; Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l'Art comme la cause est au-dessus de l'effet. Quand cette femme, qui oubliait tout, fut à un pas du groupe, Bixiou cria "Esther?" L'infortunée tourna vivement la tÃÂȘte comme une personne qui s'entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tÃÂȘte comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d'un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s'en alla pas plus loin qu'il ne le devait pour ne pas avoir l'air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées d'abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l'oreille de Lucien au moment oÃÂč ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abÃmé dans ses réflexions. - D'oÃÂč lui vient ce nom de Torpille? lui dit une voix sombre qui l'atteignit aux entrailles, car elle n'était plus déguisée. - C'est bien lui qui s'est encore échappé..., dit Rastignac à part. - Tais-toi ou je t'égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d'un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe; et avant de te taire, réponds à ma demande. - Eh! bien, cette fille est si attrayante qu'elle aurait engourdi l'empereur Napoléon, et qu'elle engourdirait quelqu'un de plus difficile à séduire toi! répondit Rastignac en s'éloignant. - Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m'avoir jamais vu nulle part. L'homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment ne trouvant rien du hideux personnage qu'il avait jadis connu dans la Maison Vauquer. - Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu'on ne saurait oublier, lui dit-il. La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. A trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvÚrent l'élégant Rastignac à la mÃÂȘme place, appuyé sur la colonne oÃÂč l'avait laissé le terrible masque. Rastignac s'était confessé à lui-mÃÂȘme il avait été le prÃÂȘtre et le pénitent, le juge et l'accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. Un paysage parisien La rue de Langlade, de mÃÂȘme que les rues adjacentes, sépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d'un des plus brillants quartiers de Paris conservera longtemps la souillure qu'y ont laissée les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, oÃÂč s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, oÃÂč se presse une foule incessante, oÃÂč reluisent les chefs-d'oeuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succÚde à des torrents de gaz. De loin en loin, un pùle réverbÚre jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n'éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractÚre c'est un cabaret malpropre et sans lumiÚre, une boutique de lingÚre qui vend de l'eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n'a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la prostitution a depuis longtemps établi là son quartier général. Peut-ÃÂȘtre est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent à la nuit; elles sont sillonnées par des ÃÂȘtres bizarres qui ne sont d'aucun monde; des formes à demi nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebùillées se mettent à rire aux éclats. Il tombe dans l'oreille de ces paroles que Rabelais prétend s'ÃÂȘtre gelées et qui fondent. Des ritournelles sortent d'entre les pavés. Le bruit n'est pas vague, il signifie quelque chose quand il est rauque, c'est une voix; mais s'il ressemble à un chant, il n'a plus rien d'humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphériques y sont changées on y a chaud en hiver et froid en été. Mais, quelque temps qu'il fasse, cette nature étrange offre toujours le mÃÂȘme spectacle le monde fantastique d'Hoffmann le Berlinois est là . Le caissier le plus mathématique n'y trouve rien de réel aprÚs avoir repassé les détroits qui mÚnent aux rues honnÃÂȘtes oÃÂč il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dédaigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passé, qui n'ont pas craint de s'occuper des courtisanes, l'administration ou la politique moderne n'ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et à leur liberté sont délicates; mais peut-ÃÂȘtre devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matérielles, comme l'air, la lumiÚre, les locaux. Le moraliste, l'artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal oÃÂč se parquaient ces brebis qui viendront toujours oÃÂč vont les promeneurs; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent oÃÂč elles sont? Qu'est-il arrivé? Aujourd'hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantée, sont interdites le soir à la famille. La Police n'a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique. La fille brisée par un mot au bal de l'Opéra demeurait, depuis un mois ou deux, rue de Langlade, dans une maison d'ignoble apparence. Accolée au mur d'une immense maison, cette construction, mal plùtrée, sans profondeur et d'une hauteur prodigieuse, tire son jour de la rue et ressemble assez à un bùton de perroquet. Un appartement de deux piÚces s'y trouve à chaque étage. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaqué contre la muraille et singuliÚrement éclairé par des chùssis qui dessinent extérieurement la rampe, et oÃÂč chaque palier est indiqué par un plomb, l'une des plus horribles particularités de Paris. La boutique et l'entresol appartenaient alors à un ferblantier, le propriétaire demeure au premier, les quatre autres étages étaient occupés par des grisettes trÚs décentes qui obtenaient du propriétaire et de la portiÚre une considération et des complaisances nécessitées par la difficulté de louer une maison si singuliÚrement bùtie et située. La destination de ce quartier s'explique par l'existence d'une assez grande quantité de maisons semblables à celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent ÃÂȘtre exploitées que par des industries désavouées, précaires ou sans dignité. Intérieur aussi connu des uns qu'inconnu des autres A trois heures aprÚs-midi, la portiÚre, qui avait vu mademoiselle Esther ramenée mourante par un jeune homme à deux heures du matin, venait de tenir conseil avec la grisette logée à l'étage supérieur, laquelle, avant de monter en voiture pour se rendre à quelque partie de plaisir, lui avait témoigné son inquiétude sur Esther elle ne l'avait pas entendue remuer. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. Seule dans sa loge, la portiÚre regrettait de ne pouvoir aller s'enquérir de ce qui se passait au quatriÚme étage, oÃÂč se trouvait le logement de mademoiselle Esther. Au moment oÃÂč elle se décidait à confier au fils du ferblantier la garde de sa loge, espÚce de niche pratiquée dans un enfoncement de mur, à l'entresol, un fiacre s'arrÃÂȘta. Un homme enveloppé dans un manteau de la tÃÂȘte aux pieds, avec une évidente intention de cacher son costume ou sa qualité, en sortit et demanda mademoiselle Esther. La portiÚre fut alors entiÚrement rassurée, le silence et la tranquillité de la recluse lui semblÚrent parfaitement expliqués. Lorsque le visiteur monta les degrés au-dessus de la loge, la portiÚre remarqua les boucles d'argent qui décoraient ses souliers, elle crut avoir aperçu la frange noire d'une ceinture de soutane; elle descendit et questionna le cocher, qui répondit sans parler, et la portiÚre comprit encore. Le prÃÂȘtre frappa, ne reçut aucune réponse, entendit de légers soupirs, et força la porte d'un coup d'épaule, avec une vigueur que lui donnait sans doute la charité, mais qui chez tout autre aurait paru ÃÂȘtre de l'habitude. Il se précipita dans la seconde piÚce, et vit, devant une sainte Vierge en plùtre colorié, la pauvre Esther agenouillée, ou mieux, tombée sur elle-mÃÂȘme, les mains jointes. La grisette expirait. Un réchaud de charbon consumé disait l'histoire de cette terrible matinée. Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. Le lit n'était pas défait. La pauvre créature, atteinte au coeur d'une blessure mortelle, avait tout disposé sans doute à son retour de l'Opéra. Une mÚche de chandelle, figée dans la mare que contenait la bobÚche du chandelier, apprenait combien Esther avait été absorbée par ses derniÚres réflexions. Un mouchoir trempé de larmes prouvait la sincérité de ce désespoir de Madeleine, dont la pose classique était celle de la courtisane irréligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prÃÂȘtre. Inhabile à mourir, Esther avait laissé sa porte ouverte sans calculer que l'air des deux piÚces voulait une plus grande quantité de charbon pour devenir irrespirable; la vapeur l'avait seulement étourdie; l'air frais venu de l'escalier la rendit par degrés au sentiment de ses maux. Le prÃÂȘtre demeura debout, perdu dans une sombre méditation, sans ÃÂȘtre touché de la divine beauté de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c'eût été quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissé à des objets indifférents avec une apparente indifférence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un méchant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d'un vieux modÚle, enveloppée de rideaux en calicot jaune à rosaces rouges; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint, et couvertes du mÃÂȘme calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenÃÂȘtre; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras; une table à ouvrage en acajou; la cheminée encombrée d'ustensiles de cuisine de la plus vile espÚce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient çà et là quelques verroteries mÃÂȘlées à des bijoux, à des ciseaux; une pelote salie, des gants blancs et parfumés, un délicieux chapeau jeté sur le pot à l'eau, un chùle de Ternaux qui bouchait la fenÃÂȘtre, une robe élégante pendue à un clou, un petit canapé, sec, sans coussins; d'ignobles socques cassés et des souliers mignons, des brodequins à faire envie à une reine, des assiettes de porcelaine commune ébréchées oÃÂč se voyaient les restes du dernier repas, et encombrées de couverts en maillechort, l'argenterie du pauvre à Paris; un corbillon plein de pommes de terre et du linge à blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze; une mauvaise armoire à glace ouverte et déserte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-Piété tel était l'ensemble de choses lugubres et joyeuses, misérables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce ménage si bien approprié à la vie bohémienne de cette fille abattue dans ses linges défaits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassé, empÃÂȘtré dans ses guides, ce spectacle étrange faisait-il penser le prÃÂȘtre? Se disait-il qu'au moins cette créature égarée devait ÃÂȘtre désintéressée pour accoupler une telle pauvreté avec l'amour d'un jeune homme riche? Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie? Eprouvait-il de la pitié, de l'effroi? Sa charité s'émouvait-elle? Qui l'eût vu, les bras croisés, le front soucieux, les lÚvres crispées, l'oeil ùpre, l'aurait cru préoccupé de sentiments sombres, haineux, de réflexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il était, certes, insensible aux jolies rondeurs d'un sein presque écrasé sous le poids du buste fléchi et aux formes délicieuses de la Vénus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante était rigoureusement ramassée sous elle-mÃÂȘme; l'abandon de cette tÃÂȘte, qui vue par derriÚre, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles épaules d'une nature hardiment développée, ne l'émouvait point; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations déchirantes par lesquelles se trahissait le retour à la vie il fallut un sanglot terrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu'il daignùt la relever et la porter sur le lit avec une facilité qui révélait une force prodigieuse. - Lucien! dit-elle en murmurant. - L'amour revient, la femme n'est pas loin, dit le prÃÂȘtre avec une sorte d'amertume. La victime des dépravations parisiennes aperçut alors le Costume de son libérateur, et dit, avec le sourire de l'enfant quand il met la main sur une chose enviée "Je ne mourrai donc pas sans m'ÃÂȘtre réconciliée avec le ciel!" - Vous pourrez expier vos fautes, dit le prÃÂȘtre en lui mouillant le front avec de l'eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu'il trouva dans un coin. - Je sens que la vie, au lieu de m'abandonner, afflue en moi, dit-elle aprÚs avoir reçu les soins du prÃÂȘtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel. Cette attrayante pantomime, que les Grùces auraient déployée pour séduire, justifiait parfaitement le surnom de cette étrange fille. - Vous sentez-vous mieux? demanda l'ecclésiastique en lui donnant à boire un verre d'eau sucrée. Cet homme semblait ÃÂȘtre au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. Il était là comme chez lui. Ce privilÚge d'ÃÂȘtre partout chez soi n'appartient qu'aux rois, aux filles et aux voleurs. La confession d'un rat - Quand vous serez tout à fait bien, reprit ce singulier prÃÂȘtre aprÚs une pause, vous me direz les raisons qui vous ont portée à commettre votre dernier crime, ce suicide commencé. - Mon histoire est bien simple, mon pÚre, répondit-elle. Il y a trois mois, je vivais dans le désordre oÃÂč je suis née. J'étais la derniÚre des créatures et la plus infùme, maintenant je suis seulement la plus malheureuse de toutes. Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mÚre, morte assassinée... - Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prÃÂȘtre en interrompant sa pénitente... Je connais votre origine, et sais que si une personne de votre sexe peut jamais ÃÂȘtre excusée de mener une vie honteuse, c'est vous à qui les bons exemples ont manqué. - Hélas! je n'ai pas été baptisée, et n'ai reçu les enseignements d'aucune religion. - Tout est donc encore réparable, reprit le prÃÂȘtre, pourvu que votre foi, votre repentir soient sincÚres et sans arriÚre-pensée. - Lucien et Dieu remplissent mon coeur, dit-elle avec une touchante ingénuité. - Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prÃÂȘtre en souriant. Vous me rappelez l'objet de ma visite. N'omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme. - Vous venez pour lui? demanda-t-elle avec une expression amoureuse qui eût attendri tout autre prÃÂȘtre. Oh! il s'est douté du coup. - Non, répondit-il, ce n'est pas de votre mort, mais de votre vie que l'on s'inquiÚte. Allons, expliquez-moi vos relations. - En un mot, dit-elle. La pauvre fille tremblait au ton brusque de l'ecclésiastique, mais en femme que la brutalité ne surprenait plus depuis longtemps. - Lucien est Lucien, reprit-elle, le plus beau jeune homme, et le meilleur des ÃÂȘtres vivants; mais si vous le connaissez, mon amour doit vous sembler bien naturel. Je l'ai rencontré par hasard, il y a trois mois, à la Porte-Saint-Martin oÃÂč j'étais allée un jour de sortie; car nous avions un jour par semaine dans la maison de madame Meynardie oÃÂč j'étais. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. L'amour était entré dans mon coeur, et m'avait si bien changée qu'en revenant du théùtre, je ne me reconnaissais plus moi-mÃÂȘme je me faisais horreur. Jamais Lucien n'a pu rien savoir. Au lieu de lui dire oÃÂč j'étais, je lui ai donné l'adresse de ce logement oÃÂč demeurait alors une de mes amies qui a eu la complaisance de me le céder. Je vous jure ma parole sacrée... - Il ne faut point jurer. - Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée! Eh! bien, depuis ce jour j'ai travaillé dans cette chambre, comme une perdue, à faire des chemises à vingt-huit sous de façon, afin de vivre d'un travail honnÃÂȘte. Pendant un mois, je n'ai mangé que des pommes de terre, pour rester sage et digne de Lucien, qui m'aime et me respecte comme la plus vertueuse des vertueuses. J'ai fait ma déclaration en forme à la Police, pour reprendre mes droits et je suis soumise à deux ans de surveillance. Eux, qui sont si faciles pour vous inscrire sur les registres d'infamie, deviennent d'une excessive difficulté pour vous en rayer. Tout ce que je demandais au ciel était de protéger ma résolution. J'aurai dix-neuf ans au mois d'avril à cet ùge il y a de la ressource. Il me semble, à moi, que je ne suis née qu'il y a trois mois... Je priais le bon Dieu tous les matins, et lui demandais de permettre que jamais Lucien ne connût ma vie antérieure. J'ai acheté cette Vierge que vous voyez; je la priais à ma maniÚre, vu que je ne sais point de priÚres; je ne sais ni lire, ni écrire, je ne suis jamais entrée dans une église, je n'ai jamais vu le bon Dieu qu'aux processions, par curiosité. - Que dites-vous donc à la Vierge? - Je lui parle comme je parle à Lucien, avec ces élans d'ùme qui le font pleurer. - Ah! il pleure? - De joie, dit-elle vivement. Pauvre chat! nous nous entendons si bien que nous avons une mÃÂȘme ùme! Il est si gentil si caressant, si doux de coeur, d'esprit et de maniÚres...! Il dit qu'il est poÚte, moi je dis qu'il est Dieu... Pardon! mais, vous autres prÃÂȘtres, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour. Il n'y a d'ailleurs que nous qui connaissions assez les hommes pour apprécier un Lucien. Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme sans péché; quand on le rencontre, on ne peut plus aimer que lui voilà . Mais à un pareil ÃÂȘtre, il faut sa pareille. Je voulais donc ÃÂȘtre digne d'ÃÂȘtre aimée par mon Lucien. De là , est venu mon malheur. Hier, à l'Opéra, j'ai été reconnue par des jeunes gens qui n'ont pas plus de coeur qu'il n'y a de pitié chez les tigres; encore m'entendrai-je avec un tigre! Le voile d'innocence que j'avais est tombé; leurs rires m'ont fendu la tÃÂȘte et le coeur. Ne croyez pas m'avoir sauvée, je mourrai de chagrin. - Votre voile d'innocence?... dit le prÃÂȘtre, vous avez donc traité Lucien avec la derniÚre rigueur? - Oh! mon pÚre, comment vous, qui le connaissez, me faites-vous une semblable question! répondit-elle en lui jetant un sourire superbe. On ne résiste pas à un Dieu. - Ne blasphémez pas, dit l'ecclésiastique d'une voix douce. Personne ne peut ressembler à Dieu; l'exagération va mal au véritable amour, vous n'aviez pas pour votre idole un amour pur et vrai. Si vous aviez éprouvé le changement que vous vous vantez d'avoir subi, vous eussiez acquis les vertus qui sont l'apanage de l'adolescence, vous auriez connu les délices de la chasteté, les délicatesses de la pudeur, ces deux gloires de la jeune fille. Vous n'aimez pas. Esther fit un geste d'effroi que vit le prÃÂȘtre, et qui n'ébranla point l'impassibilité de ce confesseur. - Oui, vous l'aimez pour vous et non pour lui, pour les plaisirs temporels qui vous charment, et non pour l'amour en lui-mÃÂȘme; si vous vous en ÃÂȘtes emparée ainsi, vous n'aviez pas ce tremblement sacré qu'inspire un ÃÂȘtre sur qui Dieu a mis le cachet des plus adorables perfections avez-vous songé que vous le dégradiez par votre impureté passée, que vous alliez corrompre un enfant par ces épouvantables délices qui vous ont mérité votre surnom, glorieux d'infamie? Vous avez été inconséquente avec vous-mÃÂȘme et avec votre passion d'un jour... - D'un jour! répéta-t-elle en levant les yeux. - De quel nom appeler un amour qui n'est pas éternel, qui ne nous unit pas, jusque dans l'avenir du chrétien, avec celui que nous aimons? - Ah! je veux ÃÂȘtre catholique, cria-t-elle d'un ton sourd et violent qui lui eût obtenu sa grùce de Notre Sauveur. - Est-ce une fille qui n'a reçu ni le baptÃÂȘme de l'Eglise ni celui de la science, qui ne sait ni lire, ni écrire, ni prier, qui ne peut faire un pas sans que les pavés ne se lÚvent pour l'accuser, remarquable seulement par le fugitif privilÚge d'une beauté que la maladie enlÚvera demain peut-ÃÂȘtre; est-ce cette créature avilie, dégradée, et qui connaissait sa dégradation... ignorante et moins aimante, vous eussiez été plus excusable..., est-ce la proie future du suicide et de l'enfer, qui pouvait ÃÂȘtre la femme de Lucien de Rubempré? Chaque phrase était un coup de poignard qui entrait à fond de coeur. A chaque phrase, les sanglots croissants, les larmes abondantes de la fille au désespoir attestaient la force avec laquelle la lumiÚre entrait à la fois dans son intelligence pure comme celle d'un sauvage, dans son ùme enfin réveillée, dans sa nature sur laquelle la dépravation avait mis une couche de glace boueuse, qui fondait alors au soleil de la foi. - Pourquoi ne suis-je pas morte! était la seule idée qu'elle exprimait au milieu des torrents d'idées qui ruisselaient dans sa cervelle en la ravageant. - Ma fille, dit le terrible juge, il est un amour qui ne s'avoue point devant les hommes, et dont les confidences sont reçues avec des sourires de bonheur par les anges. - Lequel? - L'amour sans espoir quand il inspire la vie, quand il y met le principe des dévouements, quand il ennoblit tous les actes par la pensée d'arriver à une perfection idéale. Oui, les anges approuvent cet amour, il mÚne à la connaissance de Dieu. Se perfectionner sans cesse pour se rendre digne de celui qu'on aime, lui faire mille sacrifices secrets, l'adorer de loin, donner son sang goutte à goutte, lui immoler son amour-propre, ne plus avoir ni orgueil ni colÚre avec lui, lui dérober jusqu'à la connaissance des jalousies atroces qu'il échauffe au coeur, lui donner tout ce qu'il souhaite, fût-ce à notre détriment, aimer ce qu'il aime, avoir toujours le visage tourné vers lui pour le suivre sans qu'il le sache; cet amour, la religion vous l'eût pardonné, il n'offensait ni les lois humaines ni les lois divines, et conduisait dans une autre voie que celle de vos sales voluptés. En entendant cet horrible arrÃÂȘt exprimé par un mot et quel mot? et de quel accent fut-il accompagné? Esther fut en proie à une défiance assez légitime. Ce mot fut comme un coup de tonnerre qui trahit un orage prÚs de fondre. Elle regarda ce prÃÂȘtre, et il lui prit le saisissement d'entrailles qui tord le plus courageux en face d'un danger imminent et soudain. Aucun regard n'aurait pu lire ce qui se passait alors en cet homme; mais pour les plus hardis il y aurait eu plus à frémir qu'à espérer à l'aspect de ses yeux, jadis clairs et jaunes comme ceux des tigres, et sur lesquels les austérités et les privations avaient mis un voile semblable à celui qui se trouve sur les horizons au milieu de la canicule la terre est chaude et lumineuse, mais le brouillard la rend indistincte, vaporeuse, elle est presque invisible. Une gravité toute espagnole, des plis profonds que les mille cicatrices d'une horrible petite vérole rendaient hideux et semblables à des orniÚres déchirées, sillonnaient sa figure olivùtre et cuite par le soleil. La dureté de cette physionomie ressortait d'autant mieux qu'elle était encadrée par la sÚche perruque du prÃÂȘtre qui ne se soucie plus de sa personne, une perruque pelée et d'un noir rouge à la lumiÚre. Son buste d'athlÚte, ses mains de vieux soldat, sa carrure, ses fortes épaules appartenaient à ces caryatides que les architectes du Moyen Age ont employées dans quelques palais italiens, et que rappellent imparfaitement celles de la façade du théùtre de la Porte Saint-Martin. Les personnes les moins clairvoyantes eussent pensé que les passions les plus chaudes ou des accidents peu communs avaient jeté cet homme dans le sein de l'Eglise; certes, les plus étonnants coups de foudre avaient pu seuls le changer, si toutefois une pareille nature était susceptible de changement. Ce que c'est que les filles Les femmes qui ont mené la vie alors si violemment répudiée par Esther arrivent à une indifférence absolue sur les formes extérieures de l'homme. Elles ressemblent au critique littéraire d'aujourd'hui, qui, sous quelques rapports, peut leur ÃÂȘtre comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d'art il a tant lu d'ouvrages, il en voit tant passer, il s'est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d'articles sans dire ce qu'il pensait, en trahissant si souvent la cause de l'art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu'il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger. Il faut un miracle pour que cet écrivain produise une oeuvre, de mÃÂȘme que l'amour pur et noble exige un autre miracle pour éclore dans le coeur d'une courtisane. Le ton et les maniÚres de ce prÃÂȘtre, qui semblait échappé d'une toile de Zurbaran, parurent si hostiles à cette pauvre fille, à qui la forme importait peu, qu'elle se crut moins l'objet d'une sollicitude que le sujet nécessaire d'un plan. Sans pouvoir distinguer entre le patelinage de l'intérÃÂȘt personnel et l'onction de la charité, car il faut bien ÃÂȘtre sur ses gardes pour reconnaÃtre la fausse monnaie que donne un ami, elle se sentit comme entre les griffes d'un oiseau monstrueux et féroce qui tombait sur elle aprÚs avoir plané longtemps et, dans son effroi, elle dit ces paroles d'une voix alarmée "je croyais les prÃÂȘtres chargés de nous consoler, et vous m'assassinez!" A ce cri de l'innocence, l'ecclésiastique laissa échapper un geste, et fit une pause; il se recueillit avant de répondre. Pendant cet instant, ces deux personnages si singuliÚrement réunis s'examinÚrent à la dérobée. Le prÃÂȘtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prÃÂȘtre. Il renonça sans doute à quelque dessein qui menaçait la pauvre Esther, et revint à ses idées premiÚres. - Nous sommes les médecins des ùmes, dit-il d'une voix douce, et nous savons quels remÚdes conviennent à leurs maladies. - Il faut pardonner beaucoup à la misÚre, dit Esther. Elle crut s'ÃÂȘtre trompée, se coula à bas de son lit, se prosterna aux pieds de cet homme, baisa sa soutane avec une profonde humilité, et releva vers lui des yeux baignés de larmes. - Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. - Ecoutez, mon enfant? votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l'entraÃniez dans la dissipation, dans un monde de folies... - C'est vrai, c'est moi qui l'avais amené au bal pour l'intriguer. - Vous ÃÂȘtes assez belle pour qu'il veuille triompher en vous aux yeux du monde, vous montrer avec orgueil et faire de vous comme un cheval de parade. S'il ne dépensait que son argent!... mais il dépensera son temps, sa force; il perdra le goût des belles destinées qu'on veut lui faire. Au lieu d'ÃÂȘtre un jour ambassadeur, riche, admiré, glorieux, il aura été, comme tant de ces gens débauchés qui ont noyé leurs talents dans la boue de Paris, l'amant d'une femme impure. Quant à vous, vous auriez repris plus tard votre premiÚre vie, aprÚs ÃÂȘtre un moment montée dans une sphÚre élégante, car vous n'avez point en vous cette force que donne une bonne éducation pour résister au vice et penser à l'avenir. Vous n'auriez pas mieux rompu avec vos compagnes que vous n'avez rompu avec les gens qui vous ont fait honte à l'Opéra, ce matin. Les vrais amis de Lucien, alarmés de l'amour que vous lui inspirez, ont suivi ses pas, ont tout appris. Pleins d'épouvante, ils m'ont envoyé vers vous pour sonder vos dispositions et décider de votre sort; mais s'ils sont assez puissants pour débarrasser la voie de ce jeune homme d'une pierre d'achoppement, ils sont miséricordieux. Sachez-le, ma fille une personne aimée de Lucien a des droits à leur respect, comme un vrai chrétien adore la fange oÃÂč, par hasard, rayonne la lumiÚre divine. Je suis venu pour ÃÂȘtre l'organe de la pensée bienfaisante; mais si je vous eusse trouvée entiÚrement perverse, et armée d'effronterie, d'astuce, corrompue jusqu'à la moelle, sourde à la voix du repentir, je vous eusse abandonnée à leur colÚre. Cette libération civile et politique, si difficile à obtenir, que la Police a raison de tant retarder dans l'intérÃÂȘt de la Société mÃÂȘme, et que je vous ai entendu souhaiter avec l'ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prÃÂȘtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative. On vous a vue hier, cette lettre d'avis est datée d'aujourd'hui vous voyez combien sont puissants les gens que Lucien intéresse. A la vue de ce papier, les tremblements convulsifs que cause un bonheur inespéré agitÚrent si ingénument Esther, qu'elle eut sur les lÚvres un sourire fixe qui ressemblait à celui des insensés. Le prÃÂȘtre s'arrÃÂȘta, regarda cette enfant pour voir si, privée de l'horrible force que les gens corrompus tirent de leur corruption mÃÂȘme, et revenue à sa frÃÂȘle et délicate nature primitive, elle résisterait à tant d'impressions. Courtisane trompeuse, Esther eût joué la comédie; mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir, comme un aveugle opéré peut reperdre la vue en se trouvant frappé par un jour trop vif. Cet homme vit donc en ce moment la nature humaine à fond, mais il resta dans un calme terrible par sa fixité c'était une Alpe froide, blanche et voisine du ciel, inaltérable et sourcilleuse, aux flancs de granit, et cependant bienfaisante. Les filles sont des ÃÂȘtres essentiellement mobiles, qui passent sans raison de la défiance la plus hébétée à une confiance absolue. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l'animal. ExtrÃÂȘmes en tout, dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur religion, dans leur irréligion; presque toutes deviendraient folles si la mortalité qui leur est particuliÚre ne les décimait, et si d'heureux hasards n'élevaient quelques-unes d'entre elles au-dessus de la fange oÃÂč elles vivent. Pour pénétrer jusqu'au fond des misÚres de cette horrible vie, il faudrait avoir vu jusqu'oÃÂč la créature peut aller dans la folie sans y rester, en admirant la violente extase de la Torpille aux genoux de ce prÃÂȘtre. La pauvre fille regardait le papier libérateur avec une expression que Dante a oubliée, et qui surpassait les inventions de son Enfer. Mais la réaction vint avec les larmes. Esther se releva, jeta ses bras autour du cou de cet homme, pencha la tÃÂȘte sur son sein, y versa des pleurs, baisa la rude étoffe qui couvrait ce coeur d'acier, et sembla vouloir y pénétrer. Elle saisit cet homme, lui couvrit les mains de baisers; elle employa, mais dans une sainte effusion de reconnaissance, les chatteries de ses caresses, lui prodigua les noms les plus doux, lui dit, au travers de ses phrases sucrées, mille et mille fois "Donnez-le-moi!" avec autant d'intonations différentes; elle l'enveloppa de ses tendresses, le couvrit de ses regards avec une rapidité qui le saisit sans défense; enfin, elle finit par engourdir sa colÚre. Le prÃÂȘtre connut comment cette fille avait mérité son surnom; il comprit combien il était difficile de résister à cette charmante créature, il devina tout à coup l'amour de Lucien et ce qui devait avoir séduit le poÚte. Une passion semblable cache, entre mille attraits, un hameçon lancéolé qui pique surtout l'ùme élevée des artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont parfaitement expliquées par cette soif du beau idéal qui distingue les ÃÂȘtres créateurs. N'est-ce pas ressembler un peu aux anges chargés de ramener les coupables à des sentiments meilleurs, n'est-ce pas créer que de purifier un pareil ÃÂȘtre? Quel allÚchement que de mettre d'accord la beauté morale et la beauté physique! Quelle jouissance d'orgueil, si l'on réussit Quelle belle tùche que celle qui n'a d'autre instrument que l'amour! Ces alliances, illustrées d'ailleurs par l'exemple d'Aristote, de Socrate, de Platon, d'Alcibiade, de Céthégus, de Pornpée et si monstrueuses aux yeux du vulgaire, sont fondées sur le sentiment qui a porté Louis XIV à bùtir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les entreprises ruineuses convertir les miasmes d'un marais en un monceau de parfums entouré d'eaux vives; mettre un lac sur une colline, comme fit le prince de Conti à Nointel, ou les vues de la Suisse à Cassan, comme le fermier-général Bergeret Enfin c'est l'Art qui fait irruption dans la Morale. Le prÃÂȘtre, honteux d'avoir cédé à cette tendresse, repoussa vivement Esther, qui s'assit honteuse aussi, car il lui dit "Vous ÃÂȘtes toujours courtisane." Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. Comme un enfant qui n'a qu'un désir en tÃÂȘte, Esther ne cessa de regarder l'endroit de la ceinture oÃÂč était le papier. Le rat devient une madeleine - Mon enfant, reprit le prÃÂȘtre aprÚs une pause, votre mÚre était juive, et vous n'avez pas été baptisée, mais vous n'avez pas non plus été menée à la synagogue vous ÃÂȘtes dans les limbes religieuses oÃÂč sont les petits enfants... - Les petits enfants! répéta-t-elle d'une voix attendrie. - ...Comme vous ÃÂȘtes, dans les cartons de la Police, un chiffre en dehors des ÃÂȘtres sociaux, dit en continuant le prÃÂȘtre impassible. Si l'amour, vu par une échappée, vous a fait croire, il y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce jour vous ÃÂȘtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire comme si vous étiez une enfant; vous devez changer entiÚrement, et je me charge de vous rendre méconnaissable. D'abord, vous oublierez Lucien. La pauvre fille eut le coeur brisé par cette parole; elle leva les yeux sur le prÃÂȘtre et fit un signe de négation; elle fut incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le sauveur. - Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Je vous conduirai dans une maison religieuse oÃÂč les jeunes filles des meilleures familles reçoivent leur éducation; vous y deviendrez catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices chrétiens, vous y apprendrez la religion; vous pourrez en sortir une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien élevée, si... Cet homme leva le doigt et fit une pause. - Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. - Ah! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait été comme la note d'une musique au son de laquelle les portes du paradis se fussent lentement ouvertes, ah! s'il était possible de verser ici tout mon sang et d'en prendre un nouveau!... - Ecoutez-moi. Elle se tut. - Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. Songez à l'étendue de vos obligations une parole, un geste qui décÚlerait la Torpille tue la femme de Lucien; un mot dit en rÃÂȘve, une pensée involontaire, un regard immodeste, un mouvement d'impatience, un souvenir de dérÚglement, une omission, un signe de tÃÂȘte qui révélerait ce que vous savez ou qui a été su pour votre malheur... - Allez, allez, mon pÚre, dit la fille avec une exaltation de sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre vÃÂȘtue d'un corset armé de pointes et conserver la grùce d'une danseuse, manger du pain saupoudré de cendre, boire de l'absinthe, tout sera doux, facile! Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prÃÂȘtre, elle y fondit en larmes et les mouilla, elle étreignit les jambes et s'y colla, murmurant des mots insensés au travers des pleurs que lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds ruisselÚrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager céleste, qu'elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle le regarda. - En quoi vous ai-je offensé? dit elle tout effrayée. J'ai entendu parler d'une femme comme moi qui avait lavé de parfums les pieds de Jésus-Christ. Hélas! la vertu m'a faite si pauvre que je n'ai plus que mes larmes à vous offrir. - Ne m'avez-vous pas entendu? répondit-il d'une voix cruelle. Je vous dis qu'il faut pouvoir sortir de la maison oÃÂč je vous conduirai, si bien changée au physique et au moral, que nul de ceux ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier "Esther!" et vous faire retourner la tÃÂȘte. Hier, l'amour ne vous avait pas donné la force de si bien enterrer la fille de joie qu'elle ne reparût jamais, elle reparaÃt encore dans une adoration qui ne va qu'à Dieu. - Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi? Dit-elle. - Si, durant votre éducation, vous étiez aperçue de Lucien, tout serait perdu, reprit-il, songez-y bien. - Qui le consolera? dit-elle. - De quoi le consoliez vous? demanda le prÃÂȘtre d'une voix oÃÂč, pour la premiÚre fois de cette scÚne, il y eut un tremblement nerveux. - Je ne sais pas, il est souvent venu triste. - Triste? reprit le prÃÂȘtre; il vous a dit pourquoi? - Jamais, répondit-elle. - Il était triste d'aimer une fille comme vous, s'écria-t-il. - Hélas! il devait l'ÃÂȘtre, reprit-elle avec une humilité profonde, je suis la créature la plus méprisable de mon sexe, et je ne pouvais trouver grùce à ses yeux que par la force de mon amour. - Cet amour doit vous donner le courage de m'obéir aveuglément. Si je vous conduisais immédiatement dans la maison oÃÂč se fera votre éducation, ici tout le monde dirait à Lucien que vous vous ÃÂȘtes en allée, aujourd'hui dimanche, avec un prÃÂȘtre; il pourrait ÃÂȘtre sur votre voie. Dans huit jours, la portiÚre, ne me voyant pas revenir, m'aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme d'aujourd'hui en huit, à sept heures, vous sortirez furtivement et vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des Frondeurs. Pendant ces huit jours évitez Lucien; trouvez des prétextes, faites-lui défendre la porte, et, quand il viendra, montez chez une amie; je saurai si vous l'avez revu, et, dans ce cas, tout est fini, je ne reviendrai mÃÂȘme pas. Ces huit jours vous sont nécessaires pour vous faire un trousseau décent et pour quitter votre mine de prostituée, dit-il en déposant une bourse sur la cheminée. Il y a dans votre air, dans vos vÃÂȘtements, ce je ne sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous ÃÂȘtes. N'avez-vous jamais rencontré par les rues, sur les boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en compagnie de sa mÚre? - Oh! oui, pour mon malheur. La vue d'une mÚre et de sa fille est un de nos plus grands supplices, elle réveille des remords cachés dans les replis de nos coeurs et qui nous dévorent!... Je ne sais que trop ce qui me manque. - Eh! bien, vous savez comment vous devez ÃÂȘtre dimanche prochain, dit le prÃÂȘtre en se levant. - Oh! dit-elle, apprenez-moi une vraie priÚre avant de partir, afin que je puisse prier Dieu. C'était une chose touchante que de voir ce prÃÂȘtre faisant répéter à cette fille l'Ave Maria et le Pater noster en français. - C'est bien beau! dit Esther quand elle eut une fois répété sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi catholique. - Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle au prÃÂȘtre quand il lui dit adieu. - Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. Ce n'était plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d'une chute. Un portrait que Titien eut voulu peindre Dans une maison célÚbre par l'éducation aristocratique et religieuse qui s'y donne, au commencement du mois de mars de cette année, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie troupe augmentée d'une nouvelle venue dont la beauté triompha sans contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautés particuliÚres qui se trouvaient parfaites chez chacune d'elles. En France, il est extrÃÂȘmement rare pour ne pas dire impossible, de rencontrer les trente fameuses perfections décrites en vers persans sculptés, dit-on, dans le sérail, et qui sont nécessaires à une femme pour ÃÂȘtre entiÚrement belle. En France, s'il y a peu d'ensemble, il y a de ravissants détails. Quant à l'ensemble imposant que la statuaire cherche à rendre, et qu'elle a rendu dans quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est le privilÚge de la GrÚce et de l'Asie-Mineure. Esther venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beauté sa mÚre était juive. Les juifs, quoique si souvent dégradés par leur contact avec les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des filons oÃÂč s'est conservé le type sublime des beautés asiatiques. Quand ils ne sont pas d'une laideur repoussante, ils présentent le magnifique caractÚre des figures arméniennes. Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraÃcheur de l'enveloppe, son étrange vie lui avait communiqué le je ne sais quoi de la femme ce n'est plus le tissu lisse et serré des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturité, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l'embonpoint. Cette richesse de santé, cette perfection de l'animal chez une créature à qui la volupté tenait lieu de la pensée doit ÃÂȘtre un fait éminent aux yeux des physiologistes. Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les trÚs jeunes filles, ses mains, d'une incomparable noblesse, étaient molles, transparentes et blanches comme les mains d'une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célÚbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu'aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu'en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d'une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d'une chaude couleur d'ambre nuancée par des veines rouges, était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur. Nerveuse à l'excÚs, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l'attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de RaphaÃl a le plus artistement coupées, car RaphaÃl est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de l'arcade sous laquelle l'oeil roulait comme dégagé de son cadre, et dont la courbe ressemblait par sa netteté l'arÃÂȘte d'une voûte. Quand la jeunesse revÃÂȘt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues; quand la lumiÚre en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d'un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés désespérer la peinture. C'est le dernier effort de la nature que ces plis lumineux oÃÂč l'ombre prend des teintes dorées, que ce tissu qui a la consistance d'un nerf et la flexibilité de la plus délicate membrane. L'oeil au repos est là -dedans comme un oeuf miraculeux dans un nid de brins de soie. Mais plus tard cette merveille devient d'une horrible mélancolie, quand les passions ont charbonné ces contours si déliés, quand les douleurs ont ridé ce réseau de fibrilles. L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupiÚres turques, et dont la couleur était un gris d'ardoise qui contractait, aux lumiÚres, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l'éclat. Il n'y a que les races venues des déserts qui possÚdent dans l'oeil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu'un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l'infini qu'ils ont contemplé. La nature, dans sa prévoyance, a-t-elle donc armé leurs rétines de quelque tapis réflecteur, pour leur permettre de soutenir le mirage des sables, les torrents du soleil et l'ardent cobalt de l'éther? ou les ÃÂȘtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se développent, et gardent-ils pendant des siÚcles les qualités qu'ils en tirent! Cette grande solution du problÚme des races est peut-ÃÂȘtre dans la question elle-mÃÂȘme a. Les instincts sont des faits vivants dont la cause gÃt dans une nécessité subie. Les variétés animales sont le résultat de l'exercice de ces instincts. Pour se convaincre de cette vérité tant cherchée, il suffit d'étendre aux troupeaux d'hommes l'observation récemment faite sur les troupeaux de moutons espagnols et anglais qui, dans les prairies de plaines oÃÂč l'herbe abonde, paissent serrés les uns contre les autres, et se dispersent sur les montagnes oÃÂč l'herbe est rare. Arrachez à leurs pays ces deux espÚces de moutons, transportez-les en Suisse ou en France le mouton de montagne y paÃtra séparé, quoique dans une prairie basse et touffue; les moutons de plaine y paÃtront l'un contre l'autre, quoique sur une Alpe. Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. A cent ans de distance, l'esprit de la montagne reparaÃt dans un agneau réfractaire, comme, aprÚs dix-huit cents ans de bannissement, l'Orient brillait dans les yeux et dans la figure d'Esther. Ce regard n'exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans étonner, et les plus dures volontés se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait étonné les dépravés de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mérité le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, était en harmonie avec ces caractÚres de la péri des sables ardents. Elle avait le front ferme et d'un dessin fier. Son nez, comme celui des Arabes, était fin, mince, à narines ovales, bien placées, retroussées sur les bords. Sa bouche rouge et fraÃche était une rose qu'aucune flétrissure ne déparait, les orgies n'y avaient point laissé de traces. Le menton, modelé comme si quelque sculpteur amoureux en eût poli le contour, avait la blancheur du lait. Une seule chose à laquelle elle n'avait pu remédier trahissait la courtisane tombée trop bas ses ongles déchirés qui voulaient du temps pour reprendre une forme élégante, tant ils avaient été déformés par les soins les plus vulgaires du ménage. Les jeunes pensionnaires commencÚrent par jalouser ces miracles de beauté, mais elles finirent par les admirer. La premiÚre semaine ne se passa point sans qu'elles se fussent attachées à la naïve Esther, car elles s'intéressÚrent aux secrets malheurs d'une fille de dix-huit ans qui ne savait ni lire ni écrire, à qui toute science, toute instruction était nouvelle, et qui allait procurer à l'archevÃÂȘque la gloire de la conversion d'une Juive au catholicisme, au couvent la fÃÂȘte de son baptÃÂȘme. Elles lui pardonnÚrent sa beauté en se trouvant supérieures à elle par l'éducation. Esther eut bientÎt pris les maniÚres, la douceur de voix, le port et les attitudes de ces filles si distinguées; enfin elle retrouva sa nature premiÚre. Le changement devint si complet que, à sa premiÚre visite, Herrera fut surpris, lui que rien au monde ne paraissait devoir surprendre, et les supérieures le complimentÚrent sur sa pupille. Ces femmes n'avaient jamais, dans leur carriÚre d'enseignement, rencontré naturel plus aimable, douceur plus chrétienne, modestie plus vraie, ni si grand désir d'apprendre. Lorsqu'une fille a souffert les maux qui avaient accablé la pauvre pensionnaire et qu'elle attend une récompense comme celle que l'Espagnol offrait à Esther, il est difficile qu'elle ne réalise pas ces miracles des premiers jours de l'Eglise que les Jésuites renouvelÚrent au Paraguay. - Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au front. Ce mot, essentiellement catholique, dit tout. Une nostalgie Pendant les récréations, Esther questionnait avec mesure ses compagnes sur les choses du monde les plus simples, et qui pour elle étaient comme les premiers étonnements de la vie pour un enfant. Quand elle sut qu'elle serait habillée de blanc le jour de son baptÃÂȘme et de sa premiÚre communion, qu'elle aurait un bandeau de satin blanc, des rubans blancs, des souliers blancs, des gants blancs; qu'elle serait coiffée de noeuds blancs, elle fondit en larmes au milieu de ses compagnes étonnées. C'était le contraire de la scÚne de Jephté sur la montagne. La courtisane eut peur d'ÃÂȘtre comprise, elle rejeta cette horrible mélancolie sur la joie que ce spectacle lui causait par avance. Comme il y a certes aussi loin des moeurs qu'elle quittait aux moeurs qu'elle prenait qu'il y a de distance entre l'état sauvage et la civilisation, elle avait la grùce et la naïveté, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse héroïne des Puritains d'Amérique. Elle avait aussi, sans le savoir elle-mÃÂȘme, un amour au coeur qui la rongeait, un amour étrange, un désir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux désirs eussent la mÃÂȘme cause et la mÃÂȘme fin. Pendant les premiers mois a, la nouveauté d'une vie recluse, les surprises de l'enseignement, les travaux qu'on lui apprenait, les pratiques de la religion, la ferveur d'une sainte résolution, la douceur des affections qu'elle inspirait, enfin l'exercice des facultés de l'intelligence réveillée, tout lui servit à comprimer ses souvenirs, mÃÂȘme les efforts de la nouvelle mémoire qu'elle se faisait; car elle avait autant à désapprendre qu'à apprendre. Il existe en nous plusieurs mémoires; le corps, l'esprit ont chacun la leur; et la nostalgie, par exemple, est une maladie de la mémoire physique. Pendant le troisiÚme mois, la violence de cette ùme vierge, qui tendait à pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptée, mais entravée par une sourde résistance dont la cause était ignorée d'Esther elle-mÃÂȘme. Comme les moutons d'Ecosse, elle voulait paÃtre à l'écart, elle ne pouvait vaincre les instincts développés par la débauche. Les rues boueuses de Paris qu'elle avait abjurées la rappelaient-elles? Les chaÃnes de ses horribles habitudes rompues tenaient-elles à elle par des scellements oubliés, et les sentait-elle comme, selon les médecins, les vieux soldats souffrent encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excÚs avaient-ils si bien pénétré jusqu'à sa moelle que les eaux saintes n'atteignaient pas encore le démon caché là ? La vue de celui pour qui s'accomplissaient tant d'efforts angéliques était-elle nécessaire à celle à qui Dieu devait pardonner de mÃÂȘler l'amour humain à l'amour sacré? L'un l'avait conduite à l'autre. Se faisait-il en elle un déplacement de la force vitale, et qui entraÃnait des souffrances nécessaires? Tout est doute et ténÚbres dans une situation que la science a dédaigné d'examiner en trouvant le sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le médecin et l'écrivain, le prÃÂȘtre et le politique n'étaient pas au-dessus du soupçon. Cependant un médecin arrÃÂȘté par la mort a eu le courage de commencer des études laissées incomplÚtes. Peut-ÃÂȘtre la noire mélancolie à laquelle Esther fut en proie, et qui obscurcissait sa vie heureuse, participait-elle de toutes ces causes; et incapable de les deviner, peut-ÃÂȘtre souffrait-elle comme souffrent les malades qui ne connaissent ni la médecine ni la chirurgie. Le fait est bizarre. Une nourriture abondante et saine substituée à une détestable nourriture inflammatoire ne sustentait pas Esther. Une vie pure et réguliÚre, partagée en travaux modérés exprÚs et en récréations, mise à la place d'une vie désordonnée oÃÂč les plaisirs étaient aussi horribles que les peines, cette vie brisait la jeune pensionnaire. Le repos le plus frais, les nuits calmes qui remplaçaient des fatigues écrasantes et les agitations les plus cruelles, donnaient une fiÚvre dont les symptÎmes échappaient au doigt et à l'oeil de l'infirmiÚre. Enfin, le bien, le bonheur succédant au mal et à l'infortune, la sécurité à l'inquiétude, étaient aussi funestes à Esther que ses misÚres passées l'eussent été à ses jeunes compagnes. Implantée dans la corruption, elle s'y était développée. Sa patrie infernale exerçait encore son empire, malgré les ordres souverains d'une volonté absolue. Ce qu'elle haïssait était pour elle la vie a, ce qu'elle aimait la tuait. Elle avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l'ùme. Elle aimait à prier. Elle avait ouvert son ùme aux clartés de la vraie religion, qu'elle recevait sans efforts, sans doutes. Le prÃÂȘtre qui la dirigeait était dans le ravissement, mais chez elle le corps contrariait l'ùme à tout moment. On prit des carpes à un étang bourbeux pour les mettre dans un bassin de marbre et dans de belles eaux claires, afin de satisfaire un désir de madame de Maintenon qui les nourrissait des bribes de la table royale. Les carpes dépérissaient. Les animaux peuvent ÃÂȘtre dévoués, mais l'homme ne leur communiquera jamais la lÚpre de la flatterie. Un courtisan remarqua cette muette opposition dans Versailles. "Elles sont comme moi, répliqua cette reine inédite, elles regrettent leurs vases obscures." Ce mot est toute l'histoire d'Esther. Par moments, la pauvre fille était poussée à courir dans les magnifiques jardins du couvent, elle allait affairée d'arbre en arbre, elle se jetait désespérément aux coins obscurs en y cherchant, quoi? elle ne le savait pas, mais elle succombait au démon, elle coquetait avec les arbres, elle leur disait des paroles qu'elle ne prononçait point. Elle se coulait parfois le long des murs, le soir, comme une couleuvre, sans chùle, les épaules nues. Souvent à la chapelle, durant les offices, elle restait les yeux fixés sur le crucifix, et chacun l'admirait, les larmes la gagnaient; mais elle pleurait de rage; au lieu des images sacrées qu'elle voulait voir, les nuits flamboyantes oÃÂč elle conduisait l'orgie comme Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Beethoven, ces nuits rieuses et lascives, coupées de mouvements nerveux, de rires inextinguibles, se dressaient échevelées, furieuses, brutales. Elle était au-dehors suave comme une vierge qui ne tient à la terre que par sa forme féminine, au dedans s'agitait une impériale Messaline. Elle seule était dans le secret de ce combat du démon contre l'ange; quand la supérieure la grondait d'ÃÂȘtre plus artistement coiffée que la rÚgle ne le voulait, elle changeait sa coiffure avec une adorable et prompte obéissance, elle était prÃÂȘte à couper ses cheveux si sa mÚre le lui eût ordonné. Cette nostalgie avait une grùce touchante dans une fille qui aimait mieux périr que de retourner aux pays impurs. Elle pùlit, changea, maigrit. La supérieure modéra l'enseignement, et prit cette intéressante créature auprÚs d'elle pour la questionner. Esther était heureuse, elle se plaisait infiniment avec ses compagnes; elle ne se sentait attaquée en aucune partie vitale, mais sa vitalité était essentiellement attaquée. Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. La supérieure, étonnée des réponses de sa pensionnaire, ne savait que penser en la voyant en proie à une langueur dévorante. Le médecin fut appelé lorsque l'état de la jeune pensionnaire parut grave, mais ce médecin ignorait la vie antérieure d'Esther et ne pouvait la soupçonner; il trouva la vie partout, la souffrance n'était nulle part. La malade répondit à renverser toutes les hypothÚses. Restait une maniÚre d'éclaircir les doutes du savant qui s'attachait à une affreuse idée Esther refusa trÚs obstinément de se prÃÂȘter à l'examen du médecin. La supérieure en appela, dans ce danger, à l'abbé Herrera. L'Espagnol vint, vit l'état désespéré d'Esther, et causa pendant un moment à l'écart avec le docteur. AprÚs cette confidence, l'homme de science déclara à l'homme de foi que le seul remÚde était un voyage en Italie. L'abbé ne voulut pas que ce voyage se fit avant le baptÃÂȘme et la premiÚre communion d'Esther. - Combien faut-il de temps encore? demanda le médecin. - Un mois, répondit la supérieure. - Elle sera morte, répliqua le docteur. - Oui, mais en état de grùce et sauvée, dit l'abbé. La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales; le médecin ne répliqua donc rien à l'Espagnol, il se tourna vers la supérieure; mais le terrible abbé le prit alors par le bras pour l'arrÃÂȘter. - Pas un mot, monsieur! dit-il. Le médecin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitié tendre. Cette fille était belle comme un lis penché sur sa tige. - A la grùce de Dieu, donc! s'écria-t-il en sortant. Le jour mÃÂȘme de cette consultation, Esther fut emmenée par son protecteur au Rocher-de-Cancale, car le désir de la sauver avait suggéré les plus étranges expédients à ce prÃÂȘtre; il essaya de deux excÚs un excellent dÃner qui pouvait rappeler à la pauvre fille ses orgies, l'Opéra qui lui présenterait quelques images mondaines. Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. Herrera se déguisa si complÚtement en militaire qu'Esther eut peine à le reconnaÃtre; il eut soin de faire prendre un voile à sa compagne, et la plaça dans une loge oÃÂč elle put ÃÂȘtre cachée aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. La pensionnaire éprouva du dégoût pour les dÃners de son protecteur, une répugnance religieuse pour le théùtre, et retomba dans sa mélancolie. - Elle meurt d'amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette ùme et savoir tout ce qu'on en pouvait exiger. Il vint donc un moment oÃÂč cette pauvre fille n'était plus soutenue que par sa force morale, et oÃÂč le corps allait céder. Le prÃÂȘtre calcula ce moment avec l'affreuse sagacité pratique apportée autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d'une treille que caressait le soleil d'avril; elle paraissait avoir froid et s'y réchauffer; ses camarades regardaient avec intérÃÂȘt sa pùleur d'herbe flétrie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mélancolique. Esther se leva pour aller au devant de l'Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goût pour la vie. Cette pauvre Bohémienne, cette fauve hirondelle blessée excita pour la seconde fois la pitié de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu'à l'accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d'amertume que de douceur, autant de vengeance que de charité. Instruite à la méditation, à des retours sur elle-mÃÂȘme depuis sa vie quasi monastique, Esther éprouva, pour la seconde fois, un sentiment de défiance à la vue de son protecteur; mais, comme à la premiÚre, elle fut aussitÎt rassurée par sa parole. - Eh! bien, ma chÚre enfant, disait-il, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé de Lucien? - Je vous avais promis, répondit-elle en tressaillant de la tÃÂȘte aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais juré de ne point prononcer ce nom. - Vous n'avez cependant pas cessé de penser à lui. - Là , monsieur, est ma seule faute. A toute heure je pense à lui, et quand vous vous ÃÂȘtes montré, je me disais à moi-mÃÂȘme ce nom. - L'absence vous tue? Pour toute réponse, Esther inclina la tÃÂȘte à la maniÚre des malades qui sentent déjà l'air de la tombe. - Le revoir?... dit-il - Ce serait vivre, répondit-elle. - Pensez-vous à lui d'ùme seulement? - Ah! monsieur, l'amour ne se partage point. - Fille de la race maudite! j'ai fait tout pour te sauver, je te rends à ta destinée tu le reverras! - Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu, que j'aime autant que je l'aime? Ne suis-je pas prÃÂȘte à mourir ici pour elle, comme je serais prÃÂȘte à mourir pour lui? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m'a jetée dans les bras de la vertu? Oui, prÃÂȘte à mourir sans le revoir, prÃÂȘte à vivre en le revoyant. Dieu me jugera. Ses couleurs étaient revenues, sa pùleur avait pris une teinte dorée. Esther eut encore une fois sa grùce. - Le lendemain du jour oÃÂč vous vous serez lavée dans les eaux du baptÃÂȘme, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous séparerez plus. Le prÃÂȘtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. La pauvre fille était tombée comme si la terre eût manqué sous ses pieds, l'abbé l'assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit "Pourquoi pas aujourd'hui?" - Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptÃÂȘme et de votre conversion? Vous ÃÂȘtes trop prÚs de Lucien pour n'ÃÂȘtre pas loin de Dieu. - Oui je ne pensais plus à rien l - Vous ne serez jamais d'aucune religion, dit le prÃÂȘtre avec un mouvement de profonde ironie. - Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon coeur. Vaincu par la délicieuse naïveté qui éclatait dans la voix, le regard, les gestes et l'attitude d'Esther, Herrera l'embrassa sur le front pour la premiÚre fois. - Les libertins t'avaient bien nommée tu séduiras Dieu le pÚre. Encore quelques jours, il le faut, et aprÚs, vous serez libres tous deux. - Tous deux! Répéta-t-elle avec une joie extatique. Cette scÚne, vue à distance, frappa les pensionnaires et les supérieures, qui crurent avoir assisté à quelque opération magique, en comparant Esther à elle-mÃÂȘme. L'enfant toute changée vivait. Elle reparut dans sa vraie nature d'amour, gentille, coquette, agaçante, gaie; enfin elle ressuscita! Beaucoup de réflexions Herrera demeurait rue Cassette, prÚs de Saint-Sulpice, église à laquelle il s'était attaché. Cette église, d'un style dur et sec, allait à cet Espagnol dont la religion tenait de celle des Dominicains. Enfant perdu de la politique astucieuse de Ferdinand VII, il desservait la cause constitutionnelle, en sachant que ce dévouement ne pourrait jamais ÃÂȘtre récompensé qu'au rétablissement du Rey netto. Et Carlos Herrera s'était donné corps et ùme à la camarilla au moment oÃÂč les CortÚs ne paraissaient pas devoir ÃÂȘtre renversées. Pour le monde, cette conduite annonçait une ùme supérieure. L'expédition du duc d'AngoulÃÂȘme avait eu lieu, le roi Ferdinand régnait, et Carlos Herrera n'allait pas réclamer le prix de ses services à Madrid. Défendu contre la curiosité par un silence diplomatique, il donna pour cause à son séjour à Paris, sa vive affection pour Lucien de Rubempré, et à laquelle ce jeune homme devait déjà l'ordonnance du Roi relative à son changement de nom. Herrera vivait d'ailleurs comme vivent traditionnellement les prÃÂȘtres employés à des missions secrÚtes, fort obscurément. Il accomplissait ses devoirs religieux à Saint-Suplice, ne sortait que pour affaires, toujours le soir et en voiture. La journée était remplie pour lui par la sieste espagnole, qui place le sommeil entre les deux repas, et prend ainsi tout le temps pendant lequel Paris est tumultueux et affairé. Le cigare espagnol jouait aussi son rÎle, et consumait autant de temps que de tabac. La paresse est un masque aussi bien que la gravité, qui est encore de la paresse. Herrera demeurait dans une aile de la maison, au second étage, et Lucien occupait l'autre aile. Ces deux appartements étaient à la fois séparés et réunis par un grand appartement de réception dont la magnificence antique convenait également au grave ecclésiastique et au jeune poÚte. La cour de cette maison était sombre. De grands arbres touffus ombrageaient le jardin. Le silence et la discrétion se rencontrent dans les habitations choisies par les prÃÂȘtres. Le logement d'Herrera sera décrit en deux mots une cellule. Celui de Lucien, brillant de luxe et muni des recherches du confort, réunissait tout ce qu'exige la vie élégante d'un dandy, poÚte, écrivain, ambitieux, vicieux, à la fois orgueilleux et vaniteux, plein de négligence et souhaitant l'ordre, un de ces génies incomplets qui ont quelque puissance pour désirer, pour concevoir, ce qui est peut-ÃÂȘtre la mÃÂȘme chose, mais qui n'ont aucune force pour exécuter. A eux deux, Lucien et Herrera formaient un politique. Là sans doute était le secret de cette union. Les vieillards chez qui l'action de la vie s'est déplacée et s'est transportée dans la sphÚre des intérÃÂȘts, sentent souvent le besoin d'une jolie machine, d'un acteur jeune et passionné pour accomplir leurs projets. Richelieu chercha trop tard une belle et blanche figure à moustaches pour la jeter aux femmes qu'il devait amuser. Incompris par de jeunes étourdis, il fut obligé de bannir la mÚre de son maÃtre et d'épouvanter la reine, aprÚs avoir essayé de se faire aimer de l'une et de l'autre, sans ÃÂȘtre de taille à plaire à des reines. Quoi qu'on fasse, il faut toujours, dans une vie ambitieuse, se heurter contre une femme au moment oÃÂč l'on s'attend le moins à pareille rencontre. Quelque puissant que soit un grand politique, il lui faut une femme à opposer à la femme, de mÃÂȘme que les Hollandais usent le diamant par le diamant. Rome, au moment de sa puissance, obéissait à cette nécessité. Voyez aussi comme la vie de Mazarin, cardinal italien, fut autrement dominatrice que celle de Richelieu, cardinal français? Richelieu trouve une opposition chez les grands seigneurs, il y met la hache; il meurt à la fleur de son pouvoir, usé par ce duel oÃÂč il n'avait qu'un capucin pour second. Mazarin est repoussé par la Bourgeoisie et par la Noblesse réunies, armées, parfois victorieuses, et qui font fuir la royauté; mais le serviteur d'Anne d'Autriche n'Îte la tÃÂȘte à personne, sait vaincre la France entiÚre et forme Louis XIV, qui acheva l'oeuvre de Richelieu en étranglant la Noblesse avec des lacets dorés dans le grand sérail de Versailles. Madame de Pompadour morte, Choiseul est perdu. Herrera s'était-il pénétré de ces hautes doctrines? S'était-il rendu justice à lui-mÃÂȘme plus tÎt que ne l'avait fait Richelieu? Avait-il choisi dans Lucien un Cinq-Mars, mais un Cinq-Mars fidÚle? Personne ne pouvait répondre à ces questions ni mesurer l'ambition de cet Espagnol comme on ne pouvait prévoir quelle serait sa fin. Ces questions faites par ceux qui purent jeter un regard sur cette union, pendant longtemps secrÚte, tendaient à percer un mystÚre horrible que Lucien ne connaissait que depuis quelques jours. Carlos était ambitieux pour deux, voilà ce que sa conduite démontrait aux personnages qui le connaissaient, et qui tous croyaient que Lucien était l'enfant naturel de ce prÃÂȘtre. Quinze mois aprÚs son apparition à l'Opéra, qui le jeta trop tÎt dans un monde oÃÂč l'abbé ne voulait le voir qu'au moment oÃÂč il aurait achevé de l'armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin. Il mangeait en ville. Les Prévisions d'Herera s'étaient réalisées la dissipation s'était emparée de son élÚve, mais il avait jugé nécessaire de faire diversion à l'amour insensé que ce jeune homme gardait au coeur pour Esther. AprÚs avoir dépensé quarante mille francs environ, chaque folie avait ramené Lucien plus vivement à la Torpille, il la cherchait avec obstination; et, ne la trouvant pas, elle devenait pour lui ce qu'est le gibier pour le chasseur. Herrera pouvait-il connaÃtre la nature de l'amour d'un poÚte? Une fois que ce sentiment a gagné chez un de ces grands petits hommes la tÃÂȘte, comme il a embrasé le coeur et pénétré les sens, ce poÚte devient aussi supérieur à l'humanité par l'amour qu'il l'est par la puissance de sa fantaisie. Devant à un caprice de la génération intellectuelle la faculté rare d'exprimer la nature par des images oÃÂč il empreint à la fois le sentiment et l'idée, il donne à son amour les ailes de son esprit - il sent et il peint, il agit et médite, il multiplie ses sensations par la pensée, il triple la félicité présente par l'aspiration de l'avenir et par les souvenances du passé; il y mÃÂȘle les exquises jouissances d'ùme qui le rendent le prince des artistes. La passion d'un poÚte devient alors un grand poÚme oÃÂč souvent les proportions humaines sont dépassées. Le poÚte ne met-il pas alors sa maÃtresse beaucoup plus haut que les femmes ne veulent ÃÂȘtre logées? Il change, comme le sublime chevalier de la Manche, une fille des champs en princesse. Il use pour lui-mÃÂȘme de la baguette avec laquelle il touche toute chose pour la faire merveilleuse, et il grandit ainsi les voluptés par l'adorable monde de l'idéal. Aussi cet amour est-il un modÚle de passion il est excessif en tout, dans ses espérances, dans ses désespoirs, dans ses colÚres, dans ses mélancolies, dans ses joies; il vole, il bondit, il rampe, il ne ressemble à aucune des agitations qu'éprouve le commun des hommes; il est à l'amour bourgeois ce qu'est l'éternel torrent des Alpes aux ruisseaux des plaines. Ces beaux génies sont si rarement compris qu'ils se dépensent en faux espoirs, ils se consument à la recherche de leurs idéales maÃtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parés à plaisir pour les fÃÂȘtes de l'amour par la plus poétique des natures et qui sont écrasés vierges sous le pied d'un passant; mais, autre danger! lorsqu'ils rencontrent la forme qui répond à leur esprit et qui souvent est une boulangÚre, ils font comme RaphaÃl, ils font comme le bel insecte ils meurent auprÚs de la Fornarina. Lucien en était là . Sa nature poétique, nécessairement extrÃÂȘme en tout, en bien comme en mal, avait deviné l'ange dans la fille, plutÎt frottée de corruption que corrompue il la voyait toujours blanche, ailée, pure et mystérieuse, comme elle s'était faite pour lui, devinant qu'il la voulait ainsi. Un ami Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacité; il ne sortait plus, dÃnait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traités diplomatiques, restait assis à la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom était plus occupé à nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et à les parfumer, qu'à lisser le poil des chevaux et à les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour oÃÂč l'Espagnol vit le front de Lucien pùli, oÃÂč il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l'amour comprimé, il voulut aller au fond de ce coeur d'homme sur lequel il avait assis sa vie. Par une belle soirée oÃÂč Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil à travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumée de parfums par des souffles égaux et prolongés, comme font les fumeurs préoccupés, il fut tiré de sa rÃÂȘverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l'abbé debout, les bras croisés. - Tu étais là ! dit le poÚte. - Depuis longtemps, répondit le prÃÂȘtre, mes pensées ont suivi l'étendue des tiennes... Lucien comprit ce mot. - Je ne me suis jamais donné pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour à tour un paradis et un enfer; mais quand, par hasard, elle n'est ni l'un ni l'autre, elle m'ennuie, et je m'ennuie... - Comment peut-on s'ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi... - Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées... - Pas de bÃÂȘtises!... dit le prÃÂȘtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m'ouvrir ton coeur. Il y a entre nous ce qu'il ne devait jamais y avoir un secret! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme. - AprÚs... - Une fille immonde, nommée la Torpille... - Eh! bien? - Mon enfant, je t'avais permis de prendre une maÃtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t'avais choisi madame d'Espard, afin d'en faire sans scrupule un instrument de fortune; car elle ne t'aurait jamais perverti le coeur, elle te l'aurait laissé libre... Aimer une prostituée de la derniÚre espÚce, quand on n'a pas, comme les rois, le pouvoir de l'anoblir, est une faute énorme. - Suis-je le premier qui ait renoncé à l'ambition pour suivre la pente d'un amour effréné? - Bon! fit le prÃÂȘtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l'épigramme. Ne peut-on réunir l'ambition et l'amour? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mÚre dont le dévouement est absolu... - Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et en la lui secouant. - Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaÃt aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices tu es viril par ton esprit j'ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n'as qu'à parler pour satisfaire tes passions d'un jour. J'ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t'ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux! Lucien! je serai comme une barre de fer dans ton intérÃÂȘt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j'ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile... Lucien leva la tÃÂȘte par un mouvement d'une brusquerie furieuse. - J'ai enlevé la Torpille! - Toi? s'écria Lucien. Dans un accÚs de rage animale, le poÚte se leva, jeta le bochettino d'or et de pierreries à la face du prÃÂȘtre, qu'il poussa assez violemment pour renverser cet athlÚte. - Moi, dit l'Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible. La perruque noire était tombée. Un crùne poli comme une tÃÂȘte de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie; elle était épouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablé, regardant l'abbé d'un air stupide, - Je l'ai enlevée, reprit le prÃÂȘtre, - Qu'en as-tu fait? Tu l'as enlevée le lendemain du bal masqué... - Oui, le lendemain du jour oÃÂč j'ai vu insulter un ÃÂȘtre qui t'appartenait par des drÎles à qui je ne voudrais pas donner mon pied dans... - Des drÎles, dit Lucien en l'interrompant, dis des monstres, auprÚs de qui ceux que l'on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d'entre eux? Il y en a un qui a été, pendant deux mois, son amant elle était pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau; lui n'avait pas le sou, il était comme moi, quand tu m'as rencontré, bien prÚs de la riviÚre; mon gars se relevait la nuit, il allait à l'armoire oÃÂč étaient les restes du dÃner de cette fille, et il les mangeait elle a fini par découvrir ce manÚge; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle était bien heureuse; elle n'a dit cela qu'à moi, dans son fiacre, au retour de l'Opéra. Le second avait volé, mais avant qu'on ne pût s'apercevoir du vol, elle a pu lui prÃÂȘter la somme qu'il a pu restituer et qu'il a toujours oublié de rendre à cette pauvre enfant. Quant au troisiÚme, elle a fait sa fortune en jouant une comédie oÃÂč éclate le génie de Figaro; elle a passé pour sa femme et s'est faite la maÃtresse d'un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises. A l'un la vie, à l'autre l'honneur, au dernier la fortune, qui est aujourd'hui tout cela! Et voilà comme elle a été récompensée par eux. - Veux-tu qu'ils meurent? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux. - Allons, te voilà bien! je te connais... - Non, apprends tout, poÚte rageur, dit le prÃÂȘtre, la Torpille n'existe plus... Lucien s'élança sur Herrera si vigoureusement pour le prendre à la gorge, que tout autre homme eût été renversé; mais le bras de l'Espagnol maintint le poÚte. - Ecoute donc, dit-il froidement. J'en ai fait une femme chaste, pure, bien élevée, religieuse, une femme comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruction. Elle peut, elle doit devenir, sous l'empire de ton amour, une Ninon, une Marion de Lorme, une Dubarry, comme le disait ce journaliste à l'Opéra. Tu l'avoueras pour ta maÃtresse ou tu resteras derriÚre le rideau de ta création, ce qui sera plus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit et orgueil, plaisir et progrÚs; mais si tu es aussi grand politique que grand poÚte, Esther ne sera qu'une fille pour toi, car plus tard elle nous tirera peut-ÃÂȘtre d'affaire, elle vaut son pesant d'or. Bois, mais ne te grise pas. Si je n'avais pas pris les rÃÂȘnes de ta passion, oÃÂč en serais-tu aujourd'hui? Tu aurais roulé avec la Torpille dans la fange des misÚres d'oÃÂč je t'ai tiré. Tiens, lis, dit Herrera aussi simplement que Talma dans Manlius qu'il n'avait jamais vu. Un papier tomba sur les genoux du poÚte, et le tira de l'extatique surprise oÃÂč l'avait plongé cette terrifiante réponse, il le prit et lut la premiÚre lettre écrite par mademoiselle Esther. "A monsieur l'abbé Carlos Herrera. Mon cher protecteur, ne croirez-vous pas que chez moi la reconnaissance passe avant l'amour, en voyant que c'est à vous rendre grùce que j'emploie, pour la premiÚre fois, la faculté d'exprimer mes pensées, au lieu de la consacrer à peindre un amour que Lucien a peut-ÃÂȘtre oublié? Mais je vous dirai à vous, homme divin, ce que je n'oserais lui dire à lui, qui, pour mon bonheur, tient encore à la terre. La cérémonie d'hier a versé les trésors de la grùce en moi, je remets donc ma destinée en vos mains. Dussé-je mourir en restant loin de mon bien-aimé, je mourrai purifiée comme la Madeleine, et mon ùme deviendra pour lui la rivale de son ange gardien. Oublierai-je jamais la fÃÂȘte d'hier? Comment vouloir abdiquer le trÎne glorieux oÃÂč je suis montée? Hier, j'ai lavé toutes mes souillures dans l'eau du baptÃÂȘme, et j'ai reçu le corps sacré de notre Sauveur; je suis devenue l'un de ses tabernacles. En ce moment, j'ai entendu les chants des anges, je n'étais plus une femme, je naissais à une vie de lumiÚre, au milieu des acclamations de la terre, admirée par le monde, dans un nuage d'encens et de priÚres qui enivrait, et parée comme une vierge pour un époux céleste. En me trouvant, ce que je n'espérais jamais, digne de Lucien, j'ai abjuré tout amour impur, et ne veux pas marcher dans d'autres voies que celles de la vertu. Si mon corps est plus faible que mon ùme, qu'il périsse. Soyez l'arbitre de ma destinée, et, si je meurs, dites à Lucien que je suis morte pour lui en naissant à Dieu. Ce dimanche soir." Lucien leva sur l'abbé ses yeux mouillés de larmes. - Tu connais l'appartement de la grosse Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l'Espagnol. Cette fille, abandonnée par son magistrat, était dans un effroyable besoin, elle allait ÃÂȘtre saisie; j'ai fait acheter son domicile en bloc, elle en est sortie avec ses nippes. Esther, cet ange qui voulait monter au ciel, y est descendue et t'attend. En ce moment, Lucien entendit dans la cour ses chevaux qui piaffaient, il n'eut pas la force d'exprimer son admiration pour un dévouement que lui seul pouvait apprécier; il se jeta dans les bras de l'homme qu'il avait outragé, répara tout par un seul regard et par la muette effusion de ses sentiments; puis il franchit les escaliers, jeta l'adresse d'Esther à l'oreille de son tigre, et les chevaux partirent comme si la passion de leur maÃtre eût animé leurs jambes. OÃÂč l'on apprend qu'il n'y avait pas de prÃÂȘtre dans l'abbé Herrera Le lendemain, un homme, qu'à son habillement les passants pouvaient prendre pour un gendarme déguisé, se promenait rue Taitbout, en face d'une maison, comme s'il attendait la sortie de quelqu'un; son pas était celui des hommes agités. Vous rencontrerez souvent, dans Paris, de ces promeneurs passionnés, vrais gendarmes qui guettent un garde national réfractaire, des recors qui prennent leurs mesures pour une arrestation, des créanciers méditant une avanie à leur débiteur qui s'est claquemuré, des amants ou des maris jaloux et soupçonneux, des amis en faction pour compte d'amis; mais vous rencontrerez bien rarement une face éclairée par les sauvages et rudes pensées qui animaient celle du sombre athlÚte allant et venant sous les fenÃÂȘtres de mademoiselle Esther avec la songeuse précipitation d'un ours en cage. A midi, une croisée s'ouvrit pour laisser passer la main d'une femme de chambre qui en poussa les volets rembourrés de coussins. Quelques instants aprÚs, Esther en déshabillé vint respirer l'air, elle s'appuyait sur Lucien; qui les eût vus, les aurait pris pour l'original d'une suave vignette anglaise. Esther aperçut tout d'abord les yeux de basilic du prÃÂȘtre espagnol, et. la pauvre créature, atteinte comme d'une balle, jeta un cri d'effroi. - Voilà le terrible prÃÂȘtre, dit-elle en le montrant à Lucien. - Luit dit-il en souriant, il n'est pas plus prÃÂȘtre que toi... - Qu'est-il donc alors? dit-elle effrayée. - Eh! c'est un vieux Lascar qui ne croit qu'au diable, dit Lucien. Saisie par un ÃÂȘtre moins dévoué qu'Esther, cette lueur jetée sur les secrets du faux prÃÂȘtre aurait pu perdre à jamais Lucien. En allant de la fenÃÂȘtre de leur chambre à coucher dans la salle à manger oÃÂč leur déjeuner venait d'ÃÂȘtre servi, les deux amants rencontrÚrent Carlos Herrera. - Que viens-tu faire ici? lui dit brusquement Lucien. - Vous bénir, répondit cet audacieux personnage en arrÃÂȘtant le couple et le forçant à rester dans le petit salon de l'appartement. Ecoutez-moi, mes amours? Amusez-vous, soyez heureux, c'est trÚs bien. Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Mais toi, dit-il à Esther, toi que j'ai tirée de la boue et que j'ai savonnée, ùme et corps, tu n'as pas la prétention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien?... Quant à toi, mon petit, reprit-il aprÚs une pause en regardant Lucien, tu n'es plus assez poÚte pour te laisser aller à une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l'amant d'Esther? Rien. Esther peut-elle ÃÂȘtre madame de Rubempré? Non. Eh! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main dans celle d'Esther qui frissonna comme si quelque serpent l'eût enveloppée, le monde doit ignorer que vous vivez; le monde doit surtout ignorer qu'une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est épris d'elle... Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santé l'exigera, vous vous promÚnerez pendant la nuit, aux heures oÃÂč vous ne pourrez point ÃÂȘtre vue; car votre beauté, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquées dans Paris. Le jour oÃÂč qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d'un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous ÃÂȘtes sa maÃtresse, ce jour serait l'avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancÃÂȘtres maternels. Mais ce n'est pas tout! le titre de marquis ne nous a pas été rendu; et, pour le reprendre, il doit épouser une fille de bonne maison en faveur de qui le Roi nous fera cette grùce. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la Cour. Cet enfant, de qui j'ai su faire un homme, deviendra d'abord secrétaire d'ambassade; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d'Allemagne, et, Dieu ou moi ce qui vaut mieux aidant, il ira s'asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie... - Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant cet homme. - Tais-toi, s'écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret à une femme!... lui souffla-t-il dans l'oreille. - Esther, une femme?... s'écria l'auteur des Marguerites. - Encore des sonnets! dit l'Espagnol, ou des sornettes. Tous ces anges-là redeviennent femmes, tÎt ou tard; or, la femme a toujours des moments oÃÂč elle est à la fois singe et enfant! deux ÃÂȘtres qui nous tuent en voulant rire. - Esther, mon bijou, dit-il à la jeune pensionnaire épouvantée, je vous ai trouvé pour femme de chambre une créature qui m'appartient comme si elle était ma fille. Vous aurez pour cuisiniÚre une mulùtresse, ce qui donne un fier ton à une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine... de théùtre. Europe a été couturiÚre, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées. En voyant Lucien trÚs petit garçon devant cet ÃÂȘtre, coupable au moins d'un sacrilÚge et d'un faux, cette femme, sacrée par son amour, sentit alors au fond de son coeur une terreur profonde. Sans répondre, elle entraÃna Lucien dans la chambre oÃÂč elle lui dit "Est-ce le diable?" - C'est bien pis... pour moi! reprit-il vivement. Mais, si tu m'aimes, tùche d'imiter le dévouement de cet homme, et obéis-lui sous peine de mort... - De mort?... dit-elle encore plus effrayée, - De mort, répéta Lucien. Hélas! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m'atteindrait, si... Esther pùlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir. - Eh! bien? leur cria ce faussaire sacrilÚge, vous n'avez donc pas encore effeuillé toutes vos marguerites? Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l'homme mystérieux "Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur." - Bien! Répondit-il, vous pourrez ÃÂȘtre, pendant quelque temps, trÚs heureuse, et... vous n'aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera trÚs économique. Deux fameux chiens de garde Et les deux amants se dirigÚrent vers la salle à manger; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrÃÂȘter le joli couple, qui s'arrÃÂȘta. - Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter. L'Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu'il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut facile de voir la cause de ces surnoms. Asie, qui paraissait ÃÂȘtre née à l'Ãle de Java, offrait au regard, pour l'épouvanter, ce visage cuivré particulier aux Malais, plat comme une planche, et oÃÂč le nez semble avoir été rentré par une compression violente. L'étrange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espÚce. Le front, quoique déprimé, ne manquait pas d'une intelligence produite par l'habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d'épouvanter son monde. Les lÚvres, d'un bleu pùle, laissaient passer des dents d'une blancheur éblouissante, mais entrecroisées. L'expression générale de cette physionomie animale était la lùcheté. Les cheveux, luisants et gras, comme la peau du visage, bordaient de deux bandes noires un foulard trÚs riche. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Petite, courte, ramassée, Asie ressemblait à ces créations falotes que se permettent les Chinois sur leurs écrans, ou plus exactement, à ces idoles hindoues dont le type ne paraÃt pas devoir exister, mais que les voyageurs finissent par trouver. En voyant ce monstre, paré d'un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson. - Asie! dit l'Espagnol vers qui cette femme leva la tÃÂȘte par un mouvement qui n'est comparable qu'à celui du chien regardant son maÃtre, voilà votre maÃtresse... Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie regarda cette jeune fée avec une expression quasi douloureuse; mais en mÃÂȘme temps une lueur étouffée entre ses petits cils pressés partit comme la flammÚche d'un incendie sur Lucien qui, vÃÂȘtu d'une magnifique robe de chambre ouverte, d'une chemise en toile de Frise et d'un pantalon rouge, un bonnet turc sur sa tÃÂȘte d'oÃÂč ses cheveux blonds sortaient en grosses boucles, offrait une image divine. Le génie italien peut inventer de raconter Othello, le génie anglais peut le mettre en scÚne; mais la nature seule a le droit d'ÃÂȘtre dans un seul regard plus magnifique et plus complÚte que l'Angleterre et l'Italie dans l'expression de la jalousie. Ce regard, surpris par Esther, lui fit saisir l'Espagnol par le bras et y imprimer ses ongles comme eût fait un chat qui se retient pour ne pas tomber dans un précipice oÃÂč il ne voit pas de fond. L'Espagnol dit alors trois ou quatre mots d'une langue inconnue à ce monstre asiatique, qui vint s'agenouiller en rampant aux pieds d'Esther, et les lui baisa. - C'est, dit l'Espagnol à Esther, non pas une cuisiniÚre, mais un cuisinier qui rendrait CarÃÂȘme fou de jalousie. Asie sait tout faire en cuisine. Elle vous accommodera un simple plat de haricots à vous mettre en doute si les anges ne sont pas descendus pour y ajouter des herbes du ciel. Elle ira tous les matins à la Halle elle-mÃÂȘme, et se battra comme un démon qu'elle est, afin d'avoir les choses au plus juste prix; elle lassera les curieux par sa discrétion. Comme vous passerez pour ÃÂȘtre allée aux Indes, Asie vous aidera beaucoup à rendre cette fable possible, car c'est une de ces Parisiennes qui naissent pour ÃÂȘtre du pays d'oÃÂč elles veulent ÃÂȘtre. Mais mon avis n'est pas que vous soyez étrangÚre... - Europe, qu'en dis-tu?... Europe formait un contraste parfait avec Asie, car elle était la soubrette la plus gentille que jamais Monrose ait pu souhaiter pour adversaire sur le théùtre. Svelte, en apparence étourdie, au minois de belette, le nez en vrille, Europe offrait à l'observation une figure fatiguée par les corruptions parisiennes, la blafarde figure d'une fille nourrie de pommes crues, lymphatique et fibreuse, molle et tenace. Son petit pied en avant, les mains dans les poches de son tablier, elle frétillait tout en restant immobile, tant elle avait d'animation. A la fois grisette et figurante, elle devait, malgré sa jeunesse, avoir déjà fait bien des métiers. Perverse comme toutes les Madelonnettes ensemble, elle pouvait avoir volé ses parents et frÎlé les bancs de la Police correctionnelle. Asie inspirait une grande épouvante; mais on la connaissait tout entiÚre en un moment, elle descendait en ligne droite de Locuste; tandis qu'Europe inspirait une inquiétude qui ne pouvait que grandir à mesure qu'on se servait d'elle; sa corruption semblait ne pas avoir de bornes; elle devait, comme dit le peuple, savoir faire battre des montagnes. - Madame pourrait ÃÂȘtre de Valenciennes, dit Europe d'un petit ton sec, j'en suis. Monsieur, dit-elle à Lucien d'un air pédant, veut-il nous apprendre le nom qu'il compte donner à madame? - Madame Van Bogseck, répondit l'Espagnol en retournant aussitÎt le nom d'Esther. Madame est une Juive originaire de Hollande, veuve d'un négociant et malade d'une maladie de foie rapportée de Java... Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité. - De quoi vivre, six mille francs de rente, et nous nous plaindrons de ses lésineries, dit Europe. - C'est cela, fit l'Espagnol en inclinant la tÃÂȘte. Satanées farceuses! Reprit-il d'un son de voix terrible en surprenant en Asie et en Europe des regards qui lui déplurent, vous savez ce que je vous ai dit? Vous servez une reine, vous lui devez le respect qu'on doit à une reine, vous lui serez dévouées autant qu'à moi. Ni le portier, ni les voisins, ni les locataires, enfin personne au monde ne doit savoir ce qui se passe ici. C'est à vous à déjouer toutes les curiosités, s'il s'en éveille. Et madame, ajouta-t-il en mettant sa large main velue sur le bras d'Esther, madame ne doit pas commettre la plus légÚre imprudence, vous l'en empÃÂȘcheriez au besoin, mais... toujours respectueusement. Europe, c'est vous qui serez en relation avec le dehors pour la toilette de madame, et vous y travaillerez afin d'aller à l'économie. Enfin, que personne, pas mÃÂȘme les gens les plus insignifiants, ne mette les pieds dans l'appartement. A vous deux, il faut savoir y tout faire. - Ma petite belle, dit-il à Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz à Europe, elle sait oÃÂč aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves. Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot à dire, ils écoutaient l'Espagnol et regardaient les deux sujets précieux auxquels il donnait ses ordres. A quel secret devaient-ils la soumission, le dévouement écrits sur ces deux visages, l'un si méchamment mutin, l'autre si profondément cruel? Il devina les pensées d'Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l'eussent été Paul et Virginie à l'aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix à l'oreille "Vous pouvez compter sur elles comme sur moi mÃÂȘme; n'ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. - Va servir, ma petite Asie, dit-il à la cuisiniÚre; et toi, ma mignonne, mets un couvert, dit-il à Europe, c'est bien le moins que ces enfants donnent à déjeuner à papa." Quand les deux femmes eurent fermé la porte, et que l'Espagnol entendit Europe allant et venant, il dit à Lucien et à la jeune fille, en ouvrant sa large main "Je les tiens!" Mot et geste qui faisaient frémir. - OÃÂč donc les as-tu trouvées? s'écria Lucien. - Eh! parbleu, répondit cet homme, je ne les ai pas cherchées au pied des trÎnes! Europe sort de la boue et a peur d'y entrer... Menacez-les de monsieur l'abbé quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris à qui l'on parle d'un chat. Je suis un dompteur de bÃÂȘtes féroces, ajouta-t-il en souriant. - Vous me faites l'effet du démon! s'écria gracieusement Esther en se serrant contre Lucien. - Mon enfant, j'ai tenté de vous donner au ciel; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l'Eglise s'il s'en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le Paradis... Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressembler à une femme comme il faut; car vous avez appris là -bas ce que vous n'auriez jamais pu savoir dans la sphÚre infùme oÃÂč vous viviez... Vous ne me devez rien, fit-il en voyant une délicieuse expression de reconnaissance sur la figure d'Esther, j'ai tout fait pour lui... Et il montra Lucien... Vous ÃÂȘtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille; car, malgré les séduisantes théories des éleveurs de bÃÂȘtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu'on est. L'homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l'amour. L'Espagnol était, comme on le voit, fataliste, ainsi que Napoléon, Mahomet et beaucoup de grands politiques. Chose étrange, presque tous les hommes d'action inclinent à la Fatalité, de mÃÂȘme que la plupart des penseurs inclinent à la Providence. - Je ne sais pas ce que je suis, répondit Esther avec une douceur d'ange; mais j'aime Lucien, et je mourrai l'adorant. - Venez déjeuner, dit brusquement l'Espagnol, et priez Dieu que Lucien ne se marie pas promptement, car alors vous ne le reverriez plus. - Son mariage serait ma mort, dit-elle. Elle laissa passer ce faux prÃÂȘtre le premier afin de pouvoir se hausser jusqu'à l'oreille de Lucien, sans ÃÂȘtre vue. - Est-ce ta volonté, dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyÚnes? Lucien inclina la tÃÂȘte. La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse; mais elle fut horriblement oppressée. Il fallut plus d'un an de soins constants et dévoués pour qu'elle s'habituùt ces deux terribles créatures, que Carlos Herrera nommait les deux chiens de garde. Chapitre ennuyeux car il explique quatre ans de bonheur La conduite de Lucien, depuis son retour à Paris, fut marquée au coin d'une politique si profonde qu'il devait exciter et qu'il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n'exerça pas d'autre vengeance que de les faire enrager par ses succÚs, par sa tenue irréprochable, et par sa façon de laisser les gens à distance. Ce poÚte si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. De Marsay, ce type adopté par la jeunesse parisienne, n'apportait pas dans ses discours ou dans ses actions plus de mesure que n'en avait Lucien. Quant à de l'esprit, le journaliste avait jadis fait ses preuves. De Marsay, à qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la préférence au poÚte, eut la petitesse de s'en taquiner. Lucien, trÚs en faveur auprÚs des hommes qui exerçaient le pouvoir, abandonna si bien toute pensée de gloire littéraire, qu'il fut insensible au succÚs de son roman, republié sous son vrai titre de l'Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnets intitulé les Marguerites vendu par Dauriat en une semaine. - C'est un succÚs posthume, répondit-il en riant à mademoiselle des Touches qui le complimentait. Le terrible Espagnol maintenait sa créature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent le politique patient. Lucien avait pris l'appartement de garçon de Beaudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout, et son conseil s'était logé dans trois chambres de la mÃÂȘme maison, au quatriÚme étage. Lucien n'avait plus qu'un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dÃnait pas en ville, il dÃnait chez Esther. Carlos Herrera surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dépensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient à Esther, grùce au dévouement constant, inexplicable d'Europe et d'Asie. Lucien employait d'ailleurs les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture. Aussi, sa passion pour Esther et l'existence du ménage de la rue Taithout, entiÚrement inconnues dans le monde, ne nuisirent-elles aucune de ses entreprises ou de ses relations; jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat. Ses fautes en ce genre avec Coralie, lors de son premier séjour à Paris, lui avaient donné de l'expérience. Sa vie offrit d'abord cette régularité de bon ton sous laquelle on peut cacher bien des mystÚres il restait dans le inonde tous les soirs jusqu'à une heure du matin; on le trouvait chez lui de dix heures à une heure aprÚs-midi; puis il allait au bois de Boulogne et faisait des visites jusqu'à cinq heures. On le voyait rarement à pied, il évitait ainsi ses anciennes connaissances. Quand il fut salué par quelque journaliste ou par quelqu'un de ses anciens camarades, il répondit d'abord par une inclination de tÃÂȘte assez polie pour qu'il fût impossible de se fùcher, mais oÃÂč perçait un dédain profond qui tuait la familiarité française. Il se débarrassa promptement ainsi des gens qu'il ne voulait plus avoir connus. Une vieille haine l'empÃÂȘchait d'aller chez madame d'Espard, qui, plusieurs fois, avait voulu l'avoir chez elle; s'il la rencontrait chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez mademoiselle des Touches, chez la comtesse de Montcornet, ou ailleurs, il se montrait d'une exquise politesse avec elle. Cette haine, égale chez madame d'Espard, obligeait Lucien à user de prudence, car on verra comment il l'avait avivée en se permettant une vengeance qui, d'ailleurs, lui valut une forte semonce de Carlos Herrera. - Tu n'es pas encore assez puissant pour te venger de qui que ce soit, lui avait dit l'Espagnol. Quand on est en route, par un ardent soleil, on ne s'arrÃÂȘte pas pour cueillir la plus belle fleur... Il y avait trop d'avenir et trop de supériorité vraie chez Lucien pour que les jeunes gens, que son retour à Paris et sa fortune inexplicable offusquaient ou froissaient, ne fussent pas enchantés de lui jouer un mauvais tour. Lucien, qui se savait beaucoup d'ennemis, n'ignorait pas ces mauvaises dispositions chez ses amis. Aussi l'abbé mettait-il admirablement son fils adoptif en garde contre les traÃtrises du monde, contre les imprudences si fatales à la jeunesse. Lucien devait raconter et racontait tous les soirs à l'abbé les plus petits événements de la journée. Grùce aux conseils de ce mentor, il déjouait la curiosité la plus habile, celle du monde. Gardé par un sérieux anglais, fortifié par les redoutes qu'élÚve la circonspection des diplomates, il ne laissait à personne le droit ou l'occasion de jeter l'oeil sur ses affaires. Sa jeune et belle figure avait fini par ÃÂȘtre, dans le monde, impassible comme une figure de princesse en cérémonie. Vers le milieu de l'année 1829, il fut question de son mariage avec la fille aÃnée de la duchesse de Grandlieu, qui n'avait alors pas moins de quatre filles à établir. Personne ne mettait en doute que le Roi ne fÃt, à propos de cette alliance, la faveur de rendre à Lucien le titre de marquis. Ce mariage allait décider la fortune politique de Lucien, qui probablement serait nommé ministre auprÚs d'une cour d'Allemagne. Depuis trois ans surtout, la vie de Lucien avait été d'une sagesse inattaquable; aussi de Marsay avait-il dit de lui ce mot singulier "Ce garçon doit avoir derriÚre lui quelqu'un de bien fort!" Lucien était ainsi devenu presque un personnage. Sa passion pour Esther l'avait d'ailleurs aidé beaucoup à jouer son rÎle d'homme grave. Une habitude de ce genre garantit les ambitieux de bien des sottises; en ne tenant à aucune femme, ils ne se laissent pas prendre aux réactions du physique sur le moral. Quant au bonheur dont jouissait Lucien, c'était la réalisation des rÃÂȘves du poÚte sans le sou, à jeun, dans un grenier. Esther, l'idéal de la courtisane amoureuse, tout en rappelant à Lucien Coralie, l'actrice avec laquelle il avait vécu pendant une année, l'effaçait complÚtement. Toutes les femmes aimantes et dévouées inventent la réclusion, l'incognito, la vie de la perle au fond de la mer; mais, chez la plupart d'entre elles, c'est un de ces charmants caprices qui font un sujet de conversation, une preuve d'amour qu'elles rÃÂȘvent de donner et qu'elles ne donnent pas; tandis qu'Esther, toujours au lendemain de sa premiÚre félicité, vivant à toute heure sous le premier regard incendiaire de Lucien, n'eut pas, en quatre ans, un mouvement de curiosité. Son esprit tout entier, elle l'employait à rester dans les termes du programme tracé par la main fatale de l'Espagnol. Bien plus! au milieu des plus enivrantes délices, elle n'abusa pas du pouvoir illimité que prÃÂȘtent aux femmes aimées les désirs renaissants d'un amant pour faire à Lucien une interrogation sur Herrera, qui, d'ailleurs, l'épouvantait toujours elle n'osait pas penser à lui. Les savants bienfaits de ce personnage inexplicable, à qui certainement Esther devait et sa grùce de pensionnaire, et ses façons de femme comme il faut, et sa régénération, semblaient à la pauvre fille ÃÂȘtre des avances de l'enfer. - Je paierai tout cela quelque jour, se disait-elle avec effroi. Pendant toutes les belles nuits, elle sortait en voiture de louage. Elle allait, avec une célérité, sans doute imposée par l'abbé, dans un de ces charmants bois qui sont autour de Paris, à Boulogne, Vincennes, Romainville ou Ville-d'Avray, souvent avec Lucien, quelquefois seule avec Europe. Elle s'y promenait sans avoir peur, car elle était accompagnée, quand elle se trouvait sans Lucien, par un grand chasseur vÃÂȘtu comme les chasseurs les plus élégants, armé d'un vrai couteau, et dont la physionomie autant que la sÚche musculature annonçaient un terrible athlÚte. Cet autre gardien était pourvu, selon la mode anglaise, d'une canne, appelée bùton de longueur, que connaissent les bùtonistes, et avec laquelle ils peuvent défier plusieurs assaillants. En conformité d'un ordre donné par l'abbé, jamais Esther n'avait dit un mot à ce chasseur. Europe, quand madame voulait revenir, jetait un cri; le chasseur sifflait le cocher, qui se trouvait toujours à une distance convenable. Lorsque Lucien se promenait avec Esther, Europe et le chasseur restaient cent pas d'eux, comme deux de ces pages infernaux dont parlent les Mille et une Nuits, et qu'un enchanteur donne à ses protégés. Les Parisiens, et surtout les Parisiennes, ignorent les charmes d'une promenade au milieu des bois par une belle nuit. Le silence, les effets de lune, la solitude ont l'action calmante des bains. Ordinairement Esther partait à dix heures, se promenait de minuit à une heure, et rentrait à deux heures et demie. Il ne faisait jamais jour chez elle avant onze heures. Elle se baignait, procédait à cette toilette minutieuse, ignorée de la plupart des femmes de Paris, car elle veut trop de temps, et ne se pratique guÚre que chez les courtisanes, les lorettes ou les grandes dames qui toutes ont leur journée à elles. Elle n'était prÃÂȘte que quand Lucien venait, et s'offrait toujours à ses regards comme une fleur nouvellement éclose. Elle n'avait de souci que du bonheur de son poÚte; elle était à lui comme une chose à lui, c'est-à -dire qu'elle lui laissait la plus entiÚre liberté. Jamais elle ne jetait un regard au-delà de la sphÚre oÃÂč elle rayonnait; l'abbé le lui avait bien recommandé, car il entrait dans les plans de ce profond politique que Lucien eût des bonnes fortunes. Le bonheur n'a pas d'histoire, et les conteurs de tous les pays l'ont si bien compris que cette phrase Ils furent heureux! termine toutes les aventures d'amour. Aussi ne peut-on qu'expliquer les moyens de ce bonheur vraiment fantastique au milieu de Paris. Ce fut le bonheur sous sa plus belle forme, un poÚme, une symphonie de quatre ans! Toutes les femmes diront "C'est beaucoup!" Ni Esther ni Lucien n'avaient dit "C'est trop!" Enfin, la formule Ils furent heureux, fut pour eux encore plus explicite que dans les contes de fées, car ils n'eurent pas d'enfants. Ainsi, Lucien pouvait coqueter dans le monde, s'abandonner à ses caprices de poÚte et, disons le mot, aux nécessités de sa position. Il rendit, pendant le temps oÃÂč il faisait lentement son chemin, des services secrets à quelques hommes politiques en coopérant à leurs travaux. Il fut en ceci d'une grande discrétion. Il cultiva beaucoup la société de madame de Sérisy, avec laquelle il était, au dire des salons, du dernier bien. Madame de Sérisy avait enlevé Lucien à la duchesse de Maufrigneuse, qui, dit-on, n'y tenait plus, un de ces mots par lesquels les femmes se vengent d'un bonheur envié. Lucien était, pour ainsi dire, dans le giron de la Grande-AumÎnerie, et dans l'intimité de quelques femmes amies de l'archevÃÂȘque de Paris. Modeste et discret, il attendait avec patience. Aussi le mot de Marsay, qui s'était alors marié et qui faisait mener à sa femme la vie que menait Esther, contenait-il plus qu'une observation. Mais les dangers sous-marins de la position de Lucien s'expliqueront assez dans le courant de cette histoire. Comment un Loup-cervier rencontra le rat, et ce qui en advint Dans ces circonstances, par une belle nuit du mois d'août, le baron de Nucingen revenait à Paris de la terre d'un banquier étranger établi en France, et chez lequel il avait dÃné. Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. Or, comme le cocher du baron s'était vanté d'y mener son maÃtre et de le ramener avec ses chevaux, ce cocher prit la liberté d'aller lentement quand la nuit fut venue. En entrant dans le bois de Vincennes, voici la situation des bÃÂȘtes, des gens et du maÃtre. Littéralement abreuvé à l'office de l'illustre autocrate du Change, le cocher, complÚtement ivre, dormait, tout en tenant les guides, à faire illusion aux passants. Le valet, assis derriÚre, ronflait comme une toupie d'Allemagne, pays des petites figures en bois sculpté, des grands Reinganum et des toupies. Le baron voulut penser; mais, dÚs le pont de Gournay, la douce somnolence de la digestion lui avait fermé les yeux. A la mollesse des guides, les chevaux comprirent l'état du cocher; ils entendirent la basse continue du valet en vigie à l'arriÚre, ils se virent les maÃtres, et profitÚrent de ce petit quart d'heure de liberté pour marcher à leur fantaisie. En esclaves intelligents, ils offrirent aux voleurs l'occasion de dévaliser l'un des plus riches capitalistes de France, le plus profondément habile de ceux qu'on a fini par nommer assez énergiquement des Loups-cerviers. Enfin, devenus les maÃtres et attirés par cette curiosité que tout le monde a pu remarquer chez les animaux domestiques, ils s'arrÃÂȘtÚrent, dans un rond-point quelconque, devant d'autres chevaux à qui sans doute ils dirent en langue de cheval "A qui ÃÂȘtes-vous? Que faites-vous? Etes-vous heureux?" Quand la calÚche ne roula plus, le baron assoupi s'éveilla. Il crut d'abord n'avoir pas quitté le parc de son confrÚre; puis il fut surpris par une vision céleste qui le trouva sans son arme habituelle, le calcul. Il faisait un clair de lune si magnifique qu'on aurait pu tout lire, mÃÂȘme un journal du soir. Par le silence des bois, et, à cette lueur pure, le baron vit une femme seule qui, tout en montant dans une voiture de louage, regarda le singulier spectacle de cette calÚche endormie. A la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut comme illuminé par une lumiÚre intérieure. En se voyant admirée, la jeune femme abaissa son voile avec un geste d'effroi. Un chasseur jeta un cri rauque dont la signification fut bien comprise par le cocher, car la voiture fila comme une flÚche. Le vieux banquier ressentit une émotion terrible le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu à sa tÃÂȘte, sa tÃÂȘte renvoyait des flammes au coeur; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion, et, malgré cette appréhension capitale, il se dressa sur ses pieds. - Hau crante callot! fichi pédate ki tord! Cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire. A ces mots, cent francs, le cocher se réveilla, le valet de l'arriÚre les entendit sans doute dans son sommeil. Le baron répéta l'ordre, le cocher mit les chevaux au grand galop, et réussit à rattraper, à la barriÚre du TrÎne, une voiture à peu prÚs semblable à celle oÃÂč Nucingen avait vu la divine inconnue, mais oÃÂč se prélassait le premier commis de quelque riche magasin, avec une femme comme il faut de la rue Vivienne. Cette méprise consterna le baron. - Zi chaffais ùmné Chorche prononcez George, au lier te doi, crosse pette, ile aurede pien si droufer cedde phùmme, dit-il au domestique pendant que les commis visitaient la voiture. - Eh! monsieur le baron, le diable était, je crois, derriÚre, sous forme d'heiduque, et il m'a substitué cette voiture à la sienne. - Le tiapie n'egssisde boinde, dit le baron. Le baron de Nucingen avouait alors soixante ans, les femmes lui étaient devenues parfaitement indifférentes, et, à plus forte raison, la sienne. Il se vantait de n'avoir jamais connu l'amour qui fait faire des folies. Il regardait comme un bonheur d'en avoir fini avec les femmes, desquelles il disait, sans se gÃÂȘner, que la plus angélique ne valait pas ce qu'elle coûtait, mÃÂȘme quand elle se donnait gratis. Il passait pour ÃÂȘtre si complÚtement blasé, qu'il n'achetait plus, à raison d'une couple de mille francs par mois, le plaisir de se faire tromper. De sa loge à l'Opéra, ses yeux froids plongeaient tranquillement sur le Corps de Ballet. Pas une oeillade ne partait pour ce capitaliste de ce redoutable essaim de vieilles jeunes filles et de jeunes vieilles femmes, l'élite des plaisirs parisiens. Amour naturel, amour postiche et d'amour-propre, amour de bienséance et de vanité; amour-goût, amour décent et conjugal, amour excentrique, le baron avait acheté tout, avait connu tout, excepté le véritable amour. Cet amour venait de fondre sur lui comme un aigle sur sa proie, comme il fondit sur Gentz, le confident de le prince de Metternich. On sait toutes les sottises que ce vieux diplomate fit pour Fanny Elssler dont les répétitions l'occupaient beaucoup plus que les intérÃÂȘts européens. La femme qui venait de bouleverser cette caisse doublée de fer, appelée Nucingen, lui était apparue comme une de ces femmes uniques dans une génération. Il n'est pas sûr que la maÃtresse du Titien, que la Mona Lisa de Léonard de Vinci, que la Fornarina de RaphaÃl fussent aussi belles que la sublime Esther, en qui l'oeil le plus exercé du Parisien le plus observateur n'aurait pu reconnaÃtre le moindre vestige qui rappelùt la courtisane. Aussi le baron fut-il surtout étourdi par cet air de femme noble et grande qu'Esther, aimée, environnée de luxe, d'élégance et d'amour, avait au plus haut degré. L'amour heureux est la Sainte-Ampoule des femmes, elles deviennent toutes alors fiÚres comme des impératrices. Le baron alla, pendant huit nuits de suite, au bois de Vincennes, puis au bois de Boulogne, puis dans les bois de Ville-d'Avray, puis dans le bois de Meudon, enfin dans tous les environs de Paris, sans pouvoir rencontrer Esther. Cette sublime figure juive qu'il disait ÃÂȘtre eine viguire te la Piple, était toujours devant ses yeux. A la fin de la quinzaine, il perdit l'appétit. Delphine de Nucingen et sa fille Augusta, que la baronne commençait à montrer, ne s'aperçurent pas tout d'abord du changement qui se fit chez le baron. La mÚre et la fille ne voyaient monsieur de Nucingen que le matin au déjeuner et le soir au dÃner, quand ils dÃnaient tous à la maison, ce qui n'arrivait qu'aux jours oÃÂč Delphine avait du monde. Mais, au bout de deux mois, pris par une fiÚvre d'impatience et en proie à un état semblable à celui que donne la nostalgie, le baron, surpris de l'impuissance du million, maigrit et parut si profondément atteint, que Delphine espéra secrÚtement devenir veuve. Elle se mit à plaindre assez hypocritement son mari, et fit rentrer sa fille à l'intérieur. Elle assomma son mari de questions; il répondit comme répondent les Anglais attaqués du spleen, il ne répondit presque pas. Delphine de Nucingen donnait un grand dÃner tous les dimanches. Elle avait pris ce jour-là pour recevoir, aprÚs avoir remarqué que, dans le grand monde, personne n'allait au spectacle, et que cette journée était assez généralement sans emploi. L'invasion des classes marchandes ou bourgeoises rend le dimanche presque aussi sot à Paris qu'il est ennuyeux à Londres. La baronne invita donc l'illustre Desplein à dÃner pour pouvoir faire une consultation malgré le malade, car Nucingen disait se porter à merveille. Keller, Rastignac, de Marsay, du Tillet, tous les amis de la maison avaient fait comprendre à la baronne qu'un homme comme Nucingen ne devait pas mourir à l'improviste; ses immenses affaires exigeaient des précautions, il fallait savoir absolument à quoi s'en tenir. Ces messieurs furent priés à ce dÃner, ainsi que le comte de Gondreville, beau-pÚre de François Keller, le chevalier d'Espard, des Lupeaulx, le docteur Bianchon, celui de ses élÚves que Desplein aimait le plus, Beaudenord et sa femme, le comte et la comtesse de Montcornet, Blondet, mademoiselle des Touches et Conti; puis enfin Lucien de Rubempré pour qui Rastignac avait, depuis cinq ans, conçu la plus vive amitié; mais par ordre, comme on dit en style d'affiches. Le désespoir d'une caisse - Nous ne nous débarrasserons pas facilement de celui-là , dit Blondet à Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d'une façon ravissante. - Il vaut mieux s'en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac. - Lui? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutables que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquée qu'inattaquable! Voyons! de quoi vit-il? D'oÃÂč lui vient sa fortune? il a, j'en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes. - Il a trouvé dans un prÃÂȘtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, répondit Rastignac. - Il épouse mademoiselle de Grandlieu l'aÃnée, dit mademoiselle des Touches. - Oui, mais, dit le chevalier d'Espard, on lui demande d'acheter une terre d'un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu'il doit reconnaÃtre à sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d'aucun Espagnol. - C'est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne. Madame de Nucingen se donnait le genre d'appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, née Goriot, hantait cette société. - Non, répliqua du Tillet, la fille d'une duchesse n'est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique; mais le plus grand obstacle de ce mariage est l'amour insensé de madame de Sérisy pour Lucien, elle doit lui donner beaucoup d'argent. - Je ne m'étonne plus de voir Lucien si grave; car madame de Sérisy ne lui donnera certes pas un million pour lui faire épouser mademoiselle de Grandlieu. Il ne sait sans doute pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay. - Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l'adore, dit la comtesse de Montcornet, et, avec l'aide de la jeune personne, il aura peut-ÃÂȘtre de meilleures conditions. - Que fera-t-il de sa soeur et de son beau-frÚre d'AngoulÃÂȘme? demanda le chevalier d'Espard. - Mais, répondit Rastignac, sa soeur est riche, et il l'appelle aujourd'hui madame Séchard de Marsac. - S'il y a des difficultés, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien - Bonjour, cher ami, dit Rastignac en échangeant une chaleureuse poignée de main avec Lucien. De Marsay salua froidement aprÚs avoir été salué le premier par Lucien. Avant le dÃner, Desplein et Bianchon qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l'examinaient, reconnurent que sa maladie était entiÚrement morale; mais personne n'en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pût ÃÂȘtre amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l'amour pour expliquer l'état pathologique du banquier, en dit deux mots à Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait à quoi s'en tenir sur son mari. AprÚs dÃner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernÚrent le banquier et voulurent éclaircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait ÃÂȘtre amoureux. - Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considérablement? et l'on vous soupçonne de violer les lois de la nature financiÚre. - Chamais! dit le baron. - Mais si, répliqua de Marsay. On ose prétendre que vous ÃÂȘtes amoureux. - C'esde frai, répondit piteusement Nucingen. Chai Zoubire abbrest kÚque chausse t'ingonni. - Vous ÃÂȘtes amoureux, vous?... Vous ÃÂȘtes un fat! dit le chevalier d'Espard. - HÃÂȘdre hùmûreusse à mon hùche cheu zai piÚne que rienne n'ai blis ritiquille; mai ké foullez-vous? ÃÂȘde! - D'une femme du monde? demanda Lucien. - Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre. - Cheu neu la gonnÚs boind, répondit le baron. Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lé salon. Chiskissi, cheu n'ai boin si ceu qu'edait l'amûre. L'amûre? jeu groid que c'esd te maicrir. - OÃÂč l'avez-vous rencontrée, cette jeune innocente? demanda Rastignac. - An foidire, hù minouid, au pois de Finzennes. - Son signalement? dit de Marsay. - Eine jabot de casse plange, foile planc... eine viguire fraiment piplique! de veu, eine tain t'Oriend. - Vous rÃÂȘviez! dit en souriant Lucien. - C'est frai, cheu tormais comme ein govre... ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar Zédaite en refenand de tinner à la gambagne te mon hùmi... - Etait-elle seule? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. - Ui, dit le baron d'un ton dolent, zauv ein heidicq terriÚre la foidire ed eine fùme te jampre... - Lucien a l'air de la connaÃtre, s'écria Rastignac en saisissant un sourire de l'amant d'Esther. - Qui est-ce qui ne connaÃt pas les femmes capables d'aller à minuit à la rencontre de Nucingen? dit Lucien en pirouettant. - Enfin, ce n'est pas une femme qui aille dans le monde? demanda le chevalier d'Espard, car le baron aurait reconnu l'heiduque. - Che neu l'ai fue nille bard, répondit le baron, et foillà quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas. - Il vaut mieux qu'elle vous coûte quelques centaines de mille francs que de vous coûter la vie, et à votre ùge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir. - Ui, répondit Nucingen à Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l'air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l'ai fue!... Ed foilà ma fie! Cheu n'ai bas pi m'oguiber tu ternier eimbrunt cheu m'an sis rabbordé à mes gonvrÚres ki onte i biddié te moi... Bir ein million, che foudrais gonnÚdre cedde phùmme, ch'y cagnerais, car cheu neu fais blis à la Pirse... Temantez à ti Dilet. - Oui, répondit du Tillet, il a le dégoût des affaires, il change, c'est signe de mort. - Zigne t'amûr, reprit Nucingen, bir moi, c'esde eine mÃÂȘme chausse! La naïveté de ce vieillard, qui n'était plus Loup-cervier, et qui, pour la premiÚre fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacré que l'or, émut cette compagnie de gens blasés les uns échangÚrent des sourires, les autres regardÚrent Nucingen en exprimant cette pensée dans leur physionomie "Un homme si fort en arriver là !..." Puis chacun revint au salon en causant de cet événement. C'était en effet un événement de nature à produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit à rire quand Lucien lui découvrit le secret du banquier; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l'emmena dans l'embrasure d'une fenÃÂȘtre. - Montame, lui dit-il à voix basse, aiche chamai titte ein mod té moquerie sir fos bassions, pir ké fis fis moguiez tes miennes? Ein ponne fame aiteraid son mari à ze direr t'avvaire sante sÚ mÎguer te lui, gomme fus le vaiddes... D'aprÚs la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. Déjà trÚs fùché d'avoir vu son sourire remarqué, il profita du moment de causerie générale qui a lieu pendant le service du café pour disparaÃtre. - Qu'est donc devenu monsieur de Rubempré? dit la baronne de Nucingen. - Il est fidÚle à sa devise Quid me continebit? répondit Rastignac. - Ce qui veut dire Qui peut me retenir? ou Je suis indomptable, à votre choix, reprit de Marsay. - Au moment oÃÂč monsieur le baron parlait de son inconnue, Lucien a laissé échapper un sourire qui me ferait croire qu'elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon sans savoir le danger d'une observation si naturelle. - Pon! se dit en lui-mÃÂȘme le Loup-cervier. Semblable à tous les malades désespérés, il acceptait tout ce qui paraissait ÃÂȘtre un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d'autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, à qui, depuis quinze jours, il s'était adressé. Un abÃme sous le bonheur d'Esther Avant de se rendre chez Esther, Lucien devait aller à l'hÎtel de Grandlieu passer les deux heures qui rendaient mademoiselle Clotilde-Frédérique de Grandlieu la fille la plus heureuse du faubourg Saint-Germain. La prudence qui caractérisait la conduite de ce jeune ambitieux lui conseilla d'instruire aussitÎt Carlos Herrera de l'effet produit par le sourire que lui avait arraché le portrait d'Esther, tracé par le baron de Nucingen. L'amour du baron pour Esther, et l'idée qu'il avait eue de mettre la police à la recherche de son inconnue, étaient d'ailleurs des événements assez importants à communiquer à l'homme qui avait cherché sous la soutane l'asile que jadis les criminels trouvaient dans les églises. Et, de la rue Saint-Lazare, oÃÂč demeurait en ce temps le banquier, à la rue Saint-Dominique, oÃÂč se trouve l'hÎtel de Grandlieu, le chemin de Lucien le menait devant son chez-soi du quai Malaquais. Lucien trouva son terrible ami fumant son bréviaire, c'est-à -dire culottant une pipe avant de se coucher. Cet homme, plus étrange qu'étranger, avait fini par renoncer aux cigares espagnols, qu'il trouva trop doux. - Ceci devient sérieux, répondit l'Espagnol quand Lucien lui eut tout raconté. Le baron, qui se sert de Louchard pour chercher la petite, aura bien l'esprit de mettre un recors à tes trousses, et tout serait connu. Je n'ai pas trop de la nuit et de la matinée pour préparer les cartes de la partie que je vais jouer contre ce baron, à qui je dois démontrer avant tout l'impuissance de la police. Quand notre Loup-cervier aura perdu tout espoir de trouver sa brebis, je me charge de la lui vendre ce qu'elle vaut pour lui... - Vendre Esther? s'écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent. - Tu oublies donc notre position? s'écria Carlos Herrera. Lucien baissa la tÃÂȘte. - Plus d'argent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de dettes à payer! Si tu veux épouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d'un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh! bien, Esther est un gibier aprÚs lequel je vais faire courir ce Loup-cervier de maniÚre à le dégraisser d'un million. Ça me regarde... - Esther ne voudra jamais. - Ça me regarde. - Elle en mourra. - Ça regarde les Pompes FunÚbres. D'ailleurs, aprÚs?... s'écria ce sauvage personnage en arrÃÂȘtant les élégies de Lucien par la maniÚre dont il se posa. - Combien y a-t-il de généraux morts à la fleur de l'ùge pour l'empereur Napoléon? dernanda-t-il à Lucien aprÚs un moment de silence. On trouve toujours des femmes! En 1821, pour toi, Coralie n'avait pas sa pareille, Esther ne s'en est pas moins rencontrée. AprÚs cette fille, viendra... sais-tu qui?... la femme inconnue! Voilà , de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale oÃÂč le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et représentera le roi de France... Et puis, dis donc, monsieur l'enfant, Esther en mourra-t-elle? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther? D'ailleurs laisse-moi faire, tu n'as pas l'ennui de penser à tout ça me regarde. Seulement tu te passeras d'Esther pendant une semaine ou deux, et tu n'en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler sur ta planche de salut, et joue bien ton rÎle, glisse à Clotilde la lettre incendiaire que tu as écrite ce matin, et rapporte-m'en une un peu chaude! Elle se dédommage de ses privations par l'écriture, cette fille ça me va! Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d'obéir. Il s'agit de notre livrée de vertu, de nos casaques d'honnÃÂȘteté, du paravent derriÚre lequel les grands cachent toutes leurs infamies... Il s'agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais ÃÂȘtre soupçonné. Le hasard nous a mieux servis que ma pensée, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide. En jetant ces terribles phrases une à une, comme des coups de pistolet, Carlos Herrera s'habillait et se disposait à sortir. - Ta joie est visible, s'écria Lucien, tu n'as jamais aimé la pauvre Esther, et tu vois arriver avec délices le moment de te débarrasser d'elle. - Tu ne t'es jamais lassé de l'aimer, n'est-ce pas?... eh! bien, je ne me suis jamais lassé de l'exécrer. Mais n'ai-je pas agi toujours comme si j'étais attaché sincÚrement à cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains! Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... Mademoiselle Esther vit, cependant!... elle est heureuse!... sais-tu pourquoi? parce que tu l'aimes! Ne fais pas l'enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh! bien, il faut déployer plus que du talent pour éplucher le légume que nous jette aujourd'hui le sort il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu à quoi je pensais au moment oÃÂč tu es entré? - Non... - A me rendre, ici comme à Barcelone, héritier d'une vieille dévote, à l'aide d'Asie... - Un crime? - Il ne restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. Les créanciers se remuent. Une fois poursuivi par des huissiers et chassé de l'hÎtel de Grandlieu, que serais-tu devenu? L'échéance du diable serait arrivée. Carlos Herrera peignit par un geste le suicide d'un homme qui se jette à l'eau, puis il arrÃÂȘta sur Lucien un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans l'ùme des gens faibles. Ce regard fascinateur, qui eut pour effet de détendre toute résistance, annonçait entre Lucien et son conseil, non seulement des secrets de vie et de mort, mais encore des sentiments aussi supérieurs aux sentiments ordinaires que cet homme l'était à la bassesse de sa position. Contraint à vivre en dehors du monde oÃÂč la loi lui interdisait à jamais de rentrer, épuisé par le vice et par de furieuses, par de terribles résistances, mais doué d'une force d'ùme qui le rongeait, ce personnage ignoble et grand, obscur et célÚbre, dévoré surtout d'une fiÚvre de vie, revivait dans le corps élégant de Lucien dont l'ùme était devenue la sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale par ce poÚte, auquel il donnait sa consistance et sa volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu'un fils, plus qu'une femme aimée, plus qu'une famille, plus que sa vie, il était sa vengeance; aussi, comme les ùmes fortes tiennent plus à un sentiment qu'à l'existence, se l'était-il attaché par des liens indissolubles. AprÚs avoir acheté la vie de Lucien au moment oÃÂč ce poÚte au désespoir faisait un pas vers le suicide, il lui avait proposé l'un de ces pactes infernaux qui ne se voient que dans les romans, mais dont la possibilité terrible a souvent été démontrée aux Assises par de célÚbres drames judiciaires. En prodiguant à Lucien toutes les joies de la vie parisienne, en lui prouvant qu'il pouvait se créer encore un bel avenir, il en avait fait sa chose. Aucun sacrifice ne coûtait d'ailleurs à cet homme étrange, dÚs qu'il s'agissait de son second lui-mÃÂȘme. Au milieu de sa force, il était si faible contre les fantaisies de sa créature qu'il avait fini par lui confier ses secrets. Peut-ÃÂȘtre fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale? Depuis le jour oÃÂč la Torpille fut enlevée, Lucien savait sur quelle horrible base reposait son bonheur. Cette soutane de prÃÂȘtre espagnol cachait Jacques Collin, une des célébrités du Bagne, et qui, dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, oÃÂč Rastignac et Bianchon se trouvÚrent en pension. Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, évadé de Rochefort presque aussitÎt qu'il y fut réintégré, mit à profit l'exemple donné par le fameux comte de Sainte-HélÚne; mais en modifiant tout ce que l'action hardie de Coignard eut de vicieux. Se substituer à un honnÃÂȘte homme et continuer la vie du forçat est une proposition dont les deux termes sont trop contradictoires pour qu'il ne s'en dégage pas un dénouement funeste, à Paris surtout; car, en s'implantant dans une famille, un condamné décuple les dangers de cette substitution. Pour ÃÂȘtre à l'abri de toute recherche, ne faut-il pas d'ailleurs se mettre plus haut que ne sont situés les intérÃÂȘts ordinaires de la vie? Un homme du monde est soumis à des hasards qui pÚsent rarement sur les gens sans contact avec le monde. Aussi la soutane est-elle le plus sûr des déguisements, quand on peut le compléter par une vie exemplaire, solitaire et sans action. - Donc, je serai prÃÂȘtre, se dit ce mort civil qui voulait absolument revivre sous une forme sociale et satisfaire des passions aussi étranges que lui. La guerre civile que la constitution de 1812 alluma en Espagne, oÃÂč s'était rendu cet homme d'énergie, lui fournit les moyens de tuer secrÚtement le véritable Carlos Herrera dans une embuscade. Bùtard d'un grand seigneur et abandonné depuis longtemps par son pÚre, ignorant à quelle femme il devait le jour, ce prÃÂȘtre était chargé d'une mission politique en France par le roi Ferdinand VII, à qui un évÃÂȘque l'avait proposé. L'évÃÂȘque, le seul homme qui s'intéressùt à Carlos Herrera, mourut pendant le voyage que cet enfant perdu de l'Eglise faisait de Cadix à Madrid et de Madrid en France. Heureux d'avoir rencontré cette individualité si désirée, et dans les conditions oÃÂč il la voulait, Jacques Collin se fit des blessures au dos pour effacer les fatales lettres, et changea son visage à l'aide de réactifs chimiques. En se métamorphosant ainsi devant le cadavre du prÃÂȘtre avant de l'anéantir, il put se donner quelque ressemblance avec son Sosie. Pour achever cette transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans le conte arabe oÃÂč le derviche a conquis le pouvoir d'entrer, lui vieux, dans un jeune corps par des paroles magiques, le forçat, qui parlait espagnol, apprit autant de latin qu'un prÃÂȘtre andalou devait en savoir. Banquier des trois bagnes, Collin était riche des dépÎts confiés à sa probité connue, et forcée d'ailleurs entre de tels associés, une erreur se solde à coups de poignard. A ces fonds, il joignit l'argent donné par l'évÃÂȘque à Carlos Herrera. Avant de quitter l'Espagne, il put s'emparer du trésor d'une dévote de Barcelone à laquelle il donna l'absolution, en lui promettant d'opérer la restitution des sommes provenues d'un assassinat commis par elle, et d'oÃÂč provenait la fortune de cette pénitente. Devenu prÃÂȘtre, chargé d'une mission secrÚte qui devait lui valoir les plus puissantes recommandations à Paris, Jacques Collin, résolu à ne rien faire pour compromettre le caractÚre dont il s'était revÃÂȘtu, s'abandonnait aux chances de sa nouvelle existence, quand il rencontra Lucien sur la route d'AngoulÃÂȘme à Paris. Ce garçon parut au faux abbé devoir ÃÂȘtre un merveilleux instrument de pouvoir; il le sauva du suicide, en lui disant "Donnez-vous à un homme de Dieu comme on se donne au diable, et vous aurez toutes les chances d'une nouvelle destinée. Vous vivrez comme en rÃÂȘve, et le pire réveil sera la mort que vous vouliez vous donner..." L'alliance de ces deux ÃÂȘtres, qui n'en devaient faire qu'un seul, reposa sur ce raisonnement plein de force, que Carlos Herrera cimenta d'ailleurs par une complicité savamment amenée. Doué du génie de la corruption, il détruisit l'honnÃÂȘteté de Lucien en le plongeant dans des nécessités cruelles et en l'en tirant par des consentements tacites à des actions mauvaises ou infùmes qui le laissaient toujours pur, loyal, noble aux yeux du monde. Lucien était la splendeur sociale à l'ombre de laquelle voulait vivre le faussaire. - Je suis l'auteur, tu seras le drame; si tu ne réussis pas, c'est moi qui serai sifflé, lui dit-il le jour oÃÂč il lui avoua le sacrilÚge de son déguisement. Carlos alla prudemment d'aveu en aveu, mesurant l'infamie des confidences à la force de ses progrÚs et aux besoins de Lucien. Aussi, Trompe-la-Mort ne livra-t-il son dernier secret qu'au moment oÃÂč l'habitude des jouissances parisiennes, les succÚs, la vanité satisfaite lui avaient asservi le corps et l'ùme de ce poÚte si faible. Là oÃÂč jadis Rastignac, tenté par ce démon, avait résisté, Lucien succomba, mieux manoeuvré, plus savamment compromis, vaincu surtout par le bonheur d'avoir conquis une éminente position. Le Mal, dont la configuration poétique s'appelle le Diable, usa envers cet homme à moitié femme de ses plus attachantes séductions, et lui demanda peu d'abord en lui donnant beaucoup. Le grand argument de Carlos fut cet éternel secret promis par Tartuffe à Rimire. Les preuves réitérées d'un dévouement absolu, semblable à celui de Séide pour Mahomet, achevÚrent cette oeuvre horrible de la conquÃÂȘte de Lucien par un Jacques Collin. En ce moment, non seulement Esther et Lucien avaient dévoré tous les fonds confiés à la probité du banquier des bagnes, qui s'exposait pour eux à de terribles redditions de comptes, mais encore le dandy, le faussaire et la courtisane avaient des dettes. Au moment oÃÂč Lucien allait réussir, le plus petit caillou sous le pied d'un de ces trois ÃÂȘtres pouvait donc faire crouler le fantastique édifice d'une fortune si audacieusement bùtie. Au bal de l'Opéra, Rastignac avait reconnu le Vautrin de la Maison Vauquer, mais il se savait mort en cas d'indiscrétion, aussi l'amant de madame de Nucingen échangeait-il avec Lucien des regards oÃÂč la peur se cachait de part et d'autre sous des semblants d'amitié. Dans le moment du danger, Rastignac aurait évidemment fourni avec le plus grand plaisir la voiture qui eût mené Trompe-la-Mort à l'échafaud. Chacun doit maintenant deviner de quelle sombre joie Carlos fut saisi en apprenant l'amour du baron Nucingen, et en saisissant dans une seule pensée tout le parti qu'un homme de sa trempe devait tirer de la pauvre Esther. - Va, dit-il à Lucien, le diable protÚge son aumÎnier. - Tu fumes sur une poudriÚre. - Incedo per ignes! répondit Carlos en souriant, c'est mon métier. L'hÎtel de Grandlieu La maison de Grandlieu s'est partagée en deux branches vers le milieu du dernier siÚcle d'abord la maison ducale condamnée à finir, puisque le duc actuel n'a eu que des filles; puis les vicomtes de Grandlieu qui doivent hériter du titre et des armes de leur branche aÃnée. La branche ducale porte de gueules, à trois doullouÚres, ou haches d'armes d'or mises en fasce, avec le fameux Caveo non Timeo! pour devise, qui est toute l'histoire de cette maison. L'écusson des vicomtes est écartelé de Navarreins qui est de gueules, à la fasce crénelée d'or, et timbré du casque de chevalier avec - Grands faits, Grand lieu! pour devise. La vicomtesse actuelle, veuve depuis 1813, a un fils et une fille. Quoique revenue quasi ruinée de l'émigration, elle a retrouvé, par suite du dévouement d'un avoué, de Derville, une fortune assez considérable. Rentrés en 1804, le duc et la duchesse de Grandlieu furent l'objet des coquetteries de l'Empereur; aussi Napoléon, qui les eut à sa cour, rendit-il tout ce qui se trouvait à la maison de Grandlieu dans le Domaine, environ quarante mille livres de rente. De tous les grands seigneurs du faubourg Saint-Germain qui se laissÚrent séduire par Napoléon, le duc et la duchesse une Ajuda de la branche aÃnée, alliée aux Bragance furent les seuls qui ne reniÚrent pas l'Empereur ni ses bienfaits. Louis XVIII eut égard à cette fidélité lorsque le faubourg Saint-Germain en fit un crime aux Grandlieu; mais peut-ÃÂȘtre, en ceci, Louis XVIII voulait-il uniquement taquiner Monsieur. On regardait comme probable le mariage du jeune vicomte de Grandlieu avec Marie-Athénaïs, la derniÚre fille du duc, alors ùgée de neuf ans. Sabine, l'avant-derniÚre, épousa le baron du Guénic, aprÚs la Révolution de Juillet. Joséphine, la troisiÚme, devint madame d'Ajuda-Pinto, quand le marquis perdit sa premiÚre femme, mademoiselle de Rochefide. L'aÃnée avait pris le voile en 1822. La seconde, mademoiselle Clotilde-Frédérique, en ce moment, à l'ùge de vingt-sept ans, était profondément éprise de Lucien de Rubempré. Il ne faut pas demander si l'hÎtel du duc de Grandlieu, l'un des plus beaux de la rue Saint-Dominique, exerçait mille prestiges sur l'esprit de Lucien; toutes les fois que la porte immense tournait sur ses gonds pour laisser entrer son cabriolet, il éprouvait cette satisfaction de vanité dont a parlé Mirabeau. - Quoique mon pÚre ait été simple pharmacien à l'Houmeau, j'entre pourtant là ... Telle était sa pensée. Aussi eût-il commis bien d'autres crimes que ceux de son alliance avec un faussaire pour conserver le droit de monter les quelques marches du perron, pour s'entendre annoncer "Monsieur de Rubempré!" dans le grand salon à la Louis XIV, fait du temps de Louis XIV sur le modÚle de ceux de Versailles, oÃÂč se trouvait cette société d'élite, la crÚme de Paris, nommée alors le petit Chùteau. La noble portugaise, une des femmes qui aimait le moins à sortir de chez elle, était la plupart du temps entourée de ses voisins les Chaulieu, les Navarreins, les Lenoncourt. Souvent la jolie baronne de Macurner née Chaulieu, la duchesse de Maufrigneuse, madame d'Espard, madame de Camps, mademoiselle des Touches, alliée aux Grandlieu qui sont de Bretagne, se trouvaient en visite, allant au bal ou revenant de l'Opéra. Le vicomte de Grandlieu, le duc de Rhétoré, le marquis de Chaulieu, qui devait ÃÂȘtre un jour duc de Lenoncourt-Chaulieu, sa femme Madeleine de Mortsauf, petite-fille du duc de Lenoncourt, le marquis d'Ajuda-Pinto, le prince de Blamont-Chauvry, le marquis de Beauséant, le vidame de Pamiers, les Vandenesse, le vieux prince de Cadignan et son fils le duc de Maufrigneuse, étaient les habitués de ce salon grandiose oÃÂč l'on respirait l'air de la cour, oÃÂč les maniÚres, le ton, l'esprit s'harmoniaient à la noblesse des maÃtres dont la grande tenue aristocratique avait fini par faire oublier leur servage napoléonien. La vieille duchesse d'Uxelles, la mÚre de la duchesse de Maufrigneuse, était l'oracle de ce salon, oÃÂč madame de Sérisy n'avait jamais pu se faire admettre, quoique née de Ronquerolles. Amené par madame de Maufrigneuse, qui avait fait agir sa mÚre en faveur de Lucien de qui elle avait été folle pendant deux ans, ce séduisant poÚte s'y maintenait grùce à l'influence de la Grande AumÎnerie de France et à l'aide de l'archevÃÂȘque de Paris. Il ne fut admis toutefois qu'aprÚs avoir obtenu l'ordonnance qui lui rendit le nom et les armes de la maison de Rubempré. Le duc de Rhétoré, le chevalier d'Espard, quelques autres encore, jaloux de Lucien, indisposaient périodiquement contre lui le duc de Grandlieu en lui racontant des anecdotes prises aux antécédents de Lucien; mais la dévote duchesse, entourée déjà par les sommités de l'Eglise, et Clotilde de Grandlieu le soutinrent. Lucien expliqua d'ailleurs ces inimitiés par son aventure avec la cousine de madame d'Espard, madame de Bargeton, devenue comtesse Chùtelet. Puis; en sentant la nécessité de se faire adopter par une famille si puissante, et poussé par son conseil intime à séduire Clotilde, Lucien eut le courage des parvenus il vint là cinq jours sur les sept de la semaine, il avala gracieusement les couleuvres de l'envie, il soutint les regards impertinents, il répondit spirituellement aux railleries. Son assiduité, le charme de ses maniÚres, sa complaisance finirent par neutraliser les scrupules et par amoindrir les obstacles. Toujours au mieux chez la duchesse de Maufrigneuse dont les lettres brûlantes, écrites pendant le cours de sa passion, étaient gardées par Carlos Herrera, l'idole de madame de Sérisy, bien vu chez mademoiselle des Touches, Lucien, content d'ÃÂȘtre admis dans ces trois maisons, apprit de son Espagnol à mettre la plus grande réserve dans ses relations. - On ne peut pas se dévouer à plusieurs maisons à la fois, lui disait son conseiller intime. Qui va partout ne trouve d'intérÃÂȘt vif nulle part. Les grands ne protÚgent que ceux qui rivalisent avec leurs meubles, ceux qu'ils voient tous les jours, et qui savent leur devenir quelque chose de nécessaire, comme le divan sur lequel on s'assied. Habitué à regarder le salon des Grandlieu comme son champ de bataille, Lucien réservait son esprit, ses bons mots, les nouvelles et ses grùces de courtisan pour le temps qu'il y passait le soir. Insinuant, caressant, prévenu par Clotilde des écueils à éviter, il flattait les petites passions de monsieur de Grandlieu. AprÚs avoir commencé par envier le bonheur de la duchesse de Maufrigneuse, Clotilde devint éperdument amoureuse de Lucien. En apercevant tous les avantages d'une pareille alliance, Lucien joua son rÎle d'amoureux comme l'eût joué Armand, le dernier jeune premier de la Comédie-Française. Il écrivait à Clotilde des lettres qui certes étaient des chefs-d'oeuvre littéraires de premier ordre et Clotilde y répondait en luttant de génie dans l'expression de cet amour furieux sur le papier, car elle ne pouvait aimer que de cette façon. Lucien allait à la messe à Saint-Thomas-d'Aquin tous les dimanches, il se donnait pour fervent catholique, il se livrait à des prédications monarchiques et religieuses qui faisaient merveille. Il écrivait d'ailleurs dans les journaux dévoués à la Congrégation des articles excessivement remarquables, sans vouloir en recevoir aucun prix, sans y mettre d'autre signature qu'un L. Il fit des brochures politiques, demandées ou par le roi Charles X, ou par la Grande AumÎnerie, sans exiger la moindre récompense. - Le Roi, disait-il, a déjà tant fait pour moi, que je lui dois mon sang. Aussi, depuis quelques jours, était-il question d'attacher Lucien au cabinet du premier ministre en qualité de secrétaire particulier; mais madame d'Espard mit tant de gens en campagne contre Lucien, que le maÃtre Jacques de Charles X hésitait à prendre cette résolution. Non seulement la position de Lucien n'était pas assez nette, et ces mots "De quoi vit-il?" que chacun avait sur les lÚvres à mesure qu'il s'élevait, demandaient une réponse; mais encore la curiosité bienveillante comme la curiosité malicieuse allaient d'investigations en investigations, et trouvaient plus d'un défaut à la cuirasse de cet ambitieux. Clotilde de Grandlieu servait à son pÚre et à sa mÚre d'espion innocent. Quelques jours auparavant, elle avait pris Lucien pour causer dans l'embrasure d'une fenÃÂȘtre, et l'instruire des objections de la famille. - Ayez une terre d'un million, et vous aurez ma main, telle a été la réponse de ma mÚre, avait dit Clotilde. - Ils te demanderont plus tard d'oÃÂč provient ton argent, avait dit Carlos à Lucien quand Lucien lui reporta ce prétendu dernier mot. - Mon beau-frÚre doit avoir fait fortune, avait fait observer Lucien, nous aurons en lui un éditeur responsable. - Il ne manque donc plus que le million, s'était écrié Carlos, j'y songerai. Pour bien expliquer la position de Lucien à l'hÎtel de Grandlieu, jamais il n'y avait dÃné. Ni Clotilde, ni la duchesse d'Uxelles, ni madame de Maufrigneuse, qui resta toujours excellente pour Lucien, ne purent obtenir du vieux duc cette faveur, tant le gentilhomme conservait de défiance sur celui qu'il appelait le sire de Rubempré. Cette nuance, aperçue par toute la société de ce salon, causait de vives blessures à l'amour-propre de Lucien, qui s'y sentait seulement toléré. Le monde a le droit d'ÃÂȘtre exigeant, il est si souvent trompé! Faire figure à Paris sans avoir une fortune connue, sans une industrie avouée, est une position que nul artifice ne peut rendre pendant longtemps soutenable. Aussi, Lucien, en s'élevant, donnait-il une force excessive à cette objection "De quoi vit-il?" Il avait été forcé de dire chez madame de Sérisy, à laquelle il devait l'appui du Procureur-général Granville et d'un ministre d'Etat, le comte Octave de Bauvan, président à une cour souveraine "Je m'endette horriblement." En entrant dans la cour de l'hÎtel oÃÂč se trouvait la légitimation de ses vanités, il se disait avec amertume, en pensant à la délibération de Trompe-la-Mort "J'entends tout craquer sous mes pieds!" Il aimait Esther, et il voulait mademoiselle de Grandlieu pour femme! Etrange situation! Il fallait vendre l'une pour avoir l'autre. Un seul homme pouvait faire ce trafic sans que l'honneur de Lucien en souffrÃt, cet homme était le faux Espagnol ne devaient-ils pas ÃÂȘtre aussi discrets l'un que l'autre, l'un envers l'autre? On n'a pas dans la vie deux pactes de ce genre oÃÂč chacun est tour à tour dominateur et dominé. Lucien chassa les nuages qui obscurcissaient son front, il entra gai, radieux dans les salons de l'hÎtel de Grandlieu. Une fille de bonne maison En ce moment, les fenÃÂȘtres étaient ouvertes, les senteurs du jardin parfumaient le salon, la jardiniÚre qui en occupait le milieu offrait aux regards sa pyramide de fleurs. La duchesse, assise dans un coin, sur un sofa, causait avec la duchesse de Chaulieu. Plusieurs femmes composaient un groupe remarquable par diverses attitudes empreintes des différentes expressions que chacune d'elles donnait à une douleur jouée. Dans le monde, personne ne s'intéresse à un malheur ni à une souffrance, tout y est parole. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. Clotilde et Joséphine s'occupaient autour de la table à thé. Le vidame de Pamiers, le duc de Grandlieu, le marquis d'Ajuda-Pinto, le duc de Maufrigneuse, faisaient leur wisk dans un coin. Quand Lucien fut annoncé, il traversa le salon et alla saluer la duchesse, à laquelle il demanda raison de l'affliction peinte sur son visage. - Madame de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle son gendre, le baron de Macumer, l'ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui étaient allés à Chantepleurs y soigner leur frÚre, ont écrit ce triste événement. Louise est dans un état navrant. - Une femme n'est pas deux fois aimée dans sa vie comme Louise l'était par son mari, dit Madeleine de Mortsauf. - Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d'Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilité. - Pauvre Louise, fit madame d'Espard, je la comprends et je la plains. La marquise d'Espard eut l'air songeur d'une femme pleine d'ùme et de coeur. Quoique Sabine de Grandlieu n'eût que dix ans, elle leva sur sa mÚre un oeil intelligent dont le regard presque moqueur fut réprimé par un coup d'oeil de sa mÚre. C'est ce qui s'appelle bien élever ses enfants. - Si ma fille résiste à ce coup-là , dit madame de Chaulieu de l'air le plus maternel, son avenir m'inquiétera. Louise est trÚs romanesque. - Je ne sais pas, dit la vieille duchesse d'Uxelles, de qui nos filles ont pris ce caractÚre-là ?... - Il est difficile, dit un vieux cardinal, de concilier aujourd'hui le coeur et les convenances. Lucien, qui n'avait pas un mot à dire, alla vers la table à thé, faire ses compliments à mesdemoiselles de Grandlieu. Quand le poÚte fut à quelques pas du groupe de femmes, la marquise d'Espard se pencha pour pouvoir parler à l'oreille de la duchesse de Grandlieu. - Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chÚre Clotilde? lui dit-elle. La perfidie de cette interrogation ne peut ÃÂȘtre comprise qu'aprÚs l'esquisse de Clotilde. Cette jeune personne, de vingt-sept ans, était alors debout. Cette attitude permettait au regard moqueur de la marquise d'Espard d'embrasser la taille sÚche et mince de Clotilde qui ressemblait parfaitement à une asperge. Le corsage de la pauvre fille était si plat qu'il n'admettait pas les ressources coloniales de ce que les modistes appellent des fichus menteurs. Aussi Clotilde, qui se savait de suffisants avantages dans son nom, loin de prendre la peine de déguiser ce défaut, le faisait-elle héroïquement ressortir. En se serrant dans ses robes, elle obtenait l'effet du dessin roide et net que les sculpteurs du Moyen-Age ont cherché dans leurs statuettes dont le profil tranche sur le fond des niches oÃÂč ils les ont mises dans les cathédrales. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. S'il est permis de se servir d'une expression familiÚre qui, du moins, a le mérite de bien se faire comprendre, elle était tout jambes. Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. Brune de teint, les cheveux noirs et durs, les sourcils trÚs fournis, les yeux ardents et encadrés dans des orbites déjà charbonnées, la figure arquée comme un premier quartier de lune et dominée par un front proéminent, elle offrait la caricature de sa mÚre, l'une des plus belles femmes du Portugal. La nature se plaÃt à ces jeux-là . On voit souvent, dans les familles, une soeur d'une beauté surprenante et dont les traits offrent, chez le frÚre, une laideur achevée, quoique tous deux se ressemblent. Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. Aussi ses lÚvres dénonçaient-elles plus que tout autre trait de son visage les secrets mouvements de son coeur, car l'affection leur imprimait une expression charmante, et d'autant plus remarquable que ses joues trop brunes pour rougir, que ses yeux noirs toujours durs ne disaient jamais rien. Malgré tant de désavantages, malgré sa prestance de planche, elle tenait de son éducation et de sa race un air de grandeur, une contenance fiÚre, enfin tout ce qu'on a nommé si justement le je ne sais quoi, peut-ÃÂȘtre dû à la franchise de son costume et qui signalait en elle une fille de bonne maison. Elle tirait parti de ses cheveux, dont la force, le nombre et la longueur pouvaient passer pour une beauté. Sa voix, qu'elle avait cultivée, jetait des charmes. Elle chantait à ravir. Clotilde était bien la jeune personne dont on dit "Elle a de beaux yeux", ou "Elle a un charmant caractÚre!" A quelqu'un qui lui disait à l'anglaise "Votre Grùce", elle répondit "Appelez-moi Votre Minceur." - Pourquoi n'aimerait-on pas - ma pauvre Clotilde? répondit la duchesse à la marquise. Savez-vous ce qu'elle me disait hier? "Si je suis aimée par ambition, je me charge de me faire aimer pour moi-mÃÂȘme!" Elle est spirituelle et ambitieuse, il y a des hommes à qui ces deux qualités plaisent. Quant à lui, ma chÚre, il est beau comme un rÃÂȘve; et s'il peut racheter la terre de Rubempré, le Roi lui rendra, par égard pour nous, le titre de marquis... AprÚs tout, sa mÚre est la derniÚre Rubempré... - Pauvre garçon, oÃÂč prendra-t-il un million? dit la marquise. - Ceci n'est pas notre affaire, reprit la duchesse; mais, à coup sûr, il est incapable de le voler... Et, d'ailleurs, nous ne donnerions pas Clotilde à un intrigant ni à un malhonnÃÂȘte homme, fût-il beau, fût-il poÚte et jeune comme monsieur de Rubempré. - Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grùce infinie à Lucien. - Oui, j'ai dÃné en ville. - Vous allez beaucoup dans le monde depuis quelques jours, dit-elle en cachant sa jalousie et ses inquiétudes sous un sourire. - Dans le monde?... reprit Lucien, non, j'ai seulement, par le plus grand des hasards, dÃné toute la semaine chez des banquiers, aujourd'hui chez Nucingen, hier chez du Tiflet, et avant-hier chez les Keller... On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs. - Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant et avec quelle grùce! une tasse de thé. On est venu dire à mon pÚre que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d'ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour chùteau de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre mon pÚre a des regards qui me crucifient, mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai... - Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d'argent ciselé. - Ne vous montrez pas à mon pÚre, il vous dirait quelque impertinence; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus... Cette méchante marquise d'Espard lui a dit que votre mÚre avait gardé les femmes en couches, et que votre soeur était repasseuse... - Nous avons été dans la plus profonde misÚre, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n'est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd'hui ma soeur est plus que millionnaire, et ma mÚre est morte depuis deux ans... On avait réservé ces renseignements pour le moment oÃÂč je serais sur le point de réussir ici... - Mais qu'avez-vous fait à madame d'Espard? - J'ai eu l'imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérisy, devant messieurs de Bauvan et de Granville, l'histoire du procÚs qu'elle faisait pour obtenir l'interdiction de son mari, le marquis d'Espard, et qui m'avait été confiée par Bianchon. L'opinion de monsieur de Granville, appuyé par Bauvan et Sérisy, a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L'un et l'autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérisy a commis une indiscrétion qui m'a fait de la marquise une ennemie mortelle, j'y ai gagné sa protection, celle du Procureur-général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérisy a dit le péril oÃÂč ils m'avaient mis en laissant deviner la source d'oÃÂč venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d'Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infùme procÚs. - Je vais nous délivrer de madame d'Espard, dit Clotilde. - Eh! comment? s'écria Lucien. - Ma mÚre invitera les petits d'Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Le pÚre et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sûrs de ne jamais voir leur mÚre... - Oh! Clotilde, vous ÃÂȘtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-mÃÂȘme, je vous aimerais pour votre esprit. - Ce n'est pas de l'esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lÚvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez à Saint-Thomas-d'Aquin avec une écharpe rose, mon pÚre aura changé d'humeur. Vous avez une réponse collée au dos du fauteuil sur lequel vous ÃÂȘtes, elle vous consolera peut-ÃÂȘtre de ne pas nous voir. Mettez la lettre que vous m'apportez dans mon mouchoir... Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans. La maison d'une bonne fille Lucien prit un fiacre à la rue de la Planche, le quitta sur les boulevards, en prit un autre à la Madeleine et lui recommanda de demander la porte rue Taitbout. A onze heures, en entrant chez Esther, il la trouva tout en pleurs, mais mise comme elle se mettait pour lui faire fÃÂȘte! Elle attendait son Lucien couchée sur un divan de satin blanc broché de fleurs jaunes, vÃÂȘtue d'un délicieux peignoir en mousseline des Indes, à noeuds de rubans couleur cerise, sans corset, les cheveux simplement attachés sur sa tÃÂȘte, les pieds dans de jolies pantoufles de velours doublées de satin cerise, toutes les bougies allumées et le houka prÃÂȘt; mais elle n'avait pas fumé le sien, qui restait sans feu devant elle, comme un indice de sa situation. En entendant ouvrir les portes, elle essuya ses larmes, bondit comme une gazelle et enveloppa Lucien de ses bras comme un tissu qui, saisi par le vent, s'entortillerait à un arbre. - Séparés, dit-elle, est-il vrai?... - Bah! pour quelques jours, répondit Lucien. Esther lùcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets! Ah! elles vous aiment!... AprÚs cinq ans, elles sont au lendemain de leur premier jour de bonheur, elles ne peuvent pas vous quitter, elles sont sublimes d'indignation, de désespoir, d'amour, de colÚre, de regrets, de terreur, de chagrin, de pressentiments! Enfin, elles sont belles comme une scÚne de Shakespeare. Mais, sachez-le bien! ces femmes-là n'aiment pas. Quand elles sont tout ce qu'elles disent ÃÂȘtre, quand enfin elles aiment véritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le véritable amour; Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait à chaudes larmes. Lucien, lui, s'efforçait de soulever Esther et lui parlait. - Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... Comment, aprÚs bientÎt quatre ans de bonheur, voilà ta maniÚre de prendre une absence? Eh! qu'ai-je donc fait à toutes ces filles-là ?... se dit-il en se souvenant d'avoir été aimé ainsi par Coralie. - Ah! monsieur, vous ÃÂȘtes bien beau, dit Europe.. Les sens ont leur beau idéal. Quand à ce beau si séduisant se joignent la douceur de caractÚre, la poésie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces créatures éminemment sensibles aux dons naturels extérieurs, et si naïves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose oÃÂč se trahissait une extrÃÂȘme douleur. - Mais, petite bÃÂȘte, dit Lucien, ne t'a-t-on pas dit qu'il s'agissait de ma vie!... A ce mot dit exprÚs par Lucien, Esther se dressa comme une bÃÂȘte fauve, ses cheveux dénoués entourÚrent sa sublime figure comme d'un feuillage. Elle regarda Lucien d'un oeil fixe. - De ta vie!... s'écria-t-elle en levant les bras et en les laissant retomber par un geste qui n'appartient qu'aux filles en danger. Mais c'est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves. Elle tira de sa ceinture un méchant papier, mais elle vit Europe, et lui dit "Laisse-nous, ma fille." Quand Europe eut fermé la porte "Tiens, voici ce qu'il m'écrit", reprit-elle en tendant à Lucien une lettre que Carlos venait d'envoyer et que Lucien lut à haute voix. "Vous partirez demain à cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forÃÂȘt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier étage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu'à ce que je le permette, vous n'y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sûrs. N'écrivez pas à Lucien. Ne vous mettez pas à la fenÃÂȘtre pendant le jour; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissés pendant la route il s'agit de la vie de Lucien. "Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui..." Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d'une bougie. - Ecoute, mon Lucien, dit Esther aprÚs avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel écoute celle de son arrÃÂȘt de mort, je ne te dirai pas que je t'aime, ce serait une bÃÂȘtise... Voici cinq ans bientÎt qu'il me semble aussi naturel de t'aimer que de respirer, de vivre... Le premier jour oÃÂč mon bonheur a commencé sous la protection de cet ÃÂȘtre inexplicable, qui m'a mise ici comme on met une petite bÃÂȘte curieuse dans une cage, j'ai su que tu devais te marier. Le mariage est un élément nécessaire de ta destinée, et Dieu me garde d'arrÃÂȘter les développements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t'ennuierai point; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent à l'aide d'un réchaud de charbon, j'en ai eu assez d'une fois; et, deux fois, ça écoeure, comme dit Mariette. Non je m'en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m'a promis de m'apprendre à mourir tranquillement. On se pique, paf! tout est fini. Je ne demande qu'une seule chose, mon ange adoré, c'est de ne pas ÃÂȘtre trompée. J'ai mon compte de la vie j'ai eu, depuis le jour oÃÂč je t'ai vu en 1824, jusqu'aujourd'hui, plus de bonheur qu'il n'en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis une femme aussi forte que faible. Dis-moi "Je me marie". Je ne te demande plus qu'un adieu bien tendre, et tu n'entendras plus jamais parler de moi... Il y eut un moment de silence aprÚs cette déclaration, dont la sincérité ne peut se comparer qu'à la naïveté des gestes et de l'accent. - S'agit-il de ton mariage? dit-elle en plongeant un de ces regards fascinateurs et brillants, comme la lame d'un poignard dans les yeux bleus de Lucien. - Voici dix-huit mois que nous travaillons à mon mariage, et il n'est pas encore conclu, répondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure; mais il ne s'agit pas de cela, ma chÚre petite... il s'agit de l'abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... Nucingen t'a vue... - Oui, dit-elle, à Vincennes, il m'a donc reconnue?... - Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. AprÚs dÃner, quand il t'a dépeinte en parlant de votre rencontre, j'ai laissé échapper un sourire involontaire, imprudent, car je suis au milieu du monde comme le sauvage au milieu des piÚges d'une tribu ennemie. Carlos, qui m'évite la peine de penser, trouve cette situation dangereuse, il se charge de rouer Nucingen si Nucingen s'avise de nous espionner, et le baron en est bien capable; il m'a parlé de l'impuissance de la police. Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie... - Et que veut faire ton Espagnol? dit Esther tout doucement. - Je n'en sais rien, il m'a dit de dormir sur mes deux oreilles, répondit Lucien sans oser regarder Esther. - S'il en est ainsi, j'obéis avec cette soumission canine dont je fais profession, dit Esther qui passa son bras à celui de Lucien et l'emmena dans sa chambre en lui disant "As-tu bien dÃné, mon Lulu, chez cet infùme Nucingen?" - La cuisine d'Asie empÃÂȘche de trouver un dÃner bon, quelque célÚbre que soit le chef de la maison oÃÂč l'on dÃne; mais CarÃÂȘme avait fait le dÃner comme tous les dimanches. Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. La maÃtresse était si belle, si constamment charmante qu'elle n'avait pas encore laissé approcher le monstre qui dévore les plus robustes amours la satiété! - Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes! d'un cÎté, la poésie, la volupté, l'amour, le dévouement, la beauté, la gentillesse... Esther furetait comme furÚtent les femmes avant de se coucher, elle allait et revenait, elle papillonnait en chantant. Vous eussiez dit d'un colibri. - ...De l'autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde!... Et aucun moyen de les réunir en une seule personne! s'écria Lucien. Le lendemain, à sept heures du matin, en s'éveillant dans cette charmante chambre rose et blanche, le poÚte se trouva seul. Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut. - Que veut monsieur? - Esther! - Madame est partie à quatre heures trois quarts. D'aprÚs les ordres de monsieur l'abbé, j'ai reçu franc de port un nouveau visage. - Une femme?... - Non, monsieur, une Anglaise... une de ces femmes qui vont en journée la nuit, et nous avons ordre de la traiter comme si c'était madame qu'est-ce que monsieur veut faire de cette bringue-là ?... Pauvre madame, a-t-elle pleuré quand elle est montée en voiture... "Enfin, il le faut!... s'est-elle écriée. J'ai quitté ce pauvre chat pendant qu'il dormait, m'a-t-elle dit en essuyant ses larmes; Europe, s'il m'avait regardée ou s'il avait prononcé mon nom, je serais restée, quitte à mourir avec lui..." Tenez, monsieur, j'aime tant madame, que je ne lui ai pas montré sa remplaçante; il y a bien des femmes de chambre qui lui en auraient donné le crÚve-coeur. - L'inconnue est donc là ?... - Mais, monsieur, elle était dans la voiture qui a emmené madame, et je l'ai cachée dans ma chambre, selon ses instructions... - Est-elle bien? - Aussi bien que peut l'ÃÂȘtre une femme d'occasion, mais elle n'aura pas de peine à jouer son rÎle, si monsieur y met du sien, dit Europe en s'en allant chercher la fausse Esther. Monsieur de Nucingen à l'oeuvre La veille, avant de se coucher, le tout-puissant banquier avait donné ses ordres à son valet de chambre qui, dÚs sept heures, introduisait le fameux Louchard, le plus habile des Gardes du Commerce dans un petit salon oÃÂč vint le baron en robe de chambre et en pantoufles... - Fus fus ÃÂȘdes mogué te moi! dit-il en réponse aux salutations du Garde. - Ça ne pouvait pas ÃÂȘtre autrement, monsieur le baron. Je tiens à ma Charge, et j'ai eu l'honneur de vous dire que je ne pouvais pas me mÃÂȘler d'une affaire étrangÚre à mes fonctions. Que vous ai-je promis? de vous mettre en relation avec celui de nos agents qui m'a paru le plus capable de vous servir. Mais monsieur le baron connaÃt les démarcations qui existent entre les gens de différents métiers... Quand on bùtit une maison, on ne fait pas faire à un menuisier ce qui regarde le serrurier. Eh! bien, il y a deux polices la Police Politique, la Police Judiciaire. Jamais les agents de la Police Judiciaire ne se mÃÂȘlent de la Police Politique, et vice versa. Si vous vous adressiez au chef de la Police Politique, il lui faudrait une autorisation du ministre pour s'occuper de votre affaire, et vous n'oseriez pas l'expliquer au Directeur général de la police du Royaume. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. Ainsi personne, au MinistÚre de l'Intérieur ou à la Préfecture, ne marche que dans l'intérÃÂȘt de l'Etat ou dans l'intérÃÂȘt de la Justice. S'agit-il d'un complot ou d'un crime, eh! mon Dieu, les chefs vont ÃÂȘtre à vos ordres; mais comprenez donc, monsieur le baron, qu'ils ont d'autres chats à fouetter que de s'occuper des cinquante mille amourettes de Paris. Quant à nous autres, nous ne devons nous mÃÂȘler que de l'arrestation des débiteurs; et dÚs qu'il s'agit d'autre chose, nous nous exposons énormément dans le cas oÃÂč nous troublerions la tranquillité de qui que ce soit. Je vous ai envoyé un de mes gens, mais en vous disant que je n'en répondais pas; vous lui avez dit de vous trouver une femme dans Paris, Contenson vous a carotté un billet de mille, sans seulement se déranger. Autant valait chercher une aiguille dans la riviÚre que de chercher dans Paris une femme soupçonnée d'aller au bois de Vincennes, et dont le signalement ressemblait à celui de toutes les jolies femmes de Paris. - Gondanzon Contenson, dit le baron, ne bouffait-ile bas me tire la féridé, au lier te me garodder ein pilet te mile vrancs? - Ecoutez, monsieur le baron, dit Louchard, voulez-vous me donner mille écus, je vais vous donner... vous vendre un conseil. - Faud-il mile égus le gonzeil? demanda Nucingen. - Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. Vous ÃÂȘtes amoureux, vous voulez découvrir l'objet de votre passion, vous en séchez comme une laitue sans eau. Il est venu chez vous hier, m'a dit votre valet de chambre, deux médecins qui vous trouvent en danger; moi seul puis vous mettre entre les mains d'un homme habile.... Eh! que diable! si votre vie ne valait pas mille écus... - Tiddes-moi le nom de cedde Îme habile, et gondez sir ma chénérosité! Louchard prit son chapeau, salua, s'en alla. - Tiaple t'homme! s'écria Nucingen, fennez?... dennez - Prenez garde, dit Louchard avant de prendre l'argent, que je vous vends purement et simplement un renseignement. Je vous donnerai le nom, l'adresse du seul homme capable de vous servir, mais c'est un maÃtre... - Fa de vaire viche! s'écria Nucingen, il n'y a que le nom te Varschild qui faille mile égus, ed encore quant ille ette zigné au pas t'ein pilet... - Ch'ovre mile vrancs? Louchard, petit finaud qui n'avait pu traiter d'aucune charge d'avoué, de notaire, d'huissier, ni d'agréé, guigna le baron d'une maniÚre significative. - Pour vous, c'est mille écus ou rien, vous les reprendrez en quelques secondes à la Bourse, lui dit-il. - Ch'ovre mile vrancs!... répéta le baron. - Vous marchanderiez une mine d'or! dit Louchard en saluant et se retirant. - Ch'aurai l'attresse pir ein pilet de sainte sant vrancs, s'écria le baron qui dit à son valet de chambre de lui envoyer son secrétaire. Turcaret n'existe plus. Aujourd'hui le plus grand comme le plus petit banquier déploie son astuce dans les moindres choses il marchande les arts, la bienfaisance, l'amour, il marchanderait au pape une absolution. Ainsi en écoutant parler Louchard, Nucingen avait rapidement pensé que Contenson, étant le bras droit du Garde du Commerce, devait savoir l'adresse de ce MaÃtre en espionnage. Contenson lùcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. Cette rapide combinaison prouve énergiquement que si le coeur de cet homme restait envahi par l'amour, la tÃÂȘte restait encore celle d'un Loup-cervier. - Hùlez fis-mÃÂȘme, mennesier, dit le baron à son secrétaire, ghez Condanzon, l'esbion te Lichart, le Carte ti Gommerce, maisse hùlez an gaprioledde, pien fidde, et hamnez-leu eingondinend. Chattends!... Vus basserez bar la borde ti chartin. - Foissi la gleve, gar il edde idile que berzonne ne foye cet homme-là ghez moi. Fous l'introtuirez tans la bedide paffillon ti chartin. Dùgez te vaire ma gommission afec indellichance. On vint parler d'affaires à Nucingen; mais il attendait Contenson, il rÃÂȘvait d'Esther, il se disait qu'avant peu de temps il reverrait la femme à laquelle il avait dû des émotions inespérées. Et il renvoya tout le monde avec des paroles vagues, avec des promesses à double sens. Contenson lui paraissait l'ÃÂȘtre le plus important de Paris, il regardait à tout moment dans son jardin. Enfin, aprÚs avoir donné l'ordre de fermer sa porte, il se fit servir son déjeuner dans le pavillon qui se trouvait à l'un des angles de son jardin. Dans les bureaux, la conduite, les hésitations du plus madré, du plus clairvoyant, du plus politique des banquiers de Paris, paraissaient inexplicables. - Qu'a donc le patron? disait un Agent de change à l'un des premiers commis. - On ne sait pas, il paraÃt que sa santé donne des inquiétudes; hier, madame la baronne a réuni les docteurs Desplein et Bianchon... Un jour, des étrangers voulurent voir Newton dans un moment oÃÂč il était occupé à médicamenter un de ses chiens nommé Beauty, qui lui perdit, comme on sait, un immense travail, et à laquelle Beauty était une chienne il ne dit pas autre chose que "Ah! Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire..." Les étrangers s'en allÚrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. Quand le maréchal de Richelieu vint saluer Louis XV, aprÚs la prise de Mahon, un des plus grands faits d'armes du dix-huitiÚme siÚcle, le Roi lui dit "Vous savez la grande nouvelle?... ce pauvre Lansmatt est mort!" Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du Roi. Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu'ils avaient à Contenson. Cet espion fut cause que Nucingen laissa conclure une affaire immense oÃÂč sa part était faite et qu'il leur abandonna. Tous les jours le Loup-cervier pouvait viser une fortune avec l'artillerie de la Spéculation, tandis que l'Homme était aux ordres du bonheur! Contenson Le célÚbre banquier prenait du thé, grignotait quelques tartines de beurre en homme dont les dents n'étaient plus aiguisées par l'appétit depuis longtemps, quand il entendit une voiture arrÃÂȘtant à la petite porte de son jardin. BientÎt le secrétaire de Nucingen lui présenta Contenson, qu'il n'avait pu trouver que dans un café prÚs de Sainte-Pélagie, oÃÂč l'agent déjeunait du pourboire donné par un débiteur incarcéré avec certains égards qui se paient. Contenson, voyez-vous, était tout un poÚme, un poÚme parisien. A son aspect, vous eussiez deviné de prime abord que le Figaro de Beaumarchais, le Mascarille de MoliÚre, les Frontin de Marivaux et les Lafleur de Dancourt, ces grandes expressions de l'audace dans la friponnerie, de la ruse aux abois, du stratagÚme renaissant de ses ficelles coupées, sont quelque chose de médiocre en comparaison de ce colosse d'esprit et de misÚre. Quand, à Paris, vous rencontrez un type, ce n'est plus un homme, c'est un spectacle! ce n'est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences! Cuisez trois fois dans un four un buste de plùtre, vous obtenez une espÚce d'apparence bùtarde de bronze florentin; eh! bien, les éclairs de malheurs innombrables, les nécessités de positions terribles avaient bronzé la tÃÂȘte de Contenson comme si la lueur d'un four eût, par trois fois, déteint sur son visage. Les rides trÚs pressées ne pouvaient plus se déplisser, elles formaient des plis éternels, blancs au fond. Cette figure jaune était tout rides. Le crùne, semblable à celui de Voltaire, avait l'insensibilité d'une tÃÂȘte de mort, et, sans quelques cheveux à l'arriÚre, on eût douté qu'il fût celui d'un homme vivant. Sous un front immobile, s'agitaient sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposés sous verre à la porte d'un magasin de thé, des yeux factices qui jouent la vie, et dont l'expression ne change jamais. Le nez, camus comme celui de la mort, narguait le Destin, et la bouche, serrée comme celle d'un avare, était toujours ouverte et néanmoins discrÚte comme le rictus d'une boite à lettres. Calme comme un sauvage, les mains hùlées, Contenson, petit homme sec et maigre, avait cette attitude diogénique pleine d'insouciance qui ne peut jamais se plier aux formes du respect. Et quels commentaires de sa vie et de ses moeurs n'étaient pas écrits dans son costume, pour ceux qui savent déchiffrer un costume?... Quel pantalon surtout!... un pantalon de recors, noir et luisant comme l'étoffe dite voile avec laquelle on fait les robes d'avocats!... un gilet acheté au Temple, mais à chùle et brodé!... un habit d'un noir rouge!... Et tout cela brossé, quasi propre, orné d'une montre attachée par une chaÃne en chrysocale. Contenson laissait voir une chemise de percale jaune, plissée, sur laquelle brillait un faux diamant en épingle! Le col de velours ressemblait à un carcan, sur lequel débordaient les plis rouges d'une chair de caraïbe. Le chapeau de soie était luisant comme du satin, mais la coiffe eût rendu de quoi faire deux lampions si quelque épicier l'eût acheté pour le faire bouillir. Ce n'est rien que d'énumérer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l'excessive prétention que Contenson savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l'habit, dans le cirage tout frais des bottes à semelles entrebùillées, qu'aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mélange de tons si divers, un homme d'esprit aurait compris, à l'aspect de Contenson, que, si au lieu d'ÃÂȘtre mouchard il eût été voleur, toutes ces guenilles, au lieu d'attirer le sourire sur les lÚvres, eussent fait frissonner d'horreur. Sur le costume, un observateur se fût dit "Voilà un homme infùme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soûle pas, mais il ne triche pas, ce n'est ni un voleur, ni un assassin." Et Contenson était vraiment indéfinissable jusqu'à ce que le mot espion fût venu dans la pensée. Cet homme avait fait autant de métiers inconnus qu'il y en a de connus. Le fin sourire de ses lÚvres pùles, le clignement de ses yeux verdùtres, la petite grimace de son nez camus, disaient qu'il ne manquait pas d'esprit. Il avait un visage de fer blanc, et l'ùme devait ÃÂȘtre comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie étaient-ils des grimaces arrachées par la politesse, plutÎt que l'expression de ses mouvements intérieurs. Il eût effrayé, s'il n'eût pas fait tant rire. Contenson, un des plus curieux produits de l'écume qui surnage aux bouillonnements de la cuve parisienne, oÃÂč tout est en fermentation, se piquait surtout d'ÃÂȘtre philosophe. Il disait sans amertume "J'ai de grands talents, mais on les a pour rien, c'est comme si j'étais un crétin!" Et il se condamnait au lieu d'accuser les hommes. Trouvez beaucoup d'espions qui n'aient pas plus de fiel que n'en avait Contenson? - Les circonstances sont contre nous, répétait-il à ses chefs, nous pouvions ÃÂȘtre du cristal, nous restons grain de sable, voilà tout. Son cynisme en fait de costume avait un sens, il ne tenait pas plus à son habillement de ville que les acteurs ne tiennent au leur; il excellait à se déguiser, à se grimer; il eût donné des leçons à Frédérick LemaÃtre, car il pouvait se faire dandy quand il le fallait. Il avait dû jadis dans la jeunesse appartenir à la société débraillée des gens à petites maisons. Il manifestait une profonde antipathie pour la Police Judiciaire, car il avait appartenu sous l'Empire à la police de Fouché, qu'il regardait comme un grand homme. Depuis la suppression du MinistÚre de la Police, il avait pris pour pis-aller la partie des arrestations commerciales; mais ses capacités connues, sa finesse en faisaient un instrument précieux, et les chefs inconnus de la Police Politique avaient maintenu son nom sur leurs listes. Contenson, de mÃÂȘme que ses camarades, n'était qu'un des comparses du drame dont les premiers rÎles appartenaient à leurs chefs, quand il s'agissait d'un travail politique. Jusqu'oÃÂč la passion conduit - Hùlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste. - Pourquoi cet homme est-il dans un hÎtel et moi dans un garni..., se disait Contenson. Il a trois fois roué ses créanciers, il a volé, moi je n'ai jamais pris un denier... J'ai plus de talent qu'il n'en a... - Gondanson, mon bedid, dit le baron, vûs m'affesse garoddé ein pilet de mile vrancs... - Ma maÃtresse devait à Dieu et au diable... - Ti has eine maÃtresse? s'écria Nucingen en regardant Contenson avec une admiration mÃÂȘlée d'envie. - Je n'ai que soixante-six ans, répondit Contenson en homme que le Vice avait maintenu jeune, comme un fatal exemple - Et que vaid-elle? - Elle m'aide, dit Contenson. Quand on est voleur et qu'on est aimé par une honnÃÂȘte femme, ou elle devient voleuse, ou l'on devient honnÃÂȘte homme. Moi, je suis resté mouchard. - Ti has pessoin t'archant, tuchurs! demanda Nucingen. Toujours, répondit Contenson en souriant, c'est mon état d'en désirer, comme le vÎtre est d'en gagner; nous pouvons nous entendre ramassez-m'en, je me charge de le dépenser. Vous serez le puits et moi le seau... - Feux-tu cagner ein pilet te saint sante vrancs? - Belle question! mais suis-je bÃÂȘte?... Vous ne me l'offrez pas pour réparer l'injustice de la fortune à mon égard. - Di tutte, ché le choins au pilet te mile ké ti m'has ghibbé; ça vait kinse sante vrancs ke che de tonne. - Bien, vous me donnez les mille francs que j'ai pris, et vous ajoutez cinq cents francs... - C'esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tÃÂȘte. - Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. - A tonner?... répondit le baron. - A prendre. Eh! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela? - On m'a did qu'il y affait à Baris ein Îme gapable te tégoufrir la phùme que chaime, et que tu sais son hatresse... Envin ein maÃdre en esbionache? - C'est vrai... - Eh! pien, tonne moi l'hatresse, et ti hùs les saint sante vrancs. - Voir? répondit vivement Contenson. - Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche. - Eh! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main. - Tonnant, tonnant, hùlons foir l'Îme, et ti bas l'archant, gar ti bourrais me fendre peaugoup t'atresses à ce prix-là . Contenson se mit à rire. - Au fait, vous avez le droit de penser cela de moi, dit-il ayant l'air de se gourmander. Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. Mais, voyez-vous, monsieur le baron, mettez six cents francs, et je vous donnerai un bon conseil. - Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé... - Je me risque, dit Contenson; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites Allons, marchons!... Vous ÃÂȘtes riche, vous croyez que tout cÚde à l'argent. L'argent est bien quelque chose. Mais avec de l'argent, selon les deux ou trois hommes forts de notre partie, on n'a que des hommes. Et il existe des choses, auxquelles on ne pense point, qui ne peuvent pas s'acheter!... On ne soudoie pas le hasard. Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture? on sera rencontré. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi. - Frai? dit le baron. - Dame! oui, monsieur. C'est un fer à cheval ramassé dans la rue qui a mené le Préfet de police à la découverte de la machine infernale. Eh! bien, quand nous irions ce soir, à la nuit, en fiacre chez monsieur de Saint-Germain, il ne se soucierait pas plus de vous voir entrant chez lui que vous d'ÃÂȘtre vu y allant. - C'esd chiste, dit le baron. - Ah! c'est le fort des forts, le second du fameux Corentin, le bras droit de Fouché, que d'aucuns disent son fils naturel, il l'aurait eu étant prÃÂȘtre; mais c'est des bÃÂȘtises Fouché savait ÃÂȘtre prÃÂȘtre, comme il a su ÃÂȘtre ministre. Eh! bien, vous ne ferez pas travailler cet homme-là , voyez-vous, à moins de dix billets de mille francs... pensez-y... Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. Je devrai prévenir monsieur de Saint-Germain, et il vous assignera quelque rendez-vous dans un, endroit oÃÂč personne ne pourra rien voir ni rien entendre, car il court des dangers à faire de la police pour le compte des particuliers. Mais, que voulez-vous?... c'est un brave homme, le roi des hommes, et un homme qui a essuyé de grandes persécutions, et pour avoir sauvé la France, encore!... comme moi, comme tous ceux qui l'ont sauvée! - Ai pien, di m'égriras l'hire tu Percher, dit le baron en souriant de cette vulgaire plaisanterie. - Monsieur le baron ne me graisse pas la patte?... dit Contenson avec un air à la fois humble et menaçant. - Chan, cria le baron à son jardinier, fa temanter fint vrancs à Cheorche, et abborde-les moi... - Si monsieur le baron n'a pas d'autres renseignements que ceux qu'il m'a donnés, je doute cependant que le maÃtre puisse lui ÃÂȘtre utile. - Chen ai t'audres! répondit le baron d'un air fin. - J'ai l'honneur de saluer monsieur le baron, dit Contenson en prenant la piÚce de vingt francs, j'aurai l'honneur de venir dire à Georges oÃÂč monsieur devra se trouver ce soir, car il ne faut jamais rien écrire en bonne police. - C'edde trolle gomme ces caillarts onte de l'esbrit, se dit le baron, c'edde en bolice, dou gomme tans les avvaires. Le pÚre des CanquoÃlles En quittant le baron, Contenson alla tranquillement de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Honoré, jusqu'au café David; il y regarda par les carreaux et aperçut un vieillard connu là sous le nom de pÚre CanquoÃlle. Le café David, situé rue de la Monnaie au coin de la rue Saint-Honoré, a joui pendant les trente premiÚres années de ce siÚcle d'une sorte de célébrité, circonscrite d'ailleurs au quartier dit des Bourdonnais. Là se réunissaient les vieux négociants retirés ou les gros commerçants encore en exercice les Camusot, les Lebas, les Pillerault les Popinot, quelques propriétaires comme le petit pÚre Molineux. On y voyait de temps en temps le vieux pÚre Guillaume qui y venait de la rue du Colombier. On y parlait politique entre soi, mais prudemment, car l'opinion du café David était le libéralisme. On s'y racontait les cancans du quartier, tant les hommes éprouvent le besoin de se moquer les uns des autres!... Ce café, comme tous les cafés d'ailleurs, avait son personnage original dans ce pÚre CanquoÃlle, qui y venait depuis l'année 1811, et qui paraissait ÃÂȘtre si parfaitement en harmonie avec les gens probes réunis là , que personne ne se gÃÂȘnait pour parler politique en sa présence. Quelquefois ce bonhomme, dont la simplicité fournissait beaucoup de plaisanteries aux habitués, avait disparu pour un ou deux mois; mais ses absences, toujours -attribuées à ses infirmités ou à sa vieillesse, car il parut dÚs 1811 avoir passé l'ùge de soixante ans, n'étonnaient jamais personne. - Qu'est donc devenu le pÚre CanquoÃlle?... disait-on à la dame du comptoir. - J'ai dans l'idée, répondait-elle, qu'un beau jour nous apprendrons sa mort par les Petites-Affiches. Le pÚre CanquoÃlle donnait dans sa prononciation un perpétuel certificat de son origine, il disait une estatue, espécialle, le peuble et ture pour turc. Son nom était celui d'un petit bien appelé Les CanquoÃlles, mot qui signifie hanneton dans quelques provinces, et situé dans le département de Vaucluse, d'oÃÂč il était venu. On avait fini par dire CanquoÃlle au lieu de des CanquoÃlles, sans que le bonhomme s'en fùchùt, la noblesse lui semblait morte en 1793; d'ailleurs le fief des CanquoÃlles ne lui appartenait pas, il était cadet d'une branche cadette. Aujourd'hui la mise du pÚre CanquoÃlle semblerait étrange; mais de 1811 à 1820, elle n'étonnait personne. Ce vieillard portait des souliers à boucles en acier à facettes, des bas de soie à raies circulaires alternativement blanches et bleues, une culotte en pou-de-soie à boucles ovales pareilles à celle des souliers, quant à la façon. Un gilet blanc à broderie, un vieil habit de drap verdùtre-marron à boutons de métal et une chemise à jabot plissé dormant complétaient ce costume. A moitié du jabot brillait un médaillon en or oÃÂč se voyait sous verre un petit temple en cheveux, une de ces adorables petitesses de sentiment qui rassurent les hommes, tout comme un épouvantail effraie les moineaux. La plupart des hommes, comme les animaux, s'effraient et se rassurent avec des riens. La culotte du pÚre CanquoÃlle se soutenait par une boucle qui, selon la mode du dernier siÚcle, la serrait au-dessus de l'abdomen. De la ceinture pendaient parallÚlement deux chaÃnes d'acier composées de plusieurs chaÃnettes, et terminées par un paquet de breloques. Sa cravate blanche était tenue par derriÚre au moyen d'une petite boucle en or. Enfin sa tÃÂȘte neigeuse et poudrée se parait encore, en 1816, du tricorne municipal que portait aussi monsieur Try, Président du tribunal. Ce chapeau, si cher au vieillard, le pÚre CanquoÃlle l'avait remplacé depuis peu le bonhomme crut devoir ce sacrifice à son temps par cet ignoble chapeau rond contre lequel personne n'ose réagir. Une petite queue, serrée dans un ruban, décrivait dans le dos de l'habit une trace circulaire oÃÂč la crasse disparaissait sous une fine tombée de poudre. En vous arrÃÂȘtant au trait distinctif du visage, un nez plein de gibbosités, rouge et digne de figurer dans un plat de truffes, vous eussiez supposé un caractÚre facile, niais et débonnaire à cet honnÃÂȘte vieillard essentiellement gobe-mouche, et vous en eussiez été la dupe, comme tout le café David, oÃÂč jamais personne n'avait examiné le front observateur, la bouche sardonique et les yeux froids de ce vieillard dodeliné par les vices, calme comme un Vitellius dont le ventre impérial reparaissait, pour ainsi dire, palingénésiquement. En 1816, un jeune commis voyageur, nommé Gaudissart, habitué du café David, se grisa de onze heures à minuit avec un officier à demi-solde. Il eut l'imprudence de parler d'une conspiration ourdie contre les Bourbons, assez sérieuse et prÚs d'éclater. On ne voyait plus dans le café que le pÚre CanquoÃlle qui semblait endormi, deux garçons qui sommeillaient, et la dame du comptoir. Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrÃÂȘté la conspiration était découverte. Deux hommes périrent sur l'échafaud. Ni Gaudissart, ni personne ne soupçonna jamais le brave pÚre CanquoÃlle d'avoir éventé la mÚche. On renvoya les garçons, on s'observa pendant un an, et l'on s'effraya de la Police, de concert avec le pÚre CanquoÃlle qui parlait de déserter le café David, tant il avait horreur de la police. Contenson entra dans le café, demanda un petit verre d'eau-de-vie, ne regarda pas le pÚre CanquoÃlle occupé à lire les journaux; seulement, quand il eut lampé son verre d'eau-de-vie, il prit la piÚce d'or du baron, et appela le garçon en frappant trois coups secs sur la table. La dame du comptoir et le garçon examinÚrent la piÚce d'or avec un soin trÚs injurieux pour Contenson; mais leur défiance était autorisée par l'étonnement que causait à tous les habitués l'aspect de Contenson. - Cet or est-il le produit d'un vol ou d'un assassinat?... Telle était la pensée de quelques esprits forts et clairvoyants qui regardaient Contenson par-dessous leurs lunettes tout en ayant l'air de lire leur journal. Contenson, qui voyait tout et ne s'étonnait jamais de rien, s'essuya dédaigneusement les lÚvres avec un foulard oÃÂč il n'y avait que trois reprises, reçut le reste de sa monnaie, empocha tous les gros sous dans son gousset dont la doublure, jadis blanche, était aussi noire que le drap du pantalon, et n'en laissa pas un seul au garçon. - Quel gibier de potence! dit le pÚre CanquoÃlle à monsieur Pillerault son voisin. - Bah! répondit à tout le café monsieur Camusot qui seul n'avait pas montré le moindre étonnement, c'est Contenson, le bras droit de Louchard, notre Garde du Commerce. Les drÎles ont peut-ÃÂȘtre quelqu'un à pincer dans le quartier... Un quart d'heure aprÚs, le bonhomme CanquoÃlle se leva, prit son parapluie, et s'en alla tranquillement. N'est-il pas nécessaire d'expliquer quel homme terrible et profond se cachait sous l'habit du pÚre CanquoÃlle, de mÃÂȘme que l'abbé Carlos recélait Vautrin? Ce Méridional, né aux CanquoÃlles, le seul domaine de sa famille, assez honorable d'ailleurs, avait nom Peyrade. Il appartenait en effet à la branche cadette de la maison de La Peyrade, une vieille mais pauvre famille du Comtat, qui possÚde encore la petite terre de la Peyrade. Il était venu, lui septiÚme enfant, à pied à Paris, avec deux écus de six livres dans sa poche, en 1772, à l'ùge de dix-sept ans, poussé par les vices d'un tempérament fougueux, par la brutale envie de parvenir qui attire tant de Méridionaux dans la capitale, quand ils ont compris que la maison paternelle ne pourra jamais fournir les rentes de leurs passions. On comprendra toute la jeunesse de Peyrade en disant qu'en 1782 il était le confident, le héros de la Lieutenance-générale de police, oÃÂč il fut trÚs estimé par messieurs Lenoir et d'Albert, les deux derniers lieutenants-généraux. La Révolution n'eut pas de police, elle n'en avait pas besoin. L'espionnage, alors assez général, s'appela civisme. Le Directoire, gouvernement un peu plus régulier que celui du Comité de Salut public, fut obligé de reconstituer une police, et le Premier Consul acheva la création par la Préfecture de police et par le MinistÚre de la Police générale. Peyrade, l'homme des traditions, créa le personnel, de concert avec un homme appelé Corentin, beaucoup plus fort que Peyrade d'ailleurs, quoique plus jeune, et qui ne fut un homme de génie que dans les souterrains de la police. En 1808, les immenses services que rendit Peyrade furent récompensés par sa nomination au poste éminent de Commissaire général de police à Anvers. Dans la pensée de Napoléon, cette espÚce de préfecture de police équivalait à un ministÚre de la police chargé de surveiller la Hollande. Au retour de la campagne de 1809, Peyrade fut enlevé d'Anvers par un ordre du cabinet de l'Empereur, amené en poste à Paris entre deux gendarmes, et jeté à la Force. Deux mois aprÚs, il sortit de prison cautionné par son ami Corentin, aprÚs avoir toutefois subi, chez le Préfet de police, trois interrogatoires de chacun six heures. Peyrade devait-il sa disgrùce à l'activité miraculeuse avec laquelle il avait secondé Fouché dans la défense des cÎtes de la France, attaquées par ce qu'on a, dans le temps, nommé l'expédition de Walcheren, et dans laquelle le duc d'Otrante déploya des capacités dont s'effraya l'Empereur? Ce fut probable dans le temps pour Fouché; mais aujourd'hui que tout le monde sait ce qui se passa dans ce temps au Conseil des ministres convoqué par CambacérÚs, c'est une certitude. Tous foudroyés par la nouvelle de la tentative de l'Angleterre, qui rendait à Napoléon l'expédition de Boulogne, et surpris sans le maÃtre alors retranché dans l'Ãle de Lobau, oÃÂč l'Europe le croyait perdu, les ministres ne savaient quel parti prendre. L'opinion générale fut d'expédier un courrier à l'Empereur; mais Fouché seul osa tracer le plan de campagne qu'il mit d'ailleurs à exécution. - "Agissez comme vous voudrez, lui dit CambacérÚs; mais moi qui tiens à ma tÃÂȘte, j'expédie un rapport à l'Empereur." On sait quel absurde prétexte prit l'Empereur, à son retour, en plein Conseil d'Etat, pour disgracier son ministre et le punir d'avoir sauvé la France sans lui. Depuis ce jour, l'Empereur doubla l'inimitié du prince de Talleyrand de celle du duc d'Otrante, les deux seuls grands politiques dus à la Révolution, et qui peut-ÃÂȘtre eussent sauvé Napoléon en 1813. On prit, pour mettre Peyrade à l'écart, le vulgaire prétexte de concussion il avait favorisé la contrebande en partageant quelques profits avec le haut commerce. Ce traitement était rude pour un homme qui devait le bùton de maréchal du Commissariat général à de grands services rendus. Cet homme, vieilli dans la pratique des affaires, possédait les secrets de tous les gouvernements depuis l'an 1775, époque de son entrée à la Lieutenance-générale de police. L'Empereur, qui se croyait assez fort pour créer des hommes à son usage, ne tint aucun compte des représentations qui lui furent faites plus tard en faveur d'un homme considéré comme un des plus sûrs, des plus habiles et des plus fins de ces génies inconnus, chargés de veiller à la sûreté des Etats. Il crut pouvoir remplacer Peyrade par Contenson; mais Contenson était alors absorbé par Corentin à son profit. Peyrade fut d'autant plus cruellement atteint, que, libertin et gourmand, il se trouvait relativement aux femmes dans la situation d'un pùtissier qui aimerait les friandises. Ses habitudes vicieuses étaient devenues chez lui la nature mÃÂȘme il ne pouvait plus se passer de bien dÃner, de jouer, de mener enfin cette vie de grand seigneur sans faste à laquelle s'adonnent tous les gens de facultés puissantes, et qui se sont fait un besoin de distractions exorbitantes. Puis, il avait jusqu'alors grandement vécu sans jamais ÃÂȘtre tenu à représentation, mangeant à mÃÂȘme, car on ne comptait jamais ni avec lui ni avec Corentin, son ami. Cyniquement spirituel, il aimait d'ailleurs son état, il était philosophe. Enfin, un espion, à quelque étage qu'il soit dans la machine de la police, ne peut pas plus qu'un forçat revenir à une profession dite honnÃÂȘte ou libérale. Une fois marqués, une fois immatriculés, les espions et les condamnés ont pris, comme les diacres, un caractÚre indélébile. Il est des ÃÂȘtres auxquels l'Etat Social imprime des destinations fatales. Pour son malheur, Peyrade s'était amouraché d'une jolie petite fille, un enfant qu'il avait la certitude d'avoir eu lui-mÃÂȘme d'une actrice célÚbre, à laquelle il rendit un service et qui en fut reconnaissante pendant trois mois. Peyrade, qui fit revenir son enfant d'Anvers, se vit donc sans ressources dans Paris, avec un secours annuel de douze cents francs accordé par la Préfecture de police au vieil élÚve de Lenoir. Il se logea rue des Moineaux, au quatriÚme, dans un petit appartement de cinq piÚces, pour deux cent cinquante francs. Les mystÚres de la Police Si jamais un homme doit sentir l'utilité, les douceurs de l'amitié, n'est-ce pas le lépreux moral appelé par la foule un espion, par le peuple un mouchard, par l'administration un agent? Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David; mais l'élÚve surpassa promptement le maÃtre. Ils avaient commis ensemble plus d'une expédition. Voir Une Ténébreuse Affaire. Peyrade, heureux d'avoir deviné le mérite de Corentin, l'avait lancé dans la carriÚre en lui préparant un triomphe. Il força son élÚve à se servir d'une maÃtresse qui le dédaignait comme d'un hameçon à prendre un homme. Voir Les Chouans. Et Corentin avait à peine alors vingt-cinq ans!... Corentin, resté l'un des généraux dont le Ministre de la police est le Connétable, avait gardé, sous le duc de Rovigo, la place éminente qu'il occupait sous le duc d'Otrante. Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. A chaque affaire un peu vaste, on passait des forfaits, pour ainsi dire, avec les trois, quatre ou cinq agents capables. Le ministre, instruit de quelque complot, averti de quelque machination, n'importe comment, disait à l'un des colonels de sa police "Que vous faut-il pour arriver à tel résultat?" Corentin, Contenson répondaient aprÚs un mûr examen "Vingt, trente, quarante mille francs." Puis, une fois l'ordre donné d'aller en avant, tous les moyens et les hommes à employer étaient laissés au choix et au jugement de Corentin ou de l'agent désigné. La Police judiciaire agissait d'ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec le fameux Vidocq. La Police Politique, de mÃÂȘme que la Police Judiciaire, prenait ses hommes principalement parmi les agents connus, immatriculés, habituels, et qui sont comme les soldats de cette force secrÚte si nécessaire aux gouvernements, malgré les déclamations des philanthropes ou des moralistes à petite morale. Mais l'excessive confiance due aux deux ou trois généraux de la trempe de Peyrade et de Corentin impliquait, chez eux, le droit d'employer des personnes inconnues, toujours néanmoins à charge de rendre compte au MinistÚre dans les cas graves. Or, l'expérience, la finesse de Peyrade étaient trop précieuses à Corentin, qui, la bourrasque de 1810 passée, employa son vieil ami, le consulta toujours, et subvint largement à ses besoins. Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. De son cÎté, Peyrade rendit d'immenses services à Corentin. En 1816, Corentin, à propos de la découverte de la conspiration oÃÂč devait tremper le bonapartiste Gaudissart, essaya de faire réintégrer Peyrade à la Police Générale du Royaume; mais une influence inconnue écarta Peyrade. Voici pourquoi. Dans leur désir de se rendre nécessaires, Peyrade, Corentin et Contenson, à l'instigation du duc d'Otrante, avaient organisé, pour le compte de Louis XVIII, une Contre-Police dans laquelle Contenson et les agents de premiÚre force furent employés. Louis XVIII mourut, instruit de secrets qui resteront des secrets pour les historiens les mieux informés. La lutte de la Police Générale du Royaume et de la Contre-Police du Roi engendra d'horribles affaires dont le secret a été gardé par quelques échafauds. Ce n'est ici ni le lieu ni l'occasion d'entrer dans des détails à ce sujet, car les ScÚnes de la Vie Parisienne ne sont pas les ScÚnes de la Vie Politique; il suffit de faire apercevoir quels étaient les moyens d'existence de celui qu'on appelait le bonhomme CanquoÃlle au café David, par quels fils il se rattachait au pouvoir terrible et mystérieux de la Police. De 1817 à 1822, Corentin, Contenson, Peyrade et leurs agents eurent pour mission d'espionner souvent le Ministre lui-mÃÂȘme. Ceci peut expliquer pourquoi le MinistÚre refusa d'employer Peyrade et Contenson sur qui Corentin, à leur insu, fit tomber les soupçons des ministres, afin d'utiliser son ami, quand sa réintégration lui parut impossible. Les ministres eurent alors confiance en Corentin, ils le chargÚrent de surveiller Peyrade, ce qui fit sourire Louis XVIII. Corentin et Peyrade restaient alors entiÚrement les maÃtres du terrain. Contenson, pendant longtemps attaché à Peyrade, le servait encore. Il s'était mis au service de Gardes du Commerce par les ordres de Corentin et de Peyrade. En effet, par suite de cette espÚce de fureur qu'inspire une profession exercée avec amour, ces deux généraux aimaient à placer leurs plus habiles soldats dans tous les endroits oÃÂč les renseignements pouvaient abonder. D'ailleurs, les vices de Contenson, ses habitudes dépravées qui l'avaient fait tomber plus bas que ses deux amis, exigeaient tant d'argent, qu'il lui fallait beaucoup de besogne. Contenson, sans commettre aucune indiscrétion, avait dit à Louchard qu'il connaissait le seul homme capable de satisfaire le baron de Nucingen. Peyrade était, en effet, le seul agent qui pouvait faire impunément de la police pour le compte d'un particulier. Louis XVIII mort, Peyrade perdit non seulement toute son importance, mais encore les bénéfices de sa position d'Espion Ordinaire de Sa Majesté. En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. Les femmes, la bonne chÚre et le Cercle des Etrangers avaient préservé de toute économie un homme qui jouissait, comme tous les gens taillés pour les vices, d'une constitution de fer. Mais, de 1826 à 1829, prÚs d'atteindre soixante-quatorze ans, il enrayait, selon son expression. D'année en année, Peyrade avait vu son bien-ÃÂȘtre diminuant. Il assistait aux funérailles de la Police, il voyait avec chagrin le gouvernement de Charles X en abandonnant les bonnes traditions. De session en session, la Chambre rognait les allocations nécessaires à l'existence de la Police, en haine de ce moyen de gouvernement et par parti pris de moraliser cette institution. - C'est comme si l'on voulait faire la cuisine en gants blancs, disait Peyrade à Corentin. Corentin et Peyrade apercevaient 1830 dÚs 1822. Ils connaissaient la haine intime que Louis XVIII portait à son successeur, ce qui explique son laisser-aller avec la branche cadette, et sans laquelle son rÚgne et sa politique seraient une énigme sans mot. En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. Pour elle, il s'était mis sous sa forme bourgeoise, car il voulait marier sa Lydie à quelque honnÃÂȘte homme. Aussi, depuis trois ans surtout, voulait-il se caser, soit à la Préfecture de police, soit à la Direction de la Police Générale du Royaume, dans quelque place ostensible, avouable. Il avait fini par inventer une place dont la nécessité se ferait, disait-il à Corentin, sentir tÎt ou tard. Il s'agissait de créer à la Préfecture de police un Bureau dit de renseignements, qui serait un intermédiaire entre la Police de Paris proprement dite, la Police judiciaire et la Police du Royaume afin de faire profiter la Direction Générale de toutes ces forces disséminées. Peyrade seul pouvait, à son ùge, aprÚs cinquante-cinq ans de discrétion, ÃÂȘtre l'anneau qui rattacherait les trois polices, ÃÂȘtre enfin l'archiviste à qui la Politique et la justice s'adresseraient pour s'éclairer en certains cas. Peyrade espérait ainsi rencontrer, Corentin aidant, une occasion d'attraper une dot et un mari pour sa petite Lydie. Corentin avait déjà parlé de cette affaire au Directeur Général de la Police du Royaume, sans parler de Peyrade, et le Directeur Général, un Méridional, jugeait nécessaire de faire venir la proposition de la Préfecture. Au moment oÃÂč Contenson avait frappé trois coups avec sa piÚce d'or sur la table du café, signal qui voulait dire "J'ai à vous parler", le doyen des hommes de police était à penser à ce problÚme "Par quel personnage, par quel intérÃÂȘt faire marcher le Préfet de police actuel?" Et il avait l'air d'un imbécile étudiant son Courrier français. - Notre pauvre Fouché, se disait-il en cheminant le long de la rue Saint-Honoré, ce grand homme est mort! nos intermédiaires avec Louis XVIII sont en disgrùce! D'ailleurs, comme le disait Corentin hier, on ne croit plus à l'agilité ni à l'intelligence d'un septuagénaire... Ah! pourquoi me suis-je habitué à dÃner chez Véry, à boire des vins exquis... à chanter la MÚre Godichon... à jouer quand j'ai de l'argent! Pour s'assurer une position, il ne suffit pas d'avoir de l'esprit, comme dit Corentin, il faut encore de l'esprit de conduite! Ce cher monsieur Lenoir m'a bien prédit mon sort quand il s'est écrié, à propos de l'affaire du Collier "Vous ne serez jamais rien!" en apprenant que je n'étais pas resté sous le lit de la fille Oliva. Le ménage d'un espion Si le vénérable pÚre CanquoÃlle on l'appelait le pÚre CanquoÃlle dans sa maison était resté rue des Moineaux, au quatriÚme étage, croyez qu'il avait trouvé, dans la disposition du local, des bizarreries qui favorisaient l'exercice de ses terribles fonctions. Sise au coin de la rue Saint-Roch, sa maison se trouvait sans voisinage d'un cÎté. Comme elle était partagée en deux portions, au moyen de l'escalier, il existait, à chaque étage, deux chambres complÚtement isolées. Ces deux chambres étaient situées du coté de la rue Saint-Roch. Au-dessus du quatriÚme étage s'étendaient des mansardes dont l'une servait de cuisine, et dont l'autre était l'appartement de l'unique servante du pÚre CanquoÃlle, une Flamande nommée Katt, qui avait nourri Lydie. Le pÚre CanquoÃlle avait fait sa chambre à coucher de la premiÚre des deux piÚces séparées, et de la seconde son cabinet. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. La croisée, qui voyait sur la rue des Moineaux, faisait face à un mur d'encoignure sans fenÃÂȘtre. Or, comme toute la largeur de la chambre de Peyrade les séparait de l'escalier, les deux amis ne craignaient aucun regard, aucune oreille, en causant d'affaires dans ce cabinet fait exprÚs pour leur affreux métier. Par précaution, Peyrade avait mis un lit de paille, une thibaude et un tapis trÚs épais dans la chambre de la Flamande, sous prétexte de rendre heureuse la nourrice de son enfant. De plus, il avait condamné la cheminée, en se servant d'un poÃÂȘle dont le tuyau sortait par le mur extérieur sur la rue Saint-Roch. Enfin, il avait étendu sur le carreau plusieurs tapis, afin d'empÃÂȘcher les locataires de l'étage inférieur de saisir aucun bruit. Expert en moyens d'espionnage, il sondait le mur mitoyen, le plafond et le plancher une fois par semaine, et les visitait comme un homme qui veut tuer les insectes importuns. La certitude d'ÃÂȘtre là , sans témoins ni auditeurs, avait fait choisir ce cabinet à Corentin pour salle de délibération quand il ne délibérait pas chez lui. Le logement de Corentin n'était connu que du Directeur Général de la Police du Royaume et de Peyrade, il y recevait les personnages que le MinistÚre ou le Chùteau prenaient pour intermédiaires dans les circonstances graves; mais aucun agent, aucun homme en sous-ordre n'y venait, et il combinait les choses du métier chez Peyrade. Dans cette chambre sans aucune apparence se tramÚrent des plans, se prirent des résolutions qui fourniraient d'étranges annales et des drames curieux, si les murs pouvaient parler. Là s'analysÚrent, de 1816 à 1826, d'immenses intérÃÂȘts. Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. Là , Peyrade et Corentin, aussi prévoyants, mais plus instruits que Belart, le Procureur général, se disaient dÚs 1819 "Si Louis XVIII ne veut pas frapper tel ou tel coup, se défaire de tel prince, il exÚcre donc son frÚre? il veut donc lui léguer une révolution?" La porte de Peyrade était ornée d'une ardoise sur laquelle il trouvait parfois des marques bizarres, des chiffres écrits à la craie. Cette espÚce d'algÚbre infernale offrait aux initiés des significations trÚs claires. En face de l'appartement si mesquin de Peyrade, celui de Lydie était composé d'une antichambre, d'un petit salon, d'une chambre à coucher et d'un cabinet de toilette... La porte de Lydie, comme celle de la chambre de Peyrade, était composée d'une tÎle de quatre lignes d'épaisseur, placée entre deux fortes planches en chÃÂȘne, armées de serrures et d'un systÚme de gonds qui les rendaient aussi difficiles à forcer que des portes de prison. Aussi, quoique la maison fût une de ces maisons à allée, à boutique et sans portier, Lydie vivait-elle là sans avoir rien à craindre. La salle à manger, le petit salon, la chambre, dont toutes les croisées avaient des jardins aériens, étaient d'une propreté flamande et pleine de luxe. La nourrice flamande n'avait jamais quitté Lydie, qu'elle appelait sa fille. Toutes deux elles allaient à l'église avec une régularité qui donnait du bonhomme CanquoÃlle une excellente opinion à l'épicier royaliste établi dans la maison, au coin de la rue des Moineaux et de la rue Neuve Saint-Roch, et dont la famille, la cuisine, les garçons occupaient le premier étage et l'entresol. Au second étage vivait le propriétaire, et le troisiÚme était loué, depuis vingt ans, par un lapidaire. Chacun des locataires avait la clef de la porte bùtarde. L'épiciÚre recevait d'autant plus complaisamment les lettres et les paquets adressés à ces trois paisibles ménages, que le magasin d'épiceries était pourvu d'une boite aux lettres. Sans ces détails, les étrangers et ceux à qui Paris est connu n'auraient pu comprendre le mystÚre et la tranquillité, l'abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception parisienne. DÚs minuit, le pÚre CanquoÃlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en aperçût. Peyrade, de qui la Flamande avait dit à la cuisiniÚre de l'épicier "Il ne ferait pas de mal à une mouche!" passait pour le meilleur des hommes. Il n'épargnait rien pour sa fille. Lydie, aprÚs avoir eu Schmucke pour maÃtre de musique, était musicienne à pouvoir composer. Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l'aquarelle. Peyrade dÃnait tous les dimanches avec sa fille. Ce jour-là le bonhomme était exclusivement pÚre. Religieuse sans ÃÂȘtre dévote, Lydie faisait ses pùques et allait à confesse tous les mois. Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. Lydie, qui adorait son pÚre, en ignorait entiÚrement les sinistres capacités et les occupations ténébreuses. Aucun désir n'avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. Svelte, belle comme sa mÚre, douée d'une voix délicieuse, d'un minois fin, encadré par de beaux cheveux blonds, elle ressemblait à ces anges plus mystiques que réels, posés par quelques peintres primitifs au fond de leurs Saintes Familles. Le regard de ses yeux bleus semblait verser un rayon du ciel sur celui qu'elle favorisait d'un coup d'oeil. Sa mise chaste, sans exagération d'aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. Figurez-vous un vieux satan, pÚre d'un ange, et se rafraÃchissant à ce divin contact, vous aurez une idée de Peyrade et de sa fille. Si quelqu'un eût sali ce diamant, le pÚre aurait inventé, pour l'engloutir, un de ces formidables traquenards oÃÂč se prirent, sous la Restauration, des malheureux qui portÚrent leurs tÃÂȘtes sur l'échafaud. Mille écus suffisaient à Lydie et à Katt, celle qu'elle appelait sa bonne. En entrant par le haut de la rue des Moineaux, Peyrade aperçut Contenson; il le dépassa, monta le premier, entendit les pas de son agent dans l'escalier, et l'introduisit avant que la Flamande n'eût mis le nez à la porte de sa cuisine. Une sonnette que faisait partir une porte à claire-voie, placée au troisiÚme étage oÃÂč demeurait le lapidaire, avertissait les locataires du troisiÚme et du quatriÚme quand il montait quelqu'un pour eux. il est inutile de dire que, dÚs minuit, Peyrade cotonnait le battant de cette sonnette. - Qu'y a-t-il donc de si pressé, Philosophe? Philosophe était le surnom que Peyrade donnait à Contenson, et que méritait cet EpictÚte des Mouchards. Ce nom Contenson cachait hélas! un des plus anciens noms de la féodalité normande. Voir Les FrÚres de la Consolation. - Mais il y a quelque chose comme dix mille à prendre. - Qu'est-ce? de la politique? - Non, une niaiserie! Le baron de Nucingen, vous savez, ce vieux voleur patenté, hennit aprÚs une femme qu'il a vue au bois de Vincennes, et il faut la lui trouver, ou il meurt d'amour... L'on a fait une consultation de médecins hier, à ce que m'a dit son valet de chambre... Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l'infante. Et Contenson raconta la rencontre de Nucingen et d'Esther, en ajoutant que le baron avait quelques renseignements nouveaux. - Va, dit Peyrade, nous trouverons cette Dulcinée; dis au baron de venir en voiture ce soir aux Champs-Elysées, avenue Gabriel, au coin de l'allée de Marigny. Peyrade mit Contenson à la porte, et frappa chez sa fille comme il fallait frapper pour ÃÂȘtre admis. Il entra joyeusement, le hasard venait de lui jeter un moyen d'avoir enfin la place qu'il désirait. Il se plongea dans un bon fauteuil à la Voltaire aprÚs avoir embrassé Lydie au front, et lui dit "Joue-moi quelque chose..." Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven. - C'est bien joué cela, ma petite biche, dit-il en prenant sa fille entre ses genoux, sais-tu que nous avons vingt et un ans? Il faut se marier, car notre pÚre a plus de soixante-dix ans... - Je suis heureuse ici, répondit-elle. - Tu n'aimes que moi, moi si laid, si vieux? demanda Peyrade. - Mais qui veux-tu donc que j'aime? - Je dÃne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. Je songe à nous établir, à prendre une place et à te chercher un mari digne de toi... quelque bon jeune homme, plein de talent, de qui tu puisses ÃÂȘtre fiÚre un jour... - Je n'en ai vu qu'un encore qui m'ait plu pour mari... - Tu en as vu un?... - Oui, aux Tuileries, reprit Lydie, il passait, il donnait le bras à la comtesse de Sérisy. Il se nomme?... Lucien de Rubempré!.. J'étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. Il y avait à cÎté de moi deux dames qui se sont dit "Voilà madame de Sérisy et le beau Lucien de Rubempré." Moi, j'ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. "Ah! ma chÚre, a dit l'autre, il y a des femmes qui sont bien heureuses!.. On lui passe tout, à celle-ci, parce qu'elle est née Ronquerolles, et que son mari a le pouvoir. - Mais, ma chÚre, a répondu l'autre dame, Lucien lui coûte cher..." Qu'est-ce que cela veut dire, papa? - C'est des bÃÂȘtises, comme en disent les gens du monde, répondit Peyrade à sa fille d'un air de bonhomie. Peut-ÃÂȘtre faisaient-elles allusion à des événements politiques. - Enfin, vous m'avez interrogée, je vous réponds. Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là ... - Enfant! répondit le pÚre, la beauté chez les hommes n'est pas toujours le signe de la bonté. Les jeunes gens doués d'un extérieur agréable ne rencontrent aucune difficulté au début de la vie, ils ne déploient alors aucun talent, ils sont corrompus par les avances que leur fait le monde, et il leur faut payer plus tard les intérÃÂȘts de leurs qualités!... Je voudrais te trouver ce que les bourgeois, les riches et les imbéciles laissent sans secours ni protection... - Qui, mon pÚre? - Un homme de talent inconnu... Mais, va, mon enfant chéri, j'ai les moyens de fouiller tous les greniers de Paris et d'accomplir ton programme en présentant à ton amour un homme aussi beau que le mauvais sujet dont tu me parles, mais plein d'avenir, un de ces hommes signalés à la gloire et à la fortune... Oh! je n'y songeais point! je dois avoir un troupeau de neveux, et dans le nombre il peut s'en trouver un digne de toi!... Je vais écrire ou faire écrire en Provence! Chose étrange! en ce moment un jeune homme, mourant de faim et de fatigue, venant à pied du département de Vaucluse, un neveu du pÚre CanquoÃlle, entrait par la BarriÚre d'Italie, à la recherche de son oncle. Dans les rÃÂȘves de la famille à qui le destin de cet oncle était inconnu, Peyrade offrait un texte d'espérances on le croyait revenu des Indes avec des millions! Stimulé par ces romans du coin du feu, ce petit-neveu, nommé Théodose, avait entrepris un voyage de circumnavigation à la recherche de l'oncle fantastique. Trois hommes aux prises AprÚs avoir savouré les bonheurs de sa paternité pendant quelques heures, Peyrade, les cheveux lavés et teints sa poudre était un déguisement, vÃÂȘtu d'une bonne grosse redingote de drap bleu boutonnée jusqu'au menton, couvert d'un manteau noir, chaussé de grosses bottes à fortes semelles et muni d'une carte particuliÚre, marchait à pas lents le long de l'avenue Gabriel, oÃÂč Contenson, déguisé en vieille marchande des quatre saisons, le rencontra devant les jardins de l'Elysée-Bourbon. - Monsieur de Saint-Germain, lui dit Contenson en donnant à son ancien chef son nom de guerre, vous m'avez fait gagner cinq cents faces francs; mais si je suis venu me poster là , c'est pour vous dire que le damné baron, avant de me les donner, est allé prendre des renseignements à la maison la Préfecture. - J'aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. Vois nos numéros 7, 10 et 21, nous pourrons employer ces hommes-là sans qu'on s'en aperçoive, ni à la Police, ni à la Préfecture. Contenson alla se replacer auprÚs de la voiture oÃÂč monsieur de Nucirigen attendait Peyrade. - Je suis monsieur de Saint-Germain, dit le Méridional au baron, en s'élevant jusqu'à la portiÚre. - Hé! pien, mondez afec moi, répondit le baron qui donna l'ordre de marcher vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile. - Vous ÃÂȘtes allé à la Préfecture, monsieur le baron? ce n'est pas bien... Peut-on savoir ce que vous avez dit à monsieur le Préfet, et ce qu'il vous a répondu? demanda Peyrade. - Affant te tonner sainte cente vrancs à ein trÎle gomme Godenzon, ch'édais pien aisse de saffoir s'il lÚs affait cagnés... Chais, zimblement tidde au brevet de bolice que che zouhhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate à l'édrancher tans eine mission téligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidée... Le brevet m'a rébonti que visse édiez ein tes plis hapiles Îmes et tes plis ÎnÃÂȘdes. C'esde tutte l'à vvaire. - Monsieur le baron veut-il me dire de quoi il s'agit, maintenant qu'on lui a révélé mon vrai nom?... Quand le baron eut expliqué longuement et verbeusement dans son affreux patois de juif polonais, et sa rencontre avec Esther, et le cri du chasseur qui se trouvait derriÚre la voiture, et ses vains efforts, il conclut en racontant ce qui s'était passé la veille chez lui, le sourire échappé à Lucien de Rubempré, la croyance de Bianchon et de quelques dandies, relativement à une accointance entre l'inconnue et ce jeune homme. - Ecoutez, monsieur le baron, vous me remettrez d'abord dix mille francs en acompte sur les frais, car pour vous, dans cette affaire, il s'agit de vivre; et, comme votre vie est une manufacture d'affaires, il ne faut rien négliger pour vous trouver cette femme. Ah! vous ÃÂȘtes pincé! - Ui, che zuis binzé... - S'il faut davantage, je vous le dirai, baron; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... J'étais, en 1807, Commissaire général de police à Anvers, et maintenant que Louis XVIII est mort, je puis vous confier que, pendant sept ans, j'ai dirigé sa contre-police... On ne marchande donc pas avec moi. Vous comprenez bien, monsieur le baron, qu'on ne peut pas faire le devis des consciences à acheter avant d'avoir étudié une affaire. Soyez sans inquiétude, je réussirai. Ne croyez pas que vous me satisferez avec une somme quelconque, je veux autre chose pour récompense... - Bourfi que ce ne soid bas ein royaume? ... dit le baron. - C'est moins que rien pour vous. - Ça me fa! - Vous connaissez les Keller? - Paugoub. - François Keller est le gendre du comte de Gondreville et le comte de Gondreville a dÃné chez vous hier avec son gendre. - Ki tiaple beut fus tire... s'écria le baron. Ce sera Chorche ki pafarte tuchurs. Peyrade se mit à rire. Le banquier conçut alors d'étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. - Le comte de Gondreville est tout à fait en position de m'obtenir une place que je désire avoir à la Préfecture de police, et sur la création de laquelle le Préfet aura, sous quarante-huit heures, un mémoire, dit Peyrade en continuant. Demandez la place pour moi, faites que le comte de Gondreville veuille se mÃÂȘler de cette affaire, en y mettant de la chaleur, et vous reconnaÃtrez ainsi le service que je vais vous rendre. Je ne veux de vous que votre parole, car, si vous y manquiez, vous maudiriez tÎt ou tard le jour oÃÂč vous ÃÂȘtes né... foi de Peyrade... - Je fus tonne ma barole t'honner te vaire le bossiple... - Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez. - Hé pien, ch'achirai vrangement. - Franchement... Voilà tout ce que je veux, dit Peyrade, et la franchise est le seul présent un peu neuf que nous puissions nous faire, l'un et l'autre. - Vranchement, répéta le baron. U foullez-vûs que che vis remedde? - Au bout du pont Louis XVI. - Au bond te la Jambre, dit le baron à son valet de pied qui vint à la portiÚre. - Che fais tonc affoir l'eingonnie... se dit le baron en s'en allant. - Quelle bizarrerie, se disait Peyrade en retournant à pied au Palais-Royal oÃÂč il se proposait d'essayer de tripler les dix mille francs pour faire une dot à Lydie. Me voilà obligé d'examiner les petites affaires du jeune homme dont un regard a ensorcelé ma fille. C'est sans doute un de ces hommes qui ont l'oeil à femme, se dit-il en employant une des expressions du langage particulier qu'il avait fait à son usage, et dans lesquelles ses observations, celles de Corentin se résumaient par des mots oÃÂč la langue était souvent violée, mais par cela mÃÂȘme, énergiques et pittoresques. En rentrant chez lui, le baron de Nucingen ne se ressemblait pas à lui-mÃÂȘme; il étonna ses gens et sa femme, il leur montrait une face colorée, animée, il était gai. - Gare à nos actionnaires, dit du Tillet à Rastignac. On prenait en ce moment le thé dans le petit salon de Delphine de Nucingen, au retour de l'Opéra. - Ui, reprit en souriant le baron qui saisit la plaisanterie de son compÚre, chébroufe l'enfie de vaire tes avvaires... - Vous avez donc vu votre inconnue? demanda madame de Nucingen. - Non, répondit-il, che n'ai que l'esboir te la droufer. - Aime-t-on jamais sa femme ainsi?... s'écria madame de Nucingen en ressentant un peu de jalousie ou feignant d'en avoir. - Quand vous l'aurez à vous, dit du Tillet au baron, vous nous ferez souper avec elle, car je suis bien curieux d'examiner la créature qui a pu vous rendre aussi jeune que vous l'ÃÂȘtes. - C'esde eine cheffe-d'oeivre te la gréation, répondit le vieux banquier. - Il va se faire attraper comme un mineur, dit Rastignac à l'oreille de Delphine. - Bah! il gagne bien assez d'argent pour... - Pour en rendre un peu, n'est-ce pas!... dit du Tillet en interrompant la baronne. Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gÃÂȘnaient. - Voilà le moment de lui faire payer vos nouvelles dettes, dit Rastignac à l'oreille de la baronne. En ce moment mÃÂȘme, Carlos, venu rue Taitbout pour faire ses derniÚres recommandations à Europe qui devait jouer le principal rÎle dans la comédie inventée pour trÎmper le baron de Nucingen, s'en allait plein d'espérance. Il fut accompagné jusqu'au boulevard par Lucien, assez inquiet de voir ce demi-démon si parfaitement déguisé, que lui-mÃÂȘme ne l'avait reconnu qu'à sa voix. - OÃÂč diable as-tu trouvé une femme plus belle qu'Esther? demanda-t-il à son corrupteur. - Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. Ces teints-là ne se fabriquent pas en France. - C'est-à -dire que tu m'en vois encore étourdi... La Vénus Callipyge n'est pas si bien faite! On se damnerait pour elle... Mais oÃÂč l'as-tu prise? - C'est la plus belle fille de Londres. Ivre de gin, elle a tué son amant dans un accÚs de jalousie... L'amant est un misérable de qui la police de Londres est débarrassée, et l'on a, pour quelque temps, envoyé cette créature à Paris, afin de laisser oublier l'affaire... La drÎlesse a été trÚs bien élevée. C'est la fille d'un ministre, elle parle le français comme si c'était sa langue maternelle; elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu'elle fait là . On lui a dit que si elle te plaisait, elle pourrait te manger des millions; mais que tu étais jaloux comme un tigre, et on lui a donné le programme de l'existence d'Esther. Elle ne connaÃt pas ton nom. - Mais si Nucingen la préférait à Esther... - Ah! t'y voilà venu... s'écria Carlos. Tu as peur aujourd'hui de ne pas voir s'accomplir ce qui t'effrayait tant hier! Sois tranquille. Cette fille blonde et blanche a les yeux bleus; c'est le contraire de la belle juive, et il n'y a que les yeux d'Esther qui puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable! Quand cette poupée aura joué son rÎle, je l'enverrai, sous la conduite-d'une personne sûre, à Rome ou à Madrid, oÃÂč elle fera des passions. - Puisque nous ne l'avons que pour peu de temps, dit Lucien, j'y retourne... - Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. Moi, j'attends quelqu'un que j'ai chargé de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen. - Qui? - La maÃtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir à tout moment ce qui se passe chez l'ennemi. A minuit, Paccard, le chasseur d'Esther, trouva Carlos sur le pont des Arts, l'endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas ÃÂȘtre entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d'un cÎté pendant que son maÃtre regardait de l'autre. - Le baron est allé ce matin à la Préfecture de police, de quatre à cinq heures, dit le chasseur, et il s'est vanté ce soir de trouver la femme qu'il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise... - Nous serons observés! dit Carlos, mais par qui?... - On s'est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce. - Ce serait un enfantillage, répondit Carlos. Nous n'avons que la Brigade de sûreté, la Police judiciaire à craindre; et du moment oÃÂč elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous!... - Il y a autre chose! - Quoi? - Les amis du pré... J'ai vu hier La Pouraille... il a refroidi un ménage et il a dix mille thunes de cinq balles... en or! - On l'arrÃÂȘtera, dit Jacques Collin, c'est l'assassinat de la rue Boucher. - Quel est l'ordre? dit Paccard de l'air respectueux que devait avoir un maréchal en venant prendre le mot d'ordre de Louis XVIII. - Vous sortirez tous les soirs à dix heures, répondit Carlos, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d'Avray. Si quelqu'un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de Rubempré, qui est fou de madame, et qui surtout, ne veut pas qu'on sache dans le monde qu'il a une maÃtresse de ce genre-là ... - Suffit! Faut-il s'armer?... - Jamais! dit vivement Carlos. Une arme!... à quoi cela sert-il? à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes à l'homme le plus fort par le coup que je t'ai montré!... quand on peut se battre avec trois argousins armés avec la certitude d'en mettre deux à terre avant qu'ils n'aient tiré leurs briquets, que craint-on? N'as-tu pas ta canne?... - C'est juste! dit le chasseur. Paccard, qualifié de Vieille-Garde, de Fameux-Lapin, de Bon-là , homme à jarret de fer, à bras d'acier, à favoris italiens, à chevelure artiste, à barbe de sapeur, à figure blÃÂȘme et impassible comme celle de Contenson, gardait sa fougue en dedans, et jouissait d'une tournure de tambour major qui déroutait le soupçon. Un échappé de Poissy ou de Melun n'a pas cette fatuité sérieuse et cette croyance en son mérite. Giafar de l'Aaroun al Raschild du Bagne, il lui témoignait l'amicale admiration que Peyrade avait pour Corentin. Ce colosse, excessivement fendu, sans beaucoup de poitrine et sans trop de chair sur les os, allait sur ses deux longues quilles d'un pas grave. Jamais la droite ne se mouvait sans que l'oeil droit examinùt les circonstances extérieures avec cette rapidité placide particuliÚre au voleur et à l'espion. L'oeil gauche imitait l'oeil droit. Un pas, un coup d'oeil! Sec, agile, prÃÂȘt à tout et à toute heure, sans une ennemie intime appelée la liqueur des braves, Paccard eût été complet, disait Carlos, tant il possédait à fond les talents indispensables à l'homme en guerre avec la société; mais le maÃtre avait réussi à convaincre l'esclave de faire la part au feu en ne buvant que le soir. En rentrant, Paccard absorbait l'or liquide que lui versait à petits coups une fille de grÚs à grosse panse venue de Dantzick - On ouvrira l'oeil, dit Paccard en remettant son magnifique chapeau à plumes aprÚs avoir salué celui qu'il nommait Son confesseur. Voilà par quels événements des hommes aussi forts que l'étaient, chacun dans leur sphÚre, Jacques Collin, Peyrade et Corentin, arrivÚrent à se trouver aux prises sur le mÃÂȘme terrain, et à déployer leur génie dans une lutte oÃÂč chacun combattit pour sa passion ou pour ses intérÃÂȘts. Ce fut un de ces combats ignorés mais terribles, oÃÂč il se dépense en talent, en haine, en irritations, en marches et contremarches, en ruses, autant de puissance qu'il en faut pour établir une fortune. Nucingen sur le point d'ÃÂȘtre heureux s'adonne à la toilette Hommes et moyens, tout fut secret du cÎté de Peyrade, que son ami Corentin seconda dans cette expédition, une niaiserie pour eux. Ainsi, l'histoire est muette à ce sujet, comme elle est muette sur les véritables causes de bien des révolutions. Mais voici le résultat. Cinq jours aprÚs l'entrevue de monsieur Nucingen avec Peyrade aux Champs-Elysées, un matin, un homme d'une cinquantaine d'années, doué de cette figure de blanc de céruse que la vie du monde donne aux diplomates, habillé de drap bleu, d'une tournure assez élégante, ayant presque l'air d'un ministre d'Etat, descendit d'un cabriolet splendide en en jetant les guides à son domestique. Il demanda si le baron de Nucingen était visible, au valet qui se tenait sur une banquette du péristyle, et qui lui en ouvrit respectueusement la magnifique porte en glaces. - Le nom de monsieur?... dit le domestique. - Dites à monsieur le baron que je viens de l'avenue Gabriel, répondit Corentin. S'il y a du monde, gardez-vous bien de prononcer ce nom-là tout haut, vous vous feriez mettre à la porte. Une minute aprÚs, le valet revint et conduisit Corentin dans le cabinet du baron, par les appartements intérieurs. Corentin échangea son regard impénétrable contre un regard de mÃÂȘme nature avec le banquier, et ils se saluÚrent convenablement. - Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade... - Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes. - La maÃtresse de monsieur de Rubempré demeure rue Taitbout, dans l'ancien appartement de mademoiselle de Bellefeuille, l'ex-maÃtresse de monsieur de Granville, le Procureur-général. - Ah! si brÚs te moi, s'écria le baron, gomme c'ed trÎle. - Je n'ai pas de peine à croire que vous soyez fou de cette magnifique personne, elle m'a fait plaisir à voir, répondit Corentin. Lucien est si jaloux de cette fille qu'il lui défend de se montrer; et il est bien aimé d'elle, car depuis quatre ans qu'elle a succédé à la Bellefeuille, et dans son mobilier et dans son état, jamais les voisins, ni le portier, ni les locataires de la maison n'ont pu l'apercevoir. L'infante ne se promÚne que la nuit. Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. Lucien n'a pas seulement des raisons de jalousie pour cacher cette femme il doit se marier à Clotilde de Grandlieu, et il est le favori intime actuel de madame de Sérisy. Naturellement il tient et à sa maÃtresse d'apparat et à sa fiancée. Ainsi, vous ÃÂȘtes le maÃtre de la position, car Lucien sacrifiera son plaisir à ses intérÃÂȘts et à sa vanité. Vous ÃÂȘtes riche, il s'agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. Donnez une dizaine de mille francs à la soubrette, elle vous cachera dans la chambre à coucher de sa maÃtresse; et pour vous, ça vaut bien ça! Aucune figure de rhétorique ne peut peindre le débit saccadé, net, absolu de Corentin; aussi le baron le remarquait-il en manifestant de l'étonnement, une expression qu'il avait depuis longtemps défendue à son visage impassible. - Je viens vous demander cinq mille francs pour mon ami, qui a laissé tomber cinq de vos billets de banque... un petit malheur! reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. Peyrade connaÃt trop bien son Paris pour faire des frais d'affiches, et il a compté sur vous. Mais ceci n'est pas le plus important, dit Corentin en se reprenant de maniÚre à Îter à la demande d'argent toute gravité. Si vous ne voulez pas avoir du chagrin dans vos vieux jours, obtenez à Peyrade la place qu'il vous a demandée, et vous pouvez la lui faire obtenir facilement. Le Directeur Général de la police du Royaume a dû recevoir hier une note à ce sujet. Il ne s'agit que d'en faire parler au Préfet de police par Gondreville. Hé! bien, dites à Malin comte de Gondreville, qu'il s'agit d'obliger un de ceux qui l'ont su débarrasser de messieurs de Simeuse, et il marchera... - Voici, monsieur, dit le baron en prenant cinq billets de mille francs et les présentant à Corentin. - La femme de chambre a pour bon ami un grand chasseur nommé Paccard, qui demeure rue de Provence, chez un carrossier, et qui se loue comme chasseur à ceux qui se donnent des airs de prince. Vous arriverez à la femme de chambre de madame Van Bogseck par Paccard, un grand drÎle de Piémontais qui aime assez le vermout. Evidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. Le baron cherchait à deviner à quelle race appartenait Corentin, en qui son intelligence lui disait assez qu'il voyait plutÎt un directeur d'espionnage qu'un espion; mais Corentin resta pour lui ce qu'est, pour un archéologue, une inscription à laquelle il manque au moins les trois quarts des lettres. - Gommend se nomme la phùme te jambre? demanda-t-il. - Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit. Le baron de Nucingen, transporté de joie, abandonna ses affaires, ses bureaux, et remonta chez lui dans l'heureux état oÃÂč se trouve un jeune homme de vingt ans qui jouit en perspective d'un premier rendez-vous avec une premiÚre maÃtresse. Le baron prit tous les billets de mille francs de sa caisse particuliÚre, une somme avec laquelle il aurait pu faire le bonheur d'un village, cinquante-cinq mille francs! et il les mit à mÃÂȘme dans la poche de son habit. Mais la prodigalité des millionnaires ne peut se comparer qu'à leur avidité pour le gain. DÚs qu'il s'agit d'un caprice, d'une passion, l'argent n'est plus rien pour les Crésus il leur est en effet plus difficile d'avoir des caprices que de l'or. Une jouissance est la plus grande rareté de cette vie rassasiée, pleine des émotions que donnent les grands coups de la Spéculation, et sur lesquelles ces coeurs secs se sont blasés. Exemple. Un des plus riches capitalistes de Paris, connu d'ailleurs pour ses bizarreries, rencontre un jour, sur les boulevards, une petite ouvriÚre excessivement jolie. Accompagnée de sa mÚre, cette grisette donnait le bras à un jeune homme d'un habillement assez équivoque, et d'un balancement de hanches trÚs faraud. A la premiÚre vue, le millionnaire devient amoureux de cette Parisienne; il la suit chez elle, il y entre; il se fait raconter cette vie mélangée de bals chez Mabile, de jours sans pain, de spectacles et de travail; il s'y intéresse, et laisse cinq billets de mille francs sous une piÚce de cent sous une générosité déshonorée. Le lendemain, un fameux tapissier, Braschon, vient prendre les ordres de la grisette, meuble un appartement qu'elle choisit, y dépense une vingtaine de mille francs. L'ouvriÚre se livre à des espérances fantastiques elle habille convenablement sa mÚre, elle se flatte de pouvoir placer son ex-amoureux dans les bureaux d'une Compagnie d'Assurance. Elle attend... un, deux jours; puis une... et deux semaines. Elle se croit obligée d'ÃÂȘtre fidÚle, elle s'endette. Le capitaliste, appelé en Hollande, avait oublié l'ouvriÚre; il n'alla pas une seule fois dans le Paradis oÃÂč il l'avait mise, et d'oÃÂč elle retomba aussi bas qu'on peut tomber à Paris. Nucingen ne jouait pas, Nucingen ne protégeait pas les arts, Nucingen n'avait aucune fantaisie; il devait donc se jeter dans sa passion pour Esther avec un aveuglement sur lequel comptait Carlos Herrera. AprÚs son déjeuner, le baron fit venir Georges, son valet de chambre, et lui dit d'aller rue Taitbout, prier mademoiselle Eugénie, la femme de chambre de madame Van Bogseck, de passer dans ses bureaux pour une affaire importante. - Du la guedderas, ajouta-t-il, et du la veras monder tans ma jambre, en lui tisand que sa vordine est vaidde. Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. Madame, lui dit-elle, ne lui permettait jamais de sortir; elle pouvait perdre sa place, etc., etc. Aussi Georges fit-il sonner haut ses mérites aux oreilles du baron, qui lui donna dix louis. - Si madame sort cette nuit sans elle, dit Georges à son maÃtre dont les yeux brillaient comme des escarboucles, elle viendra sur les dix heures. - Pon! ti fiendras m'habiler oe neiff eires... me goÃver; gar che feusse ÃÂȘdre auzi pien que bossiple... Che grois que je gombaraidrai teffant ma maidresse, u l'archante ne seraid bas l'archante... De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. A neuf heures, le baron, qui prit un bain avant le dÃner, fit une toilette de marié, se parfuma, s'adonisa. Madame de Nucingen, avertie de cette métamorphose, se donna le plaisir de voir son mari. - Mon Dieu! dit-elle, ÃÂȘtes-vous ridicule!... Mais mettez donc une cravate de satin noir, à la place de cette cravate blanche qui fait paraÃtre vos favoris encore plus durs; et d'ailleurs, c'est Empire, c'est vieux bonhomme, et vous vous donnez l'air d'un ancien Conseiller au Parlement. Otez donc vos boutons en diamant, qui valent chacun cent mille francs; cette singesse vous les demanderait, vous ne pourriez pas les refuser; et, pour les offrir à une fille, autant les mettre à mes oreilles. Le pauvre financier, frappé de la justesse des remarques de sa femme, lui obéissait en rechignant. - Ritiquile! ritiquile!... Che ne fous ai chamais tidde que visse édiez ritiquile quand vis vis meddiez te fodre miex bir fodre bedid mennesier de Rastignac. - Je l'espÚre bien que vous ne m'avez jamais trouvée ridicule. Suis-je femme à faire de pareilles fautes d'orthographe dans une toilette? Voyons, tournez-vous!... Boutonnez votre habit jusqu'en haut, comme fait le duc de Maufrigneuse, en laissant libres les deux derniÚres boutonniÚres d'en haut. Enfin, tùchez de vous rendre jeune. - Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie. - Attieu, montame... s'écria le banquier. Il reconduisit sa femme jusqu'au-delà des limites de leurs appartements respectifs, pour ÃÂȘtre certain qu'elle n'écouterait pas la conférence. Déceptions En revenant, il prit par la main Europe, et l'amena dans sa chambre, avec une sorte de respect ironique - Hé! pien, ma bedide, fus ÃÂȘdes pien héreize, gar vis ÃÂȘdes au serfice te la blis cholie phùme de Pinifers... Fodre foraine éd vaidde, si vis foulez, barler bir moi, ÃÂȘdre tans mes eindereds. - C'est ce que je ne ferais pas pour dix mille francs, s'écria Europe. Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnÃÂȘte fille... - Ui. Che gomde pien bayer fodre onÃÂȘdedé. C'ed ce g'on abbÚle, tans le gommerce, la guriosidé. - Ensuite, ce n'est pas tout, dit Europe. Si monsieur ne plaÃt pas à madame, et il y a de la chance! elle se fùche, je suis renvoyée, et ma place me vaut mille francs par an. - Le gabidal te mile vrancs ed te fint mile vrancs, et si che fus tonne, fus ne berterez rien. - Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là , mon gros pÚre, dit Europe, ça change joliment la question. OÃÂč sont-ils?... - Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque. Il regarda chaque éclair que chaque billet faisait jaillir des yeux d'Europe, et qui révélait la concupiscence à laquelle il s'attendait. - Vous payez la place, mais l'honnÃÂȘteté, la conscience?... dit Europe en levant sa mine fûtée et lançant au baron un regard seria-buffa. - La gonzience ne faud bas la blace; mais, meddons saint mille vrancs de blis, dit-il en ajoutant cinq billets de mille francs. - Non, vingt mille francs pour la conscience, et cinq mille pour la place, si je la perds... - Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Mais bir les cagner, il faut me gager tans la jampre te da maidresse bentant la nouid, quand elle sera séle... - Si vous voulez m'assurer de ne jamais dire qui vous a introduit, j'y consens. Mais je vous préviens d'une chose madame est forte comme un Turc, elle aime monsieur de Rubempré comme une folle, et vous lui remettriez un million en billets de banque, que vous ne lui feriez pas commettre une infidélité... C'est bÃÂȘte, mais elle est ainsi quand elle aime, elle est pire qu'une honnÃÂȘte femme, quoi? Quand elle va se promener dans les bois avec monsieur, il est rare que monsieur reste à la maison; elle y est allée ce soir, je puis donc vous cacher dans ma chambre. Si madame revient seule, je vous viendrai chercher; vous vous tiendrez dans le salon, je ne fermerai pas la porte de la chambre, et le reste... dame! le reste, ça vous regarde... Préparez-vous! - Che te tonnerai les fint-sainte mile vrancs tans le salon... tonnant, tonnant. - Ah! dit Europe, vous n'ÃÂȘtes pas plus défiant que ça?... Excusez du peu... - Di auras pien des ogassions te me garodder .. Nis verons gonnaissance... - Eh! bien, soyez rue Taitbout à minuit; mais prenez alors trente mille francs sur vous. L'honnÃÂȘteté d'une femme de chambre se paie, comme les fiacres, beaucoup plus cher, passé minuit. - Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque... - Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va .. A une heure du matin, le baron de Nucingen, caché dans la mansarde oÃÂč couchait Europe, était en proie à toutes les anxiétés d'un homme en bonne fortune. Il vivait, son sang lui semblait bouillant à ses orteils, et sa tÃÂȘte allait éclater comme une machine à vapeur trop chauffée. - Che chouissais moralement pire blis de sant mille égus, dit-il à du Tillet en lui racontant cette aventure. Il écouta les moindres bruits de la rue, il entendit, à deux heures du matin, la voiture de sa maÃtresse dÚs le boulevard. Son coeur battit à soulever la soie du gilet, quand la grande porte tourna sur ses gonds il allait donc revoir la céleste, l'ardente figure d'Esther!... Il reçut dans le coeur le bruit du marchepied et le claquement de la portiÚre. L'attente du moment suprÃÂȘme l'agitait plus que s'il se fût agi de perdre sa fortune. - Ha! S'écria-t-l c'esde fifre ça! C'esde trob fifre mÃÂȘme, che ne serai gapable te rienne te dude! - Madame est seule, descendez, dit Europe en se montrant. Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant! - Cros élevant! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. Europe allait en avant, un bougeoir à la main. - Diens, gonde-les, dit le baron en tendant à Europe les billets de banque quand il fut dans le salon. Europe prit les trente billets d'un air sérieux, et sortit en enfermant le banquier. Nucingen alla droit dans la chambre, oÃÂč il trouva la belle Anglaise qui lui dit "Serait-ce toi, Lucien?..." - Non, pelle envant, s'écria Nucingen qui n'acheva pas. Il resta stupide en voyant une femme absolument le contraire d'Esther du blond là oÃÂč il avait vu du noir, de la faiblesse là oÃÂč il admirait de la force! une douce nuit de Bretagne là oÃÂč scintillait le soleil de l'Arabie. - Ah çà ! d'oÃÂč venez-vous?... qui ÃÂȘtes-vous?... que voulez-vous? dit l'Anglaise en sonnant sans que les sonnettes fissent aucun bruit. - Chai godonné les sonneddes, mais n'ayez poind beurre... chez fais m'en aller, dit-il. Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l'eau. Fus ÃÂȘdes pien la maidresse te mennesier Licien te Ripembré? - Un peu, mon neveu, dit l'Anglaise qui parlait bien le français. Mais ki ed-dû, doi? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. - Ein Îme pien addrabé!... répondit-il piteusement. - Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phùme? Demanda-t-elle en plaisantant. - Bermeddez-moi te fis envoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichinguenne. - Gonnais bas!... fit-elle en riant comme une folle; mais la parure sera bien reçue, mon gros viol de domicile. - Fis le gonnaidrez? Attié, montame. Fis ÃÂȘdes un morzo te roi, mais je ne soui qu'ein bofre panquier té soizande ans bassés, et fi m'affez vaide combrentre gombien la phùme que ch'aime a te buissance, buisque fodre paudé sirhimaine n'a bas pi me la vaire ûplier... - Tiens, ce ÃÂȘdre chentile ze que fis me tides là , répondit l'Anglaise. - Ze n'esd pas si chentile que zelle qui me l'einsbire... - Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés? - A fodre goguine te phùme te jampre.. L'Anglaise sonna, Europe n'était pas loin. - Oh! s'écria Europe, un homme dans la chambre de madame, et qui n'est pas monsieur!... Quelle horreur! - Vous a-t-il donné trente mille francs pour y ÃÂȘtre introduit? - Non, madame; car, à nous deux, nous ne les valons pas... Et Europe se mit à crier au voleur d'une si dure façon, que le banquier effrayé gagna la porte, d'oÃÂč Europe le fit rouler par les escaliers... - Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maÃtresse! Au voleur! .. au voleur! L'amoureux baron, au désespoir, put gagner sans avanie sa voiture qui stationnait sur le boulevard; mais il ne savait plus à quel espion se vouer. - Est-ce que, par hasard, madame voudrait m'Îter mes profits?... dit Europe en revenant comme une furie vers l'Anglaise. - Je ne sais pas les usages de France, dit l'Anglaise. - Mais c'est que je n'ai qu'un mot à dire à monsieur pour faire mettre madame à la porte demain, répondit insolemment Europe. - Cedde zagrée fùme te jampre, dit le baron à Georges lui demanda naturellement à son maÃtre s'il était content, m'a ghibbé drande mile vrancs..., mais c'esd te ma vÎde, ma drÚs crande vÎde!... - Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. Diable! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles... - Chorche, che meirs te tesesboir... Chai vroit... Chai de la classe au cuer... Plis d'Esther, mon hami. Georges était toujours l'ami de son maÃtre dans les grandes circonstances. L'abbé gagne la premiÚre manche Deux jours aprÚs cette scÚne, que la jeune Europe venait de dire beaucoup plus plaisamment qu'on ne peut la raconter car elle y ajouta sa mimique, Carlos déjeunait en tÃÂȘte-à -tÃÂȘte avec Lucien. - Il ne faut pas, mon petit, que la Police ni personne mette le nez dans nos affaires, lui dit-il à voix basse en allumant un cigare à celui de Lucien. C'est malsain. J'ai trouvé un moyen audacieux, mais infaillible, de faire tenir tranquille notre baron et ses agents. Tu vas aller chez madame de Sérisy, tu seras trÚs gentil pour elle. Tu lui diras, dans la conversation, que, pour ÃÂȘtre agréable à Rastignac, qui depuis longtemps a trop de madame de Nucingen, tu consens à lui servir de manteau pour cacher une maÃtresse. Monsieur de Nucingen, devenu trÚs amoureux de la femme que cache Rastignac ceci la fera rire s'est avisé d'employer la Police pour t'espionner, toi, bien innocent des roueries de ton compatriote, et dont les intérÃÂȘts chez les Grandlieu pourraient ÃÂȘtre compromis. Tu prieras la comtesse de te donner l'appui de son mari, qui est ministre d'Etat, pour aller à la Préfecture de police. Une fois là , devant monsieur le Préfet, plains-toi, mais en homme politique et qui va bientÎt entrer dans la vaste machine du gouvernement pour en ÃÂȘtre un des plus importants pistons. Tu comprendras la Police en homme d'Etat, tu l'admireras, y compris le Préfet. Les plus belles mécaniques font des taches d'huile ou crachent. Ne te fùche que tout juste. Tu n'en veux pas du tout à monsieur le Préfet; mais engage-le à surveiller son monde, et plains-le d'avoir à gronder ses gens. Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. Nous serons alors tranquilles, et nous pourrons faire revenir Esther, qui doit bramer comme les daims dans sa forÃÂȘt. Le préfet d'alors était un ancien magistrat. Les anciens magistrats font des préfets de police beaucoup trop jeunes. Imbus du Droit, à cheval sur la légalité, leur main n'est pas leste à l'Arbitraire que nécessite assez souvent une circonstance critique oÃÂč l'action de la Préfecture doit ressembler à celle d'un pompier chargé d'éteindre un feu. En présence du Vice-Président du Conseil-d'Etat, le Préfet reconnut à la Police plus d'inconvénients qu'elle n'en a, déplora les abus, et se souvint alors de la visite que le baron de Nucingen lui avait faite et des renseignements qu'il avait demandés sur Peyrade. Le Préfet, tout en promettant de réprimer les excÚs auxquels se livraient les agents, remercia Lucien de s'ÃÂȘtre adressé directement à lui, lui promit le secret, et eut l'air de comprendre cette intrigue. De belles phrases sur la liberté individuelle, sur l'inviolabilité du domicile furent échangées entre le Ministre d'Etat et le Préfet, à qui monsieur de Sérisy fit observer que si les grands intérÃÂȘts du royaume exigeaient parfois de secrÚtes illégalités, le crime commençait à l'application de ces moyens d'Etat aux intérÃÂȘts privés. Le lendemain, au moment oÃÂč Peyrade allait à son cher café David oÃÂč il se régalait de voir des bourgeois comme un artiste s'amuse à voir pousser des fleurs, un gendarme habillé en bourgeois l'accosta dans la rue. - J'allais chez vous, lui dit-il à l'oreille, j'ai ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade prit un fiacre et monta, sans faire la moindre observation, en compagnie du gendarme. Le Préfet de police traita Peyrade comme s'il eût été le dernier argousin du Bagne, en se promenant dans une allée du petit jardin de la Préfecture de police qui, dans ce temps, s'étendait le long du quai des OrfÚvres. - Ce n'est pas sans raison, monsieur, que, depuis 1809 vous avez été mis en dehors de l'administration... Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-mÃÂȘme?... La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. Le Préfet annonça durement au pauvre Peyrade que non seulement son secours annuel était supprimé, mais encore qu'il serait, lui, l'objet d'une surveillance spéciale. Le vieillard reçut cette douche de l'air le plus calme du monde. Il n'y a rien d'immobile et d'impassible comme un homme foudroyé. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. Le pÚre de Lydie comptait sur sa place, et il se voyait sans autre ressource que les aumÎnes de son ami Corentin. - J'ai été Préfet de police, je vous donne complÚtement raison, dit tranquillement le vieillard au fonctionnaire posé dans sa majesté judiciaire et qui fit alors un haut-le-corps assez significatif. Mais permettez-moi, sans vouloir en rien m'excuser, de vous faire observer que vous ne me connaissez point, reprit Peyrade en jetant une fine oeillade au Préfet. Vos paroles sont, ou trop dures pour l'ancien Commissaire général de police en Hollande, ou pas assez sévÚres pour un simple mouchard. Seulement, monsieur le Préfet, ajouta Peyrade aprÚs une pause en voyant que le Préfet gardait le silence, souvenez-vous de ce que je vais avoir l'honneur de vous dire. Sans que je me mÃÂȘle en rien de votre police ni de ma justification, vous aurez l'occasion de voir que, dans cette affaire, il y a quelqu'un qu'on trompe en ce moment, c'est votre serviteur; plus tard, vous direz C'était moi. Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement. Il revint chez lui, les bras et les jambes cassés, saisi d'une rage froide contre le baron de Nucingen. Cet épais financier pouvait seul avoir trahi un secret concentré dans les tÃÂȘtes de Contenson, de Peyrade et de Corentin. Le vieillard accusa le banquier de vouloir se dispenser du paiement, une fois le but atteint. Une seule entrevue lui avait suffi pour deviner les astuces du plus astucieux des banquiers. - Il liquide avec tout le monde , mÃÂȘme avec nous, mais je me vengerai, se disait le bonhomme. Je n'ai jamais rien demandé à Corentin, je lui demanderai de m'aider à me venger de cette stupide caisse. Sacré baron! tu sauras le quel bois je me chauffe, en trouvant un matin ta fille déshonorée... Mais aime-t-il sa fille? Le soir de cette catastrophe qui renversait les espérances de ce vieillard, il avait pris dix ans de plus. En causant avec son ami Corentin, il entremÃÂȘlait ses doléances de larmes arrachées par la perspective du triste avenir qu'il léguait à sa fille, son idole, sa perle, son offrande à Dieu. - Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. Il faut savoir d'abord si le baron est ton délateur. Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville?... Ce vieux Malin nous doit trop pour ne pas essayer de nous engloutir; aussi fais-je surveiller son gendre Keller, un niais en politique, et trÚs capable de tremper dans quelque conspiration tendant à renverser la branche aÃnée au profit de la branche cadette... Demain, je saurai ce qui se passe chez Nucingen, s'il a vu sa maÃtresse, et d'oÃÂč nous vient ce coup de caveçon... Ne te désole pas. D'abord, le Préfet ne restera pas longtemps en place... Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c'est notre eau trouble. Un sifflement particulier retentit dans la rue. - C'est Contenson, dit Peyrade qui mit une lumiÚre sur la fenÃÂȘtre, et il y a quelque chose qui m'est personnel. Un instant aprÚs, le fidÚle Contenson comparaissait devant les deux gnÎmes de la Police par lui révérés à l'égal de deux génies. - Qu'y a-t-il? dit Corentin. - Du nouveau! Je sortais du 113, oÃÂč j'ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries?... Georges! ce garçon est renvoyé par le baron, qui le soupçonne d'ÃÂȘtre un mouchard. - Voilà l'effet d'un sourire qui m'est échappé, dit Peyrade. - Oh! tout ce que j'ai vu de désastres causés par des sourires!... dit Corentin. - Sans compter ce que causent les coups de cravache, dit Peyrade en faisant allusion à l'affaire Simeuse. Voir Une Ténébreuse Affaire. Mais, voyons, Contenson, qu'arrive-t-il? - Voici ce qui arrive, reprit Contenson. J'ai fait jaser Georges en lui faisant payer des petits verres d'une infinité de couleurs, il en est resté gris; quant à moi, je dois ÃÂȘtre comme un alambic! Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. Il y a trouvé la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce cette Anglaise n'est pas son ingonnie!... Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. Une bÃÂȘtise. Ça se croit grand parce que ça fait de petites choses avec de grands capitaux; retournez la phrase, et vous trouvez le problÚme que résout l'homme de génie. Le baron est revenu dans un état à faire pitié. Le lendemain Georges, pour faire son bon apÎtre, dit à son maÃtre "Pourquoi monsieur se sert-il de gens de sac et de corde? Si monsieur voulait s'en rapporter à moi, je lui trouverais son inconnue, car la description que monsieur m'en a faite me suffit, je remuerai tout Paris. - Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien!" Georges m'a raconté tout cela, entremÃÂȘlé des détails les plus saugrenus. Mais... l'on est fait à recevoir la pluie! Le lendemain, le baron reçut une lettre anonyme oÃÂč on lui disait quelque chose comme "Monsieur de Nucingen se meurt d'amour pour une inconnue, il a déjà dépensé beaucoup d'argent en pure perte; s'il veut se trouver ce soir à minuit, au bout du pont de Neuilly, et monter dans la voiture derriÚre laquelle sera le chasseur du bois de Vincennes, en se laissant bander les yeux, il verra celle qu'il aime... Comme sa fortune peut lui donner des craintes sur la pureté des intentions de ceux qui procÚdent ainsi, monsieur le baron peut se faire accompagner de son fidÚle Georges. Il n'y aura d'ailleurs personne dans la voiture." Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tÃÂȘte d'un voile. Le baron reconnaÃt le chasseur. Deux heures aprÚs, la voiture, qui marchait comme une voiture à Louis XVIII que Dieu ait son ùme! il se connaissait en police, ce roi-là ! arrÃÂȘte au milieu d'un bois. Le baron, à qui l'on Îte son bandeau, voit dans une voiture arrÃÂȘtée son inconnue, qui... psit!... disparaÃt aussitÎt. Et la voiture mÃÂȘme train que Louis XVIII le ramÚne au pont de Neuilly, oÃÂč il retrouve sa voiture. On avait mis dans la main de Georges un petit billet ainsi conçu "Combien de billets de mille francs monsieur le baron lùche-t-il pour ÃÂȘtre mis en rapport avec son inconnue?" Georges donne le petit billet à son maÃtre, et le baron, ne doutant pas que Georges ne s'entende ou avec moi ou avec vous, monsieur Peyrade, pour l'exploiter, a mis Georges à la porte. En v'là un imbécile de banquier! il ne fallait renvoyer Georges qu'aprÚs avoir gougé affec l'eingonnie. - Georges a vu la femme?... dit Corentin. - Oui, dit Contenson. - Eh! bien, s'écria Peyrade, comment est-elle? - Oh! répondit Contenson, il ne m'en a dit qu'un mot un vrai soleil de beauté!... - Nous sommes joués par des drÎles plus forts que nous, s'écria Peyrade. Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron. - Ya, mein Herr! répondit Contenson. Aussi, en apprenant que vous aviez reçu des giroflées à la Préfecture, ai-je fait jaser Georges. - Je voudrais bien savoir qui m'a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots! Faut faire les cloportes, dit Contenson. - Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre... - Nous allons étudier cette version-là , s'écria Corentin, pour le moment, je n'ai rien à faire. Tiens-toi sage, toi, Peyrade! Obéissons toujours à monsieur le Préfet... - Monsieur de Nucingen est bon à saigner, fit observer Contenson, il a trop de billets de mille francs dans les veines... - La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l'oreille de Corentin. - Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre pÚre... ade... A de... main. - Monsieur, dit Contenson à Corentin sur le pas de la porte, quelle drÎle d'opération de change aurait faite le bonhomme!.. Hein! marier sa fille avec le prix de!... Ah! ah! l'on ferait de ce sujet une jolie piÚce, et morale, intitulée La Dot d'une jeune fille. - Ah! comme vous ÃÂȘtes organisés, vous autres!... quelles oreilles tu as!... dit Corentin à Contenson. Décidément la Nature Sociale arme toutes ses EspÚces des qualités nécessaires aux services qu'elle en attend! La Société c'est une autre Nature! - C'est trÚs philosophique ce que vous dites-là , s'écria Contenson, un professeur en ferait un systÚme! - Sois au fait, reprit Corentin en souriant et s'en allant avec l'espion par les rues, de tout ce qui se passera chez monsieur de Nucingen, à propos de l'inconnue... en gros... ne finasse pas... - On regarde si les cheminées fument! dit Contenson. - Un homme comme le baron de Nucingen ne peut pas ÃÂȘtre heureux incognito, reprit Corentin. D'ailleurs nous, pour qui les hommes sont des cartes, nous ne devons jamais ÃÂȘtre joués par eux! - Parbleu! ce serait le condamné qui s'amuserait à couper le cou au bourreau, s'écria Contenson. - Tu as toujours le petit mot pour rire, répondit Corentin en laissant échapper un sourire qui dessina de faibles plis dans son masque de plùtre. Cette affaire était excessivement importante en elle-mÃÂȘme, et à part ses résultats. Si le baron n'avait pas trahi Peyrade, qui donc avait eu intérÃÂȘt à voir le Préfet de police? Il s'agissait pour Corentin de savoir s'il n'existait pas de faux frÚres parmi ses hommes. Il se disait en se couchant ce que ruminait aussi Peyrade "Qui donc est allé se plaindre au préfet?... A qui cette femme appartient-elle?" Ainsi, tout en s'ignorant les uns les autres, Jacques Collin, Peyrade et Corentin se rapprochaient sans le savoir; et la pauvre Esther, Nucingen, Lucien allaient nécessairement ÃÂȘtre enveloppés dans la lutte déjà commencée, et que l'amour-propre particulier aux gens de police devait rendre terrible. Faux abbé, faux billets, fausses dettes, faux amour Grùce à l'adresse d'Europe, la partie la plus menaçante des soixante mille francs de dettes qui pesaient sur Esther et sur Lucien fut acquittée. La confiance des créanciers ne fut pas mÃÂȘme ébranlée. Lucien et son corrupteur purent respirer pendant un moment. Comme deux bÃÂȘtes fauves poursuivies qui lappent un peu d'eau au bord de quelque marais, ils purent continuer à cÎtoyer les précipices, le long desquels l'homme fort conduisait l'homme faible ou au gibet ou à la fortune. - Aujourd'hui, dit Carlos à sa créature, nous jouons le tout pour le tout; mais heureusement les cartes sont biseautées et les pontes sont trÚs jeunes! Pendant quelque temps Lucien fut assidu, par ordre de son terrible Mentor, auprÚs de madame de Sérisy. En effet, Lucien ne devait pas ÃÂȘtre soupçonné d'avoir une fille entretenue pour maÃtresse. Il trouva d'ailleurs dans le plaisir d'ÃÂȘtre aimé, dans l'entraÃnement d'une vie mondaine, une force d'emprunt pour s'étourdir. Il obéissait à mademoiselle Clotilde de Grandlieu en ne la voyant plus qu'au Bois ou aux Champs-Elysées. Le lendemain du jour oÃÂč Esther fut enfermée dans la maison du Garde, l'ÃÂȘtre, pour elle problématique et terrible qui lui pesait sur le coeur, vint lui proposer de signer en blanc trois papiers timbrés, aggravés de ces mots tortionnaires Accepté pour soixante mille francs, sur le premier; - Accepté pour cent vingt mille francs, sur le second; - Accepté pour cent vingt mille francs, sur le troisiÚme. En tout trois cent mille francs d'acceptations. En mettant bon pour, vous faites un simple billet, Le mot accepté constitue la lettre de change et vous soumet à la contrainte par corps. Ce mot fait encourir à celui qui le signe imprudemment cinq ans de prison, une peine que le Tribunal de police correctionnelle n'inflige presque jamais, et que la Cour d'assises applique à des scélérats. La loi sur la contrainte par corps est un reste des temps de barbarie qui joint à sa stupidité le rare mérite d'ÃÂȘtre inutile, en ce qu'elle n'atteint jamais les fripons. Voir Illusions perdues. - Il s'agit, dit l'Espagnol à Esther, de tirer Lucien d'embarras. Nous avons soixante mille francs de dettes, et avec ces trois cent mille francs nous nous en tirerons peut-ÃÂȘtre. AprÚs avoir antidaté de six mois les lettres de change, Carlos les fit tirer sur Esther par un homme incompris de la police correctionnelle, et dont les aventures, malgré le bruit qu'elles ont fait, furent bientÎt oubliées, perdues, couvertes par le tapage de la grande symphonie de juillet 1830. Ce jeune homme, un des plus audacieux chevaliers d'industrie, fils d'un huissier de Boulogne prÚs Paris, se nomme Georges-Marie Destourny. Le pÚre, obligé de vendre sa charge en des circonstances peu prospÚres, laissa, vers 1824, son fils sans aucune ressource aprÚs lui avoir donné cette brillante éducation, la folie des petits bourgeois pour leurs enfants. A vingt-trois ans, le jeune et brillant élÚve en droit avait déjà renié son pÚre en écrivant ainsi son nom sur ses cartes GEORGES D'ESTOURNY. Cette carte donnait à son personnage un parfum d'aristocratie. Ce fashionable eut l'audace de prendre tilbury, groom, et de hanter les clubs. Un mot expliquera tout il faisait des affaires à la Bourse avec l'argent des femmes entretenues dont il était le confident. Enfin il succomba devant la Police correctionnelle, oÃÂč il comparut accusé de se servir de cartes trop heureuses. Il avait des complices, des jeunes gens corrompus par lui, ses séides obligés, les compÚres de son élégance et de son crédit. Obligé de fuir, il négligea de payer ses différences à la Bourse. Tout Paris, le Paris des loups-cerviers et des clubs, des boulevards et des industriels, tremblait encore de cette double affaire. Au temps de sa splendeur, Georges d'Estourny, joli garçon, bon enfant surtout, généreux comme un chef de voleurs, avait protégé la Torpille pendant quelques mois. Le faux Espagnol basa sa spéculation sur l'accointance d'Esther avec ce célÚbre escroc, accident particulier aux femmes de cette classe. Georges d'Estourny, dont l'ambition s'était enhardie avec le succÚs, avait pris sous sa protection un homme venu du fond d'un département pour faire des affaires à Paris, et que le parti libéral voulait indemniser de condamnations encourues avec courage dans la lutte de la Presse contre le Gouvernement de Charles X, dont la persécution s'était ralentie pendant le ministÚre Martignac. On avait alors gracié le sieur Cérizet, ce gérant responsable, surnommé le Courageux-Cérizet. Or, Cérizet, patronné pour la forme par les sommités de la Gauche, fonda une maison qui tenait à la fois à l'agence d'affaires, à la Banque et à la maison de commission. Ce fut une de ces positions qui ressemblent, dans le commerce, à ces domestiques annoncés dans les Petites-Affiches, comme pouvant et sachant tout faire. Cérizet fut trÚs heureux de se lier avec Georges d'Estourny, qui le forma. Esther, en vertu de l'anecdote sur Ninon, pouvait passer pour ÃÂȘtre la fidÚle dépositaire d'une portion de la fortune de Georges d'Estourny. Un endos en blanc signé Georges d'Estourny rendit Carlos Herrera maÃtre des valeurs qu'il avait créées. Ce faux n'avait aucun danger du moment oÃÂč, soit mademoiselle Esther, soit quelqu'un pour elle, pouvait ou devait payer. AprÚs avoir pris des renseignements sur la maison Cérizet, Carlos y reconnut l'un de ces personnages obscurs décidés à faire fortune mais... légalement. Cérizet, le vrai dépositaire de d'Estourny, restait nanti de sommes importantes alors engagées dans la Hausse, à la Bourse, et qui permettaient à Cérizet de se dire banquier. Tout cela se fait à Paris; on méprise un homme, on n'en méprise pas l'argent. Carlos se rendit chez Cérizet dans l'intention de le travailler à sa maniÚre, car il se trouvait par hasard maÃtre de tous les secrets de ce digne associé de d'Estourny. Le Courageux-Cérizet demeurait dans un entresol, rue du Gros-Chenet, et Carlos, qui se fit mystérieusement annoncer comme venant de la part de Georges d'Estourny, surprit le soi-disant banquier pùle de cette annonce. Carlos vit, dans un modeste cabinet, un petit homme à cheveux rares et blonds, et reconnut en lui, d'aprÚs la description que lui en avait faite Lucien, le judas de David Séchard. - Pouvons-nous parler ici sans crainte d'ÃÂȘtre entendus? dit l'Espagnol métamorphosé subitement en Anglais à cheveux rouges, à lunettes bleues, aussi propre, aussi net qu'un puritain allant au PrÃÂȘche. - Et pourquoi, monsieur? dit Cérizet. Qui ÃÂȘtes-vous? - Monsieur William Barker, créancier de monsieur d'Estourny; mais je vais démontrer la nécessité de fermer vos portes, puisque vous le désirez. Nous savons, monsieur, quelles ont été vos relations avec les Petit-Claud, les Cointet et les Séchard d'AngoulÃÂȘme.. A ces mots, Cérizet s'élança vers la porte et la ferma, revint à une autre porte qui donnait dans une chambre à coucher, la verrouilla; puis il dit à l'inconnu "Plus bas, monsieur!" Et il examina le faux Anglais en lui disant "Que voulez-vous de moi?..." - Mon Dieu! reprit William Barker, chacun pour soi, dans ce monde. Vous avez les fonds de ce drÎle de d'Estourny... Rassurez-vous, je ne viens pas vous les demander; mais, pressé par moi, ce fripon qui mérite la corde, entre nous, m'a donné ces valeurs en me disant qu'il pouvait y avoir quelque chance de les réaliser; et, comme je ne veux pas poursuivre en mon nom, il m'a dit que vous ne me refuseriez pas le vÎtre. Cérizet regarda la lettre de change, et dit "Mais il n'est plus à Francfort..." - Je le sais, répondit Barker, mais il pouvait encore y ÃÂȘtre à la date de ces traites.. - Mais je ne veux pas ÃÂȘtre responsable, dit Cérizet... - Je ne vous demande pas de sacrifice, reprit Barker; vous pouvez ÃÂȘtre chargé de les recevoir, acquittez-les, et je me charge d'opérer le recouvrement. - Je suis étonné de voir à d'Estourny autant de défiance de moi, reprit Cérizet. - Dans sa position, répondit Barker, on ne peut pas le blùmer d'avoir mis ses oeufs dans plusieurs paniers. - Est-ce que vous croiriez?... demanda le petit faiseur d'affaires en rendant au faux Anglais les lettres de change acquittées et en rÚgle. -..Je crois que vous garderez bien ses fonds! dit Barker, j'en suis sûr! ils sont déjà jetés sur le tapis vert de la Bourse. - Ma fortune est intéressée à ... - A les perdre ostensiblement, dit Barker. - Monsieur!... s'écria Cérizet. - Tenez, mon cher monsieur Cérizet, dit froidement Barker en interrompant Cérizet, vous me rendriez un service en me facilitant cette rentrée. Ayez la complaisance de m'écrire une lettre oÃÂč vous disiez que vous me remettez ces valeurs acquittées pour le compte de d'Estourny, et que l'huissier poursuivant devra considérer le porteur de la lettre comme le possesseur de ces trois traites. - Voulez-vous me dire vos noms? - Pas de nom! répondit le capitaliste anglais. Mettez Le porteur de cette lettre et des valeurs.. Vous allez ÃÂȘtre bien payé de cette complaisance... - Et comment?... dit Cérizet. - Par un seul mot. Vous resterez en France, n'est-ce pas?... - Oui, monsieur. - Eh! bien, jamais Georges d'Estourny n'y rentrera. - Et pourquoi? - Il y a plus de cinq personnes qui, à ma connaissance, l'assassineraient, et il le sait. - Je ne m'étonne plus qu'il me demande de quoi faire une pacotille pour les Indes! s'écria Cérizet. Et il m'a malheureusement obligé d'engager tout dans les Fonds publics. Nous sommes déjà débiteurs de différences à la maison du Tillet. Je vis au jour le jour. - Tirez votre épingle du jeu! - Ah! si j'avais su cela plus tÎt! s'écria Cérizet. J'ai manqué ma fortune.. - Un dernier mot?... dit Barker Discrétion!... vous en ÃÂȘtes capable; mais, ce qui peut-ÃÂȘtre est moins sûr, Fidélité. Nous nous reverrons, et je vous ferai faire fortune. AprÚs avoir jeté dans cette ùme de boue un espoir qui devait en assurer la discrétion pendant longtemps, Carlos, toujours en Barker, se rendit chez un huissier sur lequel il pouvait compter, et le chargea d'obtenir des jugements définitifs contre Esther. - On paiera, dit-il à l'huissier, c'est une affaire d'honneur, nous voulons seulement ÃÂȘtre en rÚgle. Barker fit représenter mademoiselle Esther au Tribunal de Commerce par un agréé pour que les jugements fussent contradictoires. L'huissier, prié d'agir poliment, mit sous enveloppe tous les actes de procédure, vint saisir lui-mÃÂȘme le mobilier, rue Taitbout, oÃÂč il fut reçu par Europe. La contrainte par corps une fois dénoncée, Esther fut ostensiblement sous le coup de trois cent et quelques mille francs de dettes indiscutables. Carlos ne fit pas en ceci de grands frais d'invention. Ce vaudeville des fausses dettes se joue à Paris trÚs souvent. Il y existe des sous-Gobseck, des sous-Gigonnet qui, moyennant une prime, se prÃÂȘtent à ce calembour, car ils plaisantent de ce tour infùme. Tout, en France, se fait en riant, mÃÂȘme les crimes. On rançonne ainsi, soit des parents récalcitrants, soit des passions qui lésineraient, mais qui, devant une nécessité flagrante ou quelque prétendu déshonneur, s'exécutent. Maxime de Trailles avait usé trÚs souvent de ce moyen, renouvelé des comédies du vieux répertoire. Seulement Carlos Herrera, qui voulait sauver et l'honneur de sa robe et celui de Lucien, avait eu recours à un faux sans aucun danger, mais assez souvent pratiqué pour qu'en ce moment la justice s'en émeuve. Il se tient, dit-on, une Bourse des effets faux aux environs du Palais-Royal, oÃÂč, pour trois francs, on vous donne une signature. Avant d'entamer la question de ces cent mille écus destinés à faire sentinelle à la porte de la chambre à coucher, Carlos se promit de faire payer, au préalable, cent mille autres francs à monsieur de Nucingen. Voici comment. Par ses ordres, Asie se posa, vis-à -vis de l'amoureux baron, en vieille femme au courant -des affaires de la belle inconnue. Jusqu'à présent, les peintres de moeurs ont mis en scÚne beaucoup d'usuriers; mais on a oublié l'usuriÚre, la madame La Ressource d'aujourd'hui, personnage excessivement curieux, appelée décemment marchande à la toilette, et que pouvait jouer la féroce Asie, qui possédait deux établissements, l'un au Temple, l'autre rue Neuve-Saint-Marc, gérés tous les deux par des femmes à elle. - Tu te remettras dans la pelure de madame de Saint-EstÚve, lui dit-il. Herrera voulut voir Asie habillée. La fausse entremetteuse vint en robe de damas à fleurs, provenant de rideaux décrochés à quelque boudoir saisi, ayant un de ces chùles de cachemire passés, usés, invendables qui finissent leur vie au dos de ces femmes. Elle portait une collerette en dentelles magnifiques, mais éraillées, et un affreux chapeau; mais elle était chaussée en souliers de peau d'Irlande, sur le bord desquels sa chair faisait l'effet d'un bourrelet de soie noire à jour. - Et la boucle de ma ceinture! dit-elle en montrant une orfÚvrerie suspecte que repoussait son ventre de cuisiniÚre. Hein, quel genre! Et mon tour... comme il m'enlaidit gentiment! Oh! madame Nourrisson m'a crùnement habillée. - Sois mielleuse d'abord, lui dit Carlos, sois craintive presque, défiante comme une chatte; et fais surtout rougir le baron d'avoir employé la Police sans que tu paraisses avoir à trembler devant les agents. Enfin donne à entendre à la pratique, en termes plus ou moins clairs, que tu défies toutes les polices du monde de savoir oÃÂč se trouve la belle. Cache bien tes traces... Quand le baron t'aura donné le droit de lui frapper sur le ventre en l'appelant "Gros corrompu!" deviens insolente et fais-le aller comme un laquais. Menacé de ne plus revoir l'entremetteuse s'il se livrait au moindre espionnage, Nucingen voyait Asie en allant à la Bourse, à pied, mystérieusement, dans un misérable entresol de la rue Neuve-Saint-Marc. Ces boueux sentiers, combien de fois les millionnaires amoureux les ont-ils cÎtoyés, et avec quelles délices! les pavés de Paris le savent. Madame de Saint-EstÚve fit arriver, d'espérance en désespoir, en relayant l'un par l'autre, le baron à vouloir ÃÂȘtre mis au courant de tout ce qui concernait l'inconnue, à tout prix!... Pendant ce temps, l'huissier marchait, et marchait d'autant mieux que, ne trouvant aucune résistance chez Esther, il agissait dans les délais légaux, sans perdre vingt-quatre heures. Lucien, conduit par son conseiller, visita cinq ou six fois la recluse à Saint-Germain. Le féroce conducteur de ces machinations avait jugé ces entrevues nécessaires pour empÃÂȘcher Esther de dépérir, car sa beauté passait à l'état de capital. Au moment de quitter la maison du Garde, il amena Lucien et la pauvre courtisane au bord d'un chemin désert, à un endroit d'oÃÂč l'on voyait Paris, et oÃÂč personne ne pouvait les entendre. Tous trois ils s'assirent au soleil levant, sous un tronçon de peuplier abattu devant ce paysage, un des plus magnifiques du monde, et qui embrasse le cours de la Seine, Montmartre, Paris, Saint-Denis. - Mes enfants, dit Carlos, votre rÃÂȘve est fini. Toi, ma petite, tu ne reverras plus Lucien; ou si tu le vois, tu dois l'avoir connu, il y a cinq ans, pendant quelques jours seulement. - Voilà donc ma mort arrivée! dit-elle sans verser une larme. - Eh! voilà cinq ans que tu es malade, reprit Herrera. Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes élégies. Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et trÚs bien!... Laisse-nous, Lucien, va cueillir des sonnets, dit-il en lui montrant un champ à quelques pas d'eux. Lucien jeta sur Esther un regard mendiant, un de ces regards propres à ces hommes faibles et avides, pleins de tendresse dans le coeur et de lùcheté dans le caractÚre. Esther lui répondit par un signe de tÃÂȘte qui voulait dire "Je vais écouter le bourreau pour savoir comment je dois poser ma tÃÂȘte sous la hache, et j'aurai le courage de bien mourir." Ce fut si gracieux et, en mÃÂȘme temps, si plein d'horreur, que le poÚte pleura; Esther courut à lui, le serra dans ses bras, but cette larme et lui dit "Sois tranquille!" un de ces mots qui se disent avec les gestes et les yeux, avec la voix du délire. Carlos se mit à expliquer nettement, sans ambiguïté, souvent avec d'horribles mots propres, la situation critique de Lucien, sa position à l'hÎtel de Grandlieu, sa belle vie s'il triomphait, et enfin la nécessité pour Esther de se sacrifier à ce magnifique avenir. - Que faut-il faire? s'écria-t-elle fanatisée. - M'obéir aveuglément, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre? Il ne tiendra qu'à vous de vous faire un beau sort. Vous allez devenir ce que sont Tullia, Florine, Mariette et la Val-Noble, vos anciennes amies, la maÃtresse d'un homme riche que vous n'aimerez pas. Une fois nos affaires faites, notre amoureux est assez riche pour vous rendre heureuse... - Heureuse!... dit-elle en levant les yeux au ciel. - Vous avez eu quatre ans de paradis, reprit-il. Ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs?... - Je vous obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. Ne vous inquiétez pas du reste! Vous l'avez dit, mon amour est une maladie mortelle. - Ce n'est pas tout, reprit Carlos, il faut rester belle. A vingt-deux ans et demi, vous ÃÂȘtes à votre plus haut point de beauté, grùce à votre bonheur. Enfin, redevenez surtout la Torpille. Soyez espiÚgle, dépensiÚre, rusée, sans pitié pour le millionnaire que je vous livre. Ecoutez!... cet homme est un voleur de grande Bourse, il a été sans pitié pour bien du monde, il s'est engraissé des fortunes de la veuve et de l'orphelin, vous serez leur Vengeance!... Asie viendra vous prendre en fiacre, et vous serez à Paris ce soir. Si vous laissiez soupçonner vos liaisons depuis quatre ans avec Lucien, autant vaudrait lui tirer un coup de pistolet dans la tÃÂȘte. On vous demandera ce que vous ÃÂȘtes devenue vous répondrez que vous avez été emmenée en voyage par un Anglais excessivement jaloux. Vous avez eu jadis assez d'esprit pour bien blaguer, retrouvez tout cet esprit-là ... Avez-vous jamais vu un radieux cerf-volant, ce géant les papillons de l'enfance, tout chamarré d'or, planant dans les cieux?... Les enfants oublient un moment la corde, un passant la coupe, le météore donne, en langage de collÚge, une tÃÂȘte, et il tombe avec une effrayante rapidité. Telle Esther en entendant Carlos. DeuxiÚme partie. A combien l'amour revient aux vieillards Cent mille francs placés en Asie Depuis huit jours, Nucingen allait marchander la livraison de celle qu'il aimait, presque tous les jours, dans la boutique de la rue Neuve-Saint-Marc. Là , tantÎt sous le nom de Saint-EstÚve, tantÎt sous le nom de sa créature, madame Nourrisson, trÎnait Asie entre les plus belles parures arrivées à cette phase horrible oÃÂč les robes ne sont plus des robes et ne sont pas encore des haillons. Le cadre était en harmonie avec la figure que cette femme se composait, car ces boutiques sont une des plus sinistres particularités de Paris. On y voit des défroques que la Mort y a jetées de sa main décharnée, et on entend alors le rùle d'une phtisie sous un chùle, comme on y devine l'agonie de la misÚre sous une robe lamée d'or. Les atroces débats entre le Luxe et la Faim sont écrits là sur de légÚres dentelles. On y retrouve la physionomie d'une reine sous un turban à plumes dont la pose actuelle rappelle et rétablit presque la figure absente. C'est le hideux dans le joli! Le fouet de Juvénal, agité par les mains officielles du Commissaire-priseur, éparpille les manchons pelés, les fourrures flétries des filles aux abois. C'est un fumier de fleurs oÃÂč, çà et là , brillent des roses coupées d'hier, portées un jour, et sur lequel est toujours accroupie une vieille, la cousine germaine de l'Usure, l'Occasion chauve, édentée, et prÃÂȘte à vendre le contenu, tant elle a l'habitude d'acheter le contenant, la robe sans la femme ou la femme sans la robe! Asie était là , comme l'argousin dans le Bagne, comme un vautour au bec rougi sur des cadavres, au sein de son élément; plus affreuse que ces sauvages horreurs qui font frémir les passants étonnés quelquefois de rencontrer un de leurs plus jeunes et frais souvenirs pendus dans un sale vitrage derriÚre lequel grimace une vraie Saint-EstÚve retirée. D'irritations en irritations et de dix mille en dix mille francs, le banquier était arrivé à offrir soixante mille francs à madame de Saint-EstÚve, qui lui répondit par un refus grimacé à désespérer un macaque. AprÚs une nuit agitée, aprÚs avoir reconnu combien Esther portait de désordre dans ses idées, aprÚs avoir réalisé des gains inattendus à la Bourse, il vint enfin un matin avec l'intention de lùcher les cent mille francs demandés par Asie, mais il voulait lui soutirer une foule de renseignements. - Tu te décides donc, mon gros farceur? lui dit Asie en lui tapant sur l'épaule. La familiarité la plus déshonorante est le premier impÎt que ces sortes de femmes prélÚvent sur les passions effrénées ou sur les misÚres qui se confient à elles; elles ne s'élÚvent jamais à la hauteur du client, elles le font asseoir cÎte à cÎte auprÚs d'elles sur leur tas de boue. Asie, comme on le voit, obéissait admirablement à son maÃtre. - Il le vaud pien, dit Nucingen. - Et tu n'es pas volé, répondit Asie. On a vendu des femmes plus cher que tu ne paieras celle-là , relativement. Il y a femme et femme! De Marsay a donné de feu Coralie soixante mille francs. Celle que tu veux a coûté cent mille francs de premiÚre main; mais pour moi, vois-tu, vieux corrompu, c'est une affaire de convenance. - MÚz ÃÂč ed-elle? - Ah! tu la verras. Je suis comme toi donnant, donnant!... Ah! çà , mon cher, ta passion a fait des folies. Ces jeunes filles, ça n'est pas raisonnable. La princesse est en ce moment ce que nous appelons une belle de nuit... - Eine pelle... - Allons, vas-tu faire le jobard?.. Elle a Louchard à ses trousses, je lui ai prÃÂȘté, moi, cinquante mille francs... - Finte-sinte! tis tonc, s'écria le banquier. - Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, répondit Asie. Cette femme-là , faut lui rendre justice, c'est la probité mÃÂȘme! Elle n'avait plus que sa personne, elle m'a dit "Ma petite madame Saint-EstÚve, je suis poursuivie, il n'y a que vous qui puissiez m'obliger, donnez-moi vingt mille francs, et je vous les hypothÚque sur mon coeur..." - Oh! elle a un joli coeur!... Il n'y a que moi qui sache oÃÂč elle est. Une indiscrétion me coûterait mes vingt mille francs.. Auparavant, elle demeurait rue Taitbout. Avant de s'en aller de là ... - son mobilier était saisi!... - rapport aux frais. - Ces gueux d'huissiers!... - Vous savez, vous qui ÃÂȘtes un fort de la Bourse! Eh! bien, pas bÃÂȘte, elle a loué pour deux mois son appartement à une Anglaise, une femme superbe qu'avait ce petit chose... Rubempré, pour amant, et il en était si jaloux qu'il la faisait promener la nuit... Mais, comme on va vendre le mobilier, l'Anglaise a déguerpi, d'autant plus qu'elle était trop chÚre pour un petit criquet comme Lucien... - Vus vaides la panque, dit Nucingen. - En nature, dit Asie. Je prÃÂȘte aux jolies femmes; et ça rend, car on escompte deux valeurs à la fois. Asie s'amusait à charger le rÎle de ces femmes qui sont bien ùpres, mais plus patelines, plus douces que la Malaise, et qui justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Asie se posa comme ayant perdu ses illusions, cinq amants, ses enfants, et se laissant voler par tout le monde malgré son expérience. Elle montra de temps en temps des reconnaissances du Mont-de-Piété, pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gÃÂȘnée, endettée. Enfin, elle fut si naïvement hideuse que le baron finit par croire au personnage qu'elle représentait. - Eh! pien, si che lùge les sante mille, ÃÂč la ferrai-che? dit-il en faisant le geste d'un homme décidé à tous les sacrifices. - Mon gros pÚre, tu viendras ce soir avec ta voiture, par exemple, en face le Gymnase. C'est le chemin, dit Asie. Tu t'arrÃÂȘteras au coin de la rue Sainte-Barbe. Je serai là en vedette, nous irons trouver mon hypothÚque à cheveux noirs... Oh! elle a de beaux cheveux, mon hypothÚque! En Îtant son peigne, Esther se trouve à couvert comme sous un pavillon. Mais si tu te connais aux chiffres, tu m'as l'air assez jobard sur le reste; je te conseille de bien cacher la petite, car on te la fourre à Sainte-Pélagie, et vivement, le lendemain, si on la trouve... et... on la cherche. - Ne bourraid-on boind rageder les pilets? dit l'incorrigible Loup-cervier. - L'huissier les a... mais il n'y a pas mÚche. L'enfant a évu une passion et a mangé un dépÎt qu'on lui redemande. Ah! dam! c'est un peu farceur un coeur de vingt-deux ans. - Pon, pon, ch'arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. Il Úde pien endentu que che serai son brodecdÚre. - Eh! grosse bÃÂȘte, c'est ton affaire de te faire aimer par elle, et tu as bien assez de moyens pour acheter un semblant d'amour qui vaille le vrai. Je te remets ta princesse entre les mains; elle est tenue de te suivre, je ne m'inquiÚte point du reste... Mais elle est habituée au luxe, aux plus grands égards. Ah! mon petit! c'est une femme comme il faut... Sans cela lui aurais-je donné quinze mille francs? - Eh! pien, c'est tidde. A ce soir! Le baron recommença la toilette nuptiale qu'il avait déjà faite; mais, cette fois, la certitude du succÚs lui fit doubler la dose des pilules. A neuf heures, il trouva l'horrible femme au rendez-vous, et la prit dans sa voiture. - U? dit le baron. - OÃÂč? fit Asie, rue de la Perle, au Marais, une adresse de circonstance, car ta perle est dans la boue, mais tu la laveras! Arrivés là , la fausse madame Saint-EstÚve dit à Nucingen avec un affreux sourire "Nous allons faire quelques pas à pied, je ne suis pas assez sotte pour avoir donné la véritable adresse." - Ti benses à tutte, répondit Nucingen. - C'est mon état, répliqua-t-elle. Asie conduisit Nucingen rue Barbette, oÃÂč, dans une maison garnie tenue par un tapissier du quartier, il fut introduit au quatriÚme étage. En apercevant, dans une chambre mesquinement meublée, Esther mise en ouvriÚre et travaillant à un ouvrage de broderie, le millionnaire pùlit. Au bout d'un quart d'heure, pendant lequel Asie eut l'air de chuchoter avec Esther, à peine ce jeune vieillard pouvait-il parler. - Montemisselle, dit-il enfin à la pauvre fille, aurez-fûs la pondé té m'accebder gomme fodre brodecdÚre?... - Mais il le faut bien, monsieur, dit Esther dont les yeux laissÚrent échapper deux grosses larmes. - Ne bleurez boind. Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phùmes... Laissez fus seilement aimer bar moi, fus ferrez. - Ma petite, monsieur est raisonnable, dit Asie, il sait bien qu'il a soixante-six ans passés, et il sera bien indulgent. Enfin, mon bel ange, c'est un pÚre que je t'ai trouvé... - Faut lui dire ça, dit Asie à l'oreille du banquier mécontent. On ne prend pas des hirondelles en leur tirant des coups de pistolet. Venez par ici! dit Asie en amenant Nucingen dans la piÚce voisine. Vous savez nos petites conventions, mon ange? Nucingen tira de la poche de son habit un portefeuille et compta les cent mille francs, que Carlos, caché dans un cabinet, attendait avec une vive impatience, et que la cuisiniÚre lui porta. - Voilà cent mille francs que notre homme place en Asie, maintenant nous allons lui en faire placer en Europe, dit Carlos à sa confidente quand ils furent sur le palier. Il disparut aprÚs avoir donné ses instructions à la Malaise, qui rentra dans l'appartement oÃÂč Esther pleurait à chaudes larmes. L'enfant, comme un criminel condamné à mort, s'était fait un roman d'espérance, et l'heure fatale avait sonné. - Mes chers enfants, dit Asie, oÃÂč allez-vous aller?... car le baron de Nucingen... Esther regarda le banquier célÚbre en laissant échapper un geste d'étonnement admirablement joué. - Ui, mon envand, che suis le paron te Nichinguenne... - Le baron de Nucingen ne doit pas, ne peut pas rester dans un chenil pareil. Ecoutez-moi! Votre ancienne femme de chambre Eugénie... - Icheni! te la rie Daidpoud... s'écria le baron. - Eh! bien, oui, la gardienne judiciaire des meubles, reprit Asie, et qui a loué l'appartement à la belle Anglaise... - Ah!je combrens! dit le baron. - L'ancienne femme de chambre de madame, reprit respectueusement Asie en désignant Esther, vous recevra trÚs bien ce soir, et jamais le Garde du Commerce ne s'avisera de la venir chercher dans son ancien appartement, qu'elle a quitté depuis trois mois... - Barvait! barvait! s'écria le baron. T'ailiers, che gonnais les Cartes ti Gommerce, et che Zais tes baroles bir les vaire tisbaraidre... - Vous aurez dans Eugénie une fine mouche, dit Asie, c'est moi qui l'ai donnée à madame... - Che la gonnais, s'écria le millionnaire en riant. Ichénie m'a gibbé drende mille vrans... Esther fit un geste d'horreur sur la foi duquel un homme de coeur lui aurait confié sa fortune. - Oh! bar ma vÎde, reprit le baron, che gourais abrÚs fûs... Et il raconta le quiproquo auquel avait donné lieu la location de l'appartement à une Anglaise. - Eh! bien, voyez-vous, madame? dit Asie, Eugénie ne vous a rien dit de cela, la rusée! Mais, madame est bien habituée à cette fille-là , dit-elle au baron, gardez-la tout de mÃÂȘme. Asie prit Nucingen à part et lui dit - Avec cinq cents francs par mois à Eugénie, qui arrondit joliment sa pelote, vous saurez tout ce que fera madame, donnez-la-lui pour femme de chambre. Eugénie sera d'autant mieux à vous qu'elle vous a déjà carotté... Rien n'attache plus les femmes à un homme que de le carotter. Mais tenez Eugénie en bride elle fait tout pour de l'argent, cette fille-là , c'est une horreur!... - Ed doi?... - Moi, fit Asie, je me rembourse. Nucingen, cet homme si profond, avait un bandeau sur les yeux; il se laissa faire comme un enfant. La vue de cette candide et adorable Esther essuyant ses yeux et tirant avec la décence d'une jeune vierge les points de sa broderie, rendait à ce vieillard amoureux les sensations qu'il avait éprouvées au bois de Vincennes; il eût donné la clef de sa caisse! il se sentait jeune, il avait le coeur plein d'adoration, il attendait qu'Asie fût partie pour pouvoir se mettre aux genoux de cette madone de RaphaÃl. Cette éclosion subite de l'enfance au coeur d'un Loup-cervier, d'un vieillard, est un des phénomÚnes sociaux que la Physiologie peut le plus facilement expliquer. Comprimée sous le poids des affaires, étouffée par de continuels calculs, par les préoccupations perpétuelles de la chasse aux millions, l'adolescence et ses sublimes illusions reparaÃt, s'élance et fleurit, comme une cause, comme une graine oubliée dont les effets, dont les floraisons splendides obéissent au hasard, à un soleil qui jaillit, qui luit tardivement. Commis à douze ans dans la vieille maison d'Aldrigger de Strasbourg, le baron n'avait jamais mis le pied dans le monde des sentiments. Aussi restait-il devant son idole en entendant mille phrases qui se heurtaient dans sa cervelle, et n'en trouvant aucune sur ses lÚvres, il obéit alors à un désir brutal oÃÂč l'homme de soixante-six ans reparaissait. - Foulez-vous fenir rie Daidboud?... dit-il. -OÃÂč vous voudrez, monsieur, répondit Esther en se levant. - I vis fudrez! répéta-t-il avec ravissement. Fus ÃÂȘdes ein anche tescendû ti ciel, et que ch'aime comme si ch'édais ein bedide cheune Îme quoique ch'aie tes gefeux cris... - Ah! vous pouvez bien dire blancs! car ils sont d'un trop beau noir pour n'ÃÂȘtre que gris, dit Asie. - Fa-d'en, filaine fenteusse te chair himaine! Ti as don archente, ne baffe blis sir cedde fleir t'amûr! s'écria le banquier en se remboursant par cette sauvage apostrophe de toutes les insolences qu'il avait supportées. - Vieux polisson! tu me paieras cette phrase-là !... lui dit Asie en menaçant le banquier par un geste digne de la Halle qui lui fit hausser les épaules. - Entre la gueule du pot et celle d'un licheur il y a la place d'une vipÚre, et tu m'y trouveras!... dit-elle excitée par le dédain de Nucingen. Les millionnaires dont l'argent est gardé par la Banque de France, dont les hÎtels sont gardés par une escouade de valets, dont la personne a, dans la rue, le rempart d'une rapide voiture à chevaux anglais, ne craignent aucun malheur aussi le baron lorgna-t-il froidement Asie, en homme qui venait de lui donner cent mille francs. Cette majesté produisit son effet. Asie exécuta sa retraite en grommelant dans l'escalier et, tenant un langage excessivement révolutionnaire, elle parlait d'échafaud! - Que lui avez-vous donc dit?... demanda la vierge à la broderie, car elle est bonne femme. - Elle fus ha fentie, elle fus ha follée... - Quand nous sommes dans la misÚre, répondit-elle d'un air à fendre le coeur d'un diplomate, qui donc a de l'argent et des égards pour nous?... - BÎfre bedide! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi! Une premiÚre nuit Nucingen donna le bras à Esther, il l'emmena comme elle se trouvait, et la mit dans sa voiture avec plus de respect peut-ÃÂȘtre qu'il n'en aurait eu pour la belle duchesse de Maufrigneuse. - Fis haurez ein pel éguipache, le blis choli te Baris, disait Nucingen pendant le chemin. Doud ce que le lixe a te blis jarmant fis endourera. Eine reine ne sera bas blis rige que fus. Vis serez resbectée gomme eine viancée t'Allemeigne Che fous feux lipre... Ne bleurez boint. Egoudez... Che vis aime fériddaplement t'amur pur. Jagune te fos larmes me prise le cuer... - Aime-t-on d'amour une femme qu'on achÚte?... demanda d'une voix délicieuse la pauvre fille. - Choseffe ha pien édé fenti bar ses vrÚres à gausse de sa chantilesse. C'esd tans la Piple. Paillers, tans l'Oriende, on agÃÂȘde ses phùmes léchidimes. Arrivée rue Taitbout, Esther ne put revoir sans des impressions douloureuses le théùtre de son bonheur. Elle resta sur un divan, immobile, étanchant ses larmes une à une, sans entendre un mot des folies que lui baragouinait le banquier, il se mit à ses genoux; elle l'y laissa sans lui rien dire, lui abandonnant ses mains quand il les prenait, mais ignorant, pour ainsi dire, de quel sexe était la créature qui lui réchauffait les pieds, que Nucingen trouva froids. Cette scÚne de larmes brûlantes semées sur la tÃÂȘte du baron, et de pieds à la glace réchauffés par lui, dura de minuit à deux heures du matin. - Ichenie, dit enfin le baron en appelant Europe, optenez tonc te fodre maÃdresse qu'elle se gouche... - Non, s'écria Esther en se dressant sur ses jambes comme un cheval effarouché, jamais ici!... - Tenez, monsieur, je connais madame, elle est douce et bonne comme un agneau, dit Europe au banquier; seulement, il ne faut pas la heurter, il faut toujours la prendre de biais... Elle a été si malheureuse ici! - Voyez?... le mobilier est bien usé! - Laissez-lui suivre ses idées. - Arrangez-lui, là , bien gentiment, quelque joli hÎtel. Peut-ÃÂȘtre qu'en voyant tout nouveau autour d'elle, elle sera dépaysée, elle vous trouvera peut-ÃÂȘtre mieux que vous n'ÃÂȘtes, et sera d'une douceur angélique. - Oh! madame n'a pas sa pareille! et vous pouvez vous vanter d'avoir fait une excellente acquisition un bon coeur, des maniÚres gentilles, un coup-de-pied fin, une peau comme une rose... Ah!... Et de l'esprit à faire rire les condamnés à mort... Madame est susceptible d'attache... - Et comme elle sait s'habiller!... Eh! bien, si c'est cher, un homme en a, comme on dit, pour son argent. - Ici, toutes ses robes sont saisies, sa toilette est donc arriérée de trois mois. - Mais madame est si bonne, voyez-vous, que moi je l'aime et c'est ma maÃtresse! - Mais, soyez juste, une femme comme elle se voir au milieu de meubles saisis!... Et pour qui? pour un garnement qui l'a rouée.. Pauvre petite femme! elle n'est plus elle-mÃÂȘme. - Esder... Esder... disait le baron, gouchez-fis, mon anche? Eh! si c'edde moi qui fous vais beur, che resderai sir ce ganabé... S'écria le baron enflammé de l'amour le plus pur en voyant qu'Esther pleurait toujours. - Hé! bien, répondit Esther en prenant la main du baron et la lui baisant avec un sentiment de reconnaissance qui fit venir aux yeux de ce Loup-cervier quelque chose d'assez ressemblant à une larme, je vous en saurai gré Et elle se sauva dans sa chambre en s'y enfermant. - Il y a quÃÂȘque chausse t'inexblicaple là -tetans... se disait Nucingen agité par ses pilules. Que tira-d-on chÚze moi? Il se leva, regarda par la fenÃÂȘtre "Ma foidire ed tuchurs là ... Foissi piendÎd le chour!..." Il se promena par la chambre "Gomme montame te Nichinguenne se mogueraid te moi, si chamais ÃÂȘle saffais gommand chai bassé cedde nouid!..." Il alla coller son oreille à la porte de la chambre en se trouvant un peu trop niaisement couché. - Esder!... Aucune réponse. - Mon tié! elle bleure tuchurs!... se dit-il en revenant s'étendre sur le canapé. Dix minutes environ aprÚs le lever du soleil, le baron de Nucingen, qui s'était endormi de ce mauvais sommeil pris par force, et dans une position gÃÂȘnée, sur un divan, fut éveillé en sursaut par Europe au milieu d'un de ces rÃÂȘves qu'on fait alors et dont les rapides complications sont un des phénomÚnes insolubles de la physiologie médicale. - Ah! mon Dieu! madame, criait-elle, madame! des soldats!... des gendarmes, la justice. On veut vous arrÃÂȘter... Au moment oÃÂč Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppée de sa robe de chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en désordre, belle à faire damner l'ange RaphaÃl, la porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette céleste fille, posée comme un ange dans un tableau de religion flamand. Un homme s'avança. Contenson, l'affreux Contenson, mit sa main sur l'épaule moite d'Esther. - Vous ÃÂȘtes mademoiselle Esther Van...? dit-il. Europe, d'un revers appliqué sur la joue de Contenson, l'envoya d'autant mieux mesurer ce qu'il lui fallait de tapis pour se coucher, qu'elle lui donna dans les jambes ce coup sec si connu de ceux qui pratiquent l'art dit de la savate. - ArriÚre! cria-t-elle, on ne touche pas à ma maÃtresse! - Elle m'a cassé la jambe! criait Contenson en se relevant, on me la paiera... Sur la masse des cinq recors vÃÂȘtus comme des recors, gardant leurs chapeaux affreux sur leurs tÃÂȘtes plus affreuses encore, et offrant des tÃÂȘtes de bois d'acajou veiné oÃÂč les yeux louchaient, oÃÂč quelques nez manquaient, oÃÂč les bouches grimaçaient, se détacha Louchard, vÃÂȘtu plus proprement que ses hommes, mais le chapeau sur la tÃÂȘte, la figure à la fois doucereuse et rieuse. - Mademoiselle, je vous arrÃÂȘte, dit-il à Esther. Quant à vous, ma fille, dit-il à Europe, toute rébellion serait punie et toute résistance est inutile. Le bruit des fusils, dont les crosses tombÚrent sur les dalles de la salle à manger et de l'antichambre en annonçant que le Garde était doublé de la Garde, appuya ce discours. - Et pourquoi m'arrÃÂȘter? dit innocemment Esther. - Et nos petites dettes?... répondit Louchard. - Ah! c'est vrai! s'écria Esther. Laissez-moi m'habiller. - Malheureusement, mademoiselle, il faut que je m'assure si vous n'avez aucun moyen d'évasion dans votre chambre, dit Louchard. Tout cela se fit si rapidement que le baron n'avait pas encore eu le temps d'intervenir. - Eh! pien, je sis à cede hire eine fenteuse de chair himaine, paron de Nichinguenne!... s'écria la terrible Asie en se glissant à travers les recors jusqu'au divan oÃÂč elle feignit de découvrir le banquier. - Filaine trÎlesse! s'écria Nucingen qui se dressa dans toute sa majesté financiÚre. Et il se jeta entre Esther et Louchard, qui lui Îta son chapeau à un cri de Contenson. - Monsieur le baron de Nucingen!... Au geste que fit Louchard, les recors évacuÚrent l'appartement en se découvrant tous avec respect. Contenson seul resta. - Monsieur le baron paie-t-il?.. demanda le Garde qui avait son chapeau à la main. - Je baye, répondit-il, mais engore vaud-il saffoir de guoi il s'achit. - Trois cent douze mille francs et des centimes, frais liquidés, mais l'arrestation n'est pas comprise. - Drois sante mille vrans! s'écria le baron. - C'esde ein reffeille drop cher bir ein Îme qui a bassé la nuid sir ein ganabé, ajouta-t-il à l'oreille d'Europe. - Cet homme est-il bien le baron de Nucingen? dit Europe à Louchard en commentant son doute par un geste que mademoiselle Dupont, la derniÚre soubrette du Théùtre-Français, eût envié. - Oui, mademoiselle, dit Louchard. - Oui, répondit Contenson. - Che rebont t'elle, dit le baron que le doute d'Europe piqua d'honneur, laissez-moi lui tire ein mod. Esther et son vieil amoureux entrÚrent dans la chambre, à la serrure de laquelle Louchard trouva nécessaire d'appliquer son oreille. - Che fus aime blis que ma fie, Esder; mais birquoi tonner à fos gréanciers te l'archande qui seraid invinimente miex tans fodre birse? Halez an brison che me vais vort te rageder ces sante mille égus afec sante mile vrans, et fus aurez teux sante mile vrans pir fus... - Ce systÚme, lui cria Louchard, est inutile. Le créancier n'est pas amoureux de mademoiselle, lui!... Vous comprenez? et il veut plus que tout, depuis qu'il sait que vous ÃÂȘtes épris d'elle. - Fitu pedad! s'écria Nucingen à Louchard en ouvrant la porte et l'introduisant dans la chambre, ti ne sais ce que du tis! Che te tonne, à doi, fint pir sant, zi tu vais l'avvaire... - Impossible, monsieur le baron. - Comment monsieur? vous auriez le coeur, dit Europe en intervenant, de laisser aller ma maÃtresse en prison!... Mais voulez-vous mes gages, mes économies? prenez-les, madame, j'ai quarante mille francs... - Ah!ma pauvre fille, s'écria Esther, je ne te connaissais pas! dit Esther en serrant Europe dans ses bras. Europe se mit à fondre en larmes. - Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet oÃÂč il prit un de ces petits carrés de papier imprimés que la Banque donne aux banquiers, et sur lesquels ils n'ont plus qu'à remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur. - Ce n'est pas la peine, monsieur le baron, dit Louchard, j'ai ordre de ne recevoir mon paiement qu'en espÚces d'or ou d'argent. A cause de vous, je me contenterai de billets de banque. - Tarteifle! s'écria le baron, mondrez moi tonc les didres? Contenson présenta trois dossiers couverts en papier bleu, que le baron prit en regardant Contenson, auquel il dit à l'oreille "Ti hauraid vaid eine myeur churnée en m'aferdissant." - Eh! vous savais-je ici, monsieur le baron? répondit l'espion sans se soucier d'ÃÂȘtre ou non entendu de Louchard. Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules. - C'esde frai, se dit le baron. Ah! ma bedide, s'écria-t-il en voyant les lettres de change et s'adressant à Esther, fus edes la ficdime t' goquin! eine aissegrob! - Hélas! oui, dit la pauvre Esther, mais il m'aimait bien!... - Si chaffais si... chaurais vaid eine obbosition andre fos mains. - Vous perdez la tÃÂȘte, monsieur le baron, dit Louchard, il y a un tiers porteur. - Ui, reprit-il, il y en a ein diers bordier... Cérissed! ein Îme t'obbozission! - Il a le malheur spirituel, dit en souriant Contenson, il fait un calembour. - Monsieur le baron veut-il écrire un mot à son caissier? dit Louchard en souriant, je vais y envoyer Contenson et renverrai mon monde. L'heure s'avance, et tout le monde saurait... - Fa, Gondenson!... cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l'Argate. Foissi ein mod avin qu'il ale ghÚs ti Dilet ou ghÚs les Keller, tans le gas oÃÂč nus n'aurions bas sante mil égus, gar nodre archand ed dude à la Panque... - Habilés-fous, mon anche, dit-il à Esther, fous ÃÂȘdes lipre. - Les fieilles phùmes, s'écria-t-il en regardant Asie, sonte blis tanchereusses que les cheûnes... - Je vais aller faire rire le créancier, lui dit Asie, et il me donnera de quoi m'amuser aujourd'hui. - Zan rangune monnessier le paron... ajouta la Saint-EstÚve en faisant une horrible révérence. Louchard reprit les titres des mains du baron, et resta seul avec lui au salon, oÃÂč une demi-heure aprÚs, le caissier vint suivi de Contenson. Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. Quand les fonds eurent été comptés par Louchard, le baron voulut examiner les titres; mais Esther s'en saisit par un geste de chatte et les porta dans son secrétaire. - Que donnez-vous pour la canaille?... dit Contenson à Nucingen. - Fus n'affez pas à paugoup d'eccarts, dit le baron. - Et ma jambe!... s'écria Contenson. - Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le resde du pilet te mile... - C'esde eine pien pelle phùme! disait le caissier au baron de Nucingen en sortant de la tue Taithout, mais elle goûde pien cher à monnessiÚre le paron. - Cartez-moi le segrÃÂȘte, dit le baron qui avait aussi demandé le secret à Contenson et à Louchard. Louchard s'en alla suivi de Contenson; mais, sur le boulevard, Asie qui le guettait arrÃÂȘta le Garde du Commerce. - L'huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif! lui dit-elle, et il y a gras! Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. Il aperçut les yeux de Carlos, distingua la forme du front sous la perruque, et cette perruque lui sembla justement suspecte; il prit le numéro du fiacre, tout en paraissant totalement étranger à ce qui se passait; Asie et Europe l'intriguaient au dernier point. Il pensait que le baron était victime de gens excessivement habiles, avec d'autant plus de raison que Louchard, en réclamant ses soins, avait été d'une discrétion étrange. Le croc-en-jambe d'Europe n'avait pas, d'ailleurs, frappé Contenson seulement au tibia. - C'est un coup qui sent son Saint-Lazare! s'était-il dit en se relevant. Carlos renvoya l'huissier, le paya généreusement et dit au fiacre en le payant "Palais-Royal, au Perron!" - Ah! le mùtin! se dit Contenson qui entendit l'ordre, il y a quelque chose!... Carlos arriva au Palais-Royal d'un train à ne pas avoir à craindre d'ÃÂȘtre suivi. D'ailleurs il traversa les galeries à sa maniÚre, prit un autre fiacre sur la place du Chùteau-d'Eau, en lui disant "Passage de l'Opéra, du cÎté de la rue Pinon." Un quart d'heure aprÚs, il entrait rue Taitbout. En le voyant, Esther lui dit "Voilà les fatales piÚces!" Carlos prit les titres, les examina; puis il alla les brûler au feu de la cuisine. - Le tour est fait! s'écria-t-il en montrant les trois cent dix mille francs roulés en un paquet qu'il tira de la poche de sa redingote. Ça et les cent mille francs pincés par Asie nous permettent d'agir. - Mon Dieu! mon Dieu! s'écria la pauvre Esther. - Mais, imbécile, dit le féroce calculateur, sois ostensiblement la maÃtresse de Nucingen, et tu pourras voir Lucien, il est l'ami de Nucingen, je ne te défends pas d'avoir une passion pour lui! Esther aperçut une faible clarté dans sa vie ténébreuse, elle respira. Quelques clartés - Europe, ma fille, dit Carlos en emmenant cette créature dans un coin du boudoir oÃÂč personne ne pouvait surprendre un mot de cette conversation, Europe, je suis content de toi. Europe releva la tÃÂȘte, regarda cet homme avec une expression qui changea tellement son visage flétri que le témoin de cette scÚne, Asie, qui veillait à la porte, se demanda si l'intérÃÂȘt par lequel Carlos tenait Europe pouvait surpasser en profondeur celui par lequel elle se sentait rivée à lui. - Ce n'est pas tout, ma fille. Quatre cent mille francs ne sont rien pour moi... Paccard te remettra une facture d'argenterie qui monte à trente mille francs, et sur laquelle il y a des acomptes reçus; mais notre orfÚvre, Biddin, a fait des frais. Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affiché demain. Va voir Biddin, il demeure rue de l'Arbre-Sec, il te donnera des reconnaissances du Mont-de-Piété pour dix mille francs. Tu comprends Esther s'est fait faire de l'argenterie, elle ne l'a pas payée, et l'a mise en plan, elle sera menacée d'une petite plainte en escroquerie. Donc, il faudra donner trente mille francs à l'orfÚvre et dix mille francs au Mont-de-Piété pour avoir l'argenterie. Total quarante-trois mille francs avec les frais. Cette argenterie est pleine d'alliage, le baron la renouvellera, nous lui rechiperons là quelques billets de mille francs. Vous devez... quoi, pour deux ans à la couturiÚre? - On peut lui devoir six mille francs, répondit Europe. - Eh! bien, si madame Auguste veut ÃÂȘtre payée et conserver la pratique, elle devra faire un mémoire de trente mille francs depuis quatre ans. MÃÂȘme accord avec la marchande de modes. Le bijoutier, Samuel Frisch, le juif de la rue Sainte-Avoie, te prÃÂȘtera des reconnaissances, nous devons lui devoir vingt-cinq mille francs, et nous aurons eu six mille francs de nos bijoux au Mont-de-Piété. Nous rendrons les bijoux au bijoutier, il y aura moitié pierres fausses; aussi, le baron ne les regardera-t-il pas. Enfin, tu feras encore cracher cent cinquante raille francs à notre ponte d'ici à huit jours. - Madame devra m'aider un petit peu, répondit Europe, parlez-lui, car elle reste là comme une hébétée, et m'oblige à déployer plus d'esprit que trois auteurs pour une piÚce. - Si Esther tombait dans le bégueulisme, tu m'en préviendrais, dit Carlos. Nucingen lui doit un équipage et des chevaux, elle voudra choisir et acheter tout elle-mÃÂȘme. Ce sera le marchand de chevaux et le carrossier du loueur oÃÂč est Paccard que vous choisirez. Nous aurons là d'admirables chevaux, trÚs chers, qui boiteront un mois aprÚs, et nous les changerons. - On pourrait tirer six mille francs au moyen d'un mémoire de parfumeur, dit Europe. - Oh! fit-il en hochant la tÃÂȘte, allez doucement, de concessions en concessions. Nucingen n'a passé que le bras dans la machine, il nous faut la tÃÂȘte. J'ai besoin, outre tout cela, de cinq cent mille francs. - Vous pourrez les avoir, répondit Europe. Madame s'adoucirait pour ce gros imbécile vers six cent mille, et lui en demanderait quatre cents pour le bien aimer. - Ecoute ceci, ma fille, dit Carlos. Le jour oÃÂč je toucherai tes derniers cent mille francs, il y aura pour toi vingt mille francs. - A quoi cela peut-il me servir? dit Europe en laissant aller ses bras en personne à qui l'existence semble impossible. - Tu pourras retourner à Valenciennes, acheter un bel établissement, et devenir honnÃÂȘte femme, si tu veux; tous les goûts sont dans la nature, Paccard y pense quelquefois; il n'a rien sur l'épaule, presque rien sur la conscience, vous pourrez vous convenir, répliqua Carlos. - Retourner à Valenciennes!... Y pensez-vous, monsieur? s'écria Europe effrayée. Née à Valenciennes et fille de tisserands trÚs pauvres, Europe fut envoyée à sept ans dans une filature oÃÂč l'industrie moderne avait abusé de ses forces physiques, de mÃÂȘme que le Vice l'avait dépravée avant le temps. Corrompue à douze ans, mÚre à treize, elle se vit attachée à des ÃÂȘtres profondément dégradés. A propos d'un assassinat, elle avait comparu, comme témoin d'ailleurs, devant la Cour d'Assises. Vaincue à seize ans par un reste de probité, par la terreur que cause la justice, elle fit condamner l'accusé, par son témoignage, à vingt ans de travaux forcés. Ce criminel, un de ces repris de justice dont l'organisation implique de terribles vengeances, avait dit en pleine audience à cette enfant - Dans dix ans, comme à présent, Prudence Europe s'appelait Prudence Servien, je reviendrai pour te terrer, dussé-je ÃÂȘtre fauché. Le président de la Cour essaya bien de rassurer Prudence Servien en lui promettant l'appui, l'intérÃÂȘt de la justice; mais la pauvre enfant fut frappée d'une si profonde terreur qu'elle tomba malade et resta prÚs d'un an à l'hÎpital. La justice est un ÃÂȘtre de raison représenté par une collection d'individus sans cesse renouvelés, dont les bonnes intentions et les souvenirs sont, comme eux, excessivement ambulatoires. Les Parquets, les Tribunaux ne peuvent rien prévenir en fait de crimes, ils sont inventés pour les accepter tout faits. Sous ce rapport, une police préventive serait un bienfait pour un pays; mais le mot police effraie aujourd'hui le législateur, qui ne sait plus distinguer entre ces mots Gouverner, - administrer, - faire les lois. Le législateur tend à tout absorber dans l'Etat, comme s'il pouvait agir. Le forçat devait toujours penser à sa victime, et se venger alors que la justice ne songerait plus à l'un ni à l'autre. Prudence, qui comprit instinctivement, en gros si vous voulez, son danger, quitta Valenciennes, et vint à dix-sept ans à Paris pour s'y cacher. Elle y fit quatre métiers, dont le meilleur fut celui de comparse à un petit théùtre. Elle fut rencontrée par Paccard, à qui elle raconta ses malheurs. Paccard, le bras droit, le Séide de Jacques Collin parla de Prudence à son maÃtre; et quand le maÃtre eut besoin d'une esclave, il dit à Prudence "Si tu veux me servir comme on doit servir le diable, je te débarrasserai de Durut." Durut était le forçat, l'épée de DamoclÚs suspendue au-dessus de la tÃÂȘte de Prudence Servien. Sans ces détails, beaucoup de critiques auraient trouvé l'attachement d'Europe un peu fantastique. Enfin personne n'aurait compris le coup de théùtre que Carlos allait produire. - Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes... Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l'article suivant TOULON. - Hier a eu lieu l'exécution de Jean-François Durut... DÚs le matin, lagarnison, etc. Prudence lùcha le journal; ses jambes se dérobÚrent sous le poids de son corps; elle retrouvait la vie, car elle n'avait pas, disait-elle, trouvé de goût au pain depuis la menace de Durut. - Tu le vois, j'ai tenu ma parole. il a fallu quatre ans pour faire tomber la tÃÂȘte de Durut en l'attirant dans un piÚge... Eh! bien, achÚve ici mon ouvrage, tu te trouveras à la tÃÂȘte d'un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, à qui je permets la vertu comme retraite. Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les détails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l'exécution des forçats depuis vingt ans le spectacle imposant, l'aumÎnier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collÚgues, l'artillerie braquée, les forçats agenouillés; puis les réflexions banales qui ne changent rien au régime des bagnes, oÃÂč grouillent dix-huit mille crimes. - Il faut réintégrer Asie au logis, dit Carlos. Asie s'avança, ne comprenant rien à la pantomime d'Europe. Pour la faire revenir cuisiniÚre ici, vous commencerez par servir au baron un dÃner comme il n'en aura jamais mangé, reprit-il; puis vous lui direz qu'Asie a perdu son argent au jeu et s'est remise en maison. Nous n'aurons pas besoin de chasseur Paccard sera cocher, les cochers ne quittent pas leur siÚge oÃÂč ils ne sont guÚre accessibles, l'espionnage l'atteindra moins là . Madame lui fera porter une perruque poudrée, un tricorne en gros feutre galonné; ça le changera, je le grimerai d'ailleurs. - Nous allons avoir des domestiques avec nous? dit Asie en louchant. - Nous aurons d'honnÃÂȘtes gens, répondit Carlos. - Tous tÃÂȘtes faibles! répliqua la mulùtresse. - Si le baron loue un hÎtel, Paccard a un ami capable d'ÃÂȘtre concierge, repris Carlos. Il ne nous faudra plus qu'un valet de pied et une fille de cuisine, vous pourrez bien surveiller deux étrangers... Au moment oÃÂč Carlos allait sortir, Paccard se montra. - Restez, il y a du monde dans la rue, dit le chasseur. Ce mot si simple fut effrayant. Carlos monta dans la chambre d'Europe, et y resta jusqu'à ce que Paccard fût venu le chercher avec une voiture de louage qui entra dans la maison. Carlos baissa les stores et fut mené d'un train à déconcerter toute espÚce de poursuite. Arrivé au faubourg Saint-Antoine, il se fit descendre à quelques pas d'une place de fiacre oÃÂč il se rendit à pied, et rentra quai Malaquais, en échappant ainsi aux curieux. - Tiens, enfant, dit-il à Lucien en lui montrant quatre cents billets de mille francs, voici, j'espÚre, un acompte sur le prix de la terre de Rubempré. Nous allons en risquer cent mille. On vient de lancer les Omnibus, les Parisiens vont se prendre à cette nouveauté-là , dans trois mois nous triplerons nos fonds. Je connais l'affaire on donnera des dividendes superbes pris sur le capital, pour faire mousser les actions. Une idée renouvelée de Nucingen. En refaisant la terre de Rubempré, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. Tu vas aller trouver des Lupeaulx, et tu le prieras de te recommander lui-mÃÂȘme à un avoué nommé Desroches, un drÎle fûté que tu iras voir à son Etude; tu lui diras d'aller à Rubempré, d'étudier le terrain, et tu lui promettras vingt mille francs d'honoraires s'il peut, en t'achetant pour huit cent mille francs de terre autour des ruines du chùteau, te constituer trente mille livres de rente. - Comme tu vas!... Tu vas! tu vas!... - Je vais toujours. Ne plaisantons point. Tu t'en iras mettre cent mille écus en bons du Trésor, afin de ne pas perdre d'intérÃÂȘts; tu peux les laisser à Desroches, il est aussi honnÃÂȘte homme que madré... Cela fait, cours à AngoulÃÂȘme, obtiens de ta soeur et de ton beau-frÚre qu'ils prennent sur eux un petit mensonge officieux. Tes parents peuvent dire t'avoir donné six cent mille francs pour faciliter ton mariage avec Clotilde de Grandlieu, ça n'est pas déshonorant. - Nous sommes sauvés! s'écria Lucien ébloui. - Toi, oui! reprit Carlos; mais encore ne le seras-tu qu'en sortant de Saint-Thomas-d'Aquin avec Clotilde pour femme... - Que crains-tu? dit Lucien en apparence plein d'intérÃÂȘt pour son conseiller. - Il y a des curieux à ma piste... Il faut que j'aie l'air d'un vrai prÃÂȘtre, et c'est bien ennuyeux! Le diable ne me protégera plus, me voyant un bréviaire sous le bras. En ce moment le baron de Nucingen, qui s'en alla donnant le bras à son caissier, atteignait à la porte de son hÎtel. Profits et pertes - Chai pien beur, dit-il en rentrant, t'affoir vaid eine vichu gambagne... Pah! nus raddraberons ça... - Le malheir esd que mennesier le paron s'esd avviché, répondit le bon Allemand en ne s'occupant que du décorum. - Ui, ma maÃdresse an didre toid ÃÂȘdre tans eine bosission tigne te moi, répondit ce Louis XIV de comptoir. Sûr d'avoir tÎt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu'il était. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, à six heures, dans son cabinet, vérifiant des valeurs, se frotta les mains. - Técitément, mennesier le paron a vaid eine égonomie la nuid terniÚre, dit-il avec un sourire d'Allemand, moitié fin, moitié niais. Si les gens riches à la maniÚre du baron de Nucingen ont plus d'occasions que les autres de perdre de l'argent, ils ont aussi plus d'occasions d'en gagner, alors mÃÂȘme qu'ils se livrent à leurs folies. Quoique la politique financiÚre de la fameuse Maison Nucingen se trouve expliquée ailleurs, il n'est pas inutile de faire observer que de si considérables fortunes ne s'acquiÚrent point, ne se constituent point, ne s'agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des révolutions commerciales, politiques et industrielles de notre époque, sans qu'il y ait d'immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappées sur les fortunes particuliÚres. On verse trÚs peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ce que l'Etat demande, il le rend; mais ce qu'une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac échappe aux lois, par la raison qui eût fait de Frédéric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d'opérer sur les provinces à coups de batailles, il eût travaillé dans la contrebande ou sur les valeurs mobiliÚres. Forcer les Etats européens à emprunter à vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries en s'emparant des matiÚres premiÚre, tendre au fondateur d'une affaire une corde pour le soutenir hors de l'eau jusqu'à ce qu'on ait repÃÂȘché son entreprise asphyxiée, enfin toutes ces batailles d'écus gagnées constituent la haute politique de l'argent. Certes, il s'y rencontre pour le banquier, comme pour le conquérant, des risques; mais il y a si peu de gens en position de livrer de tels combats que les moutons n'ont rien à y voir. Ces grandes choses se passent entre bergers. Aussi, comme les exécutés le terme consacré dans l'argot de la Bourse sont coupables d'avoir voulu trop gagner, prend-on généralement trÚs peu de part aux malheurs causés par les combinaisons des Nucingens. Qu'un spéculateur se brûle la cervelle, qu'un agent de change prenne la fuite, qu'un notaire emporte les fortunes de cent ménages, ce qui est pis que de tuer un homme; qu'un banquier liquide; toutes ces catastrophes, oubliées à Paris en quelques mois, sont bientÎt couvertes par l'agitation quasi marine de cette grande cité. Les fortunes colossales des Jacques Coeur, des Médici, des Ango de Dieppe, des Auffredi de La Rochelle, des Fugger, des Tiepolo, des Corner, furent jadis loyalement conquises par des privilÚges dus à l'ignorance oÃÂč l'on était des provenances de toutes les denrées précieuses; mais, aujourd'hui, les clartés géographiques ont si bien pénétré les masses, la concurrence a si bien limité les profits, que toute fortune rapidement faite est ou l'effet d'un hasard et d'une découverte, ou le résultat d'un vol légal. Perverti par de scandaleux exemples, le bas commerce a répondu, surtout depuis dix ans, à la perfidie des conceptions du haut commerce, par des attentats odieux sur les matiÚres premiÚres. Partout oÃÂč la chimie est pratiquée, on ne boit plus de vin; aussi l'industrie vinicole succombe-t-elle. On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. Enfin le commerce français est en suspicion devant le monde entier, et l'Angleterre se démoralise également. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. La Charte a proclamé le rÚgne de l'argent, le succÚs devient alors la raison suprÃÂȘme d'une époque athée. Aussi la corruption des sphÚres élevées, malgré des résultats éblouissants d'or et leurs raisons spécieuses, est-elle infiniment plus hideuse que les corruptions ignobles et quasi personnelles des sphÚres inférieures, dont quelques détails servent de comique, terrible si vous voulez, à cette ScÚne. Le Gouvernement, que toute pensée neuve effraie, a banni du théùtre les éléments du comique actuel. La Bourgeoisie, moins libérale que Louis XIV, tremble de voir venir son Mariage de Figaro, défend de jouer le Tartuffe politique, et, certes, ne laisserait pas jouer Turcaret aujourd'hui, car Turcaret est devenu le souverain. DÚs lors, la comédie se raconte et le Livre devient l'arme moins rapide, mais plus sûre, des poÚtes. Durant cette matinée, au milieu des allées et venues des audiences, des ordres donnés, des conférences de quelques minutes, qui font du cabinet de Nucingen une espÚce de Salle-des-Pas-Perdus financiÚre, un de ses Agents de change lui annonça la disparition d'un membre de la Compagnie, un des plus habiles, un des plus riches, Jacques Falleix, frÚre de Martin Falleix, et le successeur de jules Desmarets. Jacques Falleix était l'Agent de change en titre de la maison Nucingen. De concert avec du Tillet et les Keller, le baron avait aussi froidement conjuré la ruine de cet homme que s'il se fût agi de tuer un mouton pour la Pùque. - Il ne bouffaid bas dennir, répondit tranquillement le baron. Jacques Falleix avait rendu d'énormes services à l'agiotage. Dans une crise, quelques mois auparavant, il avait sauvé la place en manoeuvrant avec audace. Mais demander de la reconnaissance aux Loups-cerviers, n'est-ce pas vouloir attendrir, en hiver, les Loups de l'Ukraine? - Pauvre homme! répondit l'Argent de change, il se doutait si peu de ce dénouement-là qu'il avait meublé, rue Saint-Georges, une petite maison pour sa maÃtresse; il y a dépensé cent cinquante mille francs en peintures, en mobilier. Il aimait tant madame du Val-Noble!... Voilà une femme obligée de quitter tout cela... Tout y est dû. - Pon! pon! se dit Nugicien, foilà pien le gas de rébarer mes berdes de cede nuid... - Il n'a rienne bayé? demanda-t-il à l'Agent de change. - Eh! répondit l'agent, quel est le fournisseur malappris qui n'eut pas fait crédit à Jacques Falleix? Il paraÃt qu'il y a une cave exquise. Par parenthÚse, la maison est à vendre, il comptait l'acheter. Le bail est à son nom. Quelle sottise! Argenterie, mobilier, vins, voiture, chevaux, tout va devenir une valeur de la masse, et qu'est-ce que les créanciers en auront? - Fennez temain, dit Nucingen, c'haurai édé foir dout cela, et zi l'on ne téclare boint te falite, qu'on arrancbe les avvaires à l'amiaple, cbe vous charcherai t'ovvrir eine brix résonnaple te ce mopilier, en brenant le pail... - Ca pourra se faire trÚs bien, dit l'Agent de change. l'un des associés de Falleix avec les fournisseurs qui voudraient se créer un privilÚge , mais la Val-Noble a leurs factures au nom de Falleix. Le baron de Nucingen envoya sur-le-champ un de ses commis chez son notaire, Jacques Falleix lui avait parlé de cette maison, qui valait tout au plus soixante mille francs, et il voulut ÃÂȘtre immédiatement propriétaire, afin d'en exercer le privilÚge à raison des loyers. Le caissier honnÃÂȘte homme! vint savoir si son maÃtre perdait quelque chose à la faillite de Falleix. - Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans. - Hai! gommand? - Hé! ch'aurai la bedide maison gue ce bofre tiaple de Valeix brébarait à sa maÃdresse tebuis un an. Ch'aurai le doute en ovvrand cinquande mile vrans aux gréanciers, et maÃdre Gartot, mon nodaire, fa affoir mes ortres pir la méson, gar le brobriédaire ed chÃÂȘné... Che le saffais, mais je n'affais blis la déde à moi. Tans beu ma tiffine Esder habidera ein bedid balai... Valeix m'y ha menné c'esde eine merfeille, et à teux bas d'ici... Ça gomme ein cant. La faillite de Falleix forçait le baron d'aller à la Bourse; mais il lui fut impossible de quitter la rue Saint-Lazare sans passer par la rue Taitbout; il souffrait déjà d'ÃÂȘtre resté quelques heures sans Esther, il aurait voulu la garder à ses cÎtés. Le gain qu'il comptait faire avec les dépouilles de son Agent de change lui rendait la perte des quatre cent mille francs déjà dépensés excessivement légÚre à porter. Enchanté d'annoncer à -on anche sa translation de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, oÃÂč elle serait dans eine bedid balai, oÃÂč des souvenirs ne s'opposeraient plus à leur bonheur, les pavés lui semblaient doux aux pieds, il marchait en jeune homme dans un rÃÂȘve de jeune homme. Au détour de la rue des Trois-FrÚres, au milieu de son rÃÂȘve et du pavé, le baron vit venir à lui Europe, la figure renversée. - U fas-ti? dit-il. - Hé! monsieur, j'allais chez vous... Vous aviez bien raison hier! Je conçois maintenant que la pauvre madame devait se laisser mettre en prison pour quelques jours. Mais les femmes se connaissent-elles en finance?... Quand les créanciers de madame ont su qu'elle était revenue chez elle, tous ont fondu sur nous comme sur une proie... Hier, à sept heures du soir, monsieur, on est venu apposer d'affreuses affiches pour vendre son mobilier samedi... Mais ceci n'est rien... Madame, qui est tout coeur, a voulu, dans le temps, obliger ce monstre d'homme, vous savez! - Quel monsdre? - Eh! bien, celui qu'elle aimait, ce d'Estourny, oh! il était charmant. Il jouait, voilà tout. - afec tes gardes pissaudées... - Eh! bien! Et vous?... dit Europe, que faites-vous à la Bourse? Mais laissez-moi dire. Un jour, pour empÃÂȘcher Georges, soi-disant, de se brûler la cervelle, elle a mis au Mont-de-Piété toute son argenterie, ses bijoux qui n'étaient pas payés. En apprenant qu'elle avait donné quelque chose à un créancier, tous sont venus lui faire une scÚne... On la menace de la Correctionnelle... Votre ange sur ce banc-là !... n'est-ce pas à faire dresser une perruque de dessus la tÃÂȘte?... Elle fond en larmes, elle parle d'aller se jeter à la riviÚre... Oh! elle ira. - Si che fais fous foir, attieu la Pirse! s'écria Nucingen. Ed ile ed imbossiple que che n'y ale bas, gar ch'y cagnerai queque chausse bir elle... Fa la galmer che bayerai ses teddes, ch'irai la foir à quadre heires. Mais, Ichénie, tis-lui qu'elle m'aime ein heu... - Comment, un peu, mais beaucoup!... Tenez, monsieur, il n'y a que la générosité pour gagner le coeur des femmes... Certainement, vous auriez économisé peut-ÃÂȘtre une centaine de mille francs en la laissant aller en prison. Eh! bien, vous n'auriez jamais eu son coeur... Comme elle me le disait "Eugénie, il a été bien grand, bien large... C'est une belle ùme!" - Elle a tidde ça, Ichénie? s'écria le baron. - Oui, monsieur, à moi-mÃÂȘme. - Diens, foissi tix luis... - Merci... Mais elle pleure en ce moment, elle pleure depuis hier autant que sainte Madeleine a pleuré pendant un mois... Celle que vous aimez est au désespoir, et pour des dettes qui ne sont pas les siennes, encore! Oh! les hommes! ils grugent autant les femmes que les femmes grugent les vieux... allez! - Elles sont tuttes gomme ça!... S'encacher!... Eh! l'on ne s'encache chamais... Qu'Úle ne zigne blus rien. Che baye, mais si elle tonne angore eine zignadire... Che... - Que feriez-vous? dit Europe en se posant. - Mon Tié! che né augun bouffoir sur Úle... che fais me mÃÂȘdre à la déde de ses bedides affres... Fa, fa la gonzoler, et lû tire que tans ein mois elle habidera ein bedid balai. - Vous avez fait, monsieur le baron, des placements à gros intérÃÂȘts dans le coeur d'une femme! Tenez... Je vous trouve rajeuni, moi qui ne suis que la femme de chambre, et j'ai souvent vu ce phénomÚne... c'est le bonheur... le bonheur a un certain reflet... Si vous avez quelques débours, ne les regrettez pas... vous verrez ce que ça rapporte. D'abord, je l'ai dit à madame elle serait la derniÚre des derniÚres, une traÃnée, si elle ne vous aimait pas, car vous la retirez d'un enfer... Une fois qu'elle n'aura plus de soucis, vous la connaÃtrez. Entre nous, je puis vous l'avouer, la nuit oÃÂč elle pleurait tant... Que voulez-vous?... on tient à l'estime d'un homme qui va nous entretenir... elle n'osait pas vous dire tout cela... elle voulait se sauver. - Se soffer! s'écria le baron effrayé de cette idée. Mais la Pirse, la Pirse. Fa, fa, che n'andre boint... Mais que che la foye à la venÃÂȘdre... sa fue me donnera tu cuer... Esther sourit à monsieur de Nucingen quand il passa devant la maison, et il s'en alla pesamment en se disant "CÚde ein anche!" Voici comment s'y était pris Europe pour obtenir ce résultat impossible. Explications nécessaires Vers deux heures et demie, Esther avait fini de s'habiller comme quand elle attendait Lucien, elle était délicieuse; en la voyant ainsi, Prudence lui dit, en regardant à la fenÃÂȘtre "Voilà monsieur!" La pauvre fille se précipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen. - Oh! quel mal tu me fais! dit-elle. - Il n'y avait que ce moyen-là de vous donner l'air de faire attention à un pauvre vieillard qui va payer vos dettes, répondit Europe, car enfin elles vont ÃÂȘtre toutes payées. - Quelles dettes? s'écria cette créature qui ne pensait qu'à retenir son amour à qui des mains terribles donnaient la volée. - Celles que monsieur Carlos a faites à madame. - Comment! voici prÚs de quatre cent cinquante mille francs! s'écria Esther. - Vous en avez encore pour cent cinquante mille francs; mais il a trÚs bien pris tout cela le baron... il va vous tirer d'ici, vous mettre tans ein bedid balai... Ma foi! vous n'ÃÂȘtes pas malheureuse!... A votre place, puisque vous tenez cet homme-là par le bon bout, quand vous aurez satisfait Carlos, je me ferais donner une maison et des rentes. Madame est certes la plus belle femme que j'aie vue, et la plus engageante, mais la laideur vient si vite! j'ai été fraÃche et belle et me voilà . J'ai vingt-trois ans, presque l'ùge de madame, et je parais dix ans de plus... Une maladie suffit... Eh! bien quand on a une maison à Paris et des rentes, on ne craint pas de finir dans la rue... Esther n'écoutait plus Europe-Eugénie-Prudence Servien. La volonté d'un homme doué du génie de la corruption avait donc replongé dans la boue Esther avec la mÃÂȘme force dont il avait usé pour l'en retirer. Ceux qui connaissent l'amour dans son infini savent qu'on n'en éprouve pas les plaisirs sans en accepter les vertus. Depuis la scÚne dans son taudis rue de Langlade, Esther avait complÚtement oublié son ancienne vie. Elle avait jusqu'alors vécu trÚs vertueusement, cloÃtrée dans sa passion. Aussi, pour ne pas rencontrer d'obstacle, le savant corrupteur avait-il le talent de tout préparer de maniÚre que la pauvre fille, poussée par son dévouement, n'eût plus qu'à donner son consentement à des friponneries consommées ou sur le point de se consommer. En révélant la supériorité de ce corrupteur, cette finesse indique le procédé par lequel il avait soumis Lucien. Créer des nécessités terribles, creuser la mine, la remplir de poudre, et, au moment critique, dire au complice "Fais un signe de tÃÂȘte, tout saute!" Autrefois Esther, imbue de la morale particuliÚre aux courtisanes, trouvait toutes ces gentillesses si naturelles qu'elle n'estimait une de ses rivales que par ce qu'elle savait faire dépenser à un homme. Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. Carlos, en comptant sur les souvenirs d'Esther, ne s'était pas trompé. Ces ruses de guerre, ces stratagÚmes mille fois employés, non seulement par ces femmes, mais encore par les dissipateurs, ne troublaient pas l'esprit d'Esther. La pauvre fille ne sentait que sa dégradation. Elle aimait Lucien, elle devenait la maÃtresse en titre du baron de Nucingen tout était là pour elle. Que le faux Espagnol prit l'argent des arrhes, que Lucien élevùt l'édifice de sa fortune avec les pierres du tombeau d'Esther, qu'une seule nuit de plaisir coûtùt plus ou moins de billets de mille francs au vieux banquier, qu'Europe en extirpùt quelques centaines de mille francs par des moyens plus ou moins ingénieux, rien de tout cela n'occupait cette fille amoureuse; mais voici le cancer qui lui rongeait le coeur. Elle s'était vue pendant cinq ans blanche comme un ange! Elle aimait, elle était heureuse, elle n'avait pas commis la moindre infidélité. Ce bel amour pur allait ÃÂȘtre sali. Son esprit n'opposait pas ce contraste de sa belle vie inconnue à son immonde vie future. Ceci n'était en elle ni calcul ni poésie, elle éprouvait un sentiment indéfinissable et d'une puissance infinie de blanche, elle devenait noire; de pure impure; de noble, ignoble. Hermine par sa propre volonté la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Aussi lorsque le baron l'avait menacée de son amour, l'idée de se jeter par la fenÃÂȘtre lui était-elle venue à l'esprit. Lucien enfin était aimé absolument, et comme il est extrÃÂȘmement rare que les femmes aiment un homme. Les femmes qui disent aimer, qui souvent croient aimer le plus, dansent, valsent, coquÚtent avec d'autres hommes, se parent pour le monde, y vont chercher leur moisson de regards convoiteurs; mais Esther avait accompli, sans qu'il y eût sacrifice, les miracles du véritable amour. Elle avait aimé Lucien pendant six ans comme aiment les actrices et les courtisanes qui, roulées dans les fanges et les impuretés, ont soif des noblesses, des dévouements du véritable amour, et qui en pratiquent alors l'exclusivité ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique?. Les nations disparues, la GrÚce, Rome et l'Orient ont toujours séquestré la femme, la femme qui aime devrait se séquestrer d'elle-mÃÂȘme. On peut donc concevoir qu'en sortant du palais fantastique oÃÂč cette fÃÂȘte, ce poÚme s'était accompli pour entrer dans le bedid balai d'un froid vieillard, Esther fut saisie d'une sorte de maladie morale. Poussée par une main de fer, elle avait eu de l'infamie jusqu'à mi-corps avant d'avoir pu réfléchir; mais depuis deux jours elle réfléchissait et se sentait un froid mortel au coeur. A ces mots "finir dans la rue" elle se leva brusquement et dit "Finir dans la rue?... non, plutÎt finir dans la Seine..." - Dans la Seine?... Et monsieur Lucien?... dit Europe. Ce seul mot fit rasseoir Esther sur son fauteuil, oÃÂč elle resta les yeux attachés à une rosace du tapis, le foyer du crùne absorbant les pleurs. A quatre heures, Nucingen trouva son ange plongé dans cet océan de réflexions, de résolutions, sur lequel flottent les esprits femelles, et d'oÃÂč ils sortent par des mots incompréhensibles pour ceux qui n'y ont pas navigué de conserve. - TerittÚs fÎdre vrond... ma pelle, lui dit le baron en s'asseyant auprÚs d'elle. Fus n'aurez blis te teddes... che m'entendrai affec Ichénie, et tans ein mois, fus guidderez cÚde abbardement bir endrer tans ein bedid balai... Oh! la cholie mainne. Tonnez que che la pÚse. Esther laissa prendre sa main comme un chien donne la patte. - Ah! fus tonnez la mainne, mais bas le cuer... et cÚde le cuer que ch'aime... Ce fut dit avec un accent si vrai, que la pauvre Esther tourna ses yeux sur ce vieillard avec une expression de pitié qui le rendit quasi fou. Les amoureux, de mÃÂȘme que les martyrs, se sentent frÚres de supplices! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables. - Pauvre homme! dit-elle, il aime. En entendant ce mot, sur lequel il se méprit, le baron pùlit, son sang pétilla dans ses veines, il respirait l'air du ciel. A son ùge, les millionnaires paient une semblable sensation d'autant d'or qu'une femme leur en demande. - Che fus ùme audant que ch'aime ma file... dit-il, et che sens lù; reprit-il en mettant la main sur son coeur, que che ne beux bas fus foir audrement que hireise. - Si vous vouliez n'ÃÂȘtre que mon pÚre, je vous aimerais bien, je ne vous quitterais jamais, et vous vous apercevriez que je ne suis pas une femme mauvaise, ni vénale, ni intéressée, comme j'en ai l'air en ce moment... - Fus afez vaid tes bedides vollies, reprit le baron, gomme duttes les cholies phùmes, foilà tut. Ne barlons blis te cela. Nodre meddier, à nus, ed te cagner te Parchant pir fus... Soyez hireise che feux pien ÃÂȘdre fodre bÚre bendant queques churs, gar ehe gombrends qu'il vaudfus aggoutimer à ma bofre gargasse. - Vrai!... s'écria-t-elle en se levant et sautant sur les genoux de Nucirigen, lui passant la main autour du cou et se tenant à lui. - Frai, répondit-il en essayant de faire sourire sa figure. Elle l'embrassa sur le front, elle crut à une transaction impossible rester pure, et voir Lucien... Elle cùlina si bien le banquier que la Torpille reparut. Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester pÚre pendant quarante jours. Ces quarante jours étaient nécessaires à l'acquisition et à l'arrangement de la maison rue Saint-Georges. Une fois dans la rue, et en revenant chez lui, le baron se disait "Che sui ein chopard!" En effet, s'il devenait enfant en présence d'Esther, loin d'elle il reprenait en sortant sa peau de Loup-cervier, absolument comme le Joueur redevient amoureux d'Angélique quand il n'a pas un liard. - Eine temi-million, et n'affoir bas eingore si ceu qu'Úde sa chambe, c'Úde ÃÂȘtre bar drob pÚde; mÚs bersonne hireisement n'an saura rien, disait-il vingt jours aprÚs. Et il prenait de belles résolutions d'en finir avec une femme qu'il avait achetée si cher; puis, quand il se trouvait en présence d'Esther, il passait à réparer la brutalité de son début tout le temps qu'il avait à lui donner. - Che ne beux bas, lui disait-il au bout du mois ÃÂȘdre le BÚre Edernel. Deux amours extrÃÂȘmes aux prises Vers la fin du mois de décembre 1829, à la veille d'installer Esther dans le petit hÎtel de la rue Saint-Georges, le baron pria du Tillet d'y amener Florine afin de voir si tout était en harmonie avec la fortune de Nucingen, si ces mots un bedid balai avaient été réalisés par les artistes chargés de rendre cette voliÚre digne de l'oiseau, Toutes les inventions trouvées par le luxe avant la révolution de 1830 faisaient de cette maison le type du bon goût. Grindot l'architecte y avait vu le chef-d'oeuvre de son talent de décorateur. L'escalier refait en marbre, les stucs, les étoffes, les dorures sobrement appliquées, les moindres détails comme les grands effets surpassaient tout ce que le siÚcle de Louis XV a laissé dans ce genre à Paris. - Voilà mon rÃÂȘve ça et la vertu! dit Florine en souriant. Et pour qui fais-tu ces dépenses? demanda-t-elle à Nucingen. Est-ce une vierge qui s'est laissée tomber du ciel? - C'ed eine phùme qui y remonde, répondit le baron. - Une maniÚre de te poser en Jupiter, répliqua l'actrice. Et quand la verra-t-on? - Oh! le jour oÃÂč l'on pendra la crémaillÚre, s'écria du Tillet. - Bas affant... dit le baron. - Il faudra joliment se brosser, se ficeler, se damasquiner reprit Florine. Oh! les femmes donneront-elles du mal à leurs couturiÚres et à leurs coiffeurs pour cette soirée-là !... Et quand?... - Che ne suis bas le maidre. - En voilà une de femme!... s'écria Florine. Oh! comme je voudrais la voir!... - Ed moi auzi, répliqua naïvement le baron. - Comment! la maison, la femme, les meubles, tout sera neuf? - MÃÂȘme le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune. - Mais il lui faudra, dit Florine, retrouver ses vingt ans, au moins pour un instant. Dans les premiers jours de 1830, tout le monde parlait à Paris de la passion de Nucingen et du luxe effréné de sa maison. Le pauvre baron, affiché, moqué, pris d'une rage facile à concevoir, mit alors dans sa tÃÂȘte un vouloir de financier d'accord avec la furieuse passion qu'il se sentait au coeur. Il désirait, en pendant la crémaillÚre, pendre aussi l'habit du pÚre noble et toucher le prix de tant de sacrifices. Toujours battu par la Torpille, il se résolut à traiter l'affaire de son mariage par correspondance, afin d'obtenir d'elle un engagement chirographaire. Les banquiers ne croient qu'aux lettres de change. Donc, le Loup-cervier se leva, dans un des premiers jours de cette année, de bonne heure, s'enferma dans son cabinet et se mit à composer la lettre suivante, écrite en bon français; car s'il le prononçait mal, il l'orthographiait trÚs bien. "ChÚre Esther, fleur de mes pensées et seul bonheur de ma vie, quand je vous ai dit que je vous aimais comme j'aime ma fille, je vous trompais et me trompais moi-mÃÂȘme. Je voulais seulement vous exprimer ainsi la sainteté de mes sentiments, qui ne ressemblent à aucun de ceux que les hommes ont éprouvés, d'abord parce que je suis un vieillard, puis parce que je n'avais jamais aimé. Je vous aime tant que, si vous me coûtiez ma fortune, je ne vous en aimerais pas moins. Soyez juste! La plupart des hommes n'auraient pas vu, comme moi, un ange en vous je n'ai jamais jeté les yeux sur votre passé. Je vous aime à la fois comme j'aime ma fille Augusta, qui est mon unique enfant, et comme j'aimerais ma femme si ma femme avait pu m'aimer. Si le bonheur est la seule absolution d'un vieillard amoureux, demandez-vous si je ne joue pas un rÎle ridicule. J'ai fait de vous la consolation, la joie de mes vieux jours. Vous savez bien que, jusqu'à ma mort, vous serez aussi heureuse qu'une femme peut l'ÃÂȘtre, et vous savez bien aussi qu'aprÚs ma mort vous serez assez riche pour que votre sort fasse envie à bien des femmes. Dans toutes les affaires que je fais depuis que j'ai eu le bonheur de vous parler, votre part se prélÚve, et vous avez un compte dans la Maison Nucingen. Dans quelques jours, vous entrerez dans une maison qui, tÎt ou tard, sera la vÎtre, si elle vous plaÃt. Voyons, y recevrez-vous encore votre pÚre en m'y recevant, ou serai-je enfin heureux?... Pardonnez-moi de vous écrire si nettement; mais quand je suis prÚs de vous, je n'ai plus de courage, et je sens trop que vous ÃÂȘtes ma maÃtresse. Je n'ai pas l'intention de vous offenser, je veux seulement vous dire combien je souffre et combien il est cruel à mon ùge d'attendre, quand chaque jour m'Îte des espérances et des plaisirs. La délicatesse de ma conduite est d'ailleurs une garantie de la sincérité de mes intentions. Ai-je jamais agi comme un créancier? Vous ÃÂȘtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. Vous répondez à mes doléances qu'il s'agit de votre vie, et vous me le faites croire quand je vous écoute; mais ici je retombe en de noirs chagrins, en des doutes qui nous déshonorent l'un et l'autre. Vous m'avez semblé aussi bonne, aussi candide que belle; mais vous vous plaisez à détruire mes convictions. Jugez-en! Vous me dites que vous avez une passion dans le coeur, une passion impitoyable, et vous refusez de me confier le nom de celui que vous aimez... Est-ce naturel? Vous avez fait d'un homme assez fort un homme d'une faiblesse inouïe... Voyez oÃÂč j'en suis arrivé! je suis obligé de vous demander quel avenir vous réservez à ma passion aprÚs cinq mois? Encore faut-il que je sache quel rÎle je jouerai à l'inauguration de votre hÎtel. L'argent n'est rien pour moi quand il s'agit de vous; je n'aurai pas la sottise de me faire à vos yeux un mérite de ce mépris; mais si mon amour est sans bornes, ma fortune est limitée, et je n'y tiens que pour vous. Eh! bien, si en vous donnant tout ce que je possÚde, je pouvais, pauvre, obtenir votre affection, j'aimerais mieux ÃÂȘtre pauvre et aimé de vous que riche et dédaigné. Vous m'avez si fort changé, ma chÚre Esther, que personne ne me reconnaÃt plus j'ai payé dix mille francs un tableau de joseph Bridau, parce que vous m'avez dit qu'il était homme de talent et méconnu. Enfin je donne à tous les pauvres que je rencontre cinq francs en votre nom. Eh! bien, que demande le pauvre vieillard qui se regarde comme votre débiteur quand vous lui faites l'honneur d'accepter quoi que ce soit?... il ne veut qu'une espérance, et quelle espérance, grand Dieu! N'est-ce pas plutÎt la certitude de ne jamais avoir de vous que ce que ma passion en prendra? Mais le feu de mon coeur aidera vos cruelles tromperies. Vous me voyez prÃÂȘt à subir toutes les conditions que vous mettrez à mon bonheur, à mes rares plaisirs; mais, au moins, dites-moi que le jour oÃÂč vous prendrez possession de votre maison, vous accepterez le coeur et la servitude de celui qui se dit, pour le reste de ses jours, Votre esclave, "FREDERIC DE NUCINGEN." - Eh! il m'ennuie, ce pot à millions! s'écria Esther redevenue courtisane. Elle prit du papier à poulet et écrivit, tant que le papier put la contenir, la célÚbre phrase, devenue proverbe à la gloire de Scribe Prenez mon ours. Un quart d'heure aprÚs, saisie par le remords, Esther écrivit la lettre suivante "MONSIEUR LE BARON, "Ne faites pas la moindre attention à la lettre que vous avez reçue de moi, j'étais revenue à la folle nature de ma jeunesse; pardonnez-la donc, monsieur, à une pauvre fille qui doit ÃÂȘtre une esclave. Je n'ai jamais mieux senti la bassesse de ma condition que depuis le jour oÃÂč je vous fus livrée. Vous avez payé, je me dois. Il n'y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. Je n'ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine. On peut toujours payer une dette en cette affreuse monnaie, qui n'est bonne que d'un cÎté vous me trouverez donc à vos ordres. Je veux payer dans une seule nuit toutes les sommes qui sont hypothéquées sur ce fatal moment, et j'ai la certitude qu'une heure de moi vaut des millions, avec d'autant plus de raison que ce sera la seule, la derniÚre. AprÚs, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. Une honnÃÂȘte femme a des chances de se relever d'une chute; mais, nous autres, nous tombons trop bas. Aussi ma résolution est-elle si bien prise que je vous prie de garder cette lettre en témoignage de la cause de la mort de celle qui se dit pour un jour, Votre servante, ESTHER." Cette lettre partie, Esther eut un regret. Dix minutes aprÚs, elle écrivit la troisiÚme lettre que voici "Pardon, cher baron, c'est encore moi. Je n'ai voulu ni me moquer de vous ni vous blesser; je veux seulement vous faire réfléchir sur ce simple raisonnement si nous restons ensemble dans les relations de pÚre à fille, vous aurez un plaisir faible, mais durable; si vous exigez l'exécution du contrat, vous me pleurerez. Je ne veux plus vous ennuyer le jour que vous aurez choisi le plaisir au lieu du bonheur sera sans lendemain pour moi. Votre fille, ESTHER." A la premiÚre lettre, le baron entra dans une de ces colÚres froides qui peuvent tuer les millionnaires, il se regarda dans la glace, il sonna. - Hein pain de biets!... cria-t-il à son nouveau valet de chambre. Pendant qu'il prenait le bain de pieds, la seconde lettre vint, il la lut, et tomba sans connaissance. On porta le millionnaire dans son lit. Quand le financier revint à lui, madame de Nucingen était assise au pied du lit. - Cette fille a raison! lui dit-elle, pourquoi voulez-vous acheter l'amour?... cela se vend-il au marché? Voyons votre lettre? Le baron donna les divers brouillons qu'il avait faits, madame de Nucingen les lut en souriant. La troisiÚme lettre arriva. - C'est une fille étonnante! s'écria la baronne aprÚs avoir lu cette derniÚre lettre. - Que vaire montame? demanda le baron à sa femme. - Attendre. - Addentre! reprit-il, la nadure est imbidoyaple... - Tenez, mon cher, dit la baronne, vous avez fini par ÃÂȘtre excellent pour moi, je vais vous donner un bon conseil. - Vus esde ein ponne phùme!... dit-il. Vaides des teddes, cheu les baye... - Ce qui vous est arrivé à la réception des lettres de cette fille touche plus une femme que des millions dépensés, ou que toutes les lettres, tant belles soient-elles; tùchez qu'elle l'apprenne indirectement, vous la posséderez peut-ÃÂȘtre! et... n'ayez aucun scrupule, elle n'en mourra point, dit-elle en toisant son mari. Madame de Nucingen ignorait entiÚrement la nature-fille. Traité de paix entre l'Asie et la maison Nucingen - Gomme montame ti Nichinguenne a te l'esbrit! se dit le baron, quand sa femme l'eut laissé seul. Mais, plus le banquier admira la finesse du conseil que la baronne venait de lui donner, moins il devina la maniÚre de s'en servir; et non seulement il se trouvait stupide, mais encore il se le disait à lui-mÃÂȘme. La stupidité de l'homme d'argent, quoique devenue quasi proverbiale, n'est cependant que relative. Il en est des facultés de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. Le danseur a sa force aux pieds, le forgeron a la sienne dans les bras; le fort de la halle s'exerce à porter des fardeaux, le chanteur travaille son larynx, et le pianiste se cémente le poignet. Un banquier s'habitue à combiner les affaires, à les étudier, à faire mouvoir les intérÃÂȘts, comme un vaudevilliste se dresse à combiner des situations, à étudier des sujets, à faire mouvoir des personnages. On ne doit pas plus demander au baron de Nucingen l'esprit de conversation qu'on ne doit exiger les images du poÚte dans l'entendement du mathématicien. Combien se rencontre-t-il par époque de poÚtes qui soient ou prosateurs ou spirituels dans le commerce de la vie à la maniÚre de madame Cornuel? Buffon était lourd, Newton n'a pas aimé, Lord Byron n'a guÚre aimé que lui-mÃÂȘme, Rousseau fut sombre et quasi fou, La Fontaine était distrait. Egalement distribuée, la force humaine produit les sots, ou la médiocrité partout; inégale, elle engendre ces disparates auxquelles on donne le nom de génie, et qui, si elles étaient visibles, paraÃtraient des difformités. La mÃÂȘme loi régit le corps une beauté parfaite est presque toujours accompagnée de froideur ou de sottise. Que Pascal soit à la fois un grand géomÚtre et un grand écrivain, que Beaumarchais soit un grand homme d'affaires, que Zamet soit un profond courtisan a; ces rares exceptions confirment le principe de la spécialité des intelligences. Dans la sphÚre des calculs spéculatifs, le banquier déploie donc autant d'esprit, d'adresse, de finesse, de qualités qu'un habile diplomate dans celle des intérÃÂȘts nationaux. Sorti de son cabinet, s'il était encore remarquable, un banquier serait alors un grand homme. Nucingen multiplié par le prince de Ligne, par Mazarin ou par Diderot est une formule humaine presque impossible, et qui cependant s'est appelée PériclÚs, Aristote, Voltaire, et Napoléon. Le rayonnement du soleil impérial ne doit pas faire tort à l'homme privé, l'Empereur avait du charme, il était instruit et spirituel. Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention hors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu'aux valeurs certaines. En fait d'art, il avait le bon sens de recourir, l'or à la main, aux experts en toute chose, prenant le meilleur architecte, le meilleur chirurgien, le plus fort connaisseur en tableaux, en statues, le plus habile avoué, dÚs qu'il s'agissait de bùtir une maison, de surveiller sa santé, d'une acquisition de curiosités ou d'une terre. Mais, comme il n'existe pas d'expert-juré pour les intrigues ni de connaisseurs en passion, un banquier est trÚs mal mené quand il aime, et trÚs embarrassé dans le manÚge de la femme. Nucingen n'inventa donc rien de mieux que ce qu'il avait déjà fait donner de l'argent à un Frontin quelconque, mùle ou femelle, pour agir ou pour penser à sa place. Madame Saint-EstÚve pouvait seule exploiter le moyen trouvé par la baronne. Le banquier regretta bien amÚrement de s'ÃÂȘtre brouillé avec l'odieuse marchande à la toilette. Néanmoins, confiant dans le magnétisme de sa caisse et dans les calmants signés Garat, il sonna son valet de chambre et lui dit de s'enquérir, rue Neuve-Saint-Marc, de cette horrible veuve, en la priant de venir. A Paris, les extrÃÂȘmes se rencontrent par les passions. Le vice y soude perpétuellement le riche au pauvre, le grand au petit. L'impératrice y consulte mademoiselle Lenormand. Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siÚcle en siÚcle. Le nouveau valet de chambre revint deux heures aprÚs, - Monsieur le baron, dit-il, madame Saint-EstÚve est ruinée. - Ah! dant mie! dit le baron joyeusement, che la diens! - La brave femme est, à ce qu'il paraÃt, un peu joueuse, reprit le valet. De plus, elle se trouve sous la domination d'un petit comédien des théùtres de la banlieue, que, par décence, elle fait passer pour son filleul. Il paraÃt qu'elle est excellente cuisiniÚre, elle cherche une place. - Zes tiaples te chénies sipaldernes ont dous tisse maniÚres te cagner te l'archant, ed tousse maniÚres te le tébenser, se dit le baron sans se douter qu'il se rencontrait avec Panurge. Il renvoya son domestique à la recherche de madame Saint-EstÚve qui ne vint que le lendemain. Questionné par Asie, le nouveau valet de chambre apprit à cet espion femelle les terribles résultats des lettres écrites par la maÃtresse de monsieur le baron. - Monsieur doit bien aimer cette femme-là , dit en terminant le valet de chambre, car il a failli mourir. Moi, je lui donnais le conseil de n'y pas retourner, il se verrait bientÎt cajolé. Une femme qui coûte à monsieur le baron déjà cinq cent mille francs, dit-on, sans compter ce qu'il vient de dépenser dans le petit hÎtel de la rue Saint-Georges!... Mais cette femme-là veut de l'argent, et rien que de l'argent. En sortant de chez monsieur, madame la baronne disait en riant "Si cela continue, cette fille-là me rendra veuve." - Diable! répondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux oeufs d'or! - Monsieur le baron n'espÚre plus qu'en vous, dit le valet de chambre. - Ah! c'est que je me connais à faire marcher les femmes!... - Allons, entrez, dit le valet de chambre en s'humiliant devant cette puissance occulte. - Eh! bien, dit la fausse Saint-EstÚve en entrant d'un air humble chez le malade, monsieur le baron éprouve donc de petites contrariétés?... Que voulez-vous! tout le monde est atteint par son faible. Moi aussi, j'ai évu des malheurs. En deux mois la roue de fortune a drÎlement tourné pour moi! me voilà cherchant une place... Nous n'avons été raisonnables ni l'un ni l'autre. Si monsieur le baron voulait me placer en qualité de cuisiniÚre chez madame Esther, il aurait en moi la plus dévouée des dévouées, et je lui serais bien utile pour surveiller Eugénie et madame. - Il ne s'achit boint te cela, dit le baron. Che ne buis barfenir à ÃÂȘdre le maÃdre, et che suis mené gomme... - Une toupie, reprit Asie. Vous avez fait aller les autres, papa, la petite vous tient et vous polissonne... Le ciel est juste! - Chiste? reprit le baron. Che ne d'ai bas vait fenir bir endentre te la morale... - Bah! mon fils, un peu de morale ne gùte rien. C'est le sel de la vie pour nous autres, comme le vice pour les dévots. Voyons, avez-vous été généreux? Vous avez payé ses dettes... - Ui! dit piteusement le baron. - C'est bien. Vous avez dégagé ses effets, c'est mieux; mais convenez-en!... ce n'est pas assez ça ne lui donne encore rien à frire, et ces créatures aiment à flamber... - Che lui brebare eine sirbrise, rie Sainte-Chorche... Elle le said... dit le baron. Mais che ne feux bas Údre ein chopart. - Eh! bien, quittez-la... - Chai beur qu'elle ne me laisse hà ler, s'écria le baron. - Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, répondit Asie. Ecoutez. Nous en avons carotté de ces millions au public, mon petit! On dit que vous en possédez vingt-cinq. Le baron ne put s'empÃÂȘcher de sourire. Eh! bien, il faut en lùcher un... - Che le lùgerais pien, répondit le baron, mais che ne l'aurais bas plitÎt lùgé qu'on en temantera un second. - Oui, je comprends, répondit Asie, vous ne voulez pas dire B, de peur d'aller jusqu'au Z. Esther est honnÃÂȘte fille cependant... - DrÚs honÚde file! s'écria le banquier; ele feud pien s'eczéguder, mais gomme on s'aguide t'eine tedde. - Enfin, elle ne veut pas ÃÂȘtre votre maÃtresse, elle a de la répugnance. Et je le conçois, l'enfant a toujours obéi à ses fantaisies. Quand on n'a connu que de charmants jeunes gens, on se soucie peu d'un vieillard... Vous n'ÃÂȘtes pas beau, vous ÃÂȘtes gros comme Louis XVIII, et un peu bÃÂȘta, comme tous ceux qui cajolent la fortune au lieu de s'occuper des femmes. Eh! bien, si vous ne regardez pas à six cent mille francs, dit Asie, je me charge de la faire devenir pour vous tout ce que vous voudrez qu'elle soit. - Ziz sante mile vrancs!... s'écria le baron en faisant un léger sursaut. Esder me goûde eine milion téchù!... - Le bonheur vaut bien seize cent mille francs, mon gros corrompu. Vous connaissez des hommes, dans ce temps-ci, qui certainement ont mangé plus d'un et de deux millions avec leurs maÃtresses. Je connais mÃÂȘme des femmes qui ont coûté la vie, et pour qui l'on a craché sa tÃÂȘte dans un panier... Vous savez ce médecin qui a empoisonné son ami?... il voulait la fortune pour faire le bonheur d'une femme. - Ui, che le zais, mais si che suis amûreusse, che ne suis pas pÃÂȘde, izi, ti moins, gar quand che la fois, che lui tonnerais mon bordefeille... - Ecoutez, monsieur le baron, dit Asie en prenant une pose de Sémiramis, vous avez été assez rincé comme ça. Aussi vrai que je me nomme Saint-EstÚve, dans le commerce s'entend, je prends votre parti. - Pien!... che te régombenserai. - Je le crois, car je vous ai montré que je savais me venger. D'ailleurs, sachez-le, papa, dit-elle en lui jetant un regard effroyable, j'ai les moyens de vous souffler madame Esther comme on mouche une chandelle. Et je connais ma femme! Quand la petite gueuse vous aura donné le bonheur, elle vous sera plus nécessaire encore qu'elle ne vous l'est en ce moment. Vous m'avez bien payée, vous vous ÃÂȘtes fait tirer l'oreille, mais enfin vous avez financé! Moi, j'ai rempli mes engagements, pas vrai? Eh! bien, tenez, je vais vous proposer un marché. - Foyons. - Vous me placez cuisiniÚre chez madame, vous me prenez pour dix ans, j'ai mille francs de gages, vous payez les cinq derniÚre années d'avance un denier-à -Dieu, quoi!. Une fois chez madame, je saurai la déterminer aux concessions suivantes. Par exemple, vous lui ferez arriver une toilette délicieuse de chez madame Auguste, qui connaÃt les goûts et les façons de madame, et vous donnez des ordres pour que le nouvel équipage soit à la porte à quatre heures. AprÚs la Bourse, vous montez chez elle, et vous allez faire une petite promenade au bois de Boulogne. Eh! bien, cette femme dit ainsi qu'elle est votre maÃtresse, elle s'engage au vu et au su de tout Paris... - Cent mille francs... - Vous dÃnerez avec elle je sais faire de ces dÃners-là ; vous la menez au spectacle, aux Variétés, à l'avant-scÚne, et tout Paris dit alors "Voilà ce vieux filou de Nucingen avec sa maÃtresse..." - C'est flatteur de faire croire ça? - Tous ces avantages-là , je suis bonne femme, sont compris dans les premiers cent mille francs... En huit jours, en vous conduisant ainsi, vous aurez fait bien du chemin. - Ch'aurai bayé sant mile vrancs... - Dans la seconde semaine, reprit Asie qui n'eut pas l'air d'avoir entendu cette piteuse phrase, madame se décidera, poussée par ces préliminaires, à quitter son petit appartement et à s'installer dans l'hÎtel que vous lui offrez. Votre Esther a revu le monde, elle a retrouvé ses anciennes amies, elle voudra briller, elle fera les honneurs de son palais! C'est dans l'ordre... - Encore cent mille francs! - Dam... vous ÃÂȘtes chez vous, Esther est compromise... elle est à vous. Reste une bagatelle dont vous faites le principal, vieux éléphant! Ouvre-t-il des yeux, ce gros monstre-là ! Eh! bien, je m'en charge. - Quatre cent mille... - Ah! pour ça, mon gros, tu ne les lùches que le lendemain... Est-ce de la probité?... J'ai plus de confiance en toi que tu n'en as en moi. Si je décide madame à se montrer comme votre maÃtresse, à se compromettre, à prendre tout ce que vous lui offrirez, et peut-ÃÂȘtre aujourd'hui, vous me croirez bien capable de l'amener à vous livrer le passage du Grand Saint-Bernard. Et c'est difficile, allez!... Il y a là , pour faire passer votre artillerie, autant de tirage que pour le Premier Consul dans les Alpes. - Et birquoi?... - Elle a le coeur plein d'amour, razibus, comme vous dites, vous autres qui savez le latin, reprit Asie, Elle se croit une reine de Saba parce qu'elle s'est lavée dans les sacrifices qu'elle a faits à son amant... une idée que ces femmes-là se fourrent dans la tÃÂȘte! Ah! mon petit, il faut ÃÂȘtre juste, c'est beau! Cette farceuse-là mourrait de chagrin de vous appartenir, je n'en serais pas étonnée; mais ce qui me rassure, moi, je vous le dis pour vous donner du coeur, il y a chez elle un bon fond de fille. - Ti bas, dit le baron qui écoutait Asie dans un profond silence et avec admiration, le chénie te la gorrhibtion, gomme chai le chique te la Panque. - Est-ce dit, mon bichon? reprit Asie. - Fa bir cinquande mile vrancs au lier de sante mile!... Et che tonnerai cint cent mile le lendemain te mon driomphe. - Eh! bien, je vais aller travailler, répondit Asie... Ah! vous pouvez venir! reprit Asie avec respect. Monsieur trouvera Madame déjà douce comme un dos de chatte, et peut-ÃÂȘtre disposée à lui ÃÂȘtre agréable. - Fa, fa, ma ponne, dit le banquier en se frottant les mains. Et, aprÚs avoir souri à cette affreuse mulùtresse, il se dit Gomme on a réson t'afoir paugoup t'archant! Et il sauta hors de son lit, alla dans ses bureaux et reprit le maniement de ses immenses affaires, le coeur gai. Une abdication Rien ne pouvait ÃÂȘtre plus funeste à Esther que le parti pris par Nucingen. La pauvre courtisane défendait sa vie en se défendant contre l'infidélité. Carlos appelait bégueulisme cette défense si naturelle. Or Asie alla, non sans employer les précautions usitées en pareil cas, apprendre à Carlos la conférence qu'elle venait d'avoir avec le baron, et tout le parti qu'elle en avait tiré. La colÚre de cet homme fut comme lui, terrible; il vint aussitÎt en voiture, les stores baissés, chez Esther, en faisant entrer la voiture sous la porte. Encore presque blanc quand il monta, ce double faussaire se présenta devant la pauvre fille; elle le regarda, elle se trouvait debout, elle tomba sur un fauteuil, les jambes comme cassées. - Qu'avez-vous, monsieur? lui dit-elle en tressaillant de tous ses membres. - Laisse-nous, Europe, dit-il à la femme de chambre. Esther regarda cette fille comme un enfant aurait regardé sa mÚre, de qui quelque assassin le séparerait pour pouvoir le tuer. - Savez-vous oÃÂč vous enverrez Lucien? reprit Carlos quand il se trouva seul avec Esther. - OÃÂč?... dernanda-t-elle d'une voix faible en se hasardant à regarder son bourreau. - Là d'oÃÂč je viens, mon bijou. Esther vit tout rouge en regardant l'homme. - Aux galÚres, ajouta-t-il à voix basse. Esther ferma les yeux, ses jambes s'allongÚrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. L'homme sonna, Prudence vint. - Fais-lui reprendre connaissance, dit-il froidement, je n'ai pas fini. Il se promena dans le salon en attendant. Prudence-Europe fut obligée de venir prier monsieur de porter Esther sur le lit; il la prit avec une facilité qui dénotait une force athlétique. Il fallut aller chercher ce que la Pharmacie a de plus violent pour rendre Esther au sentiment de ses maux. Une heure aprÚs, la pauvre fille était en état d'écouter ce cauchemar vivant, assis au pied du lit, le regard fixe et éblouissant comme deux jets de plomb fondu. - Mon petit coeur, reprit-il, Lucien se trouve entre une vie splendide, honorée, heureuse, digne, et le trou plein d'eau, de vase et de cailloux oÃÂč il allait se jeter quand je l'ai rencontré. La maison de Grandlieu demande à ce cher enfant une terre d'un million avant de lui obtenir le titre de marquis et de lui tendre cette grande perche, appelée Clotilde, à l'aide de laquelle il montera au pouvoir. Grùce à nous deux, Lucien vient d'acquérir le manoir maternel, le vieux chùteau de Rubempré qui n'a pas coûté grand'chose, trente mille francs; mais son avoué, par d'heureuses négociations, a fini par y joindre pour un million de propriétés, sur lesquelles on a payé trois cent mille francs. Le chùteau, les frais, les primes à ceux qu'on a mis en avant pour déguiser l'opération aux gens du pays, ont absorbé le reste. Nous avons bien, il est vrai, cent mille francs dans les affaires qui, d'ici à quelques mois, vaudront deux à trois cent mille francs; mais il restera toujours quatre cent mille francs à payer... Dans trois jours, Lucien revient d'AngoulÃÂȘme oÃÂč il est allé, car il ne doit pas ÃÂȘtre soupçonné d'avoir trouvé sa fortune en cardant vos matelas... - Oh! non, dit-elle en levant les yeux par un mouvement sublime. - Je vous le demande, est-ce le moment d'effrayer le baron? dit-il tranquillement, et vous avez failli le tuer avant-hier! il s'est évanoui comme une femme en lisant votre seconde lettre. Vous avez un fier style, je vous en fais mes compliments. Si le baron était mort, que devenions-nous? Quand Lucien sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, gendre du duc de Grandlieu, si vous voulez entrer dans la Seine... eh! bien, mon amour, je vous offre la main pour faire le plongeon ensemble. C'est une maniÚre d'en finir. Mais réfléchissez donc un peu! Ne vaudrait-il pas mieux vivre en se disant à toute heure "Cette brillante fortune, cette heureuse famille... car il aura des enfants" - des enfants!... avez-vous pensé jamais au plaisir de passer vos mains dans la chevelure de ses enfants? Esther ferma les yeux et frissonna doucement. - Eh! bien, en voyant l'édifice de ce bonheur on se dit "Voilà mon oeuvre!" Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux ÃÂȘtres se regardÚrent. - Voilà ce que j'ai tenté de faire d'un désespoir qui se jetait à l'eau, reprit Carlos. Suis-je un égoïste, moi? Voilà comme l'on aime! On ne se dévoue ainsi que pour les rois; mais je l'ai sacré roi, mon Lucien! On me riverait pour le reste de mes jours à mon ancienne chaÃne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant "Il est au bal, il est à la cour." Mon ùme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins! Vous ÃÂȘtes une misérable femelle, vous aimez en femelle! Mais l'amour, chez une courtisane, devrait ÃÂȘtre, comme chez toutes les créatures dégradées, un moyen de devenir mÚre, en dépit de la nature qui vous frappe d'infécondité! Si jamais on retrouvait, sous la peau de l'abbé Carlos Herrera, le condamné que j'étais auparavant, savez-vous ce que je ferais pour ne pas compromettre Lucien? Esther attendit la réponse dans une sorte d'anxiété. - Eh! bien, reprit-il aprÚs une légÚre pause, je mourrais comme les nÚgres, en avalant ma langue. Et vous, avec vos simagrées, vous indiquez ma trace. Que vous avais-je demandé?... de reprendre la jupe de la Torpille pour six mois, pour six semaines, et de vous en servir pour pincer un million... Lucien ne vous oubliera jamais! Les hommes n'oublient pas l'ÃÂȘtre qui se rappelle à leur souvenir par le bonheur dont on jouit tous les matins en se réveillant toujours riche. Lucien vaut mieux que vous... il a commencé par aimer Coralie, elle meurt, bon; mais il n'avait pas de quoi la faire enterrer, il n'a pas fait comme vous tout à l'heure, il ne s'est pas évanoui, quoique poÚte; il a écrit six chansons gaillardes, et il en a eu trois cents francs avec lesquels il a pu payer le convoi de Coralie. J'ai ces chansons-là , je les sais par coeur. Eh! bien, composez vos chansons soyez gaie, soyez folle! soyez irrésistible... et insatiable! Vous m'avez entendu? ne m'obligez plus à parler... Baisez papa. Adieu... Quand, une demi-heure aprÚs, Europe entra chez sa maÃtresse, elle la trouva devant un crucifix agenouillée dans la pose que le plus religieux des peintres a donnée à Moïse devant le buisson d'Oreb, pour en peindre la profonde et entiÚre adoration devant Jehova. AprÚs avoir dit ses derniÚres priÚres, Esther renonçait à sa belle vie, à l'honneur qu'elle s'était fait, à sa gloire, à ses vertus, à son amour. Elle se leva. - Oh! madame, vous ne serez plus jamais ainsi! s'écria Prudence Servien stupéfaite de la sublime beauté de sa maÃtresse. Elle tourna promptement la psyché pour que la pauvre fille pût se voir. Les yeux retenaient encore un peu de l'ùme qui s'envolait au ciel. Le teint de la Juive étincelait. Trempés de larmes absorbées par le feu de la priÚre, ses cils ressemblaient à un feuillage aprÚs une pluie d'été, le soleil de l'amour pur les brillantait pour la derniÚre fois. Les lÚvres gardaient comme une expression des derniÚres invocations aux anges, à qui sans doute elle avait emprunté la palme du martyre en leur confiant sa vie sans souillure. Enfin, elle avait la majesté qui dut briller chez Marie Stuart au moment oÃÂč elle dit adieu à sa couronne, à la terre et à l'amour. - J'aurais voulu que Lucien me vÃt ainsi, dit-elle en laissant échapper un soupir étouffé. Maintenant, reprit-elle d'une voix vibrante, blaguons. En entendant ce mot, Europe resta tout hébétée, comme elle eût pu l'ÃÂȘtre en entendant blasphémer un ange. - Eh! bien, qu'as-tu donc à regarder si j'ai dans la bouche des clous de girofle au lieu de dents? Je ne suis plus maintenant qu'une infùme et immonde créature, une voleuse, une fille, et j'attends milord. Ainsi, fais chauffer un bain et apprÃÂȘte-moi ma toilette. Il est midi, le baron viendra sans doute aprÚs la Bourse, je vais lui dire que je l'attends, et j'entends qu'Asie lui apprÃÂȘte un dÃner un peu chouette, je veux le rendre fou cet homme... Allons, va, va, ma fille... Nous allons rire, c'est-à -dire nous allons travailler. Elle se mit à sa table, et écrivit la lettre suivante "Mon ami, si la cuisiniÚre que vous m'avez envoyée n'avait jamais été à mon service, j'aurais pu croire que votre intention était de me faire savoir combien de fois vous vous ÃÂȘtes évanoui avant-hier en recevant mes trois poulets. Que voulez-vous? j'étais trÚs nerveuse ce jour-là , je repassais les souvenirs de ma déplorable existence. Mais je connais la sincérité d'Asie. Je ne me repens donc plus de vous avoir fait quelque chagrin, puisqu'il a servi à me prouver combien je vous suis chÚre. Nous sommes ainsi, nous autres pauvres créatures méprisées une affection vraie nous touche bien plus que de nous voir l'objet de dépenses folles. Pour moi, j'ai toujours eu peur d'ÃÂȘtre comme le portemanteau oÃÂč vous accrochiez vos vanités. Ça m'ennuyait de ne pas ÃÂȘtre autre chose pour vous. Oui, malgré vos belles protestations, je croyais que vous me preniez pour une femme achetée. Eh! bien, maintenant vous me trouverez bonne fille, mais à condition de toujours m'obéir un petit peu. Si cette lettre peut remplacer pour vous les ordonnances du médecin, vous me le prouverez en venant me voir aprÚs la Bourse. Vous trouverez sous les armes, et parée de vos dons, celle qui se dit, pour la vie, votre machine à plaisir, ESTHER." A la Bourse, le baron de Nucingen fut si gaillard, si content, si facile en apparence, et se permit tant de plaisanteries, que du Tillet et les Keller, qui s'y trouvaient, ne purent s'empÃÂȘcher de lui demander raison de son hilarité. - Che suis amé... Nous bentons piendÎd la gremaillÚre, dit-il à du Tillet. - A combien cela vous revient-il? lui repartit brusquement François Keller à qui madame Colleville avait coûté, disait-on, vingt-cinq mille francs par an. - Chamais cedde phùme, qui ed ein anche, ne m'a temanté feux liarts. - Cela ne se fait jamais, lui répondit du Tillet. C'est pour ne jamais rien avoir à demander qu'elles se donnent des tantes ou des mÚres. Esther reparaÃt à fleur de Paris De la Bourse à la rue Taitbout, le baron dit sept fois à son domestique "Fus n'alez bas, voueddés tonc le gefal!..." Il grimpa lestement, et trouva pour la premiÚre fois sa maÃtresse belle comme le sont ces filles dont l'unique occupation est le soin de leur toilette et de leur beauté. Sortie du bain, la fleur était fraÃche, parfumée à inspirer des désirs à Robert d'Arbrissel. Esther avait fait une demi-toilette délicieuse. Une redingote de reps noir, garnie en passementerie de soie rose, s'ouvrait sur une jupe de satin gris, le costume que se fit plus tard la belle Amigo dans I Puritani. Un fichu de point d'Angleterre retombait sur les épaules en badinant. Les manches de la robe étaient pincées par des lisérés pour diviser les bouffants que, depuis quelque temps, les femmes comme il faut avaient substitués aux manches à gigot devenues par trop monstrueuses. Esther avait fixé par une épingle, sur ses magnifiques cheveux, un bonnet de malines, dit à la folle, prÚs de tomber et qui ne tombait pas, mais lui donnait l'air d'ÃÂȘtre en désordre et mal peignée, quoique l'on vÃt parfaitement les raies blanches de sa petite tÃÂȘte entre les sillons des cheveux. - N'est-ce pas une horreur de voir madame si belle dans un salon passé comme celui-là ? dit Europe au baron en lui ouvrant la porte du salon. - Hé bien, fennez rie Sainte-Chorche, dit le baron en restant en arrÃÂȘt comme un chien devant une perdrix. Le demps ed manivique, nus nus bromenerons aux Jamps-Elusées, et matame Saint-EstÚfe afec Ichénie dransborderont dutte fodre doiledde, fodre linche et nodre tinner à la rie Sainte-Chorche. - Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Esther, si vous voulez me faire le plaisir d'appeler ma cuisiniÚre Asie, et Eugénie, Europe. J'ai surnommé ainsi toutes les femmes qui m'ont servie, depuis les deux premiÚres que j'ai eues. Je n'aime pas le changement... - Acie... Irobe... répéta le baron en se mettant à rire. Gomme fus edes trÎle... fus affez tes imachinassions... Ch'aurais manché pien tes tinners afant te nommer eine guisiniÚre Acie. - C'est notre état d'ÃÂȘtre drÎles, dit Esther. Voyons, une pauvre fille ne peut donc pas se faire nourrir par l'Asie et habiller par l'Europe, quand vous, vous vivez de tout le monde? C'est un mythe, quoi! Il y a des femmes qui mangeraient la terre, il ne m'en faut que la moitié. Voilà ! - Quelle phùme que montame Saind-EsdÚfe! se dit le baron en admirant le changement des façons d'Esther. - Europe, ma fille, il me faut un chapeau, dit Esther. Je dois avoir une capote de satin noir doublée de rose, garnie en dentelles. - Madame Thomas ne l'a pas envoyée... Allons, baron, vite! haut la patte! commencez votre service d'homme de peine, c'est-à -dire d'homme heureux! Le bonheur est lourd!... Vous avez votre cabriolet, allez chez madame Thomas, dit Europe au baron. Vous ferez demander par votre domestique la capote de madame Van Bogseck... Et surtout, lui dit-elle à l'oreille, rapportez-lui le plus beau bouquet qu'il y ait à Paris. Nous sommes en hiver, tùchez d'avoir des fleurs des Tropiques. Le baron descendit et dit à ses domestiques "Ghez montame Domas." Le domestique mena son maÃtre chez une fameuse pùtissiÚre. - C'edde ein margeante de motes, vichi pedùte, ed non te cateaux, dit le baron qui courut au Palais-Royal chez madame PrévÎt, oÃÂč il fit composer un bouquet de cinq louis, pendant que son domestique allait chez la fameuse marchande de modes. En se promenant dans Paris, l'observateur superficiel se demande quels sont les fous qui viennent acheter les fleurs fabuleuses qui parent la boutique de l'illustre bouquetiÚre et les primeurs de l'européen Chevet, le seul, avec le Rocher-de-Cancale, qui offre une véritable et délicieuse Revue des Deux Mondes... Il s'élÚve tous les jours, à Paris, cent et quelques passions à la Nucingen, qui se prouvent par des raretés que les reines n'osent pas se donner, et qu'on offre, et à genoux, à des filles qui, selon le mot d'Asie, aiment à flamber. Sans ce petit détail, une honnÃÂȘte bourgeoise ne comprendrait pas comment une fortune se fond entre les mains de ces créatures dont la fonction sociale, dans le systÚme fouriériste, est peut-ÃÂȘtre de réparer les malheurs de l'Avarice et de la Cupidité. Ces dissipations sont sans doute au Corps Social ce qu'un coup de lancette est pour un corps pléthorique. En deux mois Nucingen venait d'arroser le commerce de plus de deux cent mille francs. Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet était inutile. L'heure d'aller aux Champs-Elysées, en hiver, est de deux heures à quatre. Néanmoins la voiture servit à Esther pour se rendre de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, oÃÂč elle prit possession du bedid balai. Jamais, disons-le, Esther n'avait encore été l'objet d'un pareil culte ni de profusions pareilles, elle en fut surprise; mais elle se garda bien, comme toutes ces royales ingrates, de montrer le moindre étonnement. Quand vous entrez dans Saint-Pierre de Rome, pour vous faire apprécier l'étendue et la hauteur de la reine des cathédrales, on vous montre le petit doigt d'une statue qui a je ne sais quelle longueur, et qui vous semble un petit doigt naturel. Or, on a tant critiqué les descriptions, néanmoins si nécessaires à l'histoire de nos moeurs, qu'il faut imiter ici le cicérone romain. Donc, en entrant dans la salle à manger, le baron ne put s'empÃÂȘcher de faire manier à Esther l'étoffe des rideaux de croisée, drapée avec une abondance royale, doublée en moire blanche et garnie d'une passementerie digne du corsage d'une princesse portugaise. Cette étoffe était une soierie achetée à Canton oÃÂč la patience chinoise avait su peindre les oiseaux d'Asie avec une perfection dont le modÚle n'existe que sur les vélins du Moyen-Age, ou dans le missel de Charles-Quint, l'orgueil de la bibliothÚque impériale de Vienne. - Elle a goûdé teux mile vrancs l'aune à eine milort qui l'a rabbordée tes Intes... - TrÚs bien. Charmant! Quel plaisir ce sera de boire ici du vin de Champagne! dit Esther. La mousse n'y salira pas sur du carreau! - Oh! madame, dit Europe, mais voyez donc le tapis!... - Gomme on affait tessiné la dabis bir la tuc Dorionia, mon bùmi, qui le droufe drop cher, che l'ai bris pir vus, qui ÃÂȘdes eine reine! dit Nucingen. Par un effet du hasard, ce tapis, dû à l'un de nos plus ingénieux dessinateurs, se trouvait assorti aux caprices de la draperie chinoise. Les murs peints par Schinner et Léon de Lora représentaient de voluptueuses scÚnes, mises en relief par des ébÚnes sculptés, acquis à prix d'or chez du Sommerard, et formant des panneaux oÃÂč de simples filets d'or attiraient sobrement la lumiÚre. Maintenant vous pouvez juger du reste. - Vous avez bien fait de m'amener ici, dit Esther, il me faudra bien huit jours pour m'habituer à ma maison, et ne pas avoir l'air d'une parvenue... - Ma mÚson! répétait joyeusement le baron. Fus accebdez tonc?... - Mais oui, mille fois oui, animal-bÃÂȘte, dit-elle en souriant. - Hùnimùle édait azez... - BÃÂȘte est pour la caresse, reprit-elle en le regardant. Le pauvre Loup-cervier prit la main d'Esther et la mit sur son coeur il était assez animal pour sentir, mais trop bÃÂȘte pour trouver un mot. - Foyez gomme il pat... bir un bedid mote te dentresse!...reprit-il. Et il emmena sa déesse téesse dans la chambre à coucher. - Oh! madame, dit Eugénie, je ne peux pas rester là , moi! L'on a trop envie de se mettre au lit. - Eh! bien, dit Esther, je veux te payer tout ça d'un seul coup... Tiens, mon gros éléphant, aprÚs le dÃner nous irons au spectacle. J'ai une fringale de spectacle. Il y avait précisément cinq ans qu'Esther n'était allée à un théùtre. Tout Paris se portait alors à la Porte-Saint-Martin, pour y voir une de ces piÚces auxquelles la puissance des acteurs communique une expression de réalité terrible, Richard d'Arlington. Comme toutes les natures ingénues, Esther aimait autant à ressentir les tressaillements de la frayeur qu'à se laisser aller aux larmes de la tendresse. - Nous irons voir Frédérick-LemaÃtre, dit-elle, j'adore cet acteur-là ! - C'edde ein trame sÎfache, dit Nucingen qui se vit contraint en un moment de s'afficher. Le baron envoya son domestique chercher une des deux loges d'Avant-scÚne aux premiÚres. Autre originalité parisienne! Quand le SuccÚs, aux pieds d'argile, emplit une salle, il y a toujours une loge d'Avant-scÚne à louer dix minutes avant le lever du rideau; les directeurs la gardent pour eux quand il ne s'est pas présenté, pour la prendre, une passion à la Nucingen. Cette loge est, comme la primeur de Chevet, l'impÎt prélevé sur les fantaisies de l'Olympe parisien. Il est inutile de parler du service. Nucingen avait entassé trois services le petit service, le moyen service, le grand service. Le dessert du grand service était, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculpté. Le banquier, pour ne pas paraÃtre écraser la table de valeurs d'or et d'argent, avait joint à tous ces services une porcelaine de la plus charmante fragilité, genre Saxe, et qui coûtait plus qu'un service d'argenterie. Quant au nappage, le linge de Saxe, le linge d'Angleterre, de Flandre et de France rivalisaient de perfection avec leurs fleurs damassées. Au dÃner, ce fut au tour du baron d'ÃÂȘtre surpris en goûtant la cuisine d'Asie. - Che gomprents, dit-il, birquoi fus la nommez Acie c'ed eine guizine aciadique. - Ah! je commence à croire qu'il m'aime, dit Esther à Europe, il a dit quelque chose qui ressemble à un mot. - Il y en a blisieurs, dit-il. - Eh! bien, il est encore plus Turcaret qu'on le dit, s'écria la rieuse courtisane à cette réponse digne des naïvetés célÚbres échappées au banquier. La cuisine était épicée de maniÚre à donner une indigestion au baron, pour qu'il s'en allùt chez lui de bonne heure; aussi fut-ce tout ce qu'il rapporta de sa premiÚre entrevue avec Esther en fait de plaisir. Au spectacle, il fut obligé de boire un nombre infini de verres d'eau sucrée, en laissant Esther seule pendant les entractes. Par une rencontre si prévisible qu'on ne saurait la nommer un hasard, Tullia, Mariette et madame du Val-Noble se trouvaient au spectacle ce jour-là . Richard d'Arlington fut un de ces succÚs fous, et mérités d'ailleurs, comme il ne s'en voit qu'à Paris. En voyant ce drame, tous les hommes concevaient qu'on pût jeter sa femme légitime par la fenÃÂȘtre, et toutes les femmes aimaient à se voir injustement opprimées. Les femmes se disaient "C'est trop fort, nous ne sommes que poussées... mais ça nous arrive souvent!..." Or une créature de la beauté d'Esther, mise comme Esther, ne pouvait pas flamber impunément à l'Avant-scÚne de la Porte-Saint-Martin. Aussi, dÚs le second acte, y eut-il dans la loge des deux danseuses une sorte de révolution causée par la constatation de l'identité de la belle inconnue avec la Torpille. - Ah! çà , d'oÃÂč sort-elle? dit Mariette à madame du Val-Noble, je la croyais noyée... - Est-ce elle? elle me paraÃt trente-sept fois plus jeune et plus belle qu'il y a six ans. - Elle s'est peut-ÃÂȘtre conservée comme madame d'Espard et madame Zayonscheck, dans la glace, dit le comte de Brambourg, qui avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussée. - N'est-ce pas le rat que vous vouliez m'envoyer pour empaumer mon oncle? dit-il à Tullia. - Précisément, répondit Tullia à la danseuse. Du Bruel, allez donc à l'orchestre, voir si c'est bien elle. - Fait-elle sa tÃÂȘte! s'écria madame du Val-Noble en se servant d'une admirable expression du vocabulaire des filles. - Oh! s'écria le comte de Brambourg, elle en a le droit, car elle est avec mon ami, le baron de Nucirigen. J'y vais. - Est-ce que ce serait cette prétendue Jeanne d'Arc qui a conquis Nucingen, et avec lequel on nous embÃÂȘte depuis trois mois?... dit Mariette. - Bonsoir, mon cher baron, dit Philippe Bridau en entrant dans la loge de Nucingen. Vous voilà donc marié avec mademoiselle Esther?... Mademoiselle, je suis un pauvre officier que vous deviez jadis tirer d'un mauvais pas, à Issoudun... Philippe Bridau... - Connais pas, dit Esther en braquant ses jumelles sur la salle. - Montemiselle, répondit le baron, ne s'abbelle blis Esder, digourt; elle ha nom matame te Jamby Champy, eine bedid pien que che lui ai agedé... - Si vous faites bien les choses, dit le comte, ces dames disent que madame de Champy fait trop sa tÃÂȘte... Si vous ne voulez pas vous souvenir de moi, daignerez-vous reconnaÃtre Mariette, Tullia, madame du Val-Noble, dit ce parvenu que le duc de Maufrigneuse avait mis en faveur auprÚs du Dauphin. - Si ces dames sont bonnes pour moi, je suis disposée à leur ÃÂȘtre trÚs agréable, répondit sÚchement madame de Champy. - Bonnes! dit Philippe, elles sont excellentes, elles vous surnomment Jeanne d'Arc. - Eh! pien, si ces tames feulent fus dennir gombagnie, dit Nucingen, che fus laiserai sÚle, gar chai drob mancbé. Vodre foidire fientra vus brentre afec vos chens... Tiaple t'Acie!... - Pour la premiÚre fois, vous me laisseriez seule! dit Esther. Allons donc! il faut savoir mourir sur votre bord. J'ai besoin de mon homme pour sortir, Si j'étais insultée, je crierais donc pour rien?... L'égoïsme du vieux millionnaire dut céder devant les obligations de l'amoureux. Le baron souffrit et resta. Esther avait ses raisons pour garder son homme. Si elle recevait ses anciennes connaissances, elle ne devait pas ÃÂȘtre questionnée aussi sérieusement en compagnie qu'elle l'aurait été seule. Philippe Bridau se hùta de revenir dans la loge des danseuses auxquelles il apprit l'état des choses. - Ah! c'est elle qui hérite de ma maison de la rue Saint-Georges! dit avec amertume madame du Val-Noble qui, dans le langage de ces sortes de femmes, se trouvait à pied. - Probablement, répondit le colonel. Du Tillet m'a dit que le baron y avait dépensé trois fois autant que votre pauvre Falleix. - Allons donc la voir? dit Tullia. - Ma foi! non, répliqua Mariette, elle est trop belle, j'irai la voir chez elle. - Je me trouve assez bien pour me risquer, répondit Tullia. Le hardi Premier Sujet vint donc pendant l'entracte, et renouvela connaissance avec Esther qui se tint dans les généralités. - Et d'oÃÂč reviens-tu, ma chÚre enfant? demanda la danseuse qui n'en pouvait mais de curiosité. - Oh! je suis restée pendant cinq ans dans un chùteau des Alpes avec un Anglais jaloux comme un tigre, un nabab; je l'appelais un nabot, car il n'était pas si grand que le bailli de Ferrette. Et je suis retombée à un banquier, de caraïbe en syllabe, comme dit Florine. Aussi, maintenant que me voilà revenue à Paris, ai-je des envies de m'amuser qui vont me rendre un vrai Carnaval. J'aurai maison ouverte. Ah! il faut me refaire de cinq ans de solitude, et je commence à me rattraper. Cinq ans d'Anglais, c'est trop; d'aprÚs les affiches, on doit n'y ÃÂȘtre que six semaines. - Est-ce le baron qui t'a donné cette dentelle? - Non, c'est un reste de nabab... Ai-je du malheur, ma chÚre! il était jaune comme un rire d'ami devant un succÚs, j'ai cru qu'il mourrait en dix mois. Bah! il était fort comme une Alpe. Il faut se défier de tous ceux qui se disent malades du foie... Je ne veux plus entendre parler de foie. J'ai eu trop de foi... aux proverbes... Ce nabab m'a volée, il est mort sans faire de testament, et la famille m'a mise à la porte comme si j'avais eu la peste. Aussi ai-je dit à ce gros-là "Paie pour deux! Vous avez bien raison de m'appeler une Jeanne d'Arc, j'ai perdu l'Angleterre! et je mourrai peut-ÃÂȘtre brûlée. - D'amour! dit Tullia. - Et vive! répondit Esther que ce mot rendit songeuse. Le baron riait de toutes ces niaiseries au gros sel, mais il ne les comprenait pas toujours sur-le-champ, en sorte que son rire ressemblait à ces fusées oubliées qui partent aprÚs un feu d'artifice. Nous vivons tous dans une sphÚre quelconque, et les habitants de toutes les sphÚres sont doués d'une dose égale de curiosité. Le lendemain, à l'Opéra, l'aventure du retour d'Esther fut la nouvelle des coulisses. Le matin, de deux heures à quatre heures, tout le Paris des Champs-Elysées avait reconnu la Torpille, et savait enfin quel était l'objet de la passion du baron de Nucingen. - Savez-vous, disait Blondet à de Marsay dans le foyer de l'Opéra, que la Torpille a disparu le lendemain du jour oÃÂč nous l'avons reconnue ici pour ÃÂȘtre la maÃtresse du petit Rubempré? A Paris, comme en province, tout se sait. La police de la rue de Jérusalem n'est pas si bien faite que celle du monde, oÃÂč chacun s'espionne sans le savoir. Aussi Carlos avait-il bien deviné quel était le danger de la position de Lucien pendant et aprÚs la rue Taitbout. Une femme à pied Il n'existe pas de situation plus horrible que celle oÃÂč se trouvait madame du Val-Noble, et le mot ÃÂȘtre à pied la rend à merveille. L'insouciance et la prodigalité de ces femmes les empÃÂȘchent de songer à l'avenir. Dans ce monde exceptionnel, beaucoup plus comique et spirituel qu'on ne le pense, les femmes qui ne sont pas belles de cette beauté positive, presque inaltérable et facile à reconnaÃtre, les femmes qui ne peuvent ÃÂȘtre aimées enfin que par caprice, pensent seules à leur vieillesse et se font une fortune plus elles sont belles, plus imprévoyantes elles sont. - Tu as donc peur de devenir laide, que tu te fais des rentes...? est un mot de Florine à Mariette qui peut faire comprendre une des causes de cette prodigalité. Dans le cas d'un spéculateur qui se tue, d'un prodigue à bout de ses sacs, ces femmes tombent donc avec une effroyable rapidité d'une opulence effrontée à une profonde misÚre. Elles se jettent alors dans les bras de la marchande à la toilette, elles vendent à vil prix des bijoux exquis, elles font des dettes, surtout pour rester dans un luxe apparent qui leur permette de retrouver ce qu'elles viennent de perdre une caisse oÃÂč puiser. Ces hauts et bas de leur vie expliquent assez bien la cherté d'une liaison presque toujours ménagée, en réalité, comme Asie avait agrafé autre mot du Vocabulaire Nucingen avec Esther. Aussi ceux qui connaissent bien leur Paris savent-ils parfaitement à quoi s'en tenir en retrouvant aux Champs-Elysées, ce bazar mouvant et tumultueux, telle femme en voiture de louage, aprÚs l'avoir vue, un an, six mois auparavant, dans un équipage étourdissant de luxe et de la plus belle tenue. - Quand on tombe à Sainte-Pélagie, il faut savoir rebondir au bois de Boulogne, disait Florine en riant avec Blondet du petit vicomte de PortenduÚre. Quelques femmes habiles ne risquent jamais ce contraste. Elles restent ensevelies en d'affreux hÎtels garnis, oÃÂč elles expient leurs profusions par des privations comme en souffrent les voyageurs égarés dans un Sahara quelconque; mais elles n'en conçoivent pas la moindre velléité d'économie. Elles se hasardent aux bals masqués, elles entreprennent un voyage en province, elles se montrent bien mises sur les boulevards par les belles journées. Elles trouvent d'ailleurs entre elles le dévouement que se témoignent les classes proscrites. Les secours à donner coûtent peu de chose à la femme heureuse, qui se dit en elle-mÃÂȘme "Je serai comme ça dimanche." La protection la plus efficace est néanmoins celle de la marchande à la toilette. Quand cette usuriÚre se trouve créanciÚre, elle remue et fouille tous les coeurs de vieillards en faveur de son hypothÚque à brodequins et à chapeaux. Incapable de prévoir le désastre d'un des plus riches et des plus habiles Agents de change, madame du Val-Noble fut donc prise en plein désordre. Elle employait l'argent de Falleix à ses caprices, et s'en remettait sur lui pour les choses utiles et pour son avenir. - Comment, disait-elle à Mariette, s'attendre à cela de la part d'un homme qui paraissait si bon enfant? Dans presque toutes les classes de la société, le bon enfant est un homme qui a de la largeur, qui prÃÂȘte quelques écus par-ci par-là sans les redemander, qui se conduit toujours d'aprÚs les rÚgles d'une certaine délicatesse, en dehors de la moralité vulgaire, obligée, courante. Certaines gens dits vertueux et probes, semblablement à Nucingen, ont ruiné leurs bienfaiteurs, et certaines gens sortis de la Police Correctionnelle sont d'une ingénieuse probité pour une femme. La vertu complÚte, le rÃÂȘve de MoliÚre, Alceste, est excessivement rare; elle se rencontre néanmoins partout, mÃÂȘme à Paris. Le bon enfant est le produit d'une certaine grùce dans le caractÚre qui ne prouve rien. Un homme est ainsi comme le chat est soyeux, comme une pantoufle est faite pour ÃÂȘtre prÃÂȘte au pied. Donc, dans l'acception du mot bon enfant par les femmes entretenues, Falleix devait avertir sa maÃtresse de la faillite et lui laisser de quoi vivre. D'Estourny, le galant escroc, était bon enfant; il trichait au jeu, mais il avait mis de cÎté trente mille francs pour sa maÃtresse. Aussi, dans les soupers de carnaval, les femmes répondaient-elles à ses accusateurs "c'est égal!... vous aurez beau dire, Georges était un bon enfant, il avait de belles maniÚres, il méritait un meilleur sort!" Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine délicatesse; elles savent se vendre, comme Esther, pour un beau idéal secret, leur religion à elles. AprÚs avoir à grand-peine sauvé quelques bijoux du naufrage, madame du Val-Noble succombait sous le poids terrible de cette accusation "Elle a ruiné Falleix!" Elle atteignait l'ùge de trente ans, et quoiqu'elle fût dans tout le développement de sa beauté, néanmoins elle pouvait d'autant mieux passer pour une vieille femme que, dans ces crises, une femme a contre soi toutes ses rivales. Mariette, Florine et Tullia recevaient bien leur amie à dÃner, lui donnaient bien quelques secours; mais, ne connaissant pas le chiffre de ses dettes, elles n'osaient sonder la profondeur de ce gouffre. Six ans d'intervalle constituaient un point d'aiguille un peu trop long dans les fluctuations de la mer parisienne, entre la Torpille et madame du Val-Noble, pour que la femme à pied s'adressùt à la femme en voiture; mais la Val-Noble savait Esther trop généreuse pour ne pas songer parfois qu'elle avait, selon son mot, hérité d'elle, et venir à elle dans une rencontre qui semblerait fortuite, quoique cherchée. Pour faire arriver ce hasard madame du Val-Noble, mise en femme comme il faut, se promenait aux Champs-Elysées tous les jours, ayant au bras Théodore Gaillard, qui a fini par l'épouser et qui, dans cette détresse, se conduisait trÚs bien avec son ancienne maÃtresse, il lui donnait des loges et la faisait inviter à toutes les parties. Elle se flattait que, par un beau temps, Esther se promÚnerait, et qu'elles se trouveraient face à face. Esther avait Paccard pour cocher, car sa maison fut, en cinq jours, organisée par Asie, par Europe et Paccard, d'aprÚs les instructions de Carlos, de maniÚre à faire de la maison de la rue Saint-Georges une forteresse imprenable. De son cÎté, Peyrade, mû par sa haine profonde, par son désir de vengeance, et surtout dans le dessein d'établir sa chÚre Lydie, prit pour but de promenade les Champs-Elysées, dÚs que Contenson lui dit que la maÃtresse de monsieur de Nucingen y était visible. Peyrade se mettait si parfaitement en Anglais, et parlait si bien en français avec les gazouillements que les Anglais introduisent dans notre langage; il savait si purement l'anglais, il connaissait si complÚtement les affaires de ce pays, oÃÂč par trois fois, la police de Paris l'avait envoyé, en 1779 et 1786, qu'il soutint son rÎle d'Anglais chez des ambassadeurs et à Londres, sans éveiller de soupçons. Peyrade, qui tenait beaucoup de Musson, le fameux mystificateur, savait se déguiser avec tant d'art que Contenson, un jour ne le reconnut pas. Accompagné de Contenson déguisé en mulùtre, Peyrade examinait, de cet oeil qui semble inattentif, mais qui voit tout, Esther et ses gens. Il se trouva donc naturellement dans la contre-allée oÃÂč les gens à équipage se promÚnent quand il fait sec et beau, le jour oÃÂč Esther y rencontra madame du Val-Noble. Peyrade, suivi de son mulùtre en livrée, marcha sans affectation, et en vrai nabab qui ne pense qu'à lui-mÃÂȘme, sur la ligne des deux femmes, de maniÚre à saisir à la volée quelques mots de leur conversation. - Eh! bien, ma chÚre enfant, disait Esther à madame du Val-Noble, venez me voir. Nucingen se doit à lui-mÃÂȘme de ne pas laisser sans un liard la maÃtresse de son Agent de change... - D'autant plus qu'on dit qu'il l'a ruiné, dit Théodore Gaillard, et que nous pourrions bien le faire chanter... - Il dÃne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. Puis elle lui dit à l'oreille "J'en fais ce que je veux, il n'a pas encore ça!" Elle mit un de ses ongles tout ganté sous la plus jolie de ses dents, et fit ce geste assez connu dont la signification énergique veut dire rien du tout! - Tu le tiens... - Ma chÚre, il n'a encore que payé mes dettes... - Est-elle petite-poche! s'écria Suzanne du Val-Noble. - Oh! reprit Esther, j'en avais à faire reculer un ministre des finances. Maintenant, je veux trente mille francs de rente avant le premier coup de minuit!... Oh! il est charmant, je n'ai pas à me plaindre... Il va bien. Dans huit jours, nous pendons la crémaillÚre, tu en seras... Le matin, il doit m'offrir le contrat de la maison de la rue Saint-Georges. Décemment, on ne peut pas habiter une pareille maison sans trente mille francs de rente à soi, pour les retrouver en cas de malheur. J'ai connu la misÚre, et je n'en veux plus. Il y a de certaines connaissances dont on a trop tout de suite. - Toi qui disais "La fortune, c'est moi!" comme tu as changé! s'écria Suzanne. - C'est l'air de la Suisse, on y devient économe... Tiens, vas-y ma chÚre! fais-y un Suisse, et tu en feras peut-ÃÂȘtre un mari! car ils ne savent pas encore ce que sont des femmes comme nous... Dans tous les cas, tu en reviendras avec l'amour des rentes sur le Grand-Livre, un amour honnÃÂȘte et délicat! Adieu. Esther remonta dans sa belle voiture attelée des plus magnifiques chevaux gris-pommelés qui fussent alors à Paris. - La femme qui monte en voiture, dit alors Peyrade en anglais à Contenson, est bien, mais j'aime encore mieux celle qui se promÚne, tu vas la suivre et savoir qui elle est. - Voici ce que cet Anglais vient de dire en anglais, dit Théodore Gaillard en répétant à madame du Val-Noble la phrase de Peyrade. Avant de se risquer à parler anglais, Peyrade avait lùché dans cette langue un mot qui fit faire à Théodore Gaillard un mouvement de physionomie par lequel il s'était assuré que le journaliste savait l'anglais. Madame du Val-Noble alla dÚs lors trÚs lentement chez elle, rue Louis-le-Grand, dans un hÎtel garni décent, en regardant de cÎté pour voir si le mulùtre la suivait. Cet établissement appartenait à une madame Gérard que, dans ses jours de splendeur, madame du Val-Noble avait obligée, et qui lui témoignait de la reconnaissance en la logeant d'une façon convenable. Cette bonne femme, bourgeoise honnÃÂȘte et pleine de vertus, pieuse mÃÂȘme, acceptait la courtisane comme une femme d'un ordre supérieur; elle la voyait toujours au milieu de son luxe, elle la prenait pour une reine déchue; elle lui confiait ses filles; et, chose plus naturelle qu'on ne le pense, la courtisane était aussi scrupuleuse en les menant au spectacle que le serait une mÚre; elle était aimée des deux demoiselles Gérard. Cette brave et digne hÎtesse ressemblait à ces sublimes prÃÂȘtres qui voient encore une créature à sauver, à aimer, dans ces femmes mises hors la loi. Madame du Val-Noble respectait cette honnÃÂȘteté, souvent elle l'enviait en causant le soir, et en déplorant ses malheurs. - "Vous ÃÂȘtes encore belle, vous pouvez faire une bonne fin", disait madame Gérard. Madame du Val-Noble n'était d'ailleurs tombée que relativement. La toilette de cette femme, si gaspilleuse et si élégante, était encore assez bien fournie pour lui permettre de paraÃtre, à l'occasion, comme le jour de Richard d'Arlington à la Porte-Saint-Martin, dans tout son éclat. Madame Gérard payait encore assez gracieusement les voitures dont la femme à pied avait besoin pour aller dÃner en ville, pour se rendre au spectacle et en revenir. - Eh! bien, ma chÚre madame Gérard, dit-elle à cette honnÃÂȘte mÚre de famille, mon sort va changer, je crois... - Allons, madame, tant mieux; mais soyez sage, pensez à l'avenir... Ne faites plus de dettes. J'ai tant de mal à renvoyer ceux qui vous cherchent!... - Eh! ne vous inquiétez pas de ces chiens-là , qui tous ont gagné des sommes énormes avec moi. Tenez, voici des billets des Variétés pour vos filles, une bonne loge aux deuxiÚmes. Si quelqu'un me demandait ce soir et que je ne fusse pas rentrée, on laisserait monter tout de mÃÂȘme. AdÚle, mon ancienne femme de chambre, y sera; je vais vous l'envoyer. Madame du Val-Noble, qui n'avait ni tante ni mÚre, se trouvait forcée de recourir à sa femme de chambre aussi à pied! pour faire jouer le rÎle d'une Saint-EstÚve auprÚs de l'inconnu dont la conquÃÂȘte allait lui permettre de remonter à son rang. Elle alla dÃner avec Théodore Gaillard, qui, pour ce jour-là , se trouvait avoir une partie, c'est-à -dire un dÃner offert par Nathan, qui payait un pari perdu, une de ces débauches dont on dit aux invités "Il y aura des femmes" Peyrade en nabab Peyrade ne s'était pas décidé sans de puissantes raisons à donner de sa personne dans le champ de cette intrigue. Sa curiosité, comme celle de Corentin, était d'ailleurs si vivement excitée que, sans raison, il se fût encore mÃÂȘlé volontiers à ce drame. En ce moment la politique de Charles X avait achevé sa derniÚre évolution. AprÚs avoir confié le timon des affaires à des ministres de son choix, le Roi préparait la conquÃÂȘte d'Alger, pour faire servir cette gloire de passeport à ce qu'on a nommé son coup d'Etat. Au-dedans, personne ne conspirait plus, Charles X croyait n'avoir aucun adversaire. En politique comme en mer, il y a des calmes trompeurs. Corentin était donc tombé dans une inaction absolue. Dans cette situation, un vrai chasseur, pour s'entretenir la main, faute de grives, tue des merles. Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrétiens. Témoin de l'arrestation d'Esther, Contenson avait, avec le sens exquis de l'espion, trÚs bien jugé cette opération. Ainsi qu'on l'a vu, le drÎle n'avait pas pris la peine de gazer son opinion au baron de Nucingen. "Au profit de qui rançonne-t-on la passion du banquier?" fut la premiÚre question que se posÚrent les deux amis. AprÚs avoir reconnu dans Asie un personnage de la piÚce, Contenson avait espéré, par elle, arriver à l'auteur; mais elle lui coula des mains pendant quelque temps en se cachant comme une anguille dans la vase parisienne, et, lorsqu'il la retrouva cuisiniÚre chez Esther, la coopération de cette mulùtresse lui parut inexplicable. Pour la premiÚre fois, les deux artistes en espionnage rencontraient donc un texte indéchiffrable, tout en soupçonnant une ténébreuse histoire. AprÚs trois attaques successives et hardies sur la maison rue Tait-bout, Contenson trouva le mutisme le plus obstiné. Tant qu'Esther y demeura, le portier sembla dominé par une profonde terreur. Peut-ÃÂȘtre Asie avait-elle promis des boulettes empoisonnées à toute la famille en cas d'indiscrétion. Le lendemain du jour oÃÂč Esther quitta son appartement, Contenson trouva ce portier un peu plus raisonnable, il regrettait beaucoup cette petite dame qui, disait-il, le nourrissait des restes de sa table. Contenson, déguisé en courtier de commerce, marchandait l'appartement, et il écoutait les doléances du portier en se moquant de lui, mettant en doute tout ce qu'il disait par des - Est-ce possible?... - Oui, monsieur, cette petite dame a demeuré cinq ans ici sans en ÃÂȘtre jamais sortie, à preuve que son amant, jaloux quoiqu'elle fût sans reproche, prenait les plus grandes précautions pour venir, pour entrer, pour sortir. C'était d'ailleurs un trÚs beau jeune homme. Lucien se trouvait encore à Marsac, chez sa soeur, madame Séchard; mais, dÚs qu'il fut revenu, Contenson envoya le portier quai Malaquais, demander à monsieur de Rubempré s'il consentait à vendre les meubles de l'appartement quitté par madame Van Bogseck. Le portier reconnut alors dans Lucien l'amant mystérieux de la jeune veuve, et Contenson n'en voulut pas savoir davantage. On doit juger de l'étonnement profond, quoique contenu, dont furent saisis Lucien et Carlos, qui parurent croire le portier fou; ils essayÚrent de le lui persuader. En vingt-quatre heures, une contre-police fut organisée par Carlos, qui fit surprendre Contenson en flagrant délit d'espionnage. Contenson, déguisé en porteur de la Halle, avait déjà deux fois apporté les provisions achetées le matin par Asie, et deux fois il était entré dans le petit hÎtel de la rue Saint-Georges. Corentin, de son cÎté, se remuait; mais la réalité du personnage de Carlos Herrera l'arréta net, car il sut promptement que cet abbé, l'envoyé secret de Ferdinand VII, était venu vers la fin de l'année 1823 à Paris. Néanmoins, Corentin dut étudier les raisons qui portaient cet Espagnol à protéger Lucien de Rubempré. Il fut démontré bientÎt à Corentin que Lucien avait eu pendant cinq ans Esther pour maÃtresse. Ainsi la substitution de l'Anglaise à Esther avait eu lieu dans les intérÃÂȘts du dandy. Or Lucien n'avait aucun moyen d'existence, on lui refusait mademoiselle de Grandlieu pour femme, et il venait d'acheter un million la terre de Rubempré. Corentin fit mouvoir adroitement le Directeur-général de la Police du royaume, à qui le Préfet de police apprit, à propos de Peyrade, qu'en cette affaire les plaignants n'étaient rien moins que le comte de Sérisy et Lucien de Rubempré. - Nous y sommes! s'étaient écriés Peyrade et Corentin. Le plan des deux amis fut dessiné dans un moment. - Cette fille, avait dit Corentin, a eu des liaisons, elle a des amies. Parmi ces amies, il est impossible qu'il ne s'en trouve pas une dans le malheur; un de nous doit jouer le rÎle d'un riche étranger qui l'entretiendra; nous les ferons camarader. Elles ont toujours besoin les unes des autres pour le tric-trac des amants, et nous serons alors au coeur de la place. Peyrade pensa tout naturellement à prendre son rÎle d'Anglais. La vie de débauche à mener, pendant le temps nécessaire à la découverte du complot dont il avait été la victime, lui souriait, tandis que Corentin, vieilli par ses travaux et assez malingre, s'en souciait peu. En mulùtre, Contenson échappa sur-le-champ à la contre-police de Carlos. Trois jours avant la rencontre de Peyrade et de madame du Val-Noble aux Champs-Elysées, le dernier des agents de messieurs de Sartine et Lenoir, muni d'un passeport parfaitement en rÚgle, avait débarqué rue de la Paix, à l'hÎtel Mirabeau, venant des colonies par Le Havre dans une petite calÚche aussi crottée que si elle arrivait du Havre, quoiqu'elle n'eût fait que le chemin de Saint-Denis à Paris. Carlos Herrera, de son cÎté, fit viser son passeport à l'ambassade espagnole, et disposa tout quai Malaquais pour un voyage à Madrid. Voici pourquoi. Sous quelques jours Esther allait ÃÂȘtre propriétaire du petit hÎtel de la rue Saint-Georges, elle devait obtenir une inscription de trente mille francs de rente; Europe et Asie étaient assez rusées pour la lui faire vendre et en remettre secrÚtement le prix à Lucien. Lucien, soi-disant riche par la libéralité de sa soeur, achÚverait ainsi de. payer le prix de la terre de Rubempré. Personne n'avait rien à reprendre dans cette conduite. Esther seule pouvait ÃÂȘtre indiscrÚte; mais elle serait morte plutÎt que de laisser échapper un mouvement de sourcils. Clotilde venait d'arborer un petit mouchoir rose à son cou de cigogne, la partie était donc gagnée à l'hÎtel de Grandlieu. Les actions des Omnibus donnaient déjà trois capitaux pour un. Carlos, en disparaissant pour quelques jours, déjouait toute malveillance. La prudence humaine avait tout prévu, pas une faute n'était possible. Le faux Espagnol devait partir le lendemain du jour oÃÂč Peyrade avait rencontré madame du Val-Noble aux Champs-Elysées. Or, dans la nuit mÃÂȘme, à deux heures du matin, Asie arriva quai Malaquais en fiacre, et trouva le chauffeur de cette machine fumant dans sa chambre, et se livrant au résumé qui vient d'ÃÂȘtre traduit en quelques mots, comme un auteur épluchant une feuille de son livre pour y découvrir des fautes à corriger. Un pareil homme ne voulait pas commettre deux fois un oubli comme celui du portier de la rue Taitbout. - Paccard, dit Asie à l'oreille de son maÃtre, a reconnu ce matin, à deux heures et demie, aux Champs-Elysées, Contenson déguisé en mulùtre et servant de domestique à un Anglais qui, depuis trois jours, se promÚneaux Champs-Elysées pour observer Esther. Paccard a reconnu ce mùtin-là , comme moi quand il était porteur de la Halle, aux yeux. Paccard a ramené la petite de maniÚre à ne pas perdre de vue notre drÎle. Il est à l'hÎtel Mirabeau; mais il a échangé de tels signes d'intelligence avec l'Anglais, qu'il est impos-sible, dit Paccard, que l'Anglais soit un Anglais. - Nous avons un taon sur le dos, dit Carlos. Je ne pars qu'aprÚs-demain. Ce Contenson est bien celui qui nous a lancé jusqu'ici le portier de la rue Taitbout; il faut savoir si le faux Anglais est notre ennemi. A midi, le mulùtre de monsieur Samuel Johnson servait gravement son maÃtre, qui déjeunait toujours trop bien, par calcul. Peyrade voulait se faire passer pour un Anglais du genre Buveur; il ne sortait jamais qu'entre deux vins. Il avait des guÃÂȘtres en drap noir qui lui montaient jusqu'aux genoux et rembourrées de maniÚre à lui grossir les jambes; son pantalon était doublé d'une fûtaine énorme; il avait un gilet boutonné jusqu'au menton; sa cravate bleue lui entourait le cou jusqu'à fleur des joues; il portait une petite perruque rousse qui lui cachait la moitié du front; il s'était donné trois pouces de plus environ; en sorte que le plus ancien habitué du café David n'aurait pu le reconnaÃtre. A son habit carré, noir, ample et propre comme un habit anglais, un passant devait le prendre pour un Anglais millionnaire. Contenson avait manifesté l'insolence froide du valet de confiance d'un nabab, il était muet, rogue, méprisant, peu communicatif, et se permettait des gestes étrangers et des cris féroces. Peyrade achevait sa seconde bouteille quand un garçon de l'hÎtel introduisit sans cérémonie dans l'appartement un homme en qui Peyrade, aussi bien que Contenson, reconnut un gendarme en bourgeois. - Monsieur Peyrade, dit le gendarme en s'adressant au nabab et en lui parlant à l'oreille, j'ai l'ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade se leva sans faire la moindre observation et chercha son chapeau. - Vous trouverez un fiacre à la porte, lui dit le gendarme dans l'escalier. Le Préfet voulait vous faire arrÃÂȘter, mais il s'est contenté de vous envoyer demander des explications sur votre conduite par l'officier de paix que vous trouverez dans la voiture. - Dois-je rester avec vous? demanda le gendarme à l'officier de paix quand Peyrade fut monté. - Non, répondit l'officier de paix. Dites tout bas au cocher d'aller à la Préfecture. Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le mÃÂȘme fiacre. Carlos tenait à portée un stylet. Le fiacre était mené par un cocher de confiance, capable d'en laisser sortir Carlos sans s'en apercevoir et de s'étonner, en arrivant sur place, de trouver un cadavre dans sa voiture. On ne réclame jamais un espion. La justice laisse presque toujours ces meurtres impunis, tant il est difficile d'y voir clair. Un duel dans un fiacre Peyrade jeta son coup d'oeil d'espion sur le magistrat que lui détachait le Préfet de police, Carlos lui présenta des lignes satisfaisantes un crùne pelé, sillonné de rides à l'arriÚre; des cheveux poudrés; puis, sur des yeux tendres bordés de rouge et qui voulaient des soins, une paire de lunettes d'or trÚs légÚres, trÚs bureaucratiques, à verres verts et doubles. Ces yeux offraient des certificats de maladies ignobles. Une chemise en percale à jabot plissé dormant, un gilet de satin noir usé, un pantalon d'homme de justice, des bas de filoselle noire et des souliers noués par des rubans, une longue redingote noire, des gants à quarante sous, noirs et portés depuis dix jours, une chaÃne de montre en or. C'était, ni plus, ni moins, le magistrat inférieur appelé trÚs antinomiquement officier de paix. - Mon cher monsieur Peyrade, je regrette qu'un homme comme vous soit l'objet d'une surveillance, et que vous preniez à tùche de la justifier. Votre déguisement n'est pas du goût de monsieur le Préfet. Si vous croyez ainsi échapper à notre vigilance, vous ÃÂȘtes dans l'erreur. Vous avez sans doute pris la route d'Angleterre à Beaumont-sur-Oise?... - A Beaumont-sur-Oise, répondit Peyrade. - Ou à Saint-Denis? reprit le faux magistrat. Peyrade se troubla. Cette nouvelle demande exigeait une réponse. Or toute réponse était dangereuse. Une affirmation devenait une moquerie; une négation, si l'homme savait la vérité, perdait Peyrade. - Il est fin, pensa-t-il. Il essaya de regarder l'officier de paix en souriant, et lui donna son sourire pour une réponse. Le sourire fut accepté sans protÃÂȘt. - Dans quel but vous ÃÂȘtes-vous déguisé, avez-vous pris un appartement à l'hÎtel Mirabeau, et mis Contenson en mulùtre? demanda l'officier de paix. - Monsieur le Préfet fera de moi ce qu'il voudra, je ne dois de compte de mes actions qu'à mes chefs, dit Peyrade avec dignité. - Si vous voulez me donner à entendre que vous agissez pour le compte de la Police Générale du Royaume, dit sÚchement le faux agent, nous allons changer de direction, et aller rue de Grenelle au lieu d'aller rue de Jérusalem. J'ai les ordres les plus positifs à votre égard. Mais prenez bien garde? on ne vous en veut pas énormément, et, en un moment, vous brouilleriez vos cartes. Quant à moi, je ne vous veux pas de mal... Mais, marchons!... Dites-moi la vérité... - La vérité? la voici, dit Peyrade en jetant un regard fin sur les yeux rouges de son cerbÚre. La figure du prétendu magistrat resta muette, impassible, il faisait son métier, toute vérité lui paraissait indifférente, il avait l'air de taxer le Préfet de quelque caprice. Les Préfets ont des lubies. - Je suis devenu amoureux comme un fou d'une femme, la maÃtresse de cet Agent de change qui voyage pour son plaisir et pour le déplaisir de ses créanciers, Falleix. - Madame du Val-Noble, dit l'officier de paix. - Oui, reprit Peyrade. Pour pouvoir l'entretenir pendant un mois, ce qui ne me coûtera guÚre plus de mille écus, je me suis mis en nabab et j'ai pris Contenson pour domestique. Cela, monsieur, est si vrai que, si vous voulez me laisser dans le fiacre, oÃÂč je vous attendrai, foi d'ancien Commissaire-général de police, montez à l'hÎtel, vous y questionnerez Contenson. Non seulement Contenson vous confirmera ce que j'ai l'honneur de vous dire, mais vous verrez venir la femme de chambre de madame du Val-Noble, qui doit nous apporter ce matin le consentement à mes propositions, ou les conditions de sa maÃtresse. Un vieux singe se connaÃt en grimaces j'ai offert mille francs par mois, une voiture; cela fait quinze cents; cinq cents francs de cadeaux, puis autant en quelques parties, des dÃners, des spectacles; vous voyez que je ne me trompe pas d'un centime en vous disant mille écus. Un homme de mon ùge peut bien mettre mille écus à sa derniÚre fantaisie. - Ah! papa Peyrade, vous aimez encore assez les femmes pour?... Mais vous m'attrapez; moi, j'ai soixante ans, et je m'en prive trÚs bien.. Si cependant les choses sont comme vous les dites, je conçois que, pour vous passer cette fantaisie, il vous a fallu vous donner la tournure d'un étranger. - Vous comprenez que Peyrade ou le pÚre CanquoÃlle de la rue des Moineaux... - Oui, ni l'un ni l'autre n'eût convenu à madame du Val-Noble, reprit Carlos enchanté d'apprendre l'adresse du pÚre CanquoÃlle. Avant la Révolution j'ai eu pour maÃtresse une femme, dit-il, qui avait été entretenue par l'exécuteur des hautes-oeuvres qu'on appelait alors le Bourreau. Un jour, au spectacle, elle se pique avec une épingle, et, comme cela se disait alors, elle s'écria "Ah! bourreau! - Est-ce une réminiscence?" lui dit son voisin. Eh bien! mon cher Peyrade, elle a quitté son homme à cause de ce mot. Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer à une semblable avanie... Madame du Val-Noble est femme à gens comme il faut, je l'ai vue un jour à l'Opéra, je l'ai trouvée bien belle... Faites revenir le cocher rue de la Paix, mon cher Peyrade, je vais monter avec vous dans votre appartement et voir les choses par moi-mÃÂȘme. Un rapport verbal suffira sans doute à monsieur le Préfet. Carlos sortit de sa poche de cÎté une tabatiÚre en carton noir doublée de vermeil, il l'ouvrit, et offrit du tabac à Peyrade par un geste d'une bonhomie adorable. Peyrade se dit en lui-mÃÂȘme "Et voilà leurs agents!... mon Dieu! si monsieur Lenoir ou monsieur de Sartine revenaient au monde, que diraient-ils?" - C'est là sans doute une partie de la vérité, mais ce n'est pas tout, mon cher ami, dit le faux officier de paix en achevant de humer sa prise par le nez. Vous vous ÃÂȘtes mÃÂȘlé des affaires de coeur du baron de Nucingen, et vous voulez sans doute l'entortiller dans quelque noeud coulant; vous l'avez manqué au pistolet, vous voulez le viser avec du gros canon. Madame du Val-Noble est une amie de madame de Champy... - Ah! diable! ne nous enferrons pas! se dit Peyrade. Il est plus fort que je ne le croyais. Il me joue. il parle de me faire relùcher, et il continue de me faire causer. - Eh! bien, dit Carlos d'un air d'autorité magistrale. - Monsieur, il est vrai que j'ai eu le tort de chercher pour le compte de monsieur de Nucingen une femme de laquelle il était amoureux à en perdre la tÃÂȘte. C'est la cause de la disgrùce dans laquelle je suis; car il paraÃt que j'ai touché, sans le savoir, à des intérÃÂȘts trÚs graves. Le magistrat subalterne fut impassible. Mais je connais assez la Police aprÚs cinquante-deux ans d'exercice, reprit Peyrade, pour m'ÃÂȘtre abstenu depuis la mercuriale que m'a donnée monsieur le Préfet, qui certainement avait raison... - Vous renonceriez alors à votre caprice si monsieur le Préfet vous le demandait? Ce serait, je crois, la meilleure preuve à donner de la sincérité de ce que vous me dites. - Comme il va! comme il va! se disait Peyrade. Ah! sacrebleu! les agents d'aujourd'hui valent ceux de monsieur Lenoir. - Y renoncer? dit Peyrade... J'attendrai les ordres de monsieur le Préfet... Mais si vous voulez monter, nous voici à l'hÎtel. - OÃÂč trouvez-vous donc des fonds? lui demanda Carlos d'un air sagace et à brûle-pourpoint. - Monsieur, j'ai un ami.. dit Peyrade... - Allez donc dire cela, reprit Carlos, à un juge d'instruction? Cette audacieuse scÚne était chez Carlos le résultat d'une de ces combinaisons dont la simplicité ne pouvait sortir que de la tÃÂȘte d'un homme de sa trempe. Il avait envoyé Lucien, de trÚs bonne heure, chez la comtesse de Sérisy. Lucien pria le secrétaire particulier du comte d'aller, de la part du comte, demander au Préfet des renseignements sur l'agent employé par le baron de Nucingen. Le secrétaire était revenu muni d'une note sur Peyrade, la copie du sommaire écrit sur le dossier Dans la police depuis 1778, et venu d'Avignon à Paris, deux ans auparavant. Sans fortune et sans moralité, dépositaire de secrets d'Etat. Domicilié rue des Moineaux, sous le nom de CanquoÃlle, nom du petit bien sur lequel vit sa famille, dans le département de Vaucluse, famille honorable d'ailleurs. A été demandé récemment par un de ses petits-neveux, nommé Théodose de la Peyrade. Voir le rapport d'un agent, n° 37 des piÚces - C'est lui qui doit ÃÂȘtre l'Anglais à qui Contenson sert de mulùtre, s'était écrié Carlos quand Lucien lui rapporta les renseignements donnés de vive voix, outre la note. En trois heures de temps, cet homme, d'une activité de général en chef, avait trouvé par Paccard un innocent complice capable de jouer le rÎle d'un gendarme en bourgeois, et s'était déguisé en officier de paix. Il avait hésité trois fois à tuer Peyrade dans le fiacre; mais il s'était interdit de jamais commettre un assassinat par lui-mÃÂȘme, il se promit de se défaire à temps de Peyrade en le faisant signaler comme un millionnaire à quelques forçats libérés. Peyrade et son Mentor entendirent la voix de Contenson qui causait avec la femme de chambre de madame du Val-Noble. Peyrade fit alors signe à Carlos de rester dans la premiÚre piÚce, en ayant l'air de lui dire ainsi "Vous allez juger de ma sincérité". - Madame consent à tout, disait AdÚle. Madame est en ce moment chez une de ses amies, madame de Champy, qui a pour un an encore un appartement tout meublé rue Taitbout, et qui le lui donnera sans doute. Madame sera mieux là pour recevoir monsieur Johnson, car les meubles sont encore trÚs bien, et Monsieur pourra les acheter à madame en s'entendant avec madame de Champy. - Bon, mon enfant. Si ce n'est pas une carotte, c'en est le feuillage, dit le mulùtre à la fille stupéfaite; mais nous partagerons... - Eh! bien, en voilà un homme de couleur! s'écria mademoiselle AdÚle. Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles à madame. Le bail finit en avril 1830, votre nabab pourra le renouveler, s'il se trouve bien. - Moa trée contente! répondit Peyrade qui fit son entrée en frappant sur l'épaule de la femme de chambre. Et il fit un geste d'intelligence à Carlos qui répondit par un geste d'assentiment en comprenant que le nabab devait rester dans son rÎle. Mais la scÚne changea subitement par l'entrée d'un personnage sur qui Carlos ni le Préfet de police ne pouvaient rien. Corentin se montra soudain. Il avait trouvé la porte ouverte, il venait voir en passant comment son vieux Peyrade jouait son rÎle de nabab. Corentin gagne la seconde manche - Le Préfet m'otolondre toujours! dit Peyrade à l'oreille de Corentin, il m'a découvert en nabab - Nous ferons tomber le Préfet, répondit Corentin à l'oreille de son ami. Puis, aprÚs avoir salué froidement, il se mit à examiner sournoisement le magistrat. - Restez ici jusqu'à mon retour; je vais à la Préfecture, dit Carlos. Si vous ne me voyez pas, vous pourrez vous passer votre fantaisie. AprÚs avoir dit ces mots à l'oreille de Peyrade afin de ne pas en démolir le personnage aux yeux de la femme de chambre, Carlos sortit, ne se souciant pas de rester sous le regard du nouveau venu, dans lequel il reconnut une de ces natures blondes, à oeil bleu, terribles à froid. - C'est l'officier de paix que m'a envoyé le Préfet, dit Peyrade à Corentin. - Ça! répondit Corentin, tu t'es laissé mettre dedans. Cet homme a trois jeux de cartes dans ses souliers, cela se voit à la position du pied dans le soulier; et d'ailleurs un officier de paix n'a pas besoin de se déguiser! Corentin descendit avec rapidité pour éclaircir ses soupçons; Carlos montait en fiacre. - Eh! monsieur l'abbé?... cria Corentin. Carlos tourna la tÃÂȘte, vit Corentin et monta dans son fiacre. Néanmoins Corentin eut le temps de dire par la portiÚre "Voilà tout ce que je voulais savoir" - Quai Malaquaisi cria Corentin au cocher en mettant d'infernales railleries dans son accent et dans son regard. - Allons, se dit Jacques Collin, je suis cuit, ils y sont, il faut les gagner de vitesse, et surtout savoir ce qu'ils nous veulent. Corentin avait vu cinq ou six fois l'abbé Carlos Herrera, et le regard de cet homme ne pouvait pas s'oublier. Corentin avait reconnu d'abord la carrure des épaules, puis les boursouflures du visage, et la tricherie des trois pouces obtenus par un talon intérieur. - Ah! mon vieux, l'on t'a fait poser! dit Corentin en voyant qu'il n'y avait plus dans la chambre à coucher que Peyrade et Contenson. - Qui? s'écria Peyrade dont l'accent eut une vibration métallique, j'emploie mes derniers jours à le mettre sur un gril et à l'y retourner. - C'est l'abbé Carlos Herrera, probablement le Corentin de l'Espagne. Tout s'explique. L'Espagnol est un vicieux de haut bord qui a voulu faire la fortune de ce petit jeune homme en battant monnaie avec le traversin d'une jolie fille... C'est à toi de savoir si tu veux jouter avec un diplomate qui me paraÃt diablement roué. - Oh! cria Contenson, il a reçu les trois cent mille francs le jour de l'arrestation d'Esther, il était dans le fiacre! je me souviens de ces yeux-là , de ce front, de ces marques de petite vérole. - Ah! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie! s'écria Peyrade. - Tu peux rester en nabab, dit Corentin. Pour avoir un oeil chez Esther, il faut la lier avec la Val-Noble, elle était la vraie maÃtresse de Lucien de Rubempré. - On a déjà chippé plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson. - Il leur en faut encore autant, reprit Corentin, la terre de Rubempré coûte un million. Papa, dit-il en frappant sur l'épaule de Peyrade, tu pourras avoir plus de cent mille francs pour marier Lydie. - Ne me dis pas cela, Corentin. Si ton plan manquait, je ne sais pas de quoi je serais capable... - Tu les auras peut-ÃÂȘtre demain! L'abbé, mon cher, est bien fin, nous devons baiser son ergot, c'est un diable supérieur; mais je le tiens, il est homme d'esprit, il capitulera. Tùche d'ÃÂȘtre aussi bÃÂȘte qu'un nabab, et ne crains plus rien. Le soir de cette journée oÃÂč les véritables adversaires s'étaient rencontrés face à face et sur un terrain aplani, Lucien alla passer la soirée à l'hÎtel de Grandlieu. La compagnie y était nombreuse. A la face de tout son salon, la duchesse garda pendant quelque temps Lucien auprÚs d'elle, en se montrant excellente pour lui. - Vous ÃÂȘtes allé faire un petit voyage? lui dit-elle. - Oui, madame la duchesse. Ma soeur, dans le désir de faciliter mon mariage, a fait de grands sacrifices, et j'ai pu acquérir la terre de Rubempré, la recomposer en entier. Mais j'ai trouvé dans mon avoué de Paris un homme habile, il a su m'éviter les prétentions que les détenteurs des biens auraient élevées en sachant le nom de l'acquéreur. - Y a-t-il un chùteau? dit Clotilde en souriant trop. - Il y a quelque chose qui ressemble à un chùteau; mais le plus sage sera de s'en servir comme de matériaux pour bùtir une maison moderne. Les yeux de Clotilde jetaient des flammes de bonheur à travers ses sourires de contentement. - Vous ferez ce soir un rubber avec mon pÚre, lui dit-elle tout bas. Dans quinze jours, j'espÚre que vous serez invité à dÃner. - Eh! bien, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu, vous avez acheté, dit-on, la terre de Rubempré; je vous en fais mon compliment. C'est une réponse à ceux qui vous donnaient des dettes. Nous autres, nous pouvons, comme la France ou l'Angleterre, avoir une Dette Publique; mais, voyez-vous, les gens sans fortune, les commençants ne peuvent pas se donner ce ton-là ... - Eh! monsieur le duc, je dois encore cinq cent mille francs sur ma terre. - Eh! bien, il faut épouser une fille qui vous les apporte; mais vous trouverez difficilement, pour vous, un parti de cette fortune dans notre faubourg, oÃÂč l'on donne peu de dot aux filles. - Mais elles ont assez de leur nom, répondit Lucien. - Nous ne sommes que trois joueurs de wisk, Maufrigneuse, d'Espard et moi, dit le duc; voulez-vous ÃÂȘtre Il notre quatriÚme? dit-il à Lucien en lui montrant la table à jouer. Clotilde vint à la table de jeu pour voir jouer son pÚre. - Elle veut que je prenne ça pour moi, dit le duc en tapotant les mains de sa fille et regardant de cÎté Lucien qui resta sérieux. Lucien, le partenaire de monsieur d'Espard, perdit vingt louis. - Ma chÚre mÚre, vint dire Clotilde à la duchesse, il a eu l'esprit de perdre. A onze heures, aprÚs quelques paroles d'amour échangées avec mademoiselle de Grandlieu, Lucien revint, se mit au lit en pensant au triomphe complet qu'il devait obtenir dans un mois, car il ne doutait pas d'ÃÂȘtre accepté comme prétendu de Clotilde, et marié avant le carÃÂȘme de 1830. Le lendemain, à l'heure oÃÂč Lucien fumait quelques cigarettes aprÚs déjeuner, en compagnie de Carlos devenu trÚs soucieux, on leur annonça monsieur de Saint-EstÚve quelle épigramme! qui désirait parler, soit à l'abbé Carlos Herrera, soit à monsieur Lucien de Rubempré. - A-t-on dit, en bas, que je suis parti? s'écria l'abbé. - Oui, monsieur, répondit le groom. - Eh! bien, reçois cet homme, dit-il à Lucien; mais ne dis pas un seul mot compromettant, ne laisse pas échapper un geste d'étonnement, c'est l'ennemi. - Tu m'entendras, dit Lucien. Carlos se cacha dans une piÚce contiguÃ, et par la fente de la porte il vit entrer Corentin, qu'il ne reconnut qu'à la voix, tant ce grand homme inconnu possédait le don de transformation! En ce moment, Corentin ressemblait à un vieux Chef de Division aux Finances. - Je n'ai pas l'honneur d'ÃÂȘtre connu de vous, monsieur, dit Corentin; mais... - Excusez-moi de vous interrompre, monsieur, dit Lucien; mais... - Mais, il s'agit de votre mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu, qui ne se fera pas, dit alors vivement Corentin. Lucien s'assit et ne répondit rien. - Vous ÃÂȘtes entre les mains d'un homme qui a le pouvoir, la volonté, la facilité de prouver au duc de Grandlieu que la terre de Rubempré sera payée avec le prix qu'un sot vous a donné de votre rnaĂƒĆœttesse, mademoiselle Esther, dit Corentin en continuant, On trouvera facilement les minutes des jugements en vertu desquels mademoiselle Esther a été poursuivie, et l'on a les moyens de faire parler d'Estourny. Les manoeuvres extrÃÂȘmement habiles employées contre le baron de Nucingen seront mises à jour... En ce moment tout peut s'arranger, Donnez une somme de cent mille francs et vous aurez la paix.. Ceci ne me regarde en rien. Je suis le chargé d'affaires de ceux qui se livrent à ce chantage, voila tout. Corentin aurait pu parler une heure, Lucien fumait sa cigarette d'un air parfaitement insouciant. - Monsieur, répondit-il, je ne veux pas savoir qui vous ÃÂȘtes, car les gens qui se chargent de commissions semblables ne se nomment d'aucune maniÚre, pour moi, du moins. Je vous ai laissé parler tranquillement je suis chez moi. Vous ne me paraissez pas dénué de sens, écoutez bien mon dilemme. Une pause se fit, pendant laquelle Lucien opposa aux yeux de chat que Corentin dirigeait sur lui un regard couvert de glace. - Ou vous vous appuyez sur des faits entiÚrement faux, et je ne dois en prendre aucun souci, reprit Lucien; ou vous avez raison, et alors, en vous donnant cent mille francs, je vous laisse le droit de me demander autant de cent mille francs que votre mandataire pourra trouver de Saint-EstÚves à m'envoyer... Enfin, pour terminer d'un coup votre estimable négociation, sachez que moi, Lucien de Rubempré, je ne crains personne. Je ne suis pour rien dans les tripotages dont vous me parlez. Si la maison de Grandlieu fait la difficile, il y a d'autres jeunes personnes trÚs nobles à épouser. Enfin il n'y a pas d'affront pour moi à rester garçon, surtout en faisant, comme vous le croyez, la traite des blanches avec de pareils bénéfices. - Si monsieur l'abbé Carlos Herrera... - Monsieur, dit Lucien en interrompant Corentin, Carlos Herrera se trouve en ce moment sur la route d'Espagne; il n'a rien à faire à mon mariage, ni rien à voir dans mes intérÃÂȘts. Cet homme d'Etat a bien voulu m'aider pendant longtemps de ses conseils, mais il a des comptes à rendre à Sa Majesté le roi d'Espagne; si vous avez à causer avec lui, je vous engage à prendre le chemin de Madrid. - Monsieur, dit nettement Corentin, vous ne serez jamais le mari de mademoiselle Clotilde de Grandlieu. - Tant pis pour elle, répondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impaticnce. - Avez-vous bien réfléchi? dit froidement Corentin. - Monsieur, je ne vous reconnais ni le droit de vous mÃÂȘler de mes affaires ni celui de me faire perdre une cigarette, dit Lucien en jetant sa cigarette éteinte. - Adieu, monsieur, dit Corentin. Nous ne nous reverrons plus... mais il y aura certes un moment de votre vie oÃÂč vous donnerez la moitié de votre fortune pour avoir eu l'idée de me rappeler sur l'escalier. En réponse à cette menace, Carlos fit le geste de couper une tÃÂȘte. Une musique que les vieillards entendent quelquefois aux Italiens - A l'ouvrage, maintenant! s'écria-t-il en regardant Lucien devenu blÃÂȘme aprÚs cette terrible conférence. Si, dans le nombre, assez restreint, des lecteurs qui s'occupent de la partie morale et philosophique d'un livre il s'en trouvait un seul capable de croire à la satisfaction du baron de Nucingen, celui-là prouverait combien il est difficile de soumettre le coeur d'une fille à des maximes physiologiques quelconques. Esther avait résolu de faire payer cher au pauvre millionnaire ce que le millionnaire appelait son chour te driomphe. Aussi, dans les premiers jours de février 1830, la crémaillÚre n'avait-elle pas encore été pendue dans le bedid balai. - Mais, dit Esther confidentiellement à ses amies qui le redirent au baron, au Carnaval, j'ouvre mon établissement, et je veux rendre mon homme heureux comme un coq en plùtre. Ce mot devint proverbial dans le monde-Fille. Le baron se livrait donc à beaucoup de lamentations. Comme les gens mariés, il devenait assez ridicule, il commençait à se plaindre devant ses intimes, et son mécontentement transpirait. Cependant Esther continuait consciencieusement son rÎle de Pompadour du prince de la Spéculation. Elle avait déjà donné deux ou trois petites soirées uniquement pour introduire Lucien au logis. Lousteau, Rastignac, du Tillet, Bixiou, Nathan, le comte de Brambourg, la fleur des roués c, devinrent les habitués de la maison. Enfin Esther accepta, pour actrices dans la piÚce qu'elle jouait, Tullia, Florentine, Fanny-Beaupré, Florine, deux actrices et deux danseuses, puis madame du Val-Noble. Rien n'est plus triste qu'une maison de Courtisane sans le sel de la rivalité, le jeu des toilettes et la diversité des physionomies. En six semaines, Esther devint la femme la plus spirituelle, la plus amusante, la plus belle et la plus élégante des Pariahs femelles qui composent la classe des femmes entretenues. Placée sur son vrai piédestal, elle savourait toutes les jouissances de vanité qui séduisent les femmes ordinaires' mais en femme qu'une pensée secrÚte mettait au-dessus dl sa caste. Elle gardait en son coeur une image d'elle-mÃÂȘme qui tout à la fois la faisait rougir et dont elle se glorifiait, l'heure de son abdication était toujours présente à sa conscience; aussi vivait-elle comme double, en prenant son personnage en pitié. Ses sarcasmes se ressentaient de la disposition intérieure, oÃÂč la maintenait le profond mépris que l'ange d'amour, contenu dans la courtisane, portait à ce rÎle infùme et odieux joué par le corps en présence de l'ùme. A la fois le spectateur et l'acteur, le juge et le patient, elle réalisait l'admirable fiction des Contes Arabes, oÃÂč se trouve presque toujours un ÃÂȘtre sublime caché sous une enveloppe dégradée, et dont le type est, sous le nom de Nabuchodonosor, dans le livre des livres, la Bible. AprÚs s'ÃÂȘtre accordé la vie jusqu'au lendemain de l'infidélité, la victime pouvait bien s'amuser un peu du bourreau. D'ailleurs, les lumiÚres acquises par Esther sur les moyens secrÚtement honteux. auxquels le baron devait sa fortune colossale lui ÎtÚrent tout scrupule, elle se plut à jouer le rÎle de la déesse Até, la Vengeance, selon le mot de Carlos. Aussi se faisait-elle tour à tour charmante et détestable pour ce millionnaire qui ne vivait que par elle. Quand le baron en arrivait à un degré de souffrance auquel il désirait quitter Esther, elle le ramenait à elle par une scÚne de tendresse. Herrera, trÚs ostensiblement parti pour l'Espagne, était allé jusqu'à Tours. Il avait fait continuer le chemin à sa voiture jusqu'à Bordeaux, en y laissant un domestique de place chargé de jouer le rÎle du maÃtre, et de l'attendre dans un hÎtel de Bordeaux. Puis, revenu par la diligence sous le costume d'un commis voyageur, il s'était secrÚtement installé chez Esther, d'oÃÂč, par Asie, par Europe et par Paccard, il dirigeait avec soin ses machinations, en surveillant tout, particuliÚrement Peyrade. Une quinzaine environ avant le jour choisi pour donner sa fÃÂȘte, et qui devait ÃÂȘtre le lendemain du premier bal de l'Opéra, la courtisane, que ses bons mots commençaient à rendre redoutable, se trouvait aux Italiens, dans le fond de la loge que le baron, forcé de lui donner une loge, lui avait obtenue au rez-de-chaussée, afin d'y cacher sa maÃtresse et ne pas se montrer en public avec elle, à quelques pas de madame de Nucingen. Esther avait choisi sa loge de maniÚre à pouvoir contempler celle de madame de Sérisy, que Lucien accompagnait presque toujours. La pauvre courtisane mettait son bonheur à regarder Lucien les mardis, les jeudis et les samedis, auprÚs de madame de Sérisy. Esther vit alors, vers les neuf heures et demie, Lucien entrant dans la loge de la comtesse le front soucieux, pùle, et la figure presque décomposée. Ces signes de désolation intérieure n'étaient visibles que pour Esther. La connaissance du visage d'un homme est, chez la femme qui l'aime, comme celle de la pleine mer pour un marin. - Mon Dieu! que peut-il avoir?... qu'est-il arrivé? Aurait-il besoin de parler à cet ange infernal, qui est un ange gardien pour lui, et qui vit caché dans une mansarde entre celle d'Europe et celle d'Asie; ~ Occupée de pensées si cruelles, Esther entendait à peine la musique. Aussi peut-on facilement croire qu'elle n'écoutait pas du tout le baron, qui tenait entre ses deux mains une main de son anche, en lui parlant dans son patois de juif polonais, dont les singuliÚres désinences ne doivent pas donner moins de mal à ceux qui les lisent qu'à ceux qui les entendent. - Esder, dit-il en lui lùchant la main, et la repoussant avec un léger mouvement d'humeur, fus ne m'égoudez bas - Baron, tenez, vous baragouinez l'amour comme vous baragouinez le français. - Terteifle! - Je ne suis pas ici dans mon boudoir, je suis aux Italiens. Si vous n'étiez pas une de ces caisses fabriquées par Huret ou par Fichet, qui s'est métamorphosée en homme par un tour de force de la Nature, vous ne feriez pas tant de tapage dans la loge d'une femme qui aime la musique. Je crois bien que je ne vous écoute pas! Vous ÃÂȘtes là , tracassant dans ma robe comme un hanneton dans du papier, et vous me faites rire de pitié. Vous me dites"Fus ÃÂȘdes cholie, fis ÃÂȘdes à groguer..." Vieux fat! si je vous répondais "Vous me déplaisez moins ce soir qu'hier, rentrons chez nous." Eh! bien, à la maniÚre dont je vous vois soupirer car si je ne vous écoute pas, je vous sens, je vois que vous avez énormément dÃné, votre digestion commence. Apprenez de moi je vous coûte assez cher pour que je vous donne de temps en temps un conseil pour votre argent! apprenez, mon cher, que quand on a des digestions embarrassées comme le sont les vÎtres, il ne vous est pas permis de dire indifféremment, et à des heures indues, à votre maÃtresse "Fus ÃÂȘdes cholie..." Un vieux soldat est mort de cette fatuité-là dans les bras de la Religion, a dit Blondet... Il est dix heures, vous avez fini de dÃner à neuf heures chez du Tillet avec votre pigeon, le comte de Brambourg, vous avez des millions et des truffes à digérer, repassez demain à dix heures. - Gomme fus édes grielle!... s'écria le baron qui reconnut la profonde justesse de cet argument médical. - Cruelle?... fit Esther en regardant toujours Lucien. N'avez-vous pas consulté Bianchon, Desplein, le vieil Haudry... Depuis que vous entrevoyez l'aurore de votre bonheur, savez-vous de quoi vous me faites l'effet?... - Te guoi? - D'un petit bonhomme enveloppé de flanelle, qui, d'heure en heure, se promÚne de son fauteuil à sa croisée pour savoir si le thermomÚtre est à l'article vers à soie, la température que son médecin lui ordonne... - Dennez, fus Údes eine incrade! s'écria le baron au désespoir d'entendre une musique que les vieillards amoureux entendent cependant assez souvent aux Italiens. - Ingrate! dit Esther. Et que m'avez-vous donné jusqu'à présent?... beaucoup de désagrément. Voyons, papa! Puis-je ÃÂȘtre fiÚre de vous? Vous, vous ÃÂȘtes fier de moi, je porte trÚs bien vos galons et votre livrée. Vous avez payé mes dettes!... soit. Mais vous avez chippé assez de millions... Ah! Ah! ne faites pas la moue, vous en ÃÂȘtes convenu avec moi... pour n'y pas regarder. Et c'est là votre plus beau titre de gloire... Fille et voleur, rien ne s'accorde mieux. Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaÃt... Allez demander à un ara du Brésil s'il doit de la reconnaissance à celui qui l'a mis dans une cage dorée... - Ne me regardez pas ainsi, vous avez l'air d'un bonze... - Vous montrez votre ara rouge et blanc à tout Paris. Vous dites "Y a-t-il quelqu'un à Paris qui possÚde un pareil perroquet?... et comme il jacasse! comme il rencontre bien dans ses mots!..." Du Tillet entre et il lui dit "Bonjour, petit fripon..." Mais vous ÃÂȘtes heureux comme un Hollandais qui possÚde une tulipe unique, comme un ancien nabab, pensionné en Asie par l'Angleterre, à qui un commis voyageur a vendu la premiÚre tabatiÚre suisse qui a joué trois ouvertures. Vous voulez mon coeur! Eh! bien, tenez, je vais vous donner les moyens de le gagner. - Tiddes, tiddes!...che verai dut bir fus... C'haime à Údre plagué bar fus! - Soyez, jeune, soyez beau, soyez comme Lucien de Rubempré, que voilà chez votre femme, et vous obtiendrez gratis ce que vous ne pourrez jamais acheter avec tous vos millions!... - Che fus guiddes, gar,fraimante! fus ÃÂȘdes ecgsegraple ce soir dit le Loup-cervier dont la figure s'allongea. - Eh! bien bonsoir, répondit Esther. Recommandez à Chorche de tenir la tÃÂȘte de votre lit trÚs haut, de mettre les pieds bien en pente, vous avez ce soir le teint à l'apoplexie...Cher, vous ne direz pas que je ne m'intéresse point à votre santé. Le baron était debout et tenait le bouton de la porte. - Ici, Nucingen!... fit Esther en le rappelant par un geste hautain. Le baron se pencha vers elle avec une servilité canine. - Voulez-vous me voir gentille pour vous et vous donner ce soir chez moi des verres d'eau sucrée en vous choûchoûtant, gros monstre?... - Fus me prissez le cueir... - Briser le cuir, ça se dit en un seul mot tanner...reprit-elle en se moquant de la prononciation du baron. Voyons, amenez-moi Lucien, que je l'invite à notre festin de Balthazar, et que je sois sûre qu'il n'y manquera pas. Si vous réussissez à cette petite négociation, je te dirai si bien que je t'aime, mon gros Frédéric, que tu le croiras... - Fus ÃÂȘdes une engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d'Esther. Che gonzentirais à andandre eine hire t'inchures, s'il y afait tuchurs eine garesse au poud... - Allons, si je ne suis pas obéie, je... dit-elle en menaçant le baron du doigt comme on fait avec les enfants. Le baron hocha la tÃÂȘte en oiseau pris dans un traquenard et qui implore le chasseur. - Mon Dieu! qu'a donc Lucien? se dit-elle quand elle fut seule en ne retenant plus ses larmes qui tombÚrent, il n'a jamais été si triste! Voici ce qui le soir mÃÂȘme était arrivé à Lucien. Tout ce qu'on peut souffrir au seuil d'une porte A neuf heures, Lucien était sorti, comme tous les soirs, dans son coupé, pour aller à l'hÎtel de Grandlieu. Réservant son cheval de selle et son cheval de cabriolet pour ses matinées, comme font tous les jeunes gens, il avait pris un coupé pour ses soirées d'hiver, et avait choisi chez le premier loueur de carosses un des plus magnifiques avec de magnifiques chevaux. Tout lui souriait depuis un mois il avait dÃné trois fois à l'hÎtel Grandlieu, le duc était charmant pour lui; ses actions dans l'entreprise des Omnibus vendues trois cent mille francs lui avaient permis de payer encore un tiers du prix de sa terre; Clotilde de Grandlieu, qui faisait de délicieuses toilettes, avait dix pots de fard sur la figure quand il entrait dans le salon, et avouait hautement d'ailleurs sa passion pour lui. Quelques personnes assez haut placées parlait du mariage de Lucien et de mademoiselle de Grandlieu comme d'une chose probable. Le duc de Chaulieu, l'ancien ambassadeur en Espagne et ministre des Affaires EtrangÚre pendant un moment, avait promis à la duchesse de Grandlieu de demander au Roi le titre de marquis pour Lucien. AprÚs avoir dÃné chez madame de Sérisy, Lucien était donc allé, ce soir-là , de la rue de la Chaussée-d'Antin au faubourg Saint-Germain y faire sa visite de tous les jours. Il arrive, son cocher demande la porte, elle s'ouvre, il arrÃÂȘte au perron. Lucien, en descendant de voiture, voit dans la cour quatre équipages. En apercevant monsieur de Rubempré, l'un des valets de pied, qui ouvrait et fermait la porte du péristyle, s'avance, sort sur le perron et se met devant la porte, comme un soldat qui reprend sa faction. - Sa Seigneurie n'y est pas! dit-il. - Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet. - Madame la duchesse est sortie, répond gravement le valet. - Mademoiselle Clotilde... - Je ne pense pas que mademoiselle Clotilde reçoive monsieur en l'absence de madame la duchesse... - Mais il y a du monde, réplique Lucien foudroyé, - Je ne sais pas, répond le valet de pied en tùchant d'ÃÂȘtre à la fois bÃÂȘte et respectueux. Il n'y a rien de plus terrible que l'Etiquette pour ceux qui l'admettent comme la loi la plus formidable de la société. Lucien devina facilement le sens de cette scÚne atroce pour lui, le duc et la duchesse ne voulaient pas le recevoir; il sentit sa moelle épiniÚre se gelant dans les anneaux de sa colonne vertébrale, et une petite sueur froide lui mit quelques perles au front. Ce colloque avait lieu devant son valet de chambre à lui, qui tenait la poignée de la portiÚre et qui hésitait à la fermer; Lucien lui fit signe qu'il allait repartir; mais, en remontant, il entendit le bruit que font des gens en descendant un escalier, et le valet de pied vint crier successivement "Les gens de monsieur le duc de Chaulieu! - Les gens de madame la vicomtesse de Grandlieu!" Lucien ne dit qu'un mot à son domestique "Vite aux Italiens!..." Malgré sa prestesse, l'infortuné dandy ne put éviter le duc de Chaulieu et son fils le duc de Rhétoré, avec lesquels il fut forcé d'échanger des saluts, car ils ne lui dirent pas un mot. Une grande catastrophe à la cour, la chute d'un favori redoutable est souvent consommée au seuil d'un cabinet par le mot d'un huissier à visage de plùtre. - Comment faire savoir ce désastre à l'instant à mon conseiller? s'était dit Lucien en allant aux Italiens. Que se passe-il?... Il se perdait en conjectures. Voici ce qui venait d'avoir lieu. Le matin mÃÂȘme, à onze heures, le duc de Grandlieu avait dit, en entrant dans le petit salon oÃÂč l'on déjeunait en famille, à Clotilde aprÚs l'avoir embrassée "Mon enfant, jusqu'à nouvel ordre, ne t'occupe plus du sire de Rubempré." Puis il avait pris la duchesse par la main et l'emmena dans une embrasure de croisée, pour lui dire quelques mots à voix basse qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde. Mademoiselle de Grandlieu observait sa mÚre écoutant le duc, et elle lui vit sur la figure une vive surprise. - Jean, avait dit le duc à l'un des domestiques, tenez, portez ce petit mot à monsieur le duc de Chaulieu, priez-le de vous donner réponse par oui ou non. - Je l'invite à venir dÃner avec nous aujourd'hui, dit-il à sa femme. Le déjeuner avait été profondément triste. La duchesse parut pensive, le duc sembla fùché contre lui-mÃÂȘme, et Clotilde eut beaucoup de peine à retenir ses larmes. - Mon enfant, votre pÚre araison, obéissez-lui, avait dit d'une voix attendrie la mÚre à sa fille. Je ne puis vous dire comme lui "Ne pensez pas à Lucien!" Non, je comprends ta douleur. Clotilde baisa la main de sa mÚre. - Mais je te dirai, mon ange "Attends sans faire une seule démarche, souffre en silence, puisque tu l'aimes, et sois confiante en la sollicitude de tes parents!" Les grandes dames, mon enfant, sont grandes parce qu'elles savent toujours faire leur devoir dans toutes les occasions, et avec noblesse. - De quoi s'agit-il?... avait demandé Clotilde pùle comme un lis. - De choses trop graves pour qu'on puisse t'en parler, mon coeur, avait répondu la duchesse; car si elles sont fausses, ta pensée, en serait inutilement salie; et si elles sont vraies, tu dois les ignorer. A six heures, le duc de Chaulieu était venu trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l'attendait. - Dis donc, Henri... Ces deux ducs se tutoyaient et s'appelaient par leurs prénoms. C'est une de ces nuances inventées pour marquer les degrés de l'intimité, repousser les envahissements de la familiarité française et humilier les amours-propres. Dis donc, Henri, je suis dans un embarras si grand, que je ne peux prendre conseil que d'un vieil ami qui connaisse bien les affaires et tu en as la triture. Ma fille Clotilde aime, comme tu le sais, ce petit Rubempré qu'on m'a quasi contraint de lui promettre pour mari. J'ai toujours été contre ce mariage; mais, enfin, madame de Grandlieu n'a pas su se défendre de l'amour de Clotilde. Quand ce garçon a eu acheté la terre, quand il l'a eu payée aux trois quarts, il n'y a plus eu d'objections de ma part. Voici que j'ai reçu hier au soir une lettre anonyme tu sais le cas qu'on en doit faire oÃÂč l'on m'affirme que la fortune de ce garçon provient d'une source impure, et qu'il nous ment en nous disant que sa soeur lui donne les fonds nécessaires à ses acquisitions. On me somme, au nom du bonheur de ma fille et de la considération de notre famille, de prendre des renseignements, en m'indiquant les moyens de m'éclairer. Tiens, lis, d'abord. - Je partage ton opinion sur les lettres anonymes, mon cher Ferdinand, avait répondu le duc de Chaulieu aprÚs avoir lu la lettre; mais, tout en les méprisant, on doit s'en servir. Il en est de ces lettres, absolument comme des espions. Ferme ta porte à ce garçon, et voyons à prendre des renseignements... Eh! bien, j'ai ton affaire. Tu as pour avoué Derville, un homme en qui nous avons toute confiance; il a les secrets de bien des familles, il peut bien porter celui-là . C'est un homme probe, un homme de poids, un homme d'honneur; il est fin, rusé; mais il n'a que la finesse des affaires, tu ne dois l'employer que pour obtenir un témoignage auquel tu puisses avoir égard. Nous avons au MinistÚre des Affaires EtrangÚres, par la Police du Royaume, un homme unique pour découvrir les secrets d'Etat, nous l'envoyons souvent en mission. Préviens Derville qu'il aura, pour cette affaire, un lieutenant. Notre espion est un monsieur qui se présentera décoré de la croix de la Légion d'Honneur, il aura l'air d'un diplomate. Ce drÎle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement à la chasse. Ton avoué te dira si la montagne accouche d'une souris, ou si tu dois rompre avec ce petit Rubempré. En huit jours, tu sauras à quoi t'en tenir. - Le jeune homme n'est pas encore assez marquis pour se formaliser de ne pas me trouver chez moi pendant huit jours, avait dit le duc de Grandlieu. - Surtout si tu lui donnes ta fille, avait répondu l'ancien ministre. Si la lettre anonyme araison, qué que ça te fait! Tu feras voyager Clotilde avec ma belle-fille Madeleine, qui veut aller en Italie... - Tu me tires de peine! et je ne sais encore si je dois te remercier... - Attendons l'événement. - Ah! s'était écrié le duc de Grandlieu, quel est le nom de ce monsieur? il faut l'annoncer à Derville... Envoie-le-moi demain, sur les quatre heures, j'aurai Derville, je les mettrai tous deux en rapport. - Le nom vrai, dit l'ancien ministre, est, je crois, Corentin... un nom que tu ne dois pas avoir entendu, mais ce monsieur viendra chez toi bardé de son nom ministériel. Il se fait appeler monsieur de Saint-quelque chose... - Ah! Saint-Yves! Sainte-ValÚre, l'un ou l'autre, - tu peux te fier à lui, Louis XVIII s'y fiait entiÚrement. AprÚs cette conférence, le majordome reçut l'ordre de fermer la porte à monsieur de Rubempré, ce qui venait d'ÃÂȘtre fait. La scÚne est dans les loges Lucien se promenait dans le foyer des Italiens comme un homme ivre. Il se voyait la fable de tout Paris. Il avait dans le duc de Rhétoré l'un de ces ennemis impitoyables et auxquels il faut sourire sans pouvoir s'en venger, car leurs atteintes sont conformes aux lois du monde. Le duc de Rhétoré savait la scÚne qui venait de se passer sur le perron de l'hÎtel de Grandlieu. Lucien, qui sentait la nécessité d'instruire de ce désastre subit son conseiller-privé-intime-actuel, craignit de se compromettre en se rendant chez Esther, oÃÂč peut-ÃÂȘtre il trouverait du monde. Il oubliait qu'Esther était là , tant ses idées se confondaient; et, au milieu de tant de perplexités, il lui fallut causer avec Rastignac, qui, ne sachant pas encore la nouvelle, le félicitait sur son prochain mariage. En ce moment, Nucingen se montra souriant à Lucien, et lui dit Fulés-fus me vaire le blésir te fennir foir montame te Jamby qui fieut fus einfider elle-mÃÂȘme à la bentaison te nodre gremailliÚre... - Volontiers, baron, répondit Lucien à qui le financier apparut comme un ange sauveur. - Laissez-nous, dit Esther à monsieur de Nucingen quand elle le vit entrant avec Lucien, allez voir madame du Val-Noble que j'aperçois dans une loge des troisiÚmes avec son Nabab... Il pousse bien des Nabab dans les Indes, ajouta-t-elle en regardant Lucien d'un air d'intelligence. - Et. celui-là , dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vÎtre. - Et, dit Esther en répondant à Lucien par un autre signe d'intelligence tout en continuant de parler au baron, amenez-la-moi avec son Nabab, il a grande envie de faire votre connaissance, on le dit puissamment riche. La pauvre femme m'a déjà chanté je ne sais combien d'élégies, elle se plaint que ce Nabab ne va pas; et si vous le débarrassiez de son lest, il serait peut-ÃÂȘtre plus leste. - Fus nus brenez tonc bir tes follÚres, dit le baron. - Qu'as-tu, mon Lucien?... dit-elle dans l'oreille de son ami en la lui effleurant avec ses lÚvres dÚs que la porte de la loge fut fermée. - Je suis perdu! On vient de me refuser l'entrée de l'hÎtel de Grandlieu, sous prétexte qu'il n'y avait personne, le duc et la duchesse y étaient et cinq équipages piaffaient dans la cour... - Comment, le mariage manquerait! dit Esther d'une voix émue, car elle entrevoyait le paradis. - Je ne sais pas encore ce qui se trame contre moi... - Mon Lucien, lui répondit-elle d'une voix adorablement cùline, pourquoi te chagriner? tu feras un plus beau mariage plus tard... Je te gagnerai deux terres... - Donne à souper, ce soir, afin que je puisse parler secrÚtement à Carlos, et surtout invite le faux Anglais et la Val-Noble. Ce Nabab a causé ma ruine, il est notre ennemi, nous le tiendrons, et nous... Mais Lucien s'arrÃÂȘta en faisant un geste de désespoir. - Eh! bien, qu'y a-t-il? demanda la pauvre fille qui sentait comme dans un brasier. - Oh! madame de Sérisy me voit! s'écria Lucien, et pour comble de malheur, le duc de Rhétoré, l'un des témoins de ma déconvenue, est avec elle. En effet, en ce moment mÃÂȘme, le duc de Rhétoré jouait avec la douleur de la comtesse de Sérisy. - Vous laissez Lucien se montrer dans la loge de mademoiselle Esther, disait le jeune duc en montrant et la loge et Lucien. Vous qui vous intéressez à lui, vous devriez l'avertir que cela ne se fait pas. On peut souper chez elle, on peut mÃÂȘme y... mais, en vérité, je ne m'étonne plus du refroidissement des Grandlieu pour ce garçon, je viens de le voir refusé à la porte, sur le perron... - Ces filles-là sont bien dangereuses, dit madame de Sérisy qui tenait la lorgnette braquée sur la loge d'Esther. - Oui, dit le duc, autant pour ce qu'elles peuvent que pour ce qu'elles veulent... - Elles le ruineront! dit madame de Sérisy, car elles sont, m'a-t-on dit, aussi coûteuses quand on ne les paie pas que quand on les paie. - Pas pour lui!... répondit le jeune duc en faisant l'étonné. Elles sont loin de lui coûter de l'argent, elles lui en donneraient au besoin, elles courent toutes aprÚs lui. La comtesse eut autour de la bouche un petit mouvement nerveux qui ne pouvait pas ÃÂȘtre compris dans la catégorie de ses sourires. - Eh! bien, dit Esther, viens souper à minuit. AmÚne Blondet et Rastignac. Ayons au moins deux personnes amusantes, et ne soyons pas plus de neuf. - Il faudrait trouver un moyen d'envoyer chercher Europe par le baron, sous prétexte de prévenir Asie, et tu lui dirais ce qui vient de m'arriver, afin que Carlos en soit instruit avant d'avoir le Nabab sous sa coupe. - Ce sera fait, dit Esther. Ainsi Peyrade allait probablement se trouver, sans le savoir, sous le mÃÂȘme toit avec son adversaire. Le tigre venait dans l'antre du lion et d'un lion accompagné de ses gardes. Quand Lucien rentra dans la loge de madame de Sérisy, au lieu de tourner la tÃÂȘte vers lui, de lui sourire et de ranger sa robe pour lui faire place à cÎté d'elle, elle affecta de ne pas faire la moindre attention à celui qui entrait, elle continua de lorgner dans la salle; mais Lucien s'aperçut au tremblement des jumelles que la comtesse était en proie à l'une de ces agitations formidables par lesquelles s'expient les bonheurs illicites. Il n'en descendit pas moins sur le devant de la loge, à cÎté d'elle, et se campa dans l'angle opposé, laissant entre la comtesse et lui un petit espace vide; il s'appuya sur le bord de la loge, y mit son coude droit, et le menton sur sa main gantée; puis, il posa de trois quarts, attendant un mot. Au milieu de l'acte, la comtesse ne lui avait encore rien dit, et ne l'avait pas encore regardé. - Je ne sais pas, lui dit-elle, pourquoi vous ÃÂȘtes ici; votre place est dans la loge de mademoiselle Esther... - J'y vais, dit Lucien qui sortit sans regarder la comtesse. - Ah! ma chÚre, dit madame du Val-Noble en entrant dans la loge d'Esther avec Peyrade que le baron de Nucingen ne reconnut pas, je suis enchantée de te présenter monsieur Samuel Johnson; il est admirateur des talents de monsieur de Nucingen. - Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant à Peyrade. - O, yes, bocop, dit Peyrade. - Eh! bien, baron, voilà un français qui ressemble au vÎtre, à peu prÚs comme le bas-breton ressemble au bourguignon. Ça va bien m'amuser de vous entendre causer finances... Savez-vous ce que j'exige de vous, monsieur Nabab, pour faire connaissance avec mon baron? dit-elle en souriant. - O!... jé. vÎs mercie, vÎs mé présenterz, au sir berronet. - Oui, reprit-elle. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi.. Il n'y a pas de poix plus forte que la cire du vin de Champagne pour lier les hommes, elle scelle toutes les affaires, et surtout celles oÃÂč l'on s'enfonce. Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons! Et quant à toi, mon petit Frédéric, dit-elle à l'oreille du baron, vous avez votre voiture, courez rue Saint-Georges et ramenez-moi Europe, j'ai deux mots à lui dire pour mon souper... J'ai retenu Lucien, il nous amÚnera deux gens d'esprit...- Nous ferons poser l'Anglais, dit-elle à l'oreille de madame du Val-Noble. Peyrade et le baron laissÚrent les deux femmes seules. Les désagrements du plaisir - Ah! ma chÚre, si tu fais jamais poser ce gros infùme-là , tu auras de l'esprit, dit la Val-Noble. - Si c'était impossible, tu me le prÃÂȘterais huit jours, répondit Esther en riant. - Non, tu ne le garderais pas une demi-journée, répliqua madame du Val-Noble, je mange un pain trop dur, mes dents s'y cassent. Je ne veux plus, de ma vie vivante, me charger de faire le bonheur d'aucun Anglais... C'est tous égoïstes froids, des pourceaux habillés... - Comment, pas d'égards? dit Esther en souriant. - Au contraire, ma chÚre, ce monstre-là ne m'a pas encore dit toi. - Dans aucune situation? dit Esther. - Le misérable m'appelle toujours madame, et garde le plus beau sang-froid du monde au moment oÃÂč tous les hommes sont plus ou moins gentils. L'amour, tiens, ma foi, c'est pour lui, comme de se faire la barbe. Il essuie ses rasoirs, il les remet dans l'étui, se regarde dans la glace, et a l'air de se dire "je ne me suis pas coupé." Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. Cet infùme milord Pot-au-Feu ne s'amuse-t-il pas à faire cacher ce pauvre Théodore, et à le laisser debout dans mon cabinet de toilette pendant des demi-journées. Enfin il s'étudie à me contrarier en tout. Et avare... comme Gobseck et Gigonnet ensemble. il me mÚne dÃner, il ne me paie pas la voiture qui me ramÚne, si par hasard je n'ai pas demandé la mienne. - Hé! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ? - Mais, ma chÚre, absolument rien. Cinq cents francs tout sec, par mois, et il me paie la remise. Mais, ma chÚre, qu'est-ce que c'est?... une voiture comme celles qu'on loue aux épiciers le jour de leur mariage pour aller à la Mairie, à l'Eglise et au Cadran-Bleu... Il me taonne avec le respect. Si j'essaie d'avoir mal aux nerfs et d'ÃÂȘtre mal disposée, il ne se fùche pas, il me dit - Ie veuie qué milédy fesse sa petite voloir, por que rienne n'est pius détestabel, - - qué dé dire à ioune genti phùme "Vos été ioune bellÎt dé cottÎne, iune merchendise!... Hé! hé! vos étez à ein member of society de temprence, and anti-Slavery." Et mon drÎle reste pùle, sec, froid, en me faisant ainsi comprendre qu'il a du respect pour moi comme il en aurait pour un nÚgre, et que cela ne tient pas à son coeur, mais à ses opinions d'abolitionniste. - Il est impossible d'ÃÂȘtre plus infùme, dit Esther, mais je le ruinerais, ce chinois-là ! Le ruiner? dit madame du Val-Noble, il faudrait qu'il m'aimùt!... Mais toi-mÃÂȘme, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. Il t'écouterait gravement, et te dirait, avec ces formes britanniques qui font trouver les gifles aimables, qu'il te paie assez cher, por le petit chose qu'été lé amor dans son paour existence. - Dire que, dans notre état, on peut rencontrer des hommes comme celui-là , s'écria Esther. Ah! ma chÚre, tu as eu de la chance, toi!... soigne bien ton Nucingen. - Mais il a une idée, ton Nabab? - C'est ce que me dit AdÚle, répondit madame du Val-Noble. - Tiens, cet homme-là , ma chÚre, aura pris le parti de se faire haïr par une femme, et de se faire renvoyer en tant de temps, dit Esther. - Ou bien, il veut faire des affaires avec Nucingen, et il m'aura prise en sachant que nous étions liées, c'est ce que croit AdÚle, répondit madame du Val-Noble. Voilà pourquoi je te le présente ce soir. Ah! si je pouvais ÃÂȘtre certaine de ses projets, comme je m'entendrais joliment avec toi et Nucingeni - Tu ne t'emportes pas, dit Esther, tu ne lui dis pas son fait de temps en temps? - Tu l'essayerais, tu es bien fine... eh! bien, malgré ta gentillesse, il te tuerait avec ses sourires glacés. Il te répondrait "Yeu souis anti-slavery. et vos étés libre..." Tu lui dirais les choses les plus drÎles, il te regarderait et dirait "Véry good!" et tu t'apercevrais que tu n'es pas autre chose, à ses yeux, qu'un polichinelle. - Et la colÚre? - MÃÂȘme chose! Ce serait un spectacle pour lui. On peut l'opérer à gauche, sous le sein, on ne lui fera pas le moindre mal; ses viscÚres doivent ÃÂȘtre en fer-blanc. Je le lui ai dit. Il m'a répondu "Yeu souis trei contente de cette dispeusitionne physicale..." Et toujours poli. Ma chÚre, il a l'ùme gantée.. Je continue encore quelques jours d'endurer ce martyre pour satisfaire ma curiosité. Sans cela, j'aurais fait déjà souffleter milord par Philippe, qui n'a pas son pareil à l'épée, il n'y a plus que cela... - J'allais te le dire! s'écria Esther; mais tu devrais auparavant savoir s'il sait boxer, car ces vieux Anglais, ma chÚre, ça garde un fond de malice. - Celui-là n'a pas son double!... Non, si tu le voyais me demandant mes ordres, et à quelle heure il peut se présenter, pour venir me surprendre bien entendu et déployant les formules de respect, soi-disant des gentlemen, tu dirais "Voilà une femme adorée", et il n'y a pas une femme qui n'en dirait autant... - Et l'on nous envie, ma chÚre, fit Esther. - Ah! bien!... s'écria madame du Val-Noble. Tiens, nous avons toutes plus ou moins, dans notre vie, appris le peu de cas qu'on fait de nous; mais, ma chÚre, je n'ai jamais été si cruellement, si profondément, si complÚtement méprisée par la brutalité, que je le suis par le respect de cette grosse outre pleine de Porto. Quand il est gris, il s'en va, por ne pas été displaisante, dit-il à AdÚle, et ne pas ÃÂȘtre à deux pouissances à la fois la femme et le vin. Il abuse de mon fiacre, il s'en sert plus que moi... Oh! si nous pouvions le faire rouler ce soir sous la table... mais il boit dix bouteilles, et il n'est que gris il a l'oeil trouble et il y voit clair. - C'est comme ces gens dont les fenÃÂȘtres sont sales à l'extérieur, dit Esther, et qui du dedans voient ce qui se passe dehors... Je connais cette propriété de l'homme du Tillet a cette qualité-là , superlativement. - Tùche d'avoir du Tillet, et à eux deux Nucingen, s'ils pouvaient le fourrer dans quelques-unes de leurs combinaisons, je serais au moins vengée!... ils le réduiraient à la mendicité! Ah! ma chÚre, tomber à un hypocrite de protestant, aprÚs ce pauvre Falleix, qui était si drÎle, si bon enfant, si gouailleur!... Avons-nous ri!... On dit les Agents de change tous bÃÂȘtes... Eh! bien, celui-là n'a manqué d'esprit qu'une fois... - Quand il t'a laissée sans le sou, c'est ce qui t'a fait connaÃtre les désagréments du plaisir. Europe, amenée par monsieur de Nucingen, passa sa tÃÂȘte vipérine par la porte; et, aprÚs avoir entendu quelques phrases que lui dit sa maÃtresse à l'oreille, elle disparut. Les serpents s'entrelacent A onze heures et demie du soir, cinq équipages étaient arrÃÂȘtés rue Saint-Georges, à la porte de l'illustre courtisane c'était celui de Lucien qui vint avec Rastignac, Blondet et Bixiou, celui de du Tillet, celui du baron de Nucingen, celui du Nabab et celui de Florine que du Tillet racola. La triple clÎture des fenÃÂȘtres était déguisée par les plis des magnifiques rideaux de la Chine. Le souper devait ÃÂȘtre servi à une heure, les bougies flambaient, le petit salon et la salle à manger déployaient leurs somptuosités. On se promit une de ces nuits de débauche auxquelles ces trois femmes et ces hommes pouvaient seuls résister. On joua d'abord, car il fallait attendre environ deux heures. - Jouez-vous, mylord?... dit du Tillet à Peyrade. - Ie aye jouté avec O'Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort... - Dites tout de suite une infinité de lords, lui dit Bixiou. - Lort Fitz- William, lort Ellenborough lort Herfort, lort... Bixiou regarda les souliers de Peyrade et se baissa. - Que cherches-tu... lui dit Blondet. - Parbleu, le ressort qu'il faut pousser pour arrÃÂȘter la machine, dit Florine. - Jouez-vous vingt francs la fiche?... dit Lucien. - Ie ioue tot ce que vos vodrez peirdre... - Est-il fort?... dit Esther à Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais!... Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent à une table de wisk. Florine, madame du Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restÚrent autour du feu à causer. Lucien passa le temps à feuilleter un magnifique ouvrage à gravures. - Madame est servie, dit Paccard dans une magnifique tenue. Peyrade fut mis à gauche de Florine et flanqué de Bixiou à qui Esther avait recommandé de faire boire outre mesure le Nabab en le défiant. Bixiou possédait la propriété de boire indéfiniment. Jamais, dans toute sa vie, Peyrade n'avait vu pareille splendeur, ni goûté pareille cuisine, ni vu de si jolies femmes. - J'en ai ce soir pour les mille écus que me coûte déjà la Val-Noble, pensa-t-il, et d'ailleurs je viens de leur gagner mille francs. - Voilà un exemple à suivre, lui cria madame du Val-Noble qui se trouvait à cÎté de Lucien et qui montra par un geste les magnificences de la salle à manger. Esther avait mis Lucien à cÎté d'elle et lui tenait le pied entre les siens sous la table. - Entendez-vous? dit la Val-Noble en regardant Peyrade qui faisait l'aveugle, voilà comment vous devriez m'arranger une maison! Quand on revient des Indes avec des millions et qu'on veut faire des affaires avec des Nucingen, on se met à leur niveau. - Ie souis of society de temprence... - Alors vous allez boire joliment, dit Bixiou, car c'est bien chaud les Indes, mon oncle?... La plaisanterie de Bixiou pendant le souper fut de traiter Peyrade comme un de ses oncles revenus des Indes. - Montame ti Fal-Nople m'a tidde que fus afiez tes itées... demanda Nucingen en examinant Peyrade. - Voilà ce que je voulais entendre, dit du Tillet à Rastignac, les deux baragouins ensemble. - Vous verrez qu'ils finiront par se comprendre, dit Bixiou qui devina ce que du Tillet venait de dire à Rastignac. - Sir Beronette, ie aye conciu eine litle spécouléchienne, Î! very comfortable... bocob treiz profitable, ant ritche de bénéfices... - Vous allez voir, dit Blondet à du Tillet, qu'il ne parlera pas une minute sans faire arriver le parlement et le gouvernement anglais. - Ce ÃÂȘdre dans lé China... por le opiume... - Ui, che gonnais, dit aussitÎt Nucingen en homme qui possédait son Globe commercial, mais le Coufernement EnclÚs avait un moyen t'agtion te l'obium pir s'oufrir la Chine, et ne nus bermeddrait point... - Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet à Blondet. - Ah! vous avez fait le commerce de l'opium, s'écria madame du Val-Noble, je comprends maintenant pourquoi vous ÃÂȘtes si stupéfiant, il vous en est resté dans le coeur... - Foyez! cria le baron au soi-disant marchand d'opium et lui montrant madame du Val-Noble, fus ÃÂȘdes gomme moi chamais les milionaires ne beufent se vaire amer tes phùmes. - Ie aimé bocop et sÎvent, milédi, répondit Peyrade. - Toujours à cause de la tempérance, dit Bixiou qui venait d'entonner à Peyrade sa troisiÚme bouteille de vin de Bordeaux, et qui lui fit entamer une bouteille de vin de Porto. - O! s'écria Peyrade, it is very vine de PÎrtiugal of Engleterre. Blondet, du Tillet et Bixiou échangÚrent un sourire. Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, mÃÂȘme l'esprit. Il y a peu d'Anglais qui ne vous soutiennent que l'or et l'argent sont meilleurs en Angleterre que partout ailleurs. Les poulets et les oeufs venant de Normandie et envoyés au marché de Londres autorisent les Anglais à soutenir que les poulets et les oeufs de Londres sont supérieurs very fines à ceux de Paris qui viennent des mÃÂȘmes pays. Esther et Lucien restÚrent stupéfaits devant cette perfection de costume, de langage et d'audace. On buvait, on mangeait, tant et si bien en causant et en riant, qu'on atteignit à quatre heures du matin. Bixiou crut avoir remporté l'une de ces victoires si plaisamment racontées par Brillat-Savarin. Mais, au moment oÃÂč il se disait en offrant à boire à son oncle "J'ai vaincu l'Angleterre!..." Peyrade répondit à ce féroce railleur un "Toujours mon garçon!" qui ne fut entendu que de Bixiou. - Eh! les autres, il est Anglais comme moi!... Mon oncle est un Gascon! je ne pouvais pas en avoir d'autre! Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n'entendit cette révélation. Peyrade tomba de sa chaise à terre. AussitÎt Paccard s'empara de Peyrade et le monta dans une mansarde oÃÂč il s'endormit d'un profond sommeil. A six heures du soir, le Nabab se sentit réveiller par l'application d'un linge mouillé avec lequel on le débarbouillait, et il se trouva sur un mauvais lit de sangle, face à face, avec Asie masquée et en domino noir. - Ah! çà , papa Peyrade, comptons nous deux? dit-elle. - OÃÂč suis-je?... dit-il en regardant autour de lui. - Ecoutez-moi, ça vous dégrisera, répondit Asie. Si vous n'aimez pas madame du Val-Noble, vous aimez votre fille, n'est-ce pas? - Ma fille? s'écria Peyrade en rugissant. - Oui, mademoiselle Lydie... - Eh! bien. - Eh! bien, elle n'est plus rue des Moineaux, elle est enlevée. Peyrade laissa échapper un soupir semblable à celui des soldats qui meurent d'une vive blessure sur le champ de bataille. - Pendant que vous contrefaisiez l'Anglais, on contrefaisait Peyrade. Votre petite Lydie a cru suivre son pÚre, elle est en lieu sûr.. oh! vous ne la trouverez jamais! à moins que vous ne répariez le mal que vous avez fait. - Quel mal? - On a refusé hier, chez le duc de Grandlieu, la porte à monsieur Lucien de Rubempré. Ce résultat est dû à tes intrigues et à l'homme que tu nous as détaché. Pas un mot. Ecoute! dit Asie en voyant Peyrade ouvrant la bouche. - Tu n'auras ta fille, pure et sans tache, reprit Asie en appuyant sur les idées par l'accent qu'elle mit à chaque mot, que le lendemain du jour oÃÂč monsieur Lucien de Rubempré sortira de Saint-Thomas-d'Aquin, marié à mademoiselle Clotilde. Si dans dix jours Lucien de Rubempré n'est pas reçu, comme par le passé, dans la maison de Grandlieu, tu mourras d'abord de mort violente, sans que rien puisse te préserver du coup qui te menace... Puis, quand tu te sentiras atteint, on te laissera le temps avant de mourir, de songer à cette pensée "Ma fille est une prostituée pour le reste de ses jours!..." Quoique tu aies été assez bÃÂȘte pour laisser cette prise à nos griffes, il te reste encore assez d'esprit pour méditer sur cette communication de notre gouvernement. N'aboie pas, ne dis pas un mot, va changer de costume chez Contenson, retourne chez toi, et Katt te dira que, sur un mot de toi, ta petite Lydie est descendue et n'a plus été revue. Si tu te plains, si tu fais une démarche, on commencera par oÃÂč je t'ai dit qu'on finirait avec ta fille, elle est promise à de Marsay. Avec le pÚre CanquoÃlle, il ne faut pas faire de phrases, ni prendre de mitaines, n'est-ce pas?... Descends et songe bien à ne plus tripoter nos affaires. Asie laissa Peyrade dans un état à faire pitié, chaque mot fut un coup de massue. L'espion avait deux larmes dans les yeux et deux larmes au bas de ses joues réunies par deux traÃnées humides. - On attend monsieur Johnson pour dÃner, dit Europe en montrant sa tÃÂȘte un instant aprÚs. Peyrade ne répondit pas, il descendit, alla par les rues jusqu'à une place de fiacre, il courut se déshabiller chez Contenson à qui il ne dit pas une parole, il se remit en pÚre CanquoÃlle, et fut à huit heures chez lui. Il monta les escaliers le coeur palpitant. Quand la Flamande entendit son maÃtre, elle lui dit si naïvement. "Eh! bien, mademoiselle, oÃÂč est-elle?" que le vieil espion fut obligé de s'appuyer. Le coup dépassa ses forces. Il entra chez sa fille, finit par s'y évanouir de douleur en trouvant l'appartement vide, et en écoutant le récit de Katt qui lui raconta les circonstances d'un enlÚvement aussi habilement combiné que s'il l'eût inventé lui-mÃÂȘme. - Allons, se dit-il, il faut plier, je me vengerai plus tard, allons chez Corentin... Voilà la premiÚre fois que nous trouvons des adversaires. Corentin laissera ce beau garçon libre de se marier avec des impératrices, s'il veut!... Ah! je comprends que ma fille l'ait aimé à la premiÚre vue... Oh! le prÃÂȘtre espagnol s'y connaÃt... Du courage, papa Peyrade, dégorge ta proie! Le pauvre pÚre ne se doutait pas du coup affreux qui l'attendait. Arrivé chez Corentin, Bruno, le domestique de confiance qui connaissait Peyrade, lui dit "Monsieur est parti..." - Pour longtemps? - Pour dix jours!... - OÃÂč? - Je ne sais pas!... - Oh! mon Dieu, je deviens stupide! je demande oÃÂč?... comme si nous le leur disions, pensa-t-il. A la belle-étoile Quelques heures avant le moment oÃÂč Peyrade allait ÃÂȘtre réveillé dans sa mansarde de la rue Saint-Georges, Corentin, venu de sa campagne de Passy , se présentait chez le duc de Grandlieu, sous le costume d'un valet de chambre de bonne maison. A une boutonniÚre de son habit noir. se voyait le ruban de la Légion d'Honneur. Il s'était fait une petite figure de vieillard, à cheveux poudrés, trÚs ridée, blafarde. Ses yeux étaient voilés par des lunettes en écaille. Enfin il avait l'air d'un vieux Chef de Bureau. Quand il eut dit son nom monsieur de Saint-Denis il fut conduit dans le cabinet du duc de Grandlieu, oÃÂč il trouva Derville, lisant la lettre qu'il avait dictée lui-mÃÂȘme à l'un de ses agents, le Numéro chargé des Ecritures. Le duc prit à part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. Monsieur de Saint-Denis écouta froidement, respectueusement, en s'amusant à étudier ce grand seigneur, à pénétrer jusqu'au tuf vÃÂȘtu de velours, à mettre à jour cette vie, alors et pour toujours, occupée de wisk et de la considération de la maison de Grandlieu. Les grands seigneurs sont si naïfs avec leurs inférieurs, que Corentin n'eut pas beaucoup de questions à soumettre humblement à monsieur de Grandlieu pour en faire jaillir des impertinences. - Si vous m'en croyez, monsieur, dit Corentin à Derville aprÚs avoir été présenté convenablement à l'avoué, nous partirons ce soir mÃÂȘme pour AngoulÃÂȘme par la diligence de Bordeaux, qui va tout aussi vite que la malle, nous n'aurons pas à séjourner plus de six heures pour y obtenir les renseignements que veut monsieur le duc. Ne suffit-il pas, si j'ai bien compris Votre Seigneurie, de savoir si la soeur et le beau-frÚre de monsieur de Rubempré ont pu lui donner douze cent mille francs?... dit-il en regardant le duc. - Parfaitement compris, répondit le pair de France. - Nous pourrons ÃÂȘtre ici dans quatre jours, reprit Corentin en regardant Derville, et nous n'aurons, ni l'un ni l'autre, laissé nos affaires pour un laps de temps pendant lequel elles pourraient souffrir. - C'était la seule objection que j'avais à faire à Sa Seigneurie, dit Derville. Il est quatre heures, je rentre dire un mot à mon premier clerc, faire mon paquet de voyage; et aprÚs avoir dÃné, je serai à huit heures... Mais aurons-nous des places? dit-il à monsieur de Saint-Denis en s'interrompant. - J'en réponds, dit Corentin, soyez à huit heures dans la cour des Messageries du Grand-Bureau. S'il n'y a pas de places, j'en aurai fait faire, car voilà comme il faut servir monseigneur le duc de Grandlieu... - Messieurs, dit le duc avec une grùce infinie, je ne vous remercie pas encore... Corentin et l'avoué, qui prirent ce mot pour une phrase de congé, saluÚrent et sortirent. Au moment oÃÂč Peyrade interrogeait le domestique de Corentin, monsieur de Saint-Denis et Derville, placés dans le coupé de la diligence de Bordeaux, s'observaient en silence à la sortie de Paris. Le lendemain matin, d'Orléans à Tours, Derville, ennuyé, devint causeur, et Corentin daigna l'amuser, mais en gardant sa distance; il lui laissa croire qu'il appartenait à la diplomatie, et s'attendait à devenir consul-général par la protection du duc de Grandlieu. Deux jours aprÚs leur départ de Paris, Corentin et Derville arrÃÂȘtaient à Mansle, au grand étonnement de l'avoué qui croyait aller à AngoulÃÂȘme. - Nous aurons dans cette petite ville, dit Corentin à Derville, des renseignements positifs sur madame Séchard. - Vous la connaissez donc? demanda Derville surpris de trouver Corentin si bien instruit. - J'ai fait causer le conducteur en m'apercevant qu'il est d'AngoulÃÂȘme, il m'a dit que madame Séchard demeure à Marsac, et Marsac n'est qu'à une lieue de Mansle. J'ai pensé que nous serions mieux placés ici qu'à AngoulÃÂȘme pour démÃÂȘler la vérité. - Au surplus, pensa Derville, je ne suis, comme me l'a dit monsieur le duc, que le témoin des perquisitions à faire par cet homme de confiance... L'auberge de Mansle, appelée La Belle-Etoile, avait pour maÃtre un de ces gras et gros hommes qu'on a peur de ne pas retrouver au retour, et qui sont encore, dix ans aprÚs, sur le seuil de leur porte, avec la mÃÂȘme quantité de chair, le mÃÂȘme bonnet de coton, le mÃÂȘme tablier, le mÃÂȘme couteau, les mÃÂȘmes cheveux gras, le mÃÂȘme triple menton, et qui sont stéréotypés chez tous les romanciers, depuis l'immortel CervantÚs jusqu'à l'immortel Walter Scott. Ne sont-ils pas tous pleins de prétentions en cuisine, n'ont-ils pas tous tout à vous servir et ne finissent-ils pas tous par vous donner un poulet étique et des légumes accommodés avec du beurre fort? Tous vous vantent leurs vins fins, et vous forcent à consommer les vins du pays. Mais depuis son jeune ùge, Corentin avait appris à tirer d'un aubergiste des choses plus essentielles que des plats douteux et des vins apocryphes. Aussi se donna-t-il pour un homme trÚs facile à contenter et qui s'en remettait absolument à la discrétion du meilleur cuisinier de Mansle, dit-il à ce gros homme. - Je n'ai pas de peine à ÃÂȘtre le meilleur, je suis le seul, répondit l'hÎte. - Servez-nous dans la salle à cÎté, dit Corentin en faisant an clignement d'yeux à Derville, et surtout ne craignez pas de mettre le feu à la cheminée, il s'agit de nous débarrasser de l'onglée. - Il ne faisait pas chaud dans le coupé, dit Derville. - Y a-t-il loin d'ici à Marsac? demanda Corentin à la femme de l'aubergiste qui descendit des régions supérieures en apprenant que la diligence avait débarqué chez elle des voyageurs à coucher. - Monsieur, vous allez à Marsac? demanda l'hÎtesse. - Je ne sais pas, répondit-il d'un petit ton sec. - La distance d'ici à Marsac est-elle considérable? redemanda Corentin aprÚs avoir laissé le temps à la maÃtresse de voir son ruban rouge. - En cabriolet, c'est l'affaire d'une petite demi-heure, dit la femme de l'aubergiste. - Croyez-vous que monsieur et madame Séchard y soient en hiver?... - Sans aucun doute, ils y passent toute l'année... - Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout à neuf heures. - Oh! jusqu'à dix heures, ils ont du monde tous les soirs, le curé, monsieur Marron, le médecin. - C'est de braves gens! dit Derville. - Oh! monsieur, la crÚme, répondit la femme de l'aubergiste, des gens droits, probes... et pas ambitieux, allez! Monsieur Séchard, quoique à son aise, aurait eu des millions, à ce qu'on dit, s'il ne s'était pas laissé dépouiller d'une invention qu'il a trouvée dans la papeterie, et dont profitent les frÚres Cointet... - Ah! oui, les frÚres Cointet! dit Corentin. - Tais-toi donc, dit l'aubergiste. Qu'est-ce que cela fait à ces messieurs que monsieur Séchard ait droit ou non à un brevet d'invention pour faire du papier? ces messieurs ne sont pas des marchands de papier... Si vous comptez passer la nuit chez moi - à la Belle-Etoile - dit l'aubergiste en s'adressant à ses deux voyageurs, voici le livre, je vous prierai de vous inscrire. Nous avons un brigadier qui n'a rien à faire et qui passe son temps à nous tracasser... - Diable, diable, je croyais les Séchard trÚs riches, dit Corentin pendant que Derville écrivait ses noms et sa qualité d'avoué prÚs le Tribunal de PremiÚre instance de la Seine. - Il y en a, répondit l'aubergiste, qui les disent millionnaires; mais vouloir empÃÂȘcher les langues d'aller, c'est entreprendre d'empÃÂȘcher la riviÚre de couler. Le pÚre Séchard a laissé deux cent mille francs de biens au soleil, comme on dit, et c'est assez beau déjà pour un homme qui a commencé par ÃÂȘtre ouvrier. Eh! bien, il avait peut-ÃÂȘtre autant d'économies... - car il a fini par tirer dix à douze mille francs de ses biens. Donc, une supposition, qu'il ait été assez bÃÂȘte pour ne pas placer son argent pendant dix ans, c'est le compte! Mais mettez trois cent mille francs, s'il a fait l'usure, comme on le soupçonne, voilà toute l'affaire. Cinq cent mille francs, c'est bien loin d'un million. Je ne demanderais pour fortune que la différence, je ne serais pas à la Belle-Etoile. - Comment, dit Corentin, monsieur David Séchard et sa femme n'ont pas deux ou trois millions de fortune... - Mais, s'écria la femme de l'aubergiste, c'est ce qu'on donne à messieurs Cointet, qui l'ont dépouillé de son invention, et il n'a pas eu d'eux plus de vingt mille francs... OÃÂč donc voulez-vous que ces honnÃÂȘtes gens aient pris des millions? ils étaient bien gÃÂȘnés pendant la vie de leur pÚre. Sans Kolb, leur régisseur, et madame Kolb, qui leur est tout aussi dévouée que son mari, ils auraient eu bien de la peine à vivre. Qu'avaient-ils donc, avec la Verberie?... mille écus de rente!... Corentin prit à part Derville et lui dit - In vino veritas! la vérité se trouve dans les bouchons. Pour mon compte, je regarde une auberge comme le véritable Etat-Civil d'un pays, le notaire n'est pas plus instruit que l'aubergiste de tout ce qui se passe dans un petit endroit... Voyez! nous sommes censés connaÃtre les Cointet, Kolb, etc... Un aubergiste est le répertoire vivant de toutes les aventures, il fait la police sans s'en douter. Un gouvernement doit entretenir tout au plus deux cents espions; car, dans un pays comme la France, il y a dix millions d'honnÃÂȘtes mouchards. Mais nous ne sommes pas obligés de nous fier à ce rapport, quoique déjà l'on saurait dans cette petite ville quelque chose des douze cent mille francs disparus pour payer la terre de Rubempré. Nous ne resterons pas ici longtemps... - Je l'espÚre, dit Derville. - Voilà pourquoi, reprit Corentin, j'ai trouvé le moyen le plus naturel pour faire sortir la vérité de la bouche des époux Séchard. Je compte sur vous pour appuyer, de votre autorité d'avoué, la petite ruse dont je me servirai pour vous faire entendre un compte clair et net de leur fortune. - AprÚs le dÃner, nous partirons pour aller chez monsieur Séchard, dit Corentin à la femme de l'aubergiste, vous aurez soin de nous préparer des lits, nous voulons chacun notre chambre. A la Belle-Etoile, il doit y avoir de la place. - Oh! monsieur, dit la femme, nous avons trouvé l'enseigne. - Oh! le calembour existe dans tous les départements, dit Corentin, vous n'en avez pas le monopole. - Vous ÃÂȘtes servis, messieurs, dit l'aubergiste. - Et, oÃÂč diable ce jeune homme aurait-il pris son argent?... L'anonyme aurait-il raison? serait-ce la monnaie d'une belle fille? dit Derville à Corentin en s'attablant pour dÃner. - Ah! ce serait le sujet d'une autre enquÃÂȘte, dit Corentin. Lucien de Rubempré vit, m'a dit monsieur le duc de Chaulieu, avec une juive convertie, qui se faisait passer pour Hollandaise, et nommée Esther Van Bogseck. - Quelle singuliÚre coïncidence! dit l'avoué, je cherche l'héritiÚre d'un Hollandais appelé Gobseck, c'est le mÃÂȘme nom avec un changement de consonnes... - Eh! bien, dit Corentin, à Paris, je vous aurai des renseignements sur la filiation à mon retour à Paris. Une heure aprÚs, les deux chargés d'affaires de la maison de Grandlieu partaient pour la Verberie, maison de monsieur et madame Séchard. Une des mille souriciÚres de Corentin Jamais Lucien n'avait éprouvé des émotions aussi profondes que celles dont il fut saisi à la Verberie par la comparaison de sa destinée avec celle de son beau-frÚre. Les deux Parisiens allaient y trouver le mÃÂȘme spectacle qui, quelques jours auparavant, avait frappé Lucien. Là tout respirait le calme et l'abondance. A l'heure oÃÂč les deux étrangers devaient arriver, le salon de la Verberie était occupé par une société de cinq personnes Le curé de Marsac, jeune prÃÂȘtre de vingt-cinq ans qui s'était fait, à la priÚre de madame Séchard, le précepteur de son fils Lucien; le médecin du pays, nommé monsieur Marron; le maire de la commune, et un vieux colonel retiré du service qui cultivait les roses dans une petite propriété, située en face de la Verberie, de l'autre cÎté de la route. Tous les soirs d'hiver, ces personnes venaient faire un innocent boston à un centime la fiche, prendre les journaux ou rapporter ceux qu'ils avaient lus. Quand monsieur et madame Séchard achetÚrent la Verberie, belle maison bùtie en tufau et couverte en ardoises, ses dépendances d'agrément consistaient en un petit jardin de deux arpents. Avec le temps, en y consacrant ses économies, la belle madame Séchard avait étendu son jardin jusqu'à un petit cours d'eau, en sacrifiant les vignes qu'elle achetait et les convertissant en gazons et en massifs. En ce moment, la Verberie, entourée d'un petit parc d'environ vingt arpents, clos de murs, passait pour la propriété la plus importante du pays. La maison de feu Séchard et ses dépendances ne servaient plus qu'à l'exploitation de vingt et quelques arpents le vignes laissés par lui, outre cinq métairies d'un produit d'environ six mille francs, et dix arpents de prés, situés le l'autre cÎté du cours d'eau, précisément en face du parc le la Verberie; aussi madame Séchard comptait-elle bien les y comprendre l'année prochaine. Déjà , dans le pays, on donnait à la Verberie le nom de chùteau, et l'on appelait Eve Séchard la dame de Marsac. En satisfaisant sa vanité, Lucien n'avait fait qu'imiter les paysans et les vignerons. Courtois, propriétaire d'un moulin assis pittoresquement à quelques portées de fusil des prés de la Verberie, était, dit-on, en marché pour ce moulin avec madame Séchard. Cette acquisition probable allait finir de donner à la Verberie la tournure d'une terre de premier ordre dans le département. Madame Séchard, qui faisait beaucoup de bien et avec autant de discernement que de grandeur, était aussi estimée qu'aimée. Sa beauté, devenue magnifique, atteignait alors à son plus grand développement. Quoique ùgée d'environ vingt-six ans, elle avait gardé la fraÃcheur de la jeunesse en jouissant du repos et de l'abondance que donne la vie de campagne. Toujours amoureuse de son mari, elle respectait en lui l'homme de talent assez modeste pour renoncer au tapage de la gloire; enfin, pour la peindre, il suffit peut-ÃÂȘtre de dire que, dans toute sa vie, elle n'avait pas à compter un seul battement de coeur qui ne fût inspiré par ses enfants ou par son mari. L'impÎt que ce ménage payait au malheur, on le devine, c'était le chagrin profond que causait la vie de Lucien, dans laquelle Eve Séchard pressentait des mystÚres et les redoutait d'autant plus que, pendant sa derniÚre visite, Lucien brisa sÚchement à chaque interrogation de sa soeur en lui disant que les ambitieux ne devaient compte de leurs moyens qu'à eux-mÃÂȘmes. En six ans, Lucien avait vu sa soeur trois fois, et il ne lui avait pas écrit plus de six lettres. Sa premiÚre visite à la Verberie eut lieu lors de la mort de sa mÚre, et la derniÚre avait eu pour objet de demander le service de ce mensonge si nécessaire à sa politique. Ce fut entre monsieur, madame Séchard et leur frÚre, le sujet d'une scÚne assez grave qui laissa des doutes affreux au coeur de cette douce et noble existence. L'intérieur de la maison, transformé tout aussi bien que l'extérieur, sans présenter de luxe, était confortable. On en jugera par un coup d'oeil rapide jeté sur le salon oÃÂč se tenait en ce moment la compagnie. Un joli tapis d'Aubusson, des tentures en croisé de coton gris ornées de galons en soie verte, des peintures imitant le bois de Spa, un meuble en acajou sculpté, garni de casimir gris à passementeries vertes, des jardiniÚres pleines de fleurs, malgré la saison, offraient un ensemble doux à l'oeil. Les rideaux des fenÃÂȘtres en soie verte, la garniture de la cheminée, l'encadrement des glaces étaient exempts de ce faux goût qui gùte tout en province. Enfin les moindres détails élégants et propres, tout reposait l'ùme et les regards par l'espÚce de poésie qu'une femme aimante et spirituelle peut et doit introduire dans son ménage. Madame Séchard, encore en deuil de son pÚre, travaillait au coin du feu à un ouvrage en tapisserie, aidée par madame Kolb, la femme de charge, sur qui elle se reposait de tous les détails de la maison. Au moment oÃÂč le cabriolet atteignit aux premiÚres habitations de Marsac, la compagnie habituelle de la Verberie s'augmenta de Courtois, le meunier, veuf de sa femme, qui voulait se retirer des affaires, et qui espérait bien vendre sa propriété à laquelle madame Eve paraissait tenir, et Courtois savait le pourquoi. - Voilà un cabriolet qui arrÃÂȘte ici! dit Courtois en entendant à la porte un bruit de la voiture; et, à la ferraille, on peut présumer qu'il est du pays - Ce sera sans doute Postel et sa femme qui viennent me voir, dit le médecin. - Non, dit Courtois, le cabriolet vient du cÎté de Mansle. - Matame, dit Kolb un grand et gros Alsacien foissi in afoué té Baris qui témente à barler à monciÚre. - Un avoué! .. s'écria Séchard, ce mot-là me donne la colique. - Merci, dit le maire de Marsac, nommé Cachan, avoué pendant vingt ans à AngoulÃÂȘme, et qui jadis avait été chargé de poursuivre Séchard. - Mon pauvre David ne changera pas, il sera toujours distrait! dit Eve en souriant. - Un avoué de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires à Paris? - Non, dit Eve. - Vous y avez un frÚre, dit Courtois en souriant. - Gare que ce ne soit à cause de la succession du pÚre Séchard, dit Cachan. Il a fait des affaires véreuses, le bonhomme!... En entrant, Corentin et Derville, aprÚs avoir salué la compagnie et décliné leurs noms, demandÚrent à parler en particulier à madame Séchard et à son mari. - Volontiers, dit Séchard. Mais, est-ce pour affaires? - Uniquement pour la succession de monsieur votre pÚre, répondit Corentin. - Permettez alors que monsieur le maire, qui est un ancien avoué d'AngoulÃÂȘme, assiste à la conférence. - Vous ÃÂȘtes monsieur Derville?... dit Cachan en regardant Corentin. - Non, monsieur, c'est monsieur, répondit Corentin en montrant l'avoué qui salua. - Mais, dit Séchard, nous sommes en famille, nous n'avons rien de caché pour nos voisins, nous n'avons pas besoin d'aller dans mon cabinet oÃÂč il n'y a pas de feu... Notre vie est au grand jour... - Celle de monsieur votre pÚre, dit Corentin, a eu quelques mystÚres que, peut-ÃÂȘtre, vous ne seriez pas bien aise de publier. - Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougit?... dit Eve effrayée. - Oh! non, c'est une peccadille de jeunesse, dit Corentin en tendant avec le plus grand sang-froid une de ses mille souriciÚres a. Monsieur votre pÚre vous a donné un frÚre aÃné... - Ah! le vieil ours! cria Courtois, il ne vous aimait guÚre monsieur Séchard, et il vous a gardé cela, le sournois... Ah! je comprends maintenant ce qu'il voulait dire, quand il me disait "Vous en verrez de belles lorsque je serai enterré!" - Oh! rassurez-vous, monsieur, dit Corentin à Séchard en étudiant Eve par un regard de cÎté. - Un frÚre! s'écria le médecin, mais voilà votre succession partagée en deux!... Derville affectait de regarder les belles gravures avant la lettre qui se trouvaient exposées sur les panneaux du salon. - Oh! rassurez-vous, madame, dit Corentin en voyant la surprise qui parut sur la belle figure de madame Séchard, il ne s'agit que d'un enfant naturel. Les droits d'un enfant naturel ne sont pas ceux d'un enfant légitime. Cet enfant est dans la plus profonde misÚre, il a droit à une somme basée sur l'importance de la succession... Les millions laissés par monsieur votre pÚre... A ce mot, millions, il y eut un cri de l'unanimité la plus complÚte dans le salon. En ce moment, Derville n'examinait plus les gravures. - Le pÚre Séchard, des millions?... dit le gros Courtois. Qui vous a dit cela? quelque paysan. - Monsieur, dit Cachan, vous n'appartenez pas au Fisc, ainsi l'on peut vous dire ce qui en est... - Soyez tranquille, dit Corentin, je vous donne ma parole d'honneur de ne pas ÃÂȘtre un employé des Domaines. Cachan, qui venait de faire signe à tout le monde de se taire, laissa échapper un mouvement de satisfaction. - Monsieur, reprit Corentin, n'y eût-il qu'un million, la part de l'enfant naturel serait encore assez belle. Nous ne venons pas faire un procÚs, nous venons au contraire vous proposer de nous donner cent mille francs, et nous nous en retournons... - Cent mille francs!...s'écria Cachan en interrompant Corentin. Mais, monsieur, le pÚre Séchard a laissé vingt arpents de vignes, cinq petites métairies, dix arpents de prés à Marsac et pas un liard avec... .- Pour rien au monde, s'écria David SÚchard en intervenant, je ne voudrais faire un mensonge, monsieur Cachan et moins encore en matiÚre d'intérÃÂȘt qu'en toute autre... Monsieur, dit-il à Corentin et à Derville, mon pÚre nous a laissé outre ces biens... Courtois et Cachan eurent beau faire des signes à Séchard, il ajouta Trois cent mille francs, ce qui porte l'importance de sa succession à cinq cent mille francs environ. - Monsieur Cachan, dit Eve Séchard, quelle est la part que la loi donne à l'enfant naturel?... - Madame, dit Corentin, nous ne sommes pas des Turcs, nous vous demandons seulement de nous jurer devant ces messieurs que vous n'avez pas recueilli plus de cent mille écus en argent de la succession de votre beau-pÚre, et nous nous entendrons bien... - Donnez auparavant votre parole d'honneur, dit l'ancien avoué d'AngoulÃÂȘme à Derville, que vous ÃÂȘtes avoué. - Voici mon passeport, dit Derville à Cachan en lui tendant un papier plié en quatre, et monsieur n'est pas, comme vous pourriez le croire, un inspecteur général des domaines, rassurez-vous, ajouta Derville. Nous avions seulement un intérÃÂȘt puissant à savoir la vérité sur la succession Séchard, et nous la savons... Derville prit madame Eve par la main, et l'emmena trÚs courtoisement au bout du salon. - Madame, lui dit-il à voix basse, si l'honneur et l'avenir de la maison de Grandlieu n'étaient intéressés dans cette question, je ne me serais pas prÃÂȘté à ce stratagÚme inventé par ce monsieur décoré; mais vous l'excuserez, il s'agissait de découvrir le mensonge à l'aide duquel monsieur votre frÚre a surpris la religion de cette noble famille. Gardez-vous bien maintenant de laisser croire que vous avez donné douze cent mille francs à monsieur votre frÚre pour acheter la terre de Rubempré... - Douze cent mille francs! s'écria madame Séchard en pùlissant. Et oÃÂč les a-t-il pris, lui, le malheureux?... - Ah! voilà , dit Derville, j'ai peur que la source de cette fortune ne soit bien impure. Eve eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent. - Nous vous avons rendu peut-ÃÂȘtre un grand service, lui dit Derville, en vous empÃÂȘchant de tremper dans un mensonge dont les suites peuvent ÃÂȘtre trÚs dangereuses. Derville laissa madame Séchard assise, pùle, des larmes sur les joues, et salua la compagnie. - A Mansle! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet. La diligence allant de Bordeaux à Paris, qui passa dans la nuit, eut une place; Derville pria Corentin de le laisser en profiter, en objectant ses affaires; mais, au fond, il se défiait de son compagnon de voyage, dont la dextérité diplomatique et le sang-froid lui parurent ÃÂȘtre de l'habitude. Corentin resta trois jours à Mansle sans trouver d'occasion pour partir; il fut obligé d'écrire à Bordeaux et d'y retenir une place pour Paris, oÃÂč il ne put revenir que neuf jours aprÚs son départ. Pendant ce temps-là , Peyrade allait tous les matins, soit à Passy, soit à Paris, chez Corentin, savoir s'il était revenu. Le huitiÚme jour, il laissa, dans l'un et l'autre domicile, une lettre écrite en chiffres à eux, pour expliquer à son ami le genre de mort dont il était menacé, l'enlÚvement de Lydie et l'affreuse destinée à laquelle ses ennemis le vouaient. Mané, Thécel, PharÚs Attaqué comme jusqu'alors il avait attaqué les autres Peyrade, privé de Corentin, mais aidé par Contenson, n'en resta pas moins sous son costume de Nabab. Encore que ses invisibles ennemis l'eussent découvert, il pensait assez sagement saisir quelques lueurs en demeurant sur le terrain mÃÂȘme de la lutte. Contenson avait mis en campagne toutes ses connaissances à la piste de Lydie, il espérait découvrir la maison dans laquelle elle était cachée; mais, de jour en jour, l'impossibilité, de plus en plus démontrée, de savoir la moindre chose, ajouta d'heure en heure au désespoir de Peyrade. Le vieil espion se fit entourer d'une garde de douze ou quinze agents les plus habiles. On surveillait les alentours de la rue des Moineaux et la rue Taitbout oÃÂč il vivait en Nabab chez madame du Val-Noble. Pendant le trois derniers jours du délai fatal accordé par Asie pour rétablir Lucien sur l'ancien pied à l'hÎtel de Grandlieu, Contenson ne quitta pas le vétéran de l'ancienne Lieutenance-générale de police. Ainsi, la poésie de terreur que les stratagÚmes des tribus ennemies en guerre répandent au sein des forÃÂȘts de l'Amérique, et dont a tant profité Cooper, s'attachait aux plus petits détails de la vie parisienne. Les passants, les boutiques, les fiacres, une personne debout à une croisée, tout offrait aux Hommes-Numéros à qui la défense de la vie du vieux Peyrade était confiée, l'intérÃÂȘt énorme que présentent dans les romans de Cooper un tronc d'arbre, une habitation de castors, un rocher, la peau d'un bison, un canot immobile, un feuillage à fleur d'eau. - Si l'Espagnol est parti, vous n'avez rien à craindre, disait Contenson à Peyrade en lui faisant remarquer la profonde tranquillité dont ils jouissaient. - Et s'il n'est pas parti? répondait Peyrade. - Il a emmené un de mes hommes derriÚre sa calÚche; mais, à Blois, mon homme, forcé de descendre, n'a pu rattraper la voiture. Cinq jours aprÚs le retour de Derville, un matin, Lucien reçut la visite de Rastignac. - Je suis, mon cher, au désespoir d'avoir à m'acquitter d'une négociation qu'on m'a confiée à cause de notre connaissance intime. Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espérer de le renouer. Ne remets plus les pieds à l'hÎtel de Grandlieu. Pour épouser Clotilde, il faut attendre la mort de son pÚre, et il est devenu trop égoïste pour mourir de sitÎt. Les vieux joueurs de wisk tiennent longtemps... sur leur bord... de table. Clotilde va partir pour l'Italie avec Madeleine de Lenoncourt-Chaulieu. La pauvre fille t'aime tant, mon cher, qu'il a fallu la surveiller; elle voulait venir te voir, elle avait fait son petit projet d'évasion... C'est une consolation dans ton malheur. Lucien ne répondait pas, il regardait Rastignac. - AprÚs tout, est-ce un malheur!... lui dit son compatriote, tu trouveras bien facilement une autre fille aussi noble et plus belle que Clotilde!... Madame de Sérisy te mariera par vengeance, elle ne peut pas souffrir les Grandlieu, qui n'ont jamais voulu la recevoir; elle a une niÚce, la petite Clémence du Rouvre... - Mon cher, depuis notre dernier souper je ne suis pas bien avec madame de Sérisy, elle m'a vu dans la loge d'Esther, elle m'a fait une scÚne, et je l'ai laissée faire. - Une femme de plus de quarante ans ne se brouille pas pour longtemps avec un jeune homme aussi beau que toi, dit Rastignac. Je connais un peu ces couchers de soleil... ça dure dix minutes à l'horizon, et dix ans dans le coeur d'une femme. - Voici huit jours que j'attends une lettre d'elle. - Vas-y! - Maintenant, il le faudra bien. - Viens-tu, du moins, chez la Val-Noble? son Nabab rend à Nucingen le souper qu'il en a reçu. - J'en suis et j'irai, dit Lucien d'un air grave. Le lendemain de la confirmation de son malheur, dont l'avis fut aussitÎt donné par Asie à Carlos, Lucien vint avec Rastignac et Nucingen chez le faux Nabab. A minuit, l'ancienne salle à manger d'Esther réunissait presque tous les personnages de ce drame dont l'intérÃÂȘt, caché sous le lit mÃÂȘme de ces existences torrentielles, n'était connu que d'Esther, de Lucien, de Peyrade, du mulùtre Contenson et de Paccard, qui vint servir sa maÃtresse. Asie avait été priée par madame du Val-Noble, à l'insu de Peyrade et de Contenson, de venir aider sa cuisiniÚre. En se mettant à table, Peyrade, qui donna cinq cents francs à madame du Val-Noble pour bien faire les choses, trouva dans sa serviette un petit papier sur lequel il lut ces mots écrits au crayon Les dix jours expirent au moment oÃÂč vous vous mettez à table. Peyrade passa le papier à Contenson, qui se trouvait derriÚre lui, en lui disant en anglais "Est-ce toi qui as fourré là mon nom?" Contenson lut à la lueur des bougies ce Mane, Tecel, PharÚs, et mit le papier dans sa poche, mais il savait combien il est difficile de vérifier une écriture au crayon et surtout une phrase tracée en lettres majuscules, c'est-à -dire avec des lignes pour ainsi dire mathématiques, puisque les lettres capitales se composent uniquement de courbes et de droites, dans lesquelles il est impossible de reconnaÃtre les habitudes de la main, comme dans l'écriture dit cursive. Ce souper fut sans aucune gaieté. Peyrade était en proie à une préoccupation visible. Des jeunes viveurs qui savaient égayer un souper, il ne se trouvait là que Lucien et Rastignac. Lucien était fort triste et songeur. Rastignac, qui venait de perdre, avant le souper, deux mille francs, buvait et mangeait avec l'idée de se rattraper aprÚs le souper. Les trois femmes, frappées de ce froid, se regardÚrent. L'ennui dépouilla les mets de leur saveur. Il en est des soupers comme des piÚces de théùtre et des livres, ils ont leurs hasards. A la fin du souper on servit des glaces, dites plombiÚres. Tout le monde sait que ces sortes de glaces contiennent de petits fruits confits trÚs délicats placés à la surface de la glace qui se sert dans un petit verre, sans y affecter la forme pyramidale. Ces glaces avaient été commandées par madame du Val-Noble chez Tortoni, dont le célÚbre établissement se trouve au coin de la rue Taitbout et du boulevard. La cuisiniÚre fit appeler le mulùtre pour payer la note du glacier. Contenson, à qui l'exigence du garçon ne parut pas naturelle, descendit et l'aplatit par ce mot "Vous n'ÃÂȘtes donc pas de chez Tortoni?..." et il remonta sur-le-champ. Mais Paccard avait déjà profité de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. A peine le mulùtre atteignait-il la porte de l'appartement qu'un des agents qui surveillaient la rue des Moineaux cria dans l'escalier "Numéro vingt-sept." - Qu'y a-t-il? répondit Contenson en redescendant avec rapidité jusqu'au bas de la rampe. - Dites au papa que sa fille est rentrée, et dans quel état! bon Dieu! qu'il vienne, elle se meurt. Au moment oÃÂč Contenson rentra dans la salle à manger, le vieux Peyrade, qui d'ailleurs avait notablement bu, gobait la petite cerise de sa plombiÚre. On portait la santé de madame du Val-Noble, le Nabab remplit son verre d'un vin dit de Constance, et le vida. Quelque troublé que fût Contenson par la nouvelle qu'il allait apprendre à Peyrade, il fut, en rentrant, frappé de la profonde attention avec laquelle Paccard regardait le Nabab. Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient à deux flammes fixes. Cette observation, malgré son importance, ne devait cependant pas retarder le mulùtre, et il se pencha vers son maÃtre au moment oÃÂč Peyrade replaçait son verre vide sur la table. - Lydie est à la maison, dit Contenson, et dans un bien triste état. Peyrade lùcha le plus français des jurons français avec un accent méridional si prononcé que le plus profond étonnement parut sur la figure de tous les convives. En s'apercevant de sa faute, Peyrade avoua son déguisement en disant à Contenson en bon français - Trouve un fiacre!... je fiche le camp. Tout le monde se leva de table. - Qui donc ÃÂȘtes-vous? s'écria Lucien. - Ui!... dit le baron. - Bixiou m'avait soutenu que vous saviez faire l'Anglais mieux que lui, et je ne voulais pas le croire, dit Rastignac. - C'est quelque banqueroutier découvert, dit du Tillet à haute voix, je m'en doutais!... - Quel singulier pays que Paris!... dit madame du Val-Noble. AprÚs avoir fait faillite dans son quartier, un marchand y reparaÃt en nabab ou en dandy aux Champs-Elysées impunément!... Oh! j'ai du malheur, la faillite est mon insecte. - On dit que toutes les fleurs ont le leur, dit tranquillement Esther, le mien ressemble à celui de Cléopùtre, un aspic. - Ce que je suis!... dit Peyrade à la porte. Ah! vous le saurez, car, si je meurs, je sortirai de mon tombeau pour vous venir tirer par les pieds pendant toutes les nuits!... En disant ces derniers mots, il regardait Esther et Lucien; puis il profita de l'étonnement général pour disparaÃtre avec une excessive agilité, car il voulut courir chez lui sans attendre le fiacre. Dans la rue, Asie, enveloppée d'une coiffe noire comme en portaient alors les femmes pour sortir du bal, arrÃÂȘta l'espion par le bras, au seuil de la porte cochÚre. - Envoie chercher les sacrements, papa Peyrade, lui dit-elle de cette voix qui déjà lui avait prophétisé le malheur. Une voiture était là , Asie y monta, la voiture disparut comme emportée par le vent. Il y avait cinq voitures, les hommes de Peyrade ne purent rien savoir. Terrible serment de Corentin En arrivant à sa maison de campagne dans une des places les plus retirées et les plus riantes de la petite ville de Passy, rue des Vignes, Corentin, qui passait pour un négociant dévoré par la passion du jardinage, trouva les chiffres de son ami Peyrade. Au lieu de se reposer, il remonta dans le fiacre qui l'avait amené, se fit conduire rue des Moineaux et n'y trouva que Katt. Il apprit de la Flamande la disparition de Lydie et demeura surpris du défaut de prévoyance que Peyrade et lui avaient eu. - Ils ne me connaissent pas encore, se dit-il. Ces gens-là sont capables de tout, il faut savoir s'ils tueront Peyrade, car alors je ne me montrerai plus... Plus sa vie est infùme, plus l'homme y tient; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. Corentin descendit, s'en alla chez lui se déguiser en petit vieillard souffreteux, à petite redingote verdùtre, à petite perruque en chiendent, et revint à pied, ramené par son amitié pour Peyrade. Il voulait donner des ordres à ses Numéros les plus dévoués et les plus habiles. En longeant la rue Saint-Honoré pour venir de la place VendÎme à la rue Saint-Roch, il marcha derriÚre une fille en pantoufles, et habillée comme l'est une femme pour la nuit. Cette fille, qui portait une camisole blanche, et sur la tÃÂȘte un bonnet de nuit, laissait échapper de temps en temps des sanglots mÃÂȘlés à des plaintes involontaires; Corentin la devança de quelques pas et reconnut Lydie. - Je suis l'ami de votre pÚre, monsieur CanquoÃlle, dit-il de sa voix naturelle. - Ah! voici donc quelqu'un à qui je puis me fier!... dit-elle. - N'ayez pas l'air de me connaÃtre, reprit Corentin, car nous sommes poursuivis par de cruels ennemis, et forcés de nous déguiser. Mais racontez-moi ce qui vous est arrivé... - Oh! monsieur, dit la pauvre fille, cela se dit et ne se raconte pas... Je suis déshonorée, perdue, sans pouvoir m'expliquer comment!... - D'oÃÂč venez-vous?... - Je ne sais pas, monsieur! je me suis sauvée avec tant de précipitation, j'ai fait tant de rues, tant de détours, en me croyant suivie... Et quand je rencontrais quelqu'un d'honnÃÂȘte, je demandais le chemin pour aller sur les boulevards, afin de gagner la rue de la Paix! Enfin, aprÚs avoir marché pendant... Quelle heure est-il? - Onze heures et demie! dit Corentin. - Je me suis sauvée à la tombée de la nuit, voici donc cinq heures que je marche!... s'écria Lydie. - Allons, vous allez vous reposer, vous trouverez votre bonne Katt... - Oh! monsieur, il n'y a plus de repos pour moi! Je ne veux pas d'autre repos que celui de la tombe; et j'irai l'attendre dans un couvent, si l'on me juge digne d'y entrer... - Pauvre petite! vous avez bien résisté? - Oui, monsieur. Ah! si vous saviez au milieu de quelles créatures abjectes on m'a mise... - On vous a sans doute endormie? - Ah! c'est cela? dit la pauvre Lydie. Encore un peu de force, et j'atteindrai la maison. Je me sens défaillir, et mes idées ne sont pas trÚs nettes... Tout à l'heure je me croyais dans un jardin... Corentin porta Lydie dans ses bras, oÃÂč elle perdit connaissance, et il la monta par les escaliers. - Katt! cria-t-il. Katt parut et jeta des cris de joie. - Ne vous hùtez pas de vous réjouir! dit sentencieusement Corentin, cette jeune fille est bien malade. Quand Lydie eut été posée sur son lit, lorsque à la lueur de deux bougies allumées par Katt, elle reconnut sa chambre, elle eut le délire. Elle chanta des ritournelles d'airs gracieux, et tour à tour vociféra certaines phrases horribles qu'elle avait entendues! Sa belle figure était marbrée de teintes violettes. Elle mÃÂȘlait les souvenirs de sa vie si pure à ceux de ces dix jours d'infamie. Katt pleurait. Corentin se promenait dans la chambre en s'arrÃÂȘtant par moments pour examiner Lydie. - Elle paie pour son pÚre! dit-il. Y aurait-il une Providence? - Oh! ai-je eu raison de ne pas avoir de famille... Un enfant! c'est, ma parole d'honneur, comme le dit je ne sais quel philosophe, un otage qu'on donne au malheur!... - Oh! dit la pauvre enfant en se mettant sur son séant et laissant ses beaux cheveux déroulés, au lieu d'ÃÂȘtre couchée ici, Katt, je devrais ÃÂȘtre couchée sur le sable au fond de la Seine... - Katt, au lieu de pleurer et de regarder votre enfant, ce qui ne la guérira pas, vous devriez aller chercher un médecin, celui de la Mairie d'abord, puis messieurs Desplein et Bianchon... Il faut sauver cette innocente créature... Et Corentin écrivit les adresses des deux célÚbres docteurs. En ce moment, l'escalier fut grimpé par un homme à qui les marches en étaient familiÚres, la porte s'ouvrit. Peyrade, en sueur, la figure violacée, les yeux presque ensanglantés, soufflant comme un dauphin, bondit de la porte de l'appartement à la chambre de Lydie en criant "OÃÂč est ma fille?..." Il vit un triste geste de Corentin, le regard de Peyrade suivit le geste. On ne peut comparer l'état de Lydie qu'à celui d'une fleur, amoureusement cultivée par un botaniste, tombée de sa tige, écrasée par les souliers ferrés d'un paysan. Transportez cette image dans le coeur mÃÂȘme de la Paternité, vous comprendrez le coup que reçut Peyrade, à qui de grosses larmes vinrent aux yeux. - On pleure, c'est mon pÚre, dit l'enfant. Lydie put encore reconnaÃtre son pÚre; elle se souleva, vint se mettre aux genoux du vieillard au moment oÃÂč il tomba sur un fauteuil. - Pardon, papa!... dit-elle d'une voix qui perça le coeur de Peyrade au moment oÃÂč il sentit comme un coup de massue appliqué sur son crùne. - Je meurs... ah! les gredins! fut son dernier mot. Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir. - Mort empoisonné!... se dit Corentin. - Bon, voici le médecin, s'écria-t-il en entendant le bruit d'une voiture. Contenson, qui se montra débarbouillé de sa mulùtrerie, resta comme changé en statue de bronze en entendant dire à Lydie "Tu ne me pardonnes donc pas, mon pÚre?... Ce n'est pas ma faute! Elle ne s'apercevait pas que son pÚre était mort. - Oh! quels yeux il me fait!..." dit la pauvre folle... - Il faut les lui fermer, dit Contenson, qui plaça feu Peyrade sur le lit. - Nous faisons une sottise, dit Corentin, emportons-le chez lui; sa fille est à moitié folle, elle le deviendrait tout à fait en s'apercevant de sa mort, elle croirait l'avoir tué. En voyant emporter son pÚre, Lydie resta comme hébétée. - Voilà mon seul ami!... dit Corentin en paraissant ému quand Peyrade fut exposé sur son lit dans sa chambre. Il n'a eu dans toute sa vie qu'une seule pensée cupide! et ce fut pour sa fille!... Que cela te serve de leçon, Contenson. Chaque état a son honneur. Peyrade a eu tort de se mÃÂȘler des affaires particuliÚres, nous n'avons qu'à nous occuper des affaires publiques. Mais, quoi qu'il puisse arriver, je jure, dit-il avec un accent, un regard et un geste qui frappÚrent Contenson d'épouvante, de venger mon pauvre Peyrade! je découvrirai les auteurs de sa mort et ceux de la honte de sa fille!... Et, par mon propre égoïsme, par le peu de jours qui me restent, et que je risque dans cette vengeance, tous ces gens-là finiront leurs jours à quatre heures, en pleine santé, rasés, net, en place de GrÚve!... - Et je vous y aiderai! dit Contenson ému. Rien n'est en effet plus émouvant que le spectacle de la passion chez un homme froid, compassé, méthodique, en qui, depuis vingt ans, personne n'avait aperçu le moindre mouvement de sensibilité. C'est la barre de fer en fusion, qui fond tout ce qu'elle rencontre. Aussi Contenson eut-il une révolution d'entrailles. - Pauvre pÚre CanquoÃlle, reprit-il en regardant Corentin, il m'a souvent régalé... Et tenez... - il n'y a que les gens vicieux qui sachent faire de ces choses-là , - souvent il m'a donné dix francs pour aller au jeu... AprÚs cette oraison funÚbre, les deux vengeurs de Peyrade allÚrent chez Lydie en entendant Kart et le médecin de la Mairie dans les escaliers. - Va chez le commissaire de police, dit Corentin, le Procureur du Roi ne trouverait pas en ceci les éléments d'une poursuite; mais nous allons faire un rapport à la Préfecture, ça pourra servir peut-ÃÂȘtre à quelque chose. - Monsieur, dit Corentin au médecin de la Mairie, vous allez trouver dans cette chambre un homme mort; je ne crois pas sa mort naturelle, vous ferez l'autopsie en présence de monsieur le commissaire de police, qui, sur mon invitation, va venir. Tùchez de découvrir les traces du poison; vous serez d'ailleurs assisté dans quelques instants de messieurs Desplein et Bianchon, que j'ai mandés pour examiner la fille de mon meilleur ami dont l'état est pire que celui du pÚre, quoiqu'il soit mort.. - Je n'ai pas besoin, dit le médecin de la Mairie, de ces messieurs pour faire mon métier... - Ah! bon, pensa Corentin. - Ne nous heurtons pas, monsieur, reprit Corentin. En deux mots, voici mon opinion. Ceux qui viennent de tuer le pÚre ont aussi déshonoré la fille. Au jour, Lydie avait fini par succomber à sa fatigue; elle dormait quand l'illustre chirurgien et le jeune médecin arrivÚrent. Le médecin chargé de constater le décÚs avait alors ouvert Peyrade et cherchait les causes de la mort. - En attendant que l'on éveille la malade, dit Corentin aux deux célÚbres docteurs, voudriez-vous aider un de vos confrÚres dans une constatation qui certainement aura de l'intérÃÂȘt pour vous, et votre avis ne sera pas de trop au procÚs-verbal. - Votre parent est mort d'apoplexie, dit le médecin, il y a les preuves d'une congestion cérébrale effrayante... - Examinez, messieurs, dit Corentin, et cherchez s'il n'y a pas dans la Toxicologie des poisons qui produisent le mÃÂȘme effet. - L'estomac, dit le médecin, était absolument plein de matiÚres; mais, à moins de les analyser avec des appareils chimiques, je ne vois aucune trace de poison. - Si les caractÚres de la congestion cérébrale sont bien reconnus, il y a là , vu l'ùge du sujet, une cause suffisante de mort, dit Desplein en montrant l'énorme quantité d'aliments... - Est-ce ici qu'il a mangé? demanda Bianchon. - Non, dit Corentin, il est venu du boulevard ici rapidement, et il a trouvé sa fille violée... - Voilà le vrai poison, s'il aimait sa fille, dit Bianchon. - Quel serait le poison qui pourrait produire cet effet-là ? demanda Corentin sans abandonner son idée. - Il n'y en a qu'un, dit Desplein aprÚs avoir examiné tout avec soin. C'est un poison de l'archipel de java, pris à des arbustes assez peu connus encore, de la nature des Strychnos, et qui servent à empoisonner ces armes si dangereuses... les Kris malais... On le dit, du moins... Le commissaire de police arriva, Corentin lui fit part de ses soupçons, le pria de rédiger un rapport en lui disant dans quelle maison et avec quels gens Peyrade avait soupé; puis il l'instruisit du complot formé contre les jours de Peyrade et des causes de l'état oÃÂč se trouvait Lydie. AprÚs, Corentin passa dans l'appartement de la pauvre fille, oÃÂč Desplein et Bianchon examinaient la malade; mais il les rencontra sur le pas de la porte. - Eh! bien, messieurs! demanda Corentin. - Placez cette fille-là dans une maison de santé, si elle ne recouvre pas la raison en accouchant, si toutefois elle devient grosse, elle finira ses jours folle-mélancolique. Il -n'y a pas, pour la guérison, d'autre ressource que dans le sentiment maternel s'il se réveille... Corentin donna quarante francs en or à chaque docteur, et se tourna vers le commissaire de police, qui le tirait par la manche. - Le médecin prétend que la mort est naturelle, dit le fonctionnaire, et je puis d'autant moins faire un rapport qu'il s'agit du pÚre CanquoÃlle, il se mÃÂȘlait de bien des affaires, et nous ne saurions pas trop à qui nous nous attaquerions... Ces gens-là meurent souvent par ordre... - Je me nomme Corentin, dit Corentin à l'oreille du commissaire de police. Le commissaire laissa échapper un mouvement de surprise. - Donc, faites une note, reprit Corentin, elle sera trÚs utile plus tard, et ne l'envoyez qu'à titre de renseignements confidentiels. Le crime est improuvable, et je sais que l'instruction serait arrÃÂȘtée au premier pas... Mais je livrerai quelque jour les coupables, je vais les surveiller et les prendre en flagrant délit. Le commissaire de police salua Corentin et partit. - Monsieur, dit Katt, mademoiselle ne fait que chanter et danser, que faire?... - Mais il est donc survenu quelque chose?... - Elle a su que son pÚre venait de mourir... - Mettez-la dans un fiacre et conduisez-la tout bonnement à Charenton; Je vais écrire un mot au Directeur-Général de la Police du Royaume afin qu'elle y soit placée convenablement. La fille à Charenton, le pÚre dans la fosse commune, dit Corentin. Contenson, va commander le char des pauvres... Maintenant, à nous deux, don Carlos Herrera... - Carlos! dit Contenson, il est en Espagne. - Il est à Paris! dit péremptoirement Corentin. Il y a là du génie espagnol du temps de Philippe II, mais j'ai des traquenards pour tout le monde, mÃÂȘme pour les rois. Une souriciÚre oÃÂč se prend le rat Cinq jours aprÚs la disparition du Nabab, madame du Val-Noble était, à neuf heures du matin, assise au chevet du lit d'Esther et y pleurait, car elle se sentait sur un des versants de la misÚre. - Si, du moins, j'avais cent louis de rente! Avec cela, ma chÚre, on se retire dans une petite ville quelconque, et on y trouve à se marier... - Je puis te les faire avoir, dit Esther. - Et comment? s'écria madame du Val-Noble. - Oh! bien naturellement. Ecoute. Tu vas vouloir te tuer, joue bien cette comédie-là ; tu feras venir Asie, et tu lui proposeras dix mille francs contre deux perles noires en verre trÚs mince oÃÂč se trouve un poison qui tue en une seconde; tu me les apporteras, je t'en donne cinquante mille francs... - Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-mÃÂȘme? dit madame du Val-Noble. Asie ne me les vendrait pas. - Ce n'est pas pour toi?... dit madame du Val-Noble. Peut-ÃÂȘtre. - Toi! qui vis au milieu de la joie, du luxe, dans une maison à toi! la veille d'une fÃÂȘte dont on parlera pendant dix ans! qui coûte à Nucingen vingt mille francs. On mangera, dit-on, des fraises au mois de février, des asperges, des raisins.. des melons... Il y aura pour mille écus de fleurs dans les appartements. - Que dis-tu donc? il y a pour mille écus de roses dans l'escalier seulement. - On dit que ta toilette coûte dix mille francs? - Oui, ma robe est en point de Bruxelles, et Delphine, sa femme, est furieuse. Mais j'ai voulu avoir un déguisement de mariée. - OÃÂč sont les dix mille francs? dit madame du Val-Noble. - C'est toute ma monnaie, dit Esther en souriant. Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier à papillotes... - Quand on parle de mourir, on ne se tue guÚre, dit madame du Val-Noble. Si c'était pour commettre... - Un crime, va donc! dit Esther en achevant la pensée de son amie qui hésitait. Tu peux ÃÂȘtre tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. J'avais une amie, une femme bien heureuse, elle est morte, je la suivrai voilà tout. - Es-tu bÃÂȘte!... - Que veux-tu, nous nous l'étions promis. - Laisse-toi protester ce billet-là , dit l'amie en souriant. Fais ce que je te dis, et va-t'en. J'entends une voiture qui arrive, et c'est Nucingen, un homme qui deviendra fou de bonheur! Il m'aime, celui-là ... Pourquoi n'aime-t-on pas ceux qui nous aiment, car enfin ils font tout pour nous plaire... - Ah! voilà , dit madame du Val-Noble, c'est l'histoire du hareng qui est le plus intrigant des poissons. - Pourquoi?... - Eh! bien, on n'a jamais pu le savoir. - Mais, va-t'en donc, ma biche! Il faut que je demande tes cinquante mille francs. - Eh! bien, adieu... Depuis trois jours, les maniÚres d'Esther avec le baron de Nucingen avaient entiÚrement changé. Le singe était devenu chatte, et la chatte devenait femme. Esther versait sur ce vieillard des trésors d'affection, elle se faisait charmante. Ses discours, dénués de malice et d'ùcreté, pleins d'insinuations tendres, avaient porté la conviction dans l'esprit du lourd banquier, elle l'appelait Fritz, il se croyait aimé. - Mon pauvre Fritz, je t'ai bien éprouvé, dit-elle, je t'ai bien tourmenté, tu as été sublime de patience, tu m'aimes, je le vois, et je t'en récompenserai. Tu me plais maintenant, et je ne sais pas comment cela s'est fait, mais je te préférerais à un jeune homme. C'est peut-ÃÂȘtre l'effet de l'expérience. A la longue on finit par s'apercevoir que le plaisir est la fortune de l'ùme, et ce n'est pas plus flatteur d'ÃÂȘtre aimé pour le plaisir que d'ÃÂȘtre aimé pour son argent... Et puis, les jeunes gens sont trop égoïstes, ils pensent plus à eux qu'à nous; tandis que toi tu ne penses qu'à moi. Je suis toute ta vie. Aussi ne veux-je plus rien de toi, je veux te prouver à quel point je suis désintéressée. - Che ne vus ai rien tonné, répondit le baron charmé, che gomde fus abborder temain drande mil vrancs te rendes... c'ede mon gùteau te noces... Esther embrassa si gentiment Nucingen qu'elle le fit pùlir, sans pilules. - Oh! dit-elle, n'allez pas croire que ce soit pour vos trente mille francs de rente que je suis ainsi, c'est parce que maintenant... Je t'aime, mon gros Frédéric... - Oh! mon tié! birguoi m'afoir ébroufé... ch'eusse édé si bireux tébuis drois mois... - Est-ce en trois pour cent ou en cinq? ma bichette, dit Esther en passant les mains dans les cheveux de Nucingen et les lui arrangeant à sa fantaisie. - En drois... ch'en affais tes masses. Le baron apportait donc ce matin l'inscription sur le Grand-Livre; il venait déjeuner avec sa chÚre petite fille, prendre ses ordres pour le lendemain, le fameux samedi, le grand jour! - Dennez, ma bedide phùme, ma seile phùme, dit joyeusement le banquier dont la figure rayonnait de bonheur, foissi te guoi bayer fos tébenses te guisine bir le resdant te fos churs... Esther prit le papier sans la moindre émotion, elle le plia, le mit dans sa toilette. - Vous voilà bien content, monstre d'iniquité, dit-elle en donnant une petite tape sur la joue de Nucingen, de me voir acceptant enfin quelque chose de vous. Je ne puis plus vous dire vos vérités, car je partage le fruit de ce que vous appelez vos travaux... Ce n'est pas un cadeau, ça mon pauvre garçon, c'est une restitution... Allons, ne prenez pas votre figure de Bourse. Tu sais bien que je t'aime. - Ma pelle Esder, mon anche t'amur, dit le banquier, ne me barlez blis ainsi... dennez... ça me seraid écal que la derre endiÚre me brÃt bir ein folleire, si j'édais ein bonnÃÂȘde Îme à fos yex... Je vus ùme tuchurs te blis en blis. - C'est mon plan, dit Esther. Aussi ne te dirai-je plus jamais rien qui te chagrine, mon bichon d'éléphant, car tu es devenu candide comme un enfant... Parbleu, gros scélérat, tu n'as jamais eu d'innocence, il fallait bien que ce que tu en as reçu en venant au monde reparût à la surface; mais elle était enfoncée si avant qu'elle n'est revenue qu'à soixante-six ans passés... et amenée par le croc de l'amour. Ce phénomÚne a lieu chez les trÚs vieillards... Et voilà pourquoi j'ai fini par t'aimer, tu es jeune, trÚs jeune... Il n'y a que moi qui aurai connu ce Frédéric là ... moi seule!... car tu étais banquier à quinze ans... Au collÚge, tu devais prÃÂȘter à tes camarades une bille à la condition d'en rendre deux... Elle sauta sur ses genoux en le voyant rire. - Eh! bien, tu feras ce que tu voudras! Hé! mon Dieu, pille les hommes... va, je t'y aiderai. Les hommes ne valent pas la peine d'ÃÂȘtre aimés, Napoléon les tuait comme des mouches. Que ce soit à toi ou au Budget que les Français paient des contributions, qué que ça leur fait!... On ne fait pas l'amour avec le Budget, et ma foi... - va, j'y ai bien réfléchi, tu as raison... - tonds les moutons, c'est dans l'Evangile selon Béranger... Embrassez votre Esder... Ah! dis donc, tu donneras à cette pauvre Val-Noble tous les meubles de l'appartement de la rue Taitbout! Et puis, demain, tu lui offriras cinquante mille francs... ça te posera bien, vois-tu, mon chat. Tu as tué Falleix, on commence à crier aprÚs toi... Cette générosité-là paraÃtra babylonienne... et toutes les femmes parleront de toi. Oh!... il n'y aura que toi de grand, de noble dans Paris, et le monde est ainsi fait que l'on oubliera Falleix. Ainsi c'est, aprÚs tout, de l'argent placé en considération!... - Ti has raison, mon anche, ti gonnais le monte, répondit-il, ti seras mon gonzeil. - Hé! bien, reprit-elle, tu vois comme je pense aux affaires de mon homme, à sa considération, à son honneur... Va, va me chercher les cinquante mille francs... Elle voulait se débarrasser de monsieur Nucingen pour faire venir un Agent de change et vendre le soir mÃÂȘme à la Bourse l'inscription. - Et birquoi doud te zuite?... demanda-t-il. - Dame, mon chat, il faut les offrir dans une petite boÃte en satin, et en envelopper un éventail. Tu lui diras "Voici, madame, un éventail qui, j'espÚre, vous fera plaisir..." On croit que tu n'es qu'un Turcaret, tu passeras Contenson. Beaujon! - Jarmand! jarmand! s'écria le baron, ch'aurai tonc te l'esbrit maindenant!... Ui, che rebÚde fos mods... Au moment oÃÂč la pauvre Esther s'asseyait, fatiguée de l'effort qu'elle faisait pour jouer son rÎle, Europe entra. - Madame, dit-elle, voici un commissionnaire envoyé du quai Malaquais par Célestin, le valet de chambre de monsieur Lucien... - Qu'il entre!... mais non, je vais dans l'antichambre. - Il a une lettre de Célestin pour madame. Esther se précipita dans son antichambre, elle regarda le commissionnaire, et vit en lui le commissionnaire pur-sang. Dis-lui de descendre!... dit Esther d'une voix faible en se laissant aller sur une chaise aprÚs avoir lu la lettre. Lucien veut se tuer ajouta-t-elle à l'oreille d'Europe. Monte-lui la lettre d'ailleurs. Carlos Herrera, qui conservait son costume de commis voyageur, descendit aussitÎt, et son regard se porta sur-le-champ sur le commissionnaire en trouvant dans l'anti-chambre un étranger. - Tu m'avais dit qu'il n'y avait personne, dit-il dans l'oreille d'Europe. Et par un excÚs de prudence il passa sur-le-champ dans le salon aprÚs avoir examiné le commissionnaire. Trompe-la-Mort ne savait pas que depuis quelque temps le fameux chef du service de sûreté qui l'avait arrÃÂȘté dans la Maison Vauquer avait un rival que l'on désignait comme devant le remplacer. Ce rival était le commissionnaire. On a raison, dit le faux commissionnaire à Contenson qui l'attendait dans la rue. Celui que vous m'avez dépeint est dans la maison; mais ce n'est pas un Espagnol, et je mettrais ma main au feu qu'il y a de notre gibier sous cette soutane. - Il n'est pas plus prÃÂȘtre qu'il n'est Espagnol, dit Contenson. - J'en suis sûr, dit l'agent de la Brigade de sûreté. Oh! si nous avions raison!... dit Contenson. Lucien était en effet resté deux jours absent, et l'on avait profité de cette absence pour tendre ce piÚge; mais il revint le soir mÃÂȘme, et les inquiétudes d'Esther se calmÚrent. Un adieu Le lendemain matin, à l'heure oÃÂč la courtisane sortit du bain et se remit dans son lit, son amie arriva. - J'ai les deux perles! dit la Val-Noble. - Voyons? dit Esther en se soulevant et enfonçant son joli coude sur un oreiller garni de dentelles. Madame du Val-Noble tendit à son amie deux espÚces de groseilles noires. Le baron avait donné à Esther deux de ces levrettes, d'une race célÚbre, et qui finira par porter le nom du grand poÚte contemporain qui les a mises à la mode; aussi la courtisane, trÚs fiÚre de les avoir obtenues, leur avait-elle conservé les noms de leurs aïeux, Roméo et Juliette. Il est inutile de parler de la gentillesse, de la blancheur, de la grùce de ces animaux, faits pour l'appartement et dont les moeurs avaient quelque chose de la discrétion anglaise. Esther appela Roméo, Roméo accourut sur ses pattes si flexibles et minces, si fermes et si nervues que vous eussiez dit des tiges d'acier, et il regarda sa maÃtresse. Esther fit le geste de lui jeter une des deux perles pour éveiller son attention. - Son nom le destine à mourir ainsi! dit Esther en jetant la perle que Roméo brisa entre ses dents. Le chien ne jeta pas un cri, il tourna sur lui-mÃÂȘme pour tomber roide mort. Ce fut fait pendant qu'Esther disait la phrase d'oraison funÚbre. - Ah! mon Dieu! cria madame du Val-Noble. - Tu as un fiacre, emporte feu Roméo, dit Esther, sa mort ferait un esclandre ici, je te l'aurai donné, tu l'auras perdu, fais une affiche. DépÃÂȘche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs. Ce fut dit si tranquillement et avec une si parfaite insensibilité de courtisane, que madame du Val-Noble s'écria "Tu es bien notre reine" - Viens de bonne heure, et sois belle... A cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariée. Elle mit sa robe de dentelle sur une jupe de satin blanc, elle eut une ceinture blanche, des souliers de satin blanc, et sur ses belles épaules une écharpe en point d'Angleterre. Elle se coiffa en camélias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. Elle montrait sur sa poitrine un collier de perles de trente mille francs donné par Nucingen. Quoique sa toilette fût finie à six heures, elle ferma sa porte à tout le monde, mÃÂȘme à Nucingen. Europe savait que Lucien devait ÃÂȘtre introduit dans la chambre à coucher. Lucien arriva sur les sept heures, Europe trouva moyen de le faire entrer chez madame sans que personne s'aperçût de son arrivée. Lucien, à l'aspect d'Esther, se dit "Pourquoi ne pas aller vivre avec elle à Rubempré, loin du monde, sans jamais revenir à Paris!... J'ai cinq ans d'arrhes sur cette vie, et la chÚre créature est de caractÚre à ne jamais se démentir!... Et oÃÂč trouver un pareil chef-d'oeuvre?" - Mon ami, vous de qui j'ai fait mon dieu, dit Esther en pliant un genou sur un coussin devant Lucien, bénissez-moi... Lucien voulut relever Esther et l'embrasser en lui disant "Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie, mon cher amour?" Et il essaya de prendre Esther par la taille; mais elle se dégagea par un mouvement qui peignait autant de respect que d'horreur. - Je ne suis plus digne de toi, Lucien, dit-elle en laissant rouler des larmes dans ses yeux, je t'en supplie, bénis-moi, et jure-moi d'établir à l'HÎtel-Dieu une fondation de deux lits... Car, pour des priÚres à l'église, Dieu ne me pardonnera jamais qu'à moi-mÃÂȘme... Je t'ai trop aimé, mon ami. Enfin, dis-moi que je t'ai rendu heureux, et que tu penseras quelquefois à moi... dis? Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu'il resta pensif. - Tu veux te tuer! dit-il enfin d'un son de voix qui dénotait une profonde méditation. - Non, mon ami, mais aujourd'hui, vois-tu, c'est la mort de la femme pure, chaste, aimante que tu as eue... Et j'ai bien peur que le chagrin ne me tue. - Pauvre enfant, attends! dit Lucien, j'ai fait depuis deux jours bien des efforts, j'ai pu parvenir jusqu'à Clotilde. - Toujours Clotilde!... dit Esther avec un de rage concentrée. - Oui, reprit-il, nous nous sommes écrit... Mardi matin, elle part, mais j'aurai sur la route d'Italie une entrevue avec elle, à Fontainebleau... - Ah! çà , que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes?... des planches!... cria la pauvre Esther. Voyons, si j'avais sept ou huit millions, ne m'épouserais-tu pas? - Enfant! J'allais te dire que si tout est fini pour moi je ne veux pas d'autre femme que toi... Esther baissa la tÃÂȘte pour ne pas montrer sa soudaine pùleur et les larmes qu'elle essuya. - Tu m'aimes?... dit-elle en regardant Lucien avec une douleur profonde. Eh! bien, voilà ma bénédiction. Ne te compromets pas, va par la porte dérobée et fais comme si tu venais de l'antichambre au salon. Baise-moi au front, dit-elle. Elle prit Lucien, le serra sur son coeur avec rage et lui dit "Sors!... Sors... ou je vis." Quand la mourante parut dans le salon, il se fit un cri d'admiration. Les yeux d'Esther renvoyaient l'infini dans lequel l'ùme se perdait en les voyant. Le noir bleu de sa chevelure fine faisait valoir les camélias. Enfin tous les effets que cette fille sublime avait cherchés furent obtenus. Elle n'eut pas de rivales. Elle parut comme l'expression du luxe effréné dont les créations l'entouraient. Elle fut d'ailleurs étincelante d'esprit. Elle commanda l'orgie avec la puissance froide et calme que déploie Habeneck au Conservatoire dans ces concerts oÃÂč les premiers musiciens de l'Europe atteignent au sublime de l'exécution en interprétant Mozart et Beethoven. Elle observait cependant avec effroi que Nucingen mangeait peu, ne buvait pas, et faisait le maÃtre de la maison. A minuit, personne n'avait sa raison. On cassa les verres pour qu'ils ne servissent plus jamais. Deux rideaux de pékin peint furent déchirés. Bixiou se grisa pour la seule fois de sa vie. Personne ne pouvant se tenir debout, les femmes étant endormies sur les divans, les convives ne purent réaliser la plaisanterie arrÃÂȘtée, à l'avance entre eux, de conduire Esther et Nucingen à la chambre à coucher, rangés sur deux lignes, ayant tous des candélabres à la main, et chantant le Buona Sera du Barbier de Séville. Nucingen donna seul la main à Esther; quoique gris, Bixiou, qui les aperçut, eut encore la force de dire, comme Rivarol à propos du dernier mariage du duc de Richelieu "Il faudrait prévenir le Préfet de police... il va se faire un mauvais coup ici...". Le railleur croyait railler, il était prophÚte. Les lamentations de Nucingen Monsieur de Nucingen ne se montra chez lui que lundi vers midi; mais à une heure, son Agent de change lui apprit que mademoiselle Esther Van Gobseck avait fait vendre l'inscription de trente mille francs de rente dÚs vendredi et qu'elle venait d'en toucher le prix. - Mais, monsieur le baron, dit-il, le premier clerc de MaÃtre Derville est venu chez moi au moment oÃÂč je parlais de ce transfert; et, aprÚs avoir vu les véritables noms de mademoiselle Esther, il m'a dit qu'elle héritait d'une fortune de sept millions. - Pah! - Oui, elle serait l'unique héritiÚre du vieil escompteur Gobseck... Derville va vérifier les faits. Si la mÚre de votre maÃtresse est la belle Hollandaise, elle hérite... - ChÚ le sais, dit le banquier, ele m'a ragondé sa fie... Che fais égrire ein mod à Terfile!... Le baron se mit à son bureau, fit un petit billet à Derville, et l'envoya par un de ses domestiques. Puis, aprÚs la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther. - Madame a défendu de l'éveiller sous quelque prétexte que ce soit, elle s'est couchée elle dort... - Ah! tiaple, s'écria le baron. Irobe, Úle ne se vacherait bas t'abbrentre qu'ele tefient rigissime... Elle héride le sedde milions. Le fieux copseck ed mord et laisse ces sedde milions, el da maÃtresse ed son inique héridiÚre, sa mÚre édant la brobre niaise te Cobseck qui taillers a vaid ein desdament. Che ne boufais bas subssonner qu'ein milionaire, gomme lui, laissùd Esder tans le missÚrre... - Ah! bien, votre rÚgne est bien fini, vieux saltimbanque! lui dit Europe en regardant le baron avec une effronterie digne d'une servante de MoliÚre. Hue! vieux corbeau d'Alsace!... Elle vous aime à peu prÚs comme on aime la peste!... Dieu de Dieu! des millions!... mais elle peut épouser son amant! Oh! sera-t-elle contente! Et Prudence Servien laissa le baron de Nucingen exactement foudroyé pour aller annoncer, elle la premiÚre! ce coup du sort à sa maÃtresse. Le vieillard, ivre de voluptés surhumaines, et qui croyait au bonheur, venait de recevoir une douche d'eau froide sur son amour au moment oÃÂč atteignait au plus haut degré d'incandescence. - Ele me drombait... s'écria-t-il les larmes aux yeux. Ele me drombait!... Î Esder... Ô ma fie.. Bedde que che suis! Te bareilles fleirs groissent-ÃÂȘles chamais pir tes fieillards... Che buis doute ageder, egcebdé te la chÃÂȘnesse!... 0 mon tié!... que vaire? que tefenir? Ele a réson, cedde grielle Irobe. Esder rige m'échappe. vaud-ile hùler se bantre? Qu'ed la fie sans la flùme tifine ti blézir que c'hai goudé?... Mon tié... Et le Loup-cervier s'arracha le faux toupet qu'il mettait à ses cheveux gris depuis trois mois. Un cri perçant jeté par Europe fit tressaillir Nucingen jusque dans ses entrailles. Le pauvre banquier se leva, marcha les jambes avinées par la coupe du Désenchantement qu'il venait de vider, car rien ne grise comme le vin du malheur. DÚs la porte de la chambre, il aperçut Esther roide sur son lit, bleuie par le poison, morte!... Il alla jusqu'au lit, et tomba sur ses genoux. - Ti has réson, elle l'avait tid!... Ele ed morde te moi... Paccard, Asie, toute la maison accourut. Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. Il y eut chez les gens un peu d'incertitude. Le baron redevint banquier, il eut un soupçon, et il commit l'imprudence de demander oÃÂč étaient les sept cent cinquante mille francs de la rente. Paccard, Asie et Europe, se regardÚrent alors d'une si singuliÚre maniÚre que monsieur de Nucingen sortit aussitÎt, en croyant à un vol et à un assassinat. Europe, qui aperçut un paquet enveloppé dont la mollesse lui révéla des billets de banque sous l'oreiller de sa maÃtresse, se mit à l'arranger en morte, dit-elle. - Va prévenir monsieur, Asie!... Mourir avant d'avoir su qu'elle avait sept millions! Gobseck était l'oncle de feu madame!... s'écria-t-elle. La manoeuvre d'Europe fut saisie par Paccard. DÚs qu'Asie eut tourné le dos, Europe décacheta le paquet, sur lequel la pauvre courtisane avait écrit A remettre à monsieur Lucien de Rubempré! Sept cent cinquante billets de mille francs reluisirent aux yeux de Prudence Servien, qui s'écria "Ne serait-on pas heureux et honnÃÂȘte pour le restant de ces jours!..." Paccard ne répondit rien, sa nature de voleur fut plus forte que son attachement à Trompe-la-Mort. - Durut est mort, répondit-il en prenant la somme, mon épaule est encore avant la lettre, décampons ensemble, partageons la somme afin de ne pas mettre tous les oeufs dans un panier, et marions-nous. - Mais oÃÂč se cacher? dit Prudence. - Dans Paris, répondit Paccard. Prudence et Paccard descendirent aussitÎt avec la rapidité de deux honnÃÂȘtes gens, changés en voleurs. - Mon enfant, dit Trompe-la-Mort à la Malaise dÚs qu'elle lui eut dit les premiers mots trouve une lettre d'Esther pendant que je vais écrire un testament en bonne forme, et tu porteras à Girard le modÚle de testament et la lettre; mais qu'il se dépÃÂȘche, il faut glisser le testament sous l'oreiller d'Esther avant qu'on ne mette les scellés ici. Et il minuta le testament suivant "N'ayant jamais aimé dans le monde d'autre personne que monsieur Lucien Chardon de Rubempré, et ayant résolu de mettre fin à mes jours plutÎt que de retomber dans le vice et dans la vie infùme d'oÃÂč sa charité m'a tirée, je donne et lÚgue audit Lucien, Chardon de Rubempré tout ce que je possÚde au jour de mon décÚs, à condition de fonder une messe à la paroisse de Saint-Roch à perpétuité pour le repos de celle qui lui a tout donné, mÃÂȘme sa derniÚre pensée. "ESTHER GOBSECK." - C'est assez son style, se dit Trompe-la-Mort, A sept heures du soir le testament, écrit et cacheté, fut mis par Asie sous le chevet d'Esther. - Jacques, dit-elle en remontant avec précipitation, au moment oÃÂč je sortais de la chambre, la justice arrivait... - Tu veux dire, le Juge de paix... - Non, fillot; il y avait bien le Juge de paix, mais il se trouve accompagné de gendarmes. Le procureur du Roi et le Juge d'Instruction y sont, les portes sont gardées. - Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin. - Tiens, Europe et Paccard n'ont point reparu, j'ai peur qu'ils n'aient effarouché les sept cent cinquante mille francs, lui dit Asie. - Ah! les canailles!... dit Trompe-la-Mort. Avec leur carottage ils nous perdent!... La vengeance de Corentin commence La justice humaine, et la justice de Paris c'est-à -dire la plus défiante, la plus spirituelle, la plus habile, la plus instruite de toutes les justices, trop spirituelle mÃÂȘme, car elle interprÚte à chaque instant la loi, mettait enfin la main sur les conducteurs de cette horrible intrigue. Le baron de Nucingen, en reconnaissant les effets du poison, et ne trouvant pas ses sept cent cinquante mille francs, pensa que l'un des personnages odieux qui lui déplaisaient beaucoup, Paccard ou Europe, était coupable du crime. Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de police. Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. La Préfecture, le Parquet, le Commissaire de police, le juge de paix, le juge d'Instruction, tout fut sur pied. A neuf heures du soir, trois médecins mandés assistaient à une autopsie de la pauvre Esther, et les perquisitions commençaient! Trompe-la-Mort, averti par Asie, s'écria "L'on ne me sait pas ici, je puis me dissimuler!" Il s'éleva par le chùssis à tabatiÚre de sa mansarde, et fut, avec une agilité sans pareille, debout sur le toit, oÃÂč il se mit à étudier les alentours avec le sang-froid d'un couvreur. - Bon, se dit-il en apercevant à cinq maisons de là , rue de Provence, un jardin, j'ai mon affaire!... - Tu es servi, Trompe-la-Mort! lui répondit Contenson qui sortit de derriÚre un tuyau de cheminée. Tu expliqueras à monsieur Camusot quelle messe tu vas dire sur les toits, monsieur l'abbé, mais surtout pourquoi tu te sauvais... - J'ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera. - Allons-y par ta mansarde, en Espagne, lui dit Contenson. Le faux Espagnol eut l'air de céder, mais, aprÚs s'ÃÂȘtre arcbouté sur l'appui du chùssis à tabatiÚre, il prit et lança Contenson avec tant de violence que l'espion alla tomber au milieu du ruisseau de la rue Saint-Georges. Contenson mourut sur son champ d'honneur. Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, oÃÂč il se mit au lit. - Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie, car il faut que je sois à l'agonie pour pouvoir ne rien répondre aux curieux. Ne crains rien, je suis prÃÂȘtre et je resterai prÃÂȘtre. Je viens de me défaire, et naturellement, d'un de ceux qui peuvent me démasquer. A sept heures du soir, la veille, Lucien était parti dans son cabriolet en poste avec un passeport pris le matin pour Fontainebleau, oÃÂč il coucha dans la derniÚre auberge du cÎté de Nemours. Vers six heures du matin, le lendemain, il alla seul, à pied, dans la forÃÂȘt oÃÂč il marcha jusqu'à Bouron. - C'est là , se dit-il, en s'asseyant sur une des roches d'oÃÂč se découvre le beau paysage de Bouron, l'endroit fatal oÃÂč Napoléon espéra faire un effort gigantesque, l'avant-veille de son abdication. Au jour, il entendit le bruit d'une voiture de poste et vit passer un briska oÃÂč se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu. - Les voilà , se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui. Une heure aprÚs, la berline oÃÂč étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaÃtre d'une voiture de voyage élégante. Les deux dames avaient demandé qu'on enrayùt à la descente de Bouron, et le valet de chambre qui se trouvait derriÚre fit arrÃÂȘter la berline. En ce moment, Lucien s'avança. - Clotilde! cria-t-il en frappant à la glace. - Non, dit la jeune duchesse à son amie, il ne montera pas dans la voiture, et nous ne serons pas seules avec lui, ma chÚre. Ayez un dernier entretien avec lui, j'y consens mais ce sera sur la route oÃÂč nous irons à pied, suivies de Baptiste... La journée est belle, nous sommes bien vÃÂȘtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra... Et les deux femmes descendirent. - Baptiste, dit la jeune duchesse, le postillon ira tout doucement, nous voulons faire un peu de chemin à pied et vous nous accompagnerez. Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. Ils allÚrent ensemble ainsi jusqu'au petit village de Grez. Il était alors huit heures, et là , Clotilde congédia Lucien. - Eh! bien, mon ami, dit-elle en terminant avec noblesse ce long entretien je ne me marierai jamais qu'avec vous. J'aime mieux croire en vous qu'aux hommes, à mon pÚre et à ma mÚre... On n'a jamais donné de si forte preuve d'attachement, n'est-ce pas?... Maintenant tùchez de dissiper les préventions fatales qui pÚsent sur vous... On entendit alors le galop de plusieurs chevaux, et la gendarmerie, au grand étonnement des deux dames, entoura le petit groupe. - Que voulez-vous?... dit Lucien avec l'arrogance du dandy. - Vous ÃÂȘtes monsieur Lucien Chardon de Rubempré? dit le Procureur du Roi de Fontainebleau. - Oui, monsieur. - Vous irez coucher, ce soir, à la Force, répondit-il, j'ai un mandat d'amener décerné contre vous. - Qui sont ces dames?... s'écria le brigadier. - Ah! oui, pardon, mesdames, vos passeports? car monsieur Lucien a, selon mes instructions, des accointances avec des femmes qui sont capables de... - Vous prenez la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu pour une fille? dit Madeleine en jetant un regard de duchesse au Procureur du Roi. - Vous ÃÂȘtes assez belle pour cela, répliqua finement le magistrat. - Baptiste, montrez nos passeports, répondit la jeune duchesse en souriant. - Et de quel crime est accusé monsieur? dit Clotilde que la duchesse voulait faire remonter en voiture. - De complicité dans un vol et dans un assassinat répondit le brigadier de la gendarmerie. Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complÚtement évanouie dans la berline. A minuit, Lucien entrait à la Force, prison située rue Payenne et rue des Ballets, oÃÂč il fut mis au secret; l'abbé Carlos Herrera s'y trouvait depuis son arrestation. TroisiÚme partie. OÃÂč mÚnent les mauvais chemins Le panier à salade Le lendemain, à six heures, deux voitures menées en poste et appelées par le peuple dans sa langue énergique des paniers à salade sortirent de la Force, pour se diriger sur la Conciergerie au Palais de Justice. Il est peu de flùneurs qui n'aient rencontré cette geÎle roulante; mais quoique la plupart des livres soient écrits uniquement pour les Parisiens, les Etrangers seront sans doute satisfaits de trouver ici la description de ce formidable appareil de notre justice criminelle. Qui sait? les polices russe, allemande ou autrichienne, les magistratures des pays privés de paniers à salade en profiteront peut-ÃÂȘtre; et, dans plusieurs contrées étrangÚres, l'imitation de ce mode de transport sera certainement un bienfait pour les prisonniers. Cette ignoble voiture à caisse jaune, montée sur deux roues et doublée de tÎle, est divisée en deux compartiments. Par devant, il se trouve une banquette garnie de cuir sur laquelle se relÚve un tablier. C'est la partie libre du panier à salade, elle est destinée à un huissier et à un gendarme. Une forte grille en fer treillissé sépare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espÚce de cabriolet du second compartiment oÃÂč sont deux bancs de bois placés, comme dans les omnibus, de chaque cÎté de la caisse et sur lesquels s'asseyent les prisonniers; ils y sont introduits au moyen d'un marchepied et par une portiÚre sans jour qui s'ouvre au fond de la voiture. Ce surnom de panier à salade vient de ce que primitivement, la voiture étant à claire-voie de tous cÎtés, les prisonniers devaient y ÃÂȘtre secoués absolument comme des salades. Pour plus de sécurité, dans la prévision d'un accident, cette voiture est suivie d'un gendarme à cheval, surtout quand elle emmÚne des condamnés à mort pour subir leur supplice. Ainsi l'évasion est impossible. La voiture, doublée de tÎle, ne se laisse mordre par aucun outil. Les prisonniers, scrupuleusement fouillés au moment de leur arrestation ou de leur écrou, peuvent tout au plus posséder des ressorts de montre propres à scier des barreaux, mais impuissants sur des surfaces planes. Aussi le panier à salade, perfectionné par le génie de la police de Paris, a-t-il fini par servir de modÚle pour la voiture cellulaire qui transporte les forçats au bagne et par laquelle on a remplacé l'effroyable charrette, la honte des civilisations précédentes, quoique Manon Lescaut l'ait illustrée. On expédie d'abord par le panier à salade les prévenus des différentes prisons de la capitale au Palais pour y ÃÂȘtre interrogés par le magistrat instructeur. En argot de prison, cela s'appelle aller à l'instruction. On amÚne ensuite les accusés de ces mÃÂȘmes prisons au Palais pour y ÃÂȘtre jugés, quand il ne s'agit que de la justice correctionnelle; puis, quand il est question, en termes de palais, du Grand Criminel, on les transvase des Maisons d'ArrÃÂȘt à la Conciergerie, qui est la Maison de justice du Département de la Seine. Enfin les condamnés à mort sont menés dans un panier à salade de BicÃÂȘtre à la barriÚre Saint-Jacques, place destinée aux exécutions capitales, depuis la Révolution de Juillet. Grùce à la philanthropie, ces malheureux ne subissent plus le supplice de l'ancien trajet qui se faisait auparavant de la Conciergerie à la place de GrÚve dans une charrette absolument semblable à celle dont se servent les marchands de bois. Cette charrette n'est plus affectée aujourd'hui qu'au transport de l'échafaud. Sans cette explication, le mot d'un illustre condamné à son complice "C'est maintenant l'affaire des chevaux!" en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. Il est impossible d'aller au dernier supplice plus commodément qu'on y va maintenant à Paris. Les deux patients En ce moment, les deux paniers à salade sortis de si grand matin servaient exceptionnellement à transférer deux prévenus de la Maison d'ArrÃÂȘt de la Force à la Conciergerie, et chacun de ces prévenus occupait à lui seul un panier à salade. Les neuf dixiÚmes des lecteurs et les neuf dixiÚmes du dernier dixiÚme ignorent certainement les différences considérables qui séparent ces mots Inculpé, Prévenu, Accusé, Détenu, Maison d'ArrÃÂȘt, Maison de Justice ou Maison de Détention; aussi tous seront-ils vraisemblablement étonnés d'apprendre ici qu'il s'agit de tout notre Droit criminel, dont l'explication succincte et claire leur sera donnée tout à l'heure autant pour leur instruction que pour la clarté du dénouement de cette histoire. D'ailleurs, quand on saura que le premier panier à salade contenait Jacques Collin et le second Lucien, qui venait en quelques heures de passer du faÃte des grandeurs sociales au fond d'un cachot, la curiosité sera suffisamment excitée déjà . L'attitude des deux complices était caractéristique. Lucien de Rubempré se cachait pour éviter les regards que les passants jetaient sur le grillage de la sinistre et fatale voiture dans le trajet qu'elle faisait par la rue Saint-Antoine pour gagner les quais par la rue du Martroi, et par l'arcade Saint-Jean sous laquelle on passait alors pour traverser la place de l'HÎtel-de-Ville. Aujourd'hui cette arcade forme la porte d'entrée de l'hÎtel du préfet de la Seine dans le vaste palais municipal. L'audacieux forçat collait sa face sur la grille de sa voiture, entre l'huissier et le gendarme qui, sûrs de leur panier à salade, causaient ensemble. Les journées de juillet 1830 et leur formidable tempÃÂȘte ont tellement couvert de leur bruit les événements antérieurs, l'intérÃÂȘt politique absorba tellement la France pendant les six derniers mois de cette année, que personne aujourd'hui ne se souvient plus ou se souvient à peine, quelque étranges qu'elles aient été, de ces catastrophes privées, judiciaires, financiÚres qui forment la consommation annuelle de la curiosité parisienne et qui ne manquÚrent pas dans les six premiers mois de cette année. Il est donc nécessaire de faire observer combien Paris fut alors momentanément agité par la nouvelle de l'arrestation d'un prÃÂȘtre espagnol trouvé chez une courtisane et par celle de l'élégant Lucien de Rubempré, le futur de mademoiselle de Grandlieu, pris sur la grand route d'Italie, au petit village de Grez, inculpés tous les deux d'un assassinat dont le fruit allait à sept millions; car le scandale de ce procÚs surmonta cependant quelques jours l'intérÃÂȘt prodigieux des derniÚres élections faites sous Charles X. D'abord ce procÚs criminel était en partie dû à une plainte du baron de Nucingen. Puis Lucien, à la veille de devenir le secrétaire intime du premier ministre, remuait la société parisienne la plus élevée. Dans tous les salons de Paris, plus d'un jeune homme se souvint d'avoir envié Lucien quand il avait été distingué par la belle duchesse de Maufrigneuse, et toutes les femmes savaient qu'il intéressait alors madame de Sérisy, femme d'un des premiers personnages de l'Etat. Enfin la beauté de la victime jouissait d'une célébrité singuliÚre dans les différents mondes qui composent Paris dans le grand monde, dans le monde financier, dans le monde des courtisanes, dans le monde des jeunes gens, dans le monde littéraire. Depuis deux jours, tout Paris parlait donc de ces deux arrestations. Le juge d'instruction à qui l'affaire était dévolue, monsieur Camusot, y vit un titre à son avancement; et, pour procéder avec toute la vivacité possible, il avait ordonné de transférer les deux inculpés de la Force à la Conciergerie dÚs que Lucien de Rubempré serait arrivé de Fontainebleau. L'abbé Carlos et Lucien n'ayant passé, le premier que douze heures et le second qu'une demi-nuit à la Force, il est inutile de dépeindre cette prison qu'on a depuis entiÚrement modifiée; et, quant aux particularités de l'écrou, ce serait une répétition de ce qui devait se passer à la Conciergerie. Du Droit criminel mis à la portée des gens du monde Mais avant d'entrer dans le drame terrible d'une instruction criminelle, il est indispensable, comme il vient d'ÃÂȘtre dit, d'expliquer la marche normale d'un procÚs de ce genre; d'abord ses diverses phases en seront mieux comprises et en France et à l'Etranger; puis ceux qui l'ignorent aprrécieront l'économie du Droit criminel, tel que l'ont conçu les législateurs sous Napoléon. C'est d'autant plus important que cette grande et belle oeuvre est, en ce moment, menacée de destruction par le systÚme dit pénitentiaire. Un crime se commet s'il y a flagrance, les inculpés sont emmenés au corps de garde voisin et mis dans ce cabanon nommé par le peuple violon, sans doute parce qu'on y fait de la musique on y crie ou l'on y pleure. De là , les inculpés sont traduits par-devant le commissaire de police, qui procÚde à un commencement d'instruction et qui peut les relaxer, s'il y a erreur; enfin les inculpés sont transportés au dépÎt de la Préfecture, oÃÂč la police les tient à la disposition du Procureur du Roi et du Juge d'Instruction, qui, selon la gravité des cas, avertis plus ou moins proptement, arrivent et interrogent les gens en état d'arrestation provisoire. Selon la nature des présomptions, le juge d'instruction lance un mandat de dépÎt et fait écrouer les inculpés à la Maison d'ArrÃÂȘt. Paris a trois Maisons d'ArrÃÂȘt Saite-Pélagie, la Force et les Madelonnettes. Remarquez cette expression d'inculpés. Notre Code a créé trois distinctions essentielles dans la criminalité l'inculpation, la prévention, l'accusation. Tant que le mandat d'arrÃÂȘt n'est pas signé, les auteurs présumés d'un crime ou d'un délit grave sont des inculpés; sous le poids du mandat d'arrÃÂȘt, ils deviennent des prévenus, ils restent purement et simplement prévenus tant que l'instruction se poursuit. L'instruction terminée, une fois que le tribunal a jugé que les prévenus devaient ÃÂȘtre déférés à la Cour, ils passent à l'état d'accusés, lorsque la Cour royale a jugé, sur la requÃÂȘte du Procureur- général, qu'il y a charges suffisantes pour les traduire en Cour d'assises. Ainsi, les gens soupçonnés d'un crime passent par trois états différents, par trois cribles avant de comparaÃtre devant ce qu'on appelle la Justice du pays. Dans le premier état, les innocents possÚdent une foule de moyens de justification le public, la garde, la police. Dans le second état, ils sont devant un magistrat, confrontés aux témoins, jugés par une chambre de tribunal à Paris, ou par tout un tribunal dans les départements. Dans le troisiÚme, ils comparaissent devant douze conseillers, et l'arrÚt de renvoi par-devant la Cour d'assises peut, en cas d'erreur ou pour défaut de forme, ÃÂȘtre déféré par les accusés à la Cour de Cassation. Le jury ne sait pas tout ce qu'il soufflette d'autorités populaires, administratives et judiciaires quand il acquitte des accusés. Aussi, selon nous, à Paris nous ne parlons pas des autres Ressorts, nous paraÃt-il bien difficile qu'un innocent s'asseye jamais sur les bancs de la Cour d'assises. Le détenu, c'est le condamné. Notre Droit criminel a créé des Maisons d'ArrÃÂȘt, des Maisons de Justice et des Maisons de détention, différences juridiques qui correspondent à celles de prévenu, d'accusé, de condamné. La prison comporte une peine légÚre, c'est la punition d'un délit minime; mais la détention est une peine afflictive, et, dans certains cas, infamante. Ceux qui proposent aujourd'hui le systÚme pénitentiaire bouleversent donc un admirable Droit criminel oÃÂč les peines étaient supérieurement graduées, et ils arriveront à punir les peccadilles presque aussi sévÚrement que les plus grands crimes. On pourra d'ailleurs comparer dans les SCENES DE LA VIE POLITIQUE Voir Une Ténébreuse Affaire les différences curieuses qui existÚrent entre le Droit criminel du code de Brumaire an IV et celui du code Napoléon qui l'a remplacé. Dans la plupart des grands procÚs, comme dans celui-ci, les inculpés deviennent aussitÎt des prévenus. La justice lance immédiatement le mandat de dépÎt ou d'arrestation. En effet, dans le plus grand nombre des cas, les inculpés ou sont en fuite, ou doivent ÃÂȘtre surpris instantanément. Aussi, comme on l'a vu, la Police, qui n'est là que le moyen d'exécution, et la Justice étaient-elles venues avec la rapidité de la foudre au domicile d'Esther. Quand mÃÂȘme il n'y aurait pas eu des motifs de vengeance soufflés par Corentin à l'oreille de la Police judiciaire, il y avait dénonciation d'un vol de sept cent cinquante mille francs par le baron de Nucingen. Le Machiavel du Bagne Au moment oÃÂč la premiÚre voiture qui contenait Jacques Collin atteignit à l'arcade Saint-Jean, passage étroit et sombre, un embarras força le postillon d'arrÃÂȘter sous l'arcade. Les yeux du prévenu brillaient à travers la grille comme deux escarboucles, malgré le masque de moribond qui la veille avait fait croire au directeur de la Force à la nécessité d'appeler le médecin. Libres en ce moment, car ni le gendarme ni l'huissier ne se retournaient pour voir leur pratique, ces yeux flamboyants parlaient en langage si clair qu'un juge d'instruction habile, comme monsieur Popinot par exemple, aurait reconnu le forçat dans le sacrilÚge. En effet Jacques Collin, depuis que le panier à salade avait franchi la porte de la Force, examinait tout sur son passage. Malgré la rapidité de la course, il embrassait d'un regard avide et complet les maisons depuis leur dernier étage jusqu'au rez-de-chaussée. Il voyait tous les passants et il les analysait. Dieu ne saisit pas mieux sa création dans ses moyens et dans sa fin que cet homme ne saisissait les moindres différences dans la masse des choses et des passants. Armé d'une espérance, comme le dernier des Horaces le fut de son glaive, il attendait du secours. A tout autre qu'à ce Machiavel du bagne, cet espoir eût paru tellement impossible à réaliser qu'il se serait laissé machinalement aller, ce que font tous les coupables. Aucun d'eux ne songe à résister dans la situation oÃÂč la Justice et la Police de Paris plongent les prévenus, surtout ceux mis au secret, comme l'étaient Lucien et Jacques Collin. On ne se figure pas l'isolement soudain oÃÂč se trouve un prévenu les gendarmes qui l'arrÃÂȘtent, le commissaire qui l'interroge, ceux qui le mÚnent en prison, les gardiens qui le conduisent dans ce qu'on appelle littérairement un cachot, ceux qui le prennent sous les bras pour le faire monter dans un panier à salade, tous les ÃÂȘtres qui dÚs son arrestation l'entourent, sont muets ou tiennent registre de ses paroles pour les répéter soit à la police, soit au juge. Cette absolue séparation, si simplement obtenue entre le monde entier et le prévenu, cause un renversement complet dans ses facultés, une prodigieuse prostration de l'esprit, surtout quand ce n'est pas un homme familiarisé par ses antécédents avec l'action de la Justice. Le duel entre le coupable et le juge est donc d'autant plus terrible que la Justice a pour auxiliaires le silence des murailles et l'incorruptible indifférence de ses agents. Néanmoins, Jacques Collin ou Carlos Herrera il est nécessaire de lui donner l'un ou l'autre de ces noms selon les nécessités de la situation connaissait de longue main les façons de la Police, de la geÎle et de la justice. Aussi, ce colosse de ruse et de corruption avait-il employé les forces de son esprit et les ressources de sa mimique à bien jouer la surprise, la niaiserie d'un innocent, tout en donnant aux magistrats la comédie de son agonie. Comme on l'a vu, Asie, cette savante Locuste, lui avait fait prendre un poison mitigé de maniÚre à produire le semblant d'une maladie mortelle. L'action de monsieur Camusot, celle du commissaire de police, l'interrogante activité du Procureur du Roi avaient donc été annulées par l'action, par l'activité d'une apoplexie foudroyante. - Il s'est empoisonné, s'était écrié monsieur Camusot épouvanté par les souffrances du soi-disant prÃÂȘtre quand on l'avait descendu de la mansarde en proie à d'horribles convulsions. Quatre agents avaient eu beaucoup de peine à convoyer l'abbé Carlos par les escaliers jusqu'à la chambre d'Esther oÃÂč tous les magistrats et les gendarmes étaient réunis. - C'est ce qu'il avait de mieux à faire s'il est coupable, avait répondu le Procureur du Roi. - Le croyez-vous donc malade?... avait demandé le commissaire de police. La Police doute toujours de tout. Ces trois magistrats s'étaient alors parlé, comme on le suppose, à l'oreille, mais Jacques Collin avait deviné sur leurs physionomies le sujet de leurs confidences, et il en avait profité pour rendre impossible ou tout à fait insignifiant l'interrogatoire sommaire qui se fait au moment d'une arrestation; il avait balbutié des phrases oÃÂč l'espagnol et le français se combinaient de maniÚre à présenter des non-sens. A la Force, cette comédie avait obtenu d'abord un succÚs d'autant plus complet que le chef de la Sûreté abréviation de ces mots chef de la brigade de police de sûreté, Bibi-Lupin, qui jadis avait arrÃÂȘté Jacques Collin dans la pension bourgeoise de madame Vauquer, était en mission dans les départements, et suppléé par un agent désigné comme le successeur de Bibi-Lupin et à qui le forçat était inconnu. Bibi-Lupin, ancien forçat, compagnon de Jacques Collin au bagne, était son ennemi personnel. Cette inimitié prenait sa source dans les querelles oÃÂč Jacques Collin avait toujours eu le dessus, et dans la suprématie exercée par Trompe-la-Mort sur ses compagnons. Enfin, Jacques Collin avait été pendant dix ans la Providence des forçats libérés, leur chef, leur conseil à Paris, leur dépositaire et par conséquent l'antagoniste de Bibi-Lupin. Une Victoire obtenu sur la mise au secret Donc, quoique mis au secret, il comptait sur le dévouement intelligent et absolu d'Asie, son bras droit, et peut-ÃÂȘtre sur Paccard, son bras gauche, qu'il se flattait de retrouver à ses ordres une fois que le soigneux lieutenant aurait mis à l'abri les sept cent cinquante mille francs volés. Telle était la raison de l'attention surhumaine avec laquelle il embrassait tout sur sa route. Chose étrange! cet espoir allait ÃÂȘtre pleinement satisfait. Les deux puissantes murailles de l'arcade Saint-Jean étaient revÃÂȘtues à six pieds de hauteur d'un manteau de boue permanent produit par les éclaboussures du ruisseau; car les passants n'avaient alors, pour se garantir du passage incessant des voitures et de ce qu'on appelait les coups de pied de charrette, que des bornes depuis longtemps éventrées par les moyeux des roues. Plus d'une fois la charrette d'un carrier avait broyé là des gens inattentifs. Tel fut Paris pendant longtemps et dans beaucoup de quartiers. Ce détail peut faire comprendre l'étroitesse de l'arcade Saint-Jean et combien il était facile de l'encombrer. Qu'un fiacre vÃnt à y entrer par la place de GrÚve, pendant qu'une marchande dite des quatre-saisons y poussait sa petite voiture à bras pleine de pommes par la rue du Martroi, la troisiÚme voiture qui survenait occasionnait alors un embarras. Les passants se sauvaient effrayés en cherchant une borne qui pût les préserver de l'atteinte des anciens moyeux, dont la longueur était si démesurée qu'il a fallu des lois pour les rogner. Quand le panier à salade arriva, l'arcade était barrée par une de ces marchandes des quatre saisons dont le type est d'autant plus curieux qu'il en existe encore des exemplaires dans Paris, malgré le nombre croissant des boutiques de fruitiÚres. C'était si bien la marchande des rues, qu'un sergent de ville, si l'institution en avait été créée alors, l'eût laissée circuler sans lui faire exhiber son permis, malgré sa physionomie sinistre qui suait le crime. La tÃÂȘte, couverte d'un méchant mouchoir de coton à carreaux en loques, était hérissée de mÚches rebelles qui montraient des cheveux semblables à des poils de sanglier. Le cou rouge et ridé faisait horreur, et le fichu ne déguisait pas entiÚrement une peau tannée par le soleil, par la poussiÚre et par la boue. La robe était comme une tapisserie. Les souliers grimaçaient à faire croire qu'ils se moquaient de la figure aussi trouée que la robe. Et quelle piÚce d'estomac!... un emplùtre eût été moins sale. A dix pas, cette guenille ambulante et fétide devait affecter l'odorat des gens délicats. Les mains avaient fait cent moissons! Ou cette femme revenait d'un sabbat allemand, ou elle sortait d'un dépÎt de mendicité. Mais quels regards!... quelle audacieuse intelligence, quelle vie contenue quand les rayons magnétiques de ses yeux et ceux de Jacques Collin se rejoignirent pour échanger une idée. - Range-toi donc, vieil hospice à vermine!... cria le postillon d'une voix rauque. - Ne vas-tu pas m'écraser, hussard de la guillotine, répondit-elle, ta marchandise ne vaut pas la mienne. Et en essayant de se serrer entre deux bornes pour livrer passage, la marchande embarrassa la voie pendant le temps nécessaire à l'accomplissement de son projet. - O Asie! se dit Jacques Collin qui reconnut sur-le-champ sa complice, tout va bien. Le postillon échangeait toujours des aménités avec Asie et les voitures s'accumulaient dans la rue du Martroi. - Ahé!... pecairé fermati. Souni là . Vedrem!... s'écria la vieille Asie avec ces intonations illinoises particuliÚres aux marchandes des rues qui dénaturent si bien leurs paroles qu'elles deviennent des onomatopées compréhensibles seulement pour les Parisiens. Dans le brouhaha de la rue et au milieu des cris de tous les cochers survenus, personne ne pouvait faire attention à ce cri sauvage qui semblait ÃÂȘtre celui de la marchande. Mais cette clameur distincte pour Jacques Collin, lui jetait à l'oreille dans un patois de convention mÃÂȘlé d'italien et de provençal corrompus, cette phrase terrible - Ton pauvre petit est pris; mais je suis là pour veiller sur vous. Tu vas me revoir... Au milieu de la joie infinie que lui causait son triomphe sur la Justice, car il espérait pouvoir entretenir des communications au dehors, Jacques Collin fut atteint par une réaction qui eût tué tout autre que lui. - Lucien arrÃÂȘté!... se dit-il. Et il faillit s'évanouir. Cette nouvelle était plus affreuse pour lui que le rejet de son pourvoi s'il eût été condamné à mort. Histoire historique, archéologique, biographique, anecdotique et physiologique du Palais de Justice Maintenant que les deux paniers à salade roulent sur les quais, l'intérÃÂȘt de cette histoire exige quelques mots sur la Conciergerie pendant le temps qu'ils mettront à y venir. La Conciergerie, nom historique, mot terrible, chose plus terrible encore, est mÃÂȘlée aux révolutions de la France, et à celles de Paris surtout. Elle a vu la plupart des grands criminels. Si de tous les monuments de Paris c'est le plus intéressant, c'en est aussi le moins connu.. des gens qui appartiennent aux classes supérieures de la société; mais malgré l'immense intérÃÂȘt de cette digression historique, elle sera tout aussi rapide que la course des paniers à salade. Quel est le Parisien, l'étranger ou le provincial, pour peu qu'ils soient restés deux jours à Paris, qui n'ait remarqué les murailles noires flanquées de trois grosses tours à poivriÚres, dont deux sont presque accouplées, ornement sombre et mystérieux du quai dit des Lunettes? Ce quai commence au bas du pont au Change et s'étend jusqu'au Pont-Neuf Une tour carrée, dite la tour de l'Horloge, oÃÂč fut donné le signal de la Saint-Barthélemy, tour presque aussi élevée que celle de Saint-Jacques-la-Boucherie, indique le Palais et forme le coin de ce quai. Ces quatre tours, ces murailles sont revÃÂȘtues de ce suaire noirùtre que prennent à Paris toutes les façades à l'exposition du Nord. Vers le milieu du quai, à une arcade déserte, commencent les constructions privées que l'établissement du Pont-Neuf détermina sous le rÚgne de Henri IV. La place Royale fut la réplique de la place Dauphine. C'est le mÃÂȘme systÚme d'architecture, de la brique encadrée par des chaÃnes en pierre de taille. Cette arcade et la rue de Harlay indiquent les limites du Palais à l'ouest. Autrefois la Préfecture de police, hÎtel des premiers présidents au Parlement, dépendait du Palais. La cour des Comptes et la cour des Aides y complétaient la justice suprÃÂȘme, celle du souverain. On voit qu'avant la Révolution, le Palais jouissait de cet isolement qu'on cherche à créer aujourd'hui. Ce carré, cette Ãle de maisons et de monuments, oÃÂč se trouve la Sainte-Chapelle, le plus magnifique joyau de l'écrin de saint Louis, cet espace est le sanctuaire de Paris; c'en est la place sacrée, l'arche sainte. Et d'abord, cet espace fut la premiÚre cité tout entiÚre, car l'emplacement de la place Dauphine était une prairie dépendante du domaine royal oÃÂč se trouvait un moulin à frapper les monnaies. De là le nom de rue de la Monnaie, donné à celle qui mÚne au Pont-Neuf. De là aussi le nom d'une des trois tours rondes, la seconde, qui s'appelle la tour d'Argent, et qui semblerait prouver qu'on y a primitivement battu monnaie. Le fameux moulin, qui se voit dans les anciens plans de Paris, serait vraisemblablement postérieur au temps oÃÂč l'on frappait la monnaie dans le palais mÃÂȘme, et dû sans doute à un perfectionnement dans l'art monétaire. La premiÚre tour, presque accolée à la tour d'Argent, se nomme la tour de Montgommery. La troisiÚme, la plus petite, mais la mieux conservée des trois, car elle a gardé ses créneaux, a nom la tour Bonbec. La Sainte-Chapelle et ces quatre tours en comprenant la tour de l'Horloge déterminent parfaitement l'enceinte, le périmÚtre, dirait un employé du Cadastre, du Palais, depuis les Mérovingiens jusqu'à la premiÚre maison de Valois; mais pour nous, et par suite de ses transformations, ce palais représente plus spécialement l'époque de saint Louis. Charles V, le premier, abandonna le Palais au Parlement, institution nouvellement créée, et alla, sous la protection de la Bastille, habiter le fameux hÎtel Saint-Pol, auquel on adossa plus tard le palais des Tournelles. Puis, sous les derniers Valois, la royauté revint de la Bastille au Louvre, qui avait été sa premiÚre bastille. La premiÚre demeure des rois de France, le palais de saint Louis, qui a gardé ce nom de Palais tout court, pour signifier le palais par excellence, est tout entier enfoui sous le Palais-de-Justice, il en forme les caves, car il était bùti dans la Seine, comme la cathédrale, et bùti si soigneusement que les plus hautes eaux de la riviÚre en couvrent à peine les premiÚres marches. Le quai de l'Horloge enterre d'environ vingt pieds ces constructions dix fois séculaires. Les voitures roulent à la hauteur du chapiteau des fortes colonnes de ces trois tours, dont jadis l'élévation devait ÃÂȘtre en harmonie avec l'élégance du palais, et d'un effet pittoresque sur l'eau, puisque aujourd'hui ces tours le disputent encore en hauteur aux monuments les plus élevés de Paris. Quand on contemple cette vaste capitale du haut de la lanterne du Panthéon, le Palais avec la Sainte-Chapelle est encore ce qui paraÃt le plus monumental parmi tant de monuments. Ce palais de nos rois, sur lequel vous marchez quand vous arpentez l'immense salle des Pas-Perdus était une merveille d'architecture, il l'est encore aux yeux intelligents du poÚte qui vient l'étudier en examinant la Conciergerie. Hélas! la Conciergerie a envahi le Palais des rois. Le coeur saigne à voir comment on a taillé des geÎles, des réduits, des corridors, des logements, des salles sans jour ni air dans cette magnifique composition oÃÂč le byzantin, le roman, le gothique, ces trois faces de l'art ancien, ont été raccordés par l'architecture du XIIe siÚcle. Ce palais est à l'histoire monumentale de la France des premiers temps ce que le chùteau de Blois est à l'histoire monumentale des seconds temps. De mÃÂȘme qu'à Blois Voir Etude sur Catherine de Médicis, ETUDES PHILOSOPHIQUES, dans une cour vous pouvez admirer le chùteau des comtes de Blois, celui de Louis XII, celui de François Ier, celui de Gaston; de mÃÂȘme à la Conciergerie vous retrouvez, dans la mÃÂȘme enceinte, le caractÚre des premiÚres races, et dans la Sainte-Chapelle, l'architecture de saint Louis. Conseil municipal, si vous donnez des millions, mettez aux cÎtés des architectes un ou deux poÚtes, si vous voulez sauver le berceau de Paris, le berceau des rois, en vous occupant de doter Paris et la cour souveraine d'un palais digne de la France! C'est une question à étudier pendant quelques années avant de rien commencer. Encore une ou deux prisons de bùties, comme celle de la Roquette, et le Palais de saint Louis sera sauvé. Continuation du mÃÂȘme sujet Aujourd'hui bien des plaies affectent ce gigantesque monument, enfoui sous le Palais et sous le quai, comme un de ces animaux antédiluviens dans les plùtres de Montmartre; mais la plus grande, c'est d'ÃÂȘtre la Conciergerie! Ce mot, on le comprend. Dans les premiers temps de la monarchie, les grands coupables, car les villains il faut tenir à cette orthographe qui laisse au mot sa signification de paysan et les bourgeois appartenant à des juridictions urbaines ou seigneuriales, les possesseurs des grands ou petits fiefs étaient amenés au Roi et gardés à la Conciergerie. Comme on saisissait peu de ces grands coupables, la Conciergerie suffisait à la justice du Roi. Il est difficile de savoir précisément l'emplacement de la primitive Conciergerie. Néanmoins, comme les cuisines de saint Louis existent encore, et forment aujourd'hui ce qu'on nomme la SouriciÚre, il est à présumer que la Conciergerie primitive devait ÃÂȘtre située là oÃÂč se trouvait, avant 1825, la Conciergerie judiciaire du Parlement, sous l'arcade à droite du grand escalier extérieur qui mÚne à la cour Royale. De là , jusqu'en 1825, partirent les condamnés pour aller subir leurs supplices. De là sortirent tous les grands criminels, toutes les victimes de la politique, la maréchale d'Ancre comme la reine de France, Semblançay comme Malesherbes, Damien comme Danton, Desrues comme Castaing. Le cabinet de Fouquier-Tinville, le mÃÂȘme que celui actuel du Procureur du Roi, se trouvait placé de maniÚre à ce que l'accusateur public pût voir défiler dans leurs charrettes les gens que le tribunal révolutionnaire venait de condamner. Cet homme fait glaive pouvait ainsi donner un dernier coup d'oeil à ses fournées. Depuis 1825, sous le ministÚre de monsieur de Peyronnet, un grand changement eut lieu dans le Palais. Le vieux guichet de la Conciergerie, oÃÂč se passaient les cérémonies de l'écrou et de la toilette, fut fermé et transporté oÃÂč il se trouve aujourd'hui, entre la tour de l'Horloge et la tour Montgommery, dans une cour intérieure indiquée par une arcade. A gauche se trouve la SouriciÚre, à droite le guichet. Les paniers à salade entrent dans cette cour assez irréguliÚre, et peuvent y rester, y tourner avec facilité, s'y trouver, en cas d'émeute, protégés contre une tentative par la forte grille de l'arcade; tandis qu'autrefois ils n'avaient pas la moindre facilité pour manoeuvrer dans l'étroit espace qui sépare le grand escalier extérieur de l'aile droite du Palais. Aujourd'hui la Conciergerie, à peine suffisante pour les accusés il y faudrait de la place pour trois cents personnes, hommes et femmes, ne reçoit plus ni prévenus ni détenus, excepté dans de rares occasions, comme celle qui y faisait amener Jacques Collin et Lucien. Tous ceux qui y sont prisonniers doivent comparaÃtre en Cour d'assises. Par exception, la magistrature y souffre les coupables de la haute société qui, déjà suffisamment déshonorés par un arrÃÂȘt de Cour d'assises, seraient punis au-delà des bornes, s'ils subissaient leur peine à Melun ou à Poissy. Ouvrard préféra le séjour de la Conciergerie à celui de Sainte-Pélagie. En ce moment, le notaire Lehon, le prince de Bergues y font leur temps de détention par une tolérance arbitraire, mais pleine d'humanité. ManiÚre de se servir de tout cela Généralement les prévenus, soit pour aller, en argot de palais, à l'instruction, soit pour comparaÃtre en police correctionnelle, sont versés par les paniers à salade directement à la SouriciÚre. La SouriciÚre, qui fait face au guichet, se compose d'une certaine quantité de cellules pratiquées dans les cuisines de saint Louis, et oÃÂč les prévenus extraits de leurs prisons attendent l'heure de la séance du tribunal ou l'arrivée de leur juge d'instruction. La SouriciÚre est bornée au nord par le quai, à l'est par le corps de garde de la garde municipale, à l'ouest par la cour de la Conciergerie, et au midi par une immense salle voûtée sans doute l'ancienne salle des festins, encore sans destination. Au-dessus de la SouriciÚre s'étend un corps de garde intérieur, ayant vue par une croisée sur la cour de la Conciergerie, il est occupé par la gendarmerie départementale et l'escalier y aboutit. Quand l'heure du jugement sonne, les huissiers viennent faire l'appel des prévenus, les gendarmes descendent en nombre égal à celui des prévenus, chaque gendarme prend un prévenu sous le bras; et, ainsi accouplés, ils gravissent l'escalier, traversent le corps de garde et arrivent par des couloirs dans une piÚce contiguà à la salle oÃÂč siÚge la fameuse SixiÚme Chambre du Tribunal, à laquelle est dévolue l'audience de la police correctionnelle. Ce chemin est celui que prennent aussi les accusés pour aller de la Conciergerie à la Cour d'assises, et pour en revenir. Dans la salle des Pas-Perdus, entre la porte de la PremiÚre Chambre du Tribunal de premiÚre instance et le perron qui mÚne à la SixiÚme, on remarque immédiatement, en s'y promenant pour la premiÚre fois, une entrée sans porte, sans aucune décoration d'architecture, un trou carré vraiment ignoble. C'est par là que les juges, les avocats, pénÚtrent dans ces couloirs, dans le corps de garde, descendent à la SouriciÚre et au guichet de la Conciergerie. Tous les cabinets des juges d'instruction sont situés à différents étages dans cette partie du Palais. On y parvient par d'affreux escaliers, un dédale oÃÂč se perdent presque toujours ceux à qui le Palais est inconnu. Les fenÃÂȘtres de ces cabinets donnent les unes sur le quai, les autres sur la cour de la Conciergerie. En 1830, quelques cabinets de juges d'instruction avaient vue sur la rue de la Barillerie. Ainsi quand un panier à salade tourne à gauche dans la cour de la Conciergerie, il amÚne des prévenus à la SouriciÚre; quand il tourne à droite, il importe des accusés à la Conciergerie. Ce fut donc de ce cÎté que le panier à salade oÃÂč se trouvait Jacques Collin fut dirigé pour le déposer au Guichet. Rien de plus formidable. Criminels ou visiteurs aperçoivent deux grilles de fer forgé, séparées par un espace d'environ six pieds, qui s'ouvrent toujours l'une aprÚs l'autre, et à travers lesquelles tout est observé si scrupuleusement que les gens à qui le permis de visiter est accordé passent cette piÚce à travers la grille, avant que la clef ne grince dans la serrure. Les magistrats instructeurs, ceux du Parquet eux-mÃÂȘmes, n'entrent pas sans avoir été reconnus. Aussi, parlez de la possibilité de communiquer ou de s'évader?... le directeur de la Conciergerie aura sur les lÚvres un sourire qui glacera le doute chez le romancier le plus téméraire dans ses entreprises contre la vraisemblance. On ne connaÃt, dans les annales de la Conciergerie, que l'évasion de Lavalette; mais la certitude d'une auguste connivence, aujourd'hui prouvée, a diminué sinon le dévouement de l'épouse, du moins le danger d'un insuccÚs. En jugeant sur les lieux de la nature des obstacles, les gens les plus amis du merveilleux reconnaÃtront qu'en tout temps ces obstacles étaient ce qu'ils sont encore, invincibles. Aucune expression ne peut dépeindre la force des murailles et des voûtes, il faut les voir. Quoique le pavé de la cour soit en contre-bas de celui du quai, lorsque vous franchissez le Guichet, il faut encore descendre plusieurs marches pour arriver dans une immense salle voûtée dont les puissantes murailles sont ornées de colonnes magnifiques et sont flanquées de la tour Montgommery, qui fait partie aujourd'hui du logement du directeur de la Conciergerie, et de la tour d'Argent qui sert de dortoir aux surveillants, guichetiers ou porte-clefs, comme il vous plaira de les appeler. Le nombre de ces employés n'est pas aussi considérable qu'on peut l'imaginer ils sont vingt; leur dortoir, de mÃÂȘme que leur coucher, ne diffÚre pas de celui dit de la pistole. Ce nom vient sans doute de ce que jadis les prisonniers donnaient une pistole par semaine pour ce logement, dont la nudité rappelle les froides mansardes que les grands hommes sans fortune commencent par habiter à Paris. A gauche, dans cette vaste salle d'entrée, se trouve le greffe de la Conciergerie, espÚce de bureau formé par des vitrages oÃÂč siÚgent le directeur et son greffier, oÃÂč sont les registres d'écrou. Là , le prévenu, l'accusé sont inscrits, décrits et fouillés. Là se décide la question du logement dont la solution dépend de la bourse du patient. En face du guichet de cette salle, on aperçoit une porte vitrée, celle d'un parloir oÃÂč les parents et les avocats communiquent avec les accusés par un guichet à double grille en bois. Ce parloir tire son jour du préau, le lieu de promenade intérieure oÃÂč les accusés respirent au grand air et font de l'exercice à des heures déterminées. Cette grande salle éclairée par le jour douteux de ces deux guichets, car l'unique croisée donnant sur la cour d'arrivée est entiÚrement prise par le greffe qui l'encadre, présente aux regards une atmosphÚre et une lumiÚre parfaitement en harmonie avec les images préconçues par l'imagination. C'est d'autant plus effrayant que parallÚlement aux tours d'Argent et de Montgommery, vous apercevez ces cryptes mystérieuses, voûtées, formidables, sans lumiÚre, qui tournent autour du parloir, qui mÚnent aux cachots de la reine, de madame Elisabeth, et aux cellules appelées les secrets. Ce dédale de pierre de taille est devenu le souterrain du Palais-de-Justice, aprÚs avoir vu les fÃÂȘtes de la royauté. De 1875 à 1832, ce fut dans cette immense salle, entre un gros poÃÂȘle qui la chauffe et la premiÚre des deux grilles, que se faisait l'opération de la toilette. On ne passe pas encore sans frémir sur ces dalles qui ont reçu le choc et les confidences de tant de derniers regards. Comment on écroue Pour sortir de son affreuse voiture le moribond eut besoin de l'assistance de deux gendarmes qui le prirent chacun sous un bras, le soutinrent et le portÚrent comme évanoui dans le greffe. Ainsi traÃné, le mourant levait les yeux au ciel de maniÚre à ressembler au Sauveur descendu de la croix. Certes dans aucun tableau Jésus n'offre une face plus cadavérique, plus décomposée que ne l'était celle du faux Espagnol, il semblait prÚs de rendre le dernier soupir. Quand il fut assis dans le greffe, il répéta d'une voix défaillante les paroles qu'il adressait à tout le monde depuis son arrestation "je me réclame de Son Excellence l'ambassadeur d'Espagne.." - Vous direz cela, répondit le directeur, à monsieur le juge d'instruction... - Ah! Jésus! répliqua Jacques Collin en soupirant. Ne puis-je avoir un bréviaire?... Me refusera-t-on toujours un médecin?... Je n'ai pas deux heures à vivre. Carlos Herrera devant ÃÂȘtre mis au secret, il fut inutile de lui demander s'il réclamait les bénéfices de la pistole, c'est-à -dire le droit d'habiter une de ces chambres oÃÂč l'on jouit du seul confort permis par la Justice. Ces chambres sont situées au bout du préau dont il sera question plus tard. L'huissier et le greffier remplirent de concert et flegmatiquement les formalités de l'écrou. - Monsieur le directeur, dit Jacques Collin en baragouinant le français, je suis mourant, vous le voyez. Dites, si vous le pouvez, dites surtout le plus tÎt possible, à ce monsieur juge, que je sollicite comme une faveur ce qu'un criminel devrait le plus redouter, de paraÃtre devant lui dÚs qu'il sera venu; car mes souffrances sont vraiment intolérables, et dÚs que je le verrai, toute erreur cessera... RÚgle générale, les criminels parlent tous d'erreur. Allez dans les bagnes, questionnez-y les condamnés, ils sont presque tous victimes d'une erreur de la Justice. Aussi ce mot fait-il sourire imperceptiblement tous ceux qui sont en contact avec des prévenus, des accusés, ou des condamnés. - Je puis parler de votre réclamation au juge d'instruction, répondit le directeur. - Je vous bénirai donc, monsieur!... répliqua l'Espagnol en levant les yeux au ciel. AussitÎt écroué, Carlos Herrera, pris sous chaque bras par deux gardes municipaux accompagnés d'un surveillant, à qui le directeur désigna celui des secrets oÃÂč devait ÃÂȘtre renfermé le prévenu, fut conduit par le dédale souterrain de la Conciergerie dans une chambre trÚs saine, quoi qu'en aient dit certains philanthropes, mais sans communications possibles. Quand il eut disparu, les surveillants, le directeur de la prison, son greffier, l'huissier lui-mÃÂȘme, les gendarmes se regardÚrent en gens qui se demandent les uns aux autres leur opinion, et sur toutes les figures se peignit le doute; mais à l'aspect de l'autre prévenu, tous les spectateurs revinrent à leur incertitude habituelle, cachée sous un air d'indifférence. A moins de circonstances extraordinaires, les employés de la Conciergerie sont peu curieux, les criminels étant pour eux ce que les pratiques sont pour les coiffeurs. Aussi toutes les formalités dont l'imagination s'épouvante s'accomplis sent-elles plus simplement que des affaires d'argent chez un banquier, et souvent avec plus de politesse. Lucien présenta le masque du coupable abattu, car il se laissait faire, il s'abandonnait en machine. Depuis Fontainebleau, le poÚte contemplait sa ruine, et il se disait que l'heure des expiations avait sonné. Pùle, défait, ignorant tout ce qui s'était passé pendant son absence chez Esther, il se savait le compagnon intime d'un forçat évadé; situation qui suffisait à lui faire apercevoir des catastrophes pires que la mort. Quand sa pensée enfantait un projet, c'était le suicide. Il voulait échapper à tout prix aux ignominies qu'il entrevoyait comme les fantaisies d'un rÃÂȘve pénible. Jacques Collin fut placé, comme le plus dangereux des deux prévenus, dans un cabanon tout de pierre de taille, qui tire son jour d'une de ces petites cours intérieures, comme il s'en trouve dans l'enceinte du Palais, et située dans l'aile oÃÂč le Procureur-général a son cabinet. Cette petite cour sert de préau au quartier des femmes. Lucien fut mené par le mÃÂȘme chemin, car, selon les ordres donnés par le juge d'instruction, le directeur eut des égards pour lui, dans un cabanon contigu aux pistoles. Comment les deux prévenus prennent leur mal Généralement, les personnes qui n'auront jamais de démÃÂȘlés avec la Justice conçoivent les idées les plus noires sur la mise au secret. L'idée de justice criminelle ne se sépare point des vieilles idées sur la torture ancienne, sur l'insalubrité des prisons, sur la froideur des murailles de pierre d'oÃÂč suintent des larmes, sur la grossiÚreté des geÎliers et de la nourriture, accessoires obligés des drames; mais il n'est pas inutile de dire ici que ces exagérations n'existent qu'au théùtre, et font sourire les magistrats, les avocats, et ceux qui, par curiosité, visitent les prisons ou qui viennent les observer. Pendant longtemps ce fut terrible. Il est certain que les accusés étaient, sous l'ancien Parlement, dans les siÚcles de Louis XIII et de Louis XIV, jetés pÃÂȘle-mÃÂȘle dans une espÚce d'entresol au-dessus de l'ancien guichet. Les prisons ont été l'un des crimes de la révolution de 1789, et il suffit de voir le cachot de la reine et celui de madame Elisabeth pour concevoir une horreur profonde des anciennes formes judiciaires. Mais aujourd'hui, si la philanthropie a fait à la société des maux incalculables, elle a produit un peu de bien pour les individus. Nous devons à Napoléon notre Code criminel, qui, plus que le Code civil, dont la réforme est en quelques points urgente, sera l'un des plus grands monuments de ce rÚgne si court. Ce nouveau Droit criminel ferma tout un abÃme de souffrances. Aussi, peut-on affirmer qu'en mettant à part les affreuses tortures morales auxquelles les gens des classes supérieures sont en proie en se trouvant sous la main de la justice, l'action de ce pouvoir est d'une douceur et d'une simplicité d'autant plus grandes qu'elles sont inattendues. L'inculpé, le prévenu ne sont certainement pas logés comme chez eux; mais le nécessaire se trouve dans les prisons de Paris. D'ailleurs, la pesanteur des sentiments auxquels on se livre Îte aux accessoires de la vie leur signification habituelle. Ce n'est jamais le corps qui souffre. L'esprit est dans un état si violent que toute espÚce de malaise, de brutalité, s'il s'en rencontrait dans le milieu oÃÂč l'on est, se supporterait aisément. Il faut admettre, à Paris surtout, que l'innocent est promptement mis en liberté. Lucien, en entrant dans sa cellule, trouva donc la fidÚle image de la premiÚre chambre qu'il avait occupée à Paris, à l'HÎtel Cluny. Un lit semblable à ceux des plus pauvres hÎtels garnis du quartier Latin, des chaises foncées de paille, une table et quelques ustensiles composaient le mobilier de l'une de ces chambres, oÃÂč souvent on réunit deux accusés quand leurs moeurs sont douces et leurs crimes d'une catégorie rassurante, comme les faux et les banqueroutes. Cette ressemblance entre son point de départ, plein d'innocence, et le point d'arrivée, dernier degré de la honte et de l'avilissement, fut si bien saisie par un dernier effort de sa fibre poétique, que l'infortuné fondit en larmes. Il pleura pendant quatre heures, insensible en apparence comme une figure de pierre, mais souffrant de toutes ses espérances renversées, atteint dans toutes ses vanités sociales écrasées, dans son orgueil anéanti, dans tous les moi que présentent l'ambitieux, l'amoureux, l'heureux, le dandy, le Parisien, le poÚte, le voluptueux et le privilégié. Tout en lui s'était brisé dans cette chute icarienne. Carlos Herrera, lui, tourna dans son cabanon dÚs qu'il y fut seul comme l'ours blanc du Jardin-des-Plantes dans sa cage. Il vérifia minutieusement la porte et s'assura que, le judas excepté, nul trou n'y avait été pratiqué. Il sonda tous les murs, il regarda la hotte par la gueule de laquelle venait une faible lumiÚre et il se dit "Je suis en sûreté!" Il alla s'asseoir dans un coin oÃÂč l'oeil d'un surveillant appliqué au judas à grillage n'aurait pu le voir. Puis il Îta sa perruque et y décolla promptement un papier qui en garnissait le fond. Le cÎté de ce papier en communication avec la tÃÂȘte était si crasseux qu'il semblait ÃÂȘtre le tégument de la perruque. Si Bibi-Lupin avait eu l'idée d'enlever cette perruque pour reconnaÃtre l'identité de l'Espagnol avec Jacques Collin, il ne se serait pas défié de ce papier, tant cela paraissait faire partie de l'oeuvre du perruquier. L'autre cÎté du papier était encore assez blanc et assez propre pour recevoir quelques lignes. L'opération difficile et minutieuse du décollage avait été commencée à la Force, deux heures n'auraient pas suffi, la moitié de la journée y avait été employée la veille. Le prévenu commença par rogner ce précieux papier de maniÚre à s'en procurer une bande de quatre à cinq lignes de largeur, il la partagea en plusieurs morceaux; puis, il remit dans ce singulier magasin sa provision de papier aprÚs en avoir humecté la couche de gomme arabique à l'aide de laquelle il pouvait en rétablir l'adhé chercha dans une mÚche de cheveux un de ces crayons, fins comme des tiges d'épingle, dont la fabrication due à Susse était récente, et qui s'y trouvait fixé par de la colle; il en prit un fragment assez long pour écrire et assez petit pour tenir dans son oreille. Ces préparatifs terminés avec la rapidité, la sécurité d'exécution particuliÚre aux vieux forçats qui sont adroits comme des singes, Jacques Collin s'assit sur le bord de son lit et se mit à méditer ses instructions pour Asie, avec la certitude de la trouver sur son chemin, tant il comptait sur le génie de cette femme. - Dans mon interrogatoire sommaire, se disait-il, j'ai fait l'Espagnol parlant mal le français, se réclamant de son ambassadeur, alléguant les privilÚges diplomatiques et ne comprenant rien à ce qu'on lui demandait, tout cela bien scandé par des faiblesses, par des points d'orgue, par des soupirs, enfin toutes les balançoires d'un mourant. Restons sur ce terrain. Mes papiers sont en rÚgle. Asie et moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n'est pas fort. Pensons donc à Lucien, il s'agit de lui refaire le moral, il faut arriver à cet enfant à tout prix, lui tracer un plan de conduite, autrement il va se livrer, me livrer et tout perdre!... Avant son interrogatoire il doit avoir été seriné. Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon état de prÃÂȘtre! Telle était la situation morale et physique des deux prévenus dont le sort dépendait en ce moment de monsieur Camusot, juge d'instruction au Tribunal de PremiÚre instance de la Seine, souverain arbitre, pendant le temps que lui donnait le Code criminel, des plus petits détails de leur existence; car lui seul pouvait permettre que l'aumÎnier, le médecin de la Conciergerie ou qui que ce soit communiquùt avec eux. Ce qu'est un juge d'instruction à l'usage de ceux qui n'en ont pas Aucune puissance humaine, ni le Roi, ni le Garde-dessceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d'un juge d'instruction, rien ne l'arrÃÂȘte, rien ne lui commande. C'est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. En ce moment oÃÂč philosophes, philanthropes et publicistes sont incessamment occupés à diminuer tous les pouvoirs sociaux, le droit conféré par nos lois aux juges d'instruction est devenu l'objet d'attaques d'autant plus terribles qu'elles sont presque justifiées par ce droit, qui, disons-le, est exorbitant. Néanmoins, pour tout homme sensé, ce pouvoir doit rester sans atteinte; on peut, dans certains cas, en adoucir l'exercice par un large emploi de la caution; mais la société, déjà bien ébranlée par l'inintelligence et par la faiblesse du jury magistrature auguste et suprÃÂȘme qui ne devrait ÃÂȘtre confiée qu'à des notabilités élues, serait menacée de ruine si l'on brisait cette colonne qui soutient tout notre Droit criminel. L'arrestation est une de ces facultés terribles, nécessaires, dont le danger social est contrebalancé par sa grandeur mÃÂȘme. D'ailleurs, se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. Détruisez l'institution, reconstruisez-la sur d'autres bases; demandez, comme avant la Révolution, d'immenses garanties de fortune à la magistrature; mais croyez-y; n'en faites pas l'image de la société pour y insulter. Aujourd'hui le magistrat, payé comme un fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a troqué sa dignité d'autrefois contre une morgue qui semble intolérable à tous les égaux qu'on lui a faits; car la morgue est une dignité qui n'a pas de points d'appui. Là git le vice de l'institution actuelle. Si la France était divisée en dix Ressorts, on pourrait relever la magistrature en exigeant d'elle de grandes fortunes, ce qui devient impossible avec vingt-six Ressorts. La seule amélioration réelle à réclamer dans l'exercice du pouvoir confié au juge d'instruction, c'est la réhabilitation de la Maison d'ArrÃÂȘt. L'état de prévention devrait n'apporter aucun changement dans les habitudes des individus. Les Maisons d'ArrÃÂȘt devraient, à Paris, ÃÂȘtre construites, meublées et disposées de maniÚre à modifier profondément les idées du public sur la situation des prévenus. La loi est bonne, elle est nécessaire, l'exécution en est mauvaise et les moeurs jugent les lois d'aprÚs la maniÚre dont elles s'exécutent. L'opinion publique en France condamne les prévenus et réhabilite les accusés par une inexplicable contradiction. Peut-ÃÂȘtre est-ce le résultat de l'esprit essentiellement frondeur du Français. Cette inconséquence du public parisien fut un des motifs qui contribuÚrent à la catastrophe de ce drame; ce fut mÃÂȘme, comme on le verra, l'un des plus puissants. Pour ÃÂȘtre dans le secret des scÚnes terribles qui se jouent dans le cabinet d'un juge d'instruction; pour bien connaÃtre la situation respective des deux parties belligérantes, les prévenus et la Justice, dont la lutte a pour objet le secret gardé par ceux-ci contre la curiosité du juge, si bien nommé le curieux dans l'argot des prisons, on ne doit jamais oublier que les prévenus mis au secret ignorent tout ce que disent les sept à huit publics qui forment le public, tout ce que savent la Police, la Justice, et le peu que les journaux publient des circonstances du crime. Aussi donner à des prévenus un avis comme celui que Jacques Collin venait de recevoir par Asie sur l'arrestation de Lucien, est-ce jeter une corde à un homme qui se noie. On va voir échouer, par cette raison, une tentative qui certes, sans cette communication, eût perdu le forçat. Ces termes une fois bien posés, les gens les moins faciles à s'émouvoir vont ÃÂȘtre effrayés de ce que produisent ces trois causes de terreur la séquestration, le silence et le remords. Le juge d'instruction dans l'embarras Monsieur Camusot, gendre d'un des huissiers du cabinet du Roi, trop connu déjà pour expliquer ses alliances et sa position, se trouvait en ce moment dans une perplexité presque égale à celle de Carlos Herrera, relativement à l'instruction qui lui était confiée. NaguÚre, président d'un tribunal du Ressort, il avait été tiré de cette position et appelé juge à Paris, l'une des places les plus enviées en magistrature, par la protection de la célÚbre duchesse de Maufrigneuse dont le mari, menin du Dauphin et colonel d'un des régiments de cavalerie de la Garde royale, était autant en faveur auprÚs du Roi qu'elle l'était auprÚs de Madame. Pour un trÚs léger service rendu, mais capital pour la duchesse, lors de la plainte en faux portée contre le jeune comte d'Esgrignon par un banquier d'Alençon Voir, dans les SCENES DE LA VIE DE PROVINCE, le Cabinet des Antiques, de simple juge en province il avait passé président, et de président juge d'instruction à Paris. Depuis dix-huit mois qu'il siégeait dans le tribunal le plus important du royaume, il avait déjà pu, sur la recommandation de la duchesse de Maufrigneuse, se prÃÂȘter aux vues d'une grande dame non moins puissante, la marquise d'Espard; mais il avait échoué. Voir l'Interdiction. Lucien, comme on l'a dit au début de cette ScÚne, pour se venger de madame d'Espard qui voulait faire interdire son mari, put rétablir la vérité des faits aux yeux du Procureur-général et du comte de Sérisy. Ces deux hautes puissances une fois réunies aux amis du marquis d'Espard, la femme n'avait échappé que par la clémence de son mari au blùme du tribunal. La veille, en apprenant l'arrestation de Lucien, la marquise d'Espard avait envoyé son beau-frÚre, le chevalier d'Espard, chez madame Camusot. Madame Camusot était allée incontinent faire une visite à l'illustre marquise. Au moment du dÃner, de retour chez elle, elle avait pris à part son mari dans sa chambre à coucher. - Si tu peux envoyer ce petit fat de Lucien de Rubempré en Cour d'assises, et qu'on obtienne une condamnation contre lui, lui dit-elle à l'oreille, tu seras conseiller à la Cour royale... - Et comment? - Madame d'Espard voudrait voir tomber la tÃÂȘte de ce pauvre jeune homme. J'ai eu froid dans le dos en écoutant parler une haine de jolie femme. - Ne te mÃÂȘle pas des affaires du Palais, répondit Camusot à sa femme. - Moi, m'en mÃÂȘler? reprit-elle. Un tiers aurait pu nous entendre, il n'aurait pas su ce dont il s'agissait. La marquise et moi, nous avons été l'une et l'autre aussi délicieusement hypocrites que tu l'es avec moi dans ce moment. Elle voulait me remercier de tes bons offices dans son affaire, en me disant que, malgré l'insuccÚs, elle en était reconnaissante Elle m'a parlé de la terrible mission que la loi vous donne. "C'est affreux d'avoir à envoyer un homme à l'échafaud, mais celui-là ! c'est faire justice!... etc." Elle a déploré qu'un si beau jeune homme, amené par sa cousine, madame du Chùtelet, à Paris, eût si mal tourné. "C'est là , disait-elle, oÃÂč les mauvaises femmes, comme une Coralie, une Esther, mÚnent les jeunes gens assez corrompus pour partager avec elles d'ignobles profits!" Enfin de belles tirades sur la charité, sur la religion! Madame du Chùtelet lui avait dit que Lucien méritait mille morts pour avoir failli tuer sa soeur et sa mÚre.. Elle a parlé d'une vacance à la Cour royale, elle connaissait le Garde-des-sceaux. - Votre mari, madame, a une belle occasion de se distinguer! a-t-elle dit en finissant. Et voilà . - Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir, dit Camusot. - Tu iras loin, si tu es magistrat partout, mÃÂȘme avec ta femme, s'écria madame Camusot. Tiens, je t'ai cru niais, mais aujourd'hui je t'admire... Le magistrat eut sur les lÚvres un de ces sourires qui n'appartiennent qu'à eux, comme celui des danseuses n'est qu'à elles. - Madame, puis-je entrer? demanda la femme de chambre. - Que me voulez-vous? lui dit sa maÃtresse. - Madame, la premiÚre femme de madame la duchesse de Maufrigneuse est venue ici pendant l'absence de madame, et prie madame, de la part de sa maÃtresse, de venir à l'hÎtel de Cadignan, toute affaire cessante. - Qu'on retarde le dÃner, dit la femme du juge en pensant que le cocher du fiacre qui l'avait amenée attendait son paiement. Elle remit son chapeau, remonta dans le fiacre, et fut dans vingt minutes à l'hÎtel de Cadignan. Madame Camusot, introduite par les petites entrées, resta pendant dix minutes seule dans un boudoir attenant à la chambre à coucher de la duchesse qui se montra resplendissante, car elle partait à Saint-Cloud oÃÂč l'appelait une invitation à la Cour. - Ma petite, entre nous, deux mots suffisent. - Oui, madame la duchesse. - Lucien de Rubempré est arrÃÂȘté, votre mari instruit l'affaire, je garantis l'innocence de ce pauvre enfant, qu'il soit libre avant vingt-quatre heures. Ce n'est pas tout. Quelqu'un veut voir Lucien demain secrÚtement dans sa prison, votre mari pourra, s'il le veut, ÃÂȘtre présent, pourvu qu'il ne se laisse pas apercevoir... Je suis fidÚle à ceux qui me servent, vous le savez. Le Roi espÚre beaucoup du courage de ses magistrats dans les circonstances graves oÃÂč il va se trouver bientÎt; je mettrai votre mari en avant, je le recommanderai comme un homme dévoué au Roi, fallût-il risquer sa tÃÂȘte. Notre Camusot sera d'abord conseiller, puis premier président n'importe oÃÂč... Adieu... je suis attendue, vous m'excusez, n'est-ce pas? Vous n'obligez pas seulement le Procureur-général, qui dans cette affaire ne peut pas se prononcer; vous sauvez encore la vie à une femme qui se meurt, a madame de Sérisy. Ainsi vous ne manquerez pas d'appui.. Allons, vous voyez ma confiance, je n'ai pas besoin de vous recommander... vous savez! Elle se mit un doigt sur les lÚvres et disparut. - Et moi qui n'ai pas pu lui dire que la marquise d'Espard veut voir Lucien sur l'échafaud!... pensait la femme du magistrat en regagnant son fiacre. Elle arriva dans une telle anxiété qu'en la voyant le juge lui dit - Amélie, qu'as-tu?... - Nous sommes pris entre deux feux... Elle raconta son entrevue avec la duchesse en parlant à l'oreille de son mari, tant elle craignait que sa femme de chambre n'écoutùt à la porte. - Laquelle des deux est la plus puissante? dit-elle en terminant. La marquise a failli te compromettre dans la sotte affaire de la demande en interdiction de son mari, tandis que nous devons tout à la duchesse. L'une m'a fait des promesses vagues; tandis que l'autre a dit "Vous serez conseiller d'abord, premier président ensuite!"... Dieu me garde de te donner un conseil, je ne me mÃÂȘlerai jamais des affaires du Palais; mais je dois te rapporter fidÚlement ce qui se dit à la Cour et ce qu'on y prépare... - Tu ne sais pas, Amélie, ce que le Préfet de Police m'a envoyé ce matin, et par qui? par un des hommes les plus importants de la Police générale du Royaume, le Bibi-Lupin de la politique, qui m'a dit que l'Etat avait des intérÃÂȘts secrets dans ce procÚs. DÃnons et allons aux Variétés... nous causerons cette nuit, dans le silence du cabinet, de tout ceci; car j'aurai besoin de ton intelligence, celle du juge ne suffit peut-ÃÂȘtre pas... Comme quoi les chambres à coucher sont souvent des chambres de délibération Les neuf dixiÚmes des magistrats nieront l'influence de la femme sur le mari en semblable occurrence; mais, si c'est là l'une des plus fortes exceptions sociales, on peut faire observer qu'elle est vraie quoique accidentelle. Le magistrat est comme le prÃÂȘtre, à Paris surtout oÃÂč se trouve l'élite de la magistrature, il parle rarement des affaires du Palais, à moins qu'elles ne soient à l'état de chose jugée. Les femmes de magistrats non seulement affectent de ne jamais rien savoir, mais encore elles ont toutes assez le sentiment des convenances pour deviner qu'elles nuiraient à leurs maris si, quand elles sont instruites de quelque secret, elles le laissaient voir. Néanmoins, dans les grandes occasions oÃÂč il s'agit d'avancement d'aprÚs tel ou tel parti pris, beaucoup de femmes ont assisté, comme Amélie, à la délibération du magistrat. Enfin, ces exceptions, d'autant plus niables qu'elles sont toujours inconnues, dépendent entiÚrement de la maniÚre dont la lutte entre deux caractÚres s'est accomplie au sein d'un ménage. Or, madame Camusot dominait entiÚrement son mari. Quand tout dormit chez eux, le magistrat et sa femme s'assirent au bureau sur lequel le juge avait déjà classé les piÚces de l'affaire. - Voici les notes que le Préfet de police m'a fait remettre, sur ma demande d'ailleurs, dit Camusot. "L'ABBE CARLOS HERRERA. Cet individu est certainement le nommé Jacques Collin dit Trompe-la-Mort, dont la derniÚre arrestation remonte à l'année 1819, et fut opérée au domicile d'une dame Vauquer, tenant pension bourgeoise rue Neuve-Sainte-GeneviÚve, et oÃÂč il demeurait caché sous le nom de Vautrin." En marge, on lisait de la main du Préfet de Police "Ordre a été transmis par le télégraphe à Bibi-Lupin, Chef de la Sûreté, de revenir immédiatement pour aider à la confrontation, car il connaÃt personnellement Jacques Collin qu'il a fait arrÃÂȘter en 1819 avec le concours d'une demoiselle Michonneau. Les pensionnaires qui logeaient dans la Maison Vauquer existent encore et peuvent ÃÂȘtre cités pour établir l'identité. Le soi-disant Carlos Herrera est l'ami intime, le conseiller de monsieur Lucien de Rubempré, à qui, pendant trois ans, il a fourni des sommes considérables, évidemment provenues de vols. Cette solidarité, si l'on établit l'identité du soi-disant Espagnol et de Jacques Collin, sera la condamnation du sieur Lucien de Rubempré. La mort subite de l'agent Peyrade est due à un empoisonnement consommé par Jacques Collin, par Rubempré ou leurs affidés. La raison de cet assassinat vient de ce que l'agent était, depuis longtemps, sur les traces de ces deux habiles criminels." En marge, le magistrat montra cette phrase écrite par le Préfet de Police lui-mÃÂȘme "Ceci est à ma connaissance personnelle, et j'ai la certitude que le sieur Lucien de Rubempré s'est indignement joué de sa Seigneurie le comte de Sérisy et de monsieur le Procureur-général." - Qu'en dis-tu, Amélie? - C'est effrayant!... répondit la femme du juge. AchÚve donc! "La substitution du prÃÂȘtre espagnol au forçat Collin est le résultat de quelque crime plus habilement commis que celui par lequel Cogniard s'est fait comte de Saint-HélÚne." LUCIEN DE RUBEMPRE. Lucien Chardon, fils d'un apothicaire d'AngoulÃÂȘme et dont la mÚre est une demoiselle de Rubempré, doit à une ordonnance du Roi le droit de porter le nom de Rubempré. Cette ordonnance a été accordée à la sollicitation de madame la duchesse de Maufrigneuse et de monsieur le comte de Sérisy . En 182..., ce jeune homme est venu à Paris sans aucun moyen d'existence, à la suite de madame la comtesse Sixte du Chùtelet, alors madame de Bargeton, cousine de madame d'Espard. Ingrat envers madame de Bargeton, il a vécu maritalement avec une demoiselle Coralie, décédée actrice du Gymnase, qui a quitté pour lui monsieur Camusot, marchand de soieries de la rue des Bourdonnais. BientÎt, plongé dans la misÚre par l'insuffisance des secours que lui donnait cette actrice, il a compromis gravement son honorable beau-frÚre, imprimeur à AngoulÃÂȘme, en émettant de faux billets pour le paiement desquels David Séchard fut arrÃÂȘté pendant un court séjour dudit Lucien à AngoulÃÂȘme Cette affaire a déterminé la fuite de Rubempré, qui subitement a reparu à Paris avec l'abbé Carlos Herrera. Sans moyens d'existence connus, le sieur Lucien a dépensé, en moyenne, durant les trois premiÚres années de son second séjour à Paris, environ trois cent mille francs qu'il n'a pu tenir que du soi-disant abbé Carlos Herrera, mais à quel titre? "Il a, en outre, récemment employé plus d'un million à l'achat de la terre de Rubempré pour obéir à une condition mise à son mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu. La rupture de ce mariage tient à ce que la famille Grandlieu, à laquelle le sieur Lucien avait dit tenir ces sommes de son beau-frÚre et de sa soeur, a fait prendre des informations auprÚs des respectables époux Séchard, notamment par l'avoué Derville; et non seulement ils ignoraient ces acquisitions, mais encore ils croyaient Lucien excessivement endetté. "D'ailleurs la succession recueillie par les époux Séchard consiste en immeubles; et l'argent comptant, suivant leur déclaration, montait à deux cent mille francs. "Lucien vivait secrÚtement avec Esther Gobseck, il est donc certain que toutes les profusions du baron de Nucingen, protecteur de cette demoiselle, ont été remises audit Lucien "Lucien et son compagnon le forçat ont pu se soutenir plus longtemps que Cogniard en face du monde, en tirant leurs ressources de la prostitution de ladite Esther, autrefois fille soumise." De la Police et de ses cartons Malgré les redites que ces notes produisent dans le récit du drame, il était nécessaire de les rapporter textuellement pour faire apercevoir le rÎle de la Police à Paris. La Police a, comme on a déjà pu le voir d'ailleurs d'aprÚs la note demandée sur Peyrade, des dossiers, presque toujours exacts, sur toutes les familles et sur tous les individus dont la vie est suspecte, dont les actions sont répréhensibles. Elle n'ignore rien de toutes les déviations. Ce calepin universel, bilan des consciences, est aussi bien tenu que l'est celui de la Banque de France sur les fortunes. De mÃÂȘme que la Banque pointe les plus légers retards, en fait de paiement, soupÚse tous les crédits, estime les capitalistes, suit de l'oeil leurs opérations; de mÃÂȘme fait la Police pour l'honnÃÂȘteté des citoyens. En ceci, comme au Palais, l'innocence n'a rien à craindre, cette action ne s'exerce que sur les fautes. Quelque haut placée que soit une famille, elle ne saurait se garantir de cette providence sociale. La discrétion est d'ailleurs égale à l'étendue de ce pouvoir. Cette immense quantité de procÚs-verbaux des commissaires de Police, de rapports, de notes, de dossiers, cet océan de renseignements dort immobile, profond et calme comme la mer. Qu'un accident éclate, que le délit ou le crime se dressent, la justice fait un appel à la Police; et aussitÎt, il existe un dossier sur les inculpés, le juge en prend connaissance. Ces dossiers, oÃÂč les antécédents sont analysés, ne sont que des renseignements qui meurent entre les murailles du Palais; la justice n'en peut faire aucun usage légal, elle s'en éclaire, elle s'en sert, voilà tout. Ces cartons fournissent en quelque sorte l'envers de la tapisserie des crimes, leurs causes premiÚres, et presque toujours inédites. Aucun jury n'y croirait, le pays tout entier se soulÚverait d'indignation si l'on en excipait dans le procÚs oral de la Cour d'assises. C'est enfin la vérité condamnée à rester dans son puits, comme partout et toujours. Il n'est pas de magistrat, aprÚs douze ans de pratique à Paris, qui ne sache que la Cour d'assises, la Police correctionnelle cachent la moitié de ces infamies, qui sont comme le lit sur lequel a couvé pendant longtemps le crime; et qui n'avoue que la justice ne punit pas la moitié des attentats commis. Si le public pouvait connaÃtre jusqu'oÃÂč va la discrétion des employés de la Police qui ont de la mémoire, elle révérerait ces braves gens à l'égal des Cheverus. On croit la Police astucieuse, machiavélique, elle est d'une excessive bénignité; seulement, elle écoute les passions dans leur paroxysme, elle reçoit les délations et garde toutes ses notes. Elle n'est épouvantable que d'un cÎté. Ce qu'elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi cruelle, aussi partiale que feu l'Inquisition. - Laissons cela, dit le juge en remettant les notes dans le dossier, c'est un secret entre la Police et la Justice, le juge verra ce que cela vaut; mais monsieur et madame Camusot n'en ont jamais rien su. - As-tu besoin de me répéter cela? dit madame Camusot. - Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi? - Un homme aimé par la duchesse de Maufrigneuse, par la comtesse de Sérisy, par Clotilde de Grandlieu, n'est pas coupable, répondit Amélie, l'autre doit avoir tout fait. - Mais Lucien est complice! s'écria Camusot. - Veux-tu m'en croire?... dit Amélie. Rends le prÃÂȘtre à la diplomatie dont il est le plus bel ornement, innocente ce petit misérable, et trouve d'autres coupables... - Comme tu y vas!... répondit le juge en souriant. Les femmes tendent au but à travers les lois, comme les oiseaux que rien n'arrÃÂȘte dans l'air. - Mais, reprit Amélie, diplomate ou forçat, l'abbé Carlos te désignera quelqu'un pour te tirer d'affaire. - Je ne suis qu'un bonnet, tu es la tÃÂȘte, dit Camusot à sa femme. - Eh! bien, la délibération est close, viens embrasser ta Mélie, il est une heure... Et madame Camusot alla se coucher en laissant son mari mettre ses papiers et ses idées en ordre pour les interrogatoires à faire subir le lendemain aux deux prévenus. Un produit du Palais Donc, pendant que les paniers à salade amenaient Jacques Collin et Lucien à la Conciergerie, le juge d'instruction, aprÚs avoir déjeuné toutefois, traversait Paris à pied, selon la simplicité de moeurs adoptée par les magistrats parisiens, pour se rendre à son cabinet oÃÂč déjà toutes les piÚces de l'affaire étaient arrivées. Voici comment. Tous les juges d'instruction ont un commis-greffier, espÚce de secrétaire judiciaire assermenté, dont la race se perpétue sans primes, sans encouragements, qui produit toujours d'excellents sujets, chez lesquels le mutisme est naturel et absolu. On ignore au palais, depuis l'origine des Parlements jusqu'aujourd'hui, l'exemple d'une indiscrétion commise par les greffiers-commis aux instructions judiciaires. Gentil a vendu la quittance donnée à Semblançay par Louise de Savoie, un commis de la guerre a vendu à Czernicheff le plan de la campagne de Russie; tous ces traÃtres étaient plus ou moins riches. La perspective d'une place au palais, celle d'un greffe, la conscience du métier suffisent pour rendre le commis-greffier d'un juge d'instruction le rival heureux de la tombe, car la tombe est devenue indiscrÚte depuis les progrÚs de la chimie. Cet employé, c'est la plume mÃÂȘme du juge. Beaucoup de gens comprendront qu'on soit l'arbre de la machine et se demanderont comment on peut en rester l'écrou; mais l'écrou se trouve heureux, peut-ÃÂȘtre a-t-il peur de la machine? Le greffier de Camusot, jeune homme de vingt-deux ans, nommé Coquart, était venu le matin prendre toutes les piÚces et les notes du juge, et il avait déjà tout préparé dans le cabinet, quand le magistrat allait flùnant le long des quais, regardant les curiosités dans les boutiques, et se demandant en lui-mÃÂȘme "Comment s'y prendre avec un gaillard aussi fort que Jacques Collin, en supposant que ce soit lui? Le chef de la sûreté le reconnaÃtra, je dois avoir l'air de faire mon métier, ne fût-ce que pour la Police! Je vois tant d'impossibilités, que le mieux serait d'éclairer la marquise et la duchesse, en leur montrant les notes de la Police, et je vengerai mon pÚre à qui Lucien a pris Coralie... En découvrant de si noirs scélérats, mon habileté sera proclamée, et Lucien sera bientÎt renié par tous ses amis. Allons, l'interrogatoire en décidera." Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge de Boulle. Une influence - Ne pas mentir à ma conscience et servir les deux grandes dames, voilà un chef-d'oeuvre d'habileté, pensait-il. - Tiens, vous aussi là , monsieur le Procureur-général, dit Camusot à haute voix, vous cherchez des médailles! - C'est le goût de presque tous les justiciards, répondit en riant le comte de Granville, à cause des revers. Et, aprÚs avoir regardé la boutique pendant quelques instants comme s'il y achevait son examen, il emmena Camusot le long du quai, sans que Camusot pût croire à autre chose qu'à un hasard. - Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le Procureur-général. Pauvre jeune homme, je l'aimais... - Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot. - Oui, j'ai vu les notes de la Police; mais elles sont dues, en partie, à un agent qui ne dépend pas de la Préfecture, au fameux Corentin, un homme qui a fait couper le cou à plus d'innocents que vous n'enverrez de coupables à l'échafaud, et... Mais ce drÎle est hors de notre portée. Sans vouloir influencer la conscience d'un magistrat tel que vous, je ne peux pas m'empÃÂȘcher de vous faire observer que, si vous pouviez acquérir la conviction de l'ignorance de Lucien relativement au testament de cette fille, il en résulterait qu'il n'avait aucun intérÃÂȘt à sa mort, car elle lui donnait prodigieusement d'argent!... - Nous avons la certitude de son absence pendant l'empoisonnement de cette Esther, dit Camusot. Il guettait à Fontainebleau le passage de mademoiselle de Grandlieu et de la duchesse de Lenoncourt. - Oh! reprit le Procureur-général, il conservait, sur son mariage avec mademoiselle de Grandlieu, de telles espérances je le tiens de la duchesse de Grandlieu elle-mÃÂȘme qu'il n'est pas possible de supposer un garçon si spirituel compromettant tout par un crime inutile. - Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce qu'elle gagnait.. - Derville et Nucingen disent qu'elle est morte ignorant la succession qui lui était depuis longtemps échue, ajouta le Procureur-général. - Mais, à quoi croyez-vous donc alors? demanda Camusot, car il y a quelque chose. - A un crime commis par les domestiques, dit le Procureur-général. - Malheureusement, fit observer Camusot, il est bien dans les moeurs de Jacques Collin, car le prÃÂȘtre espagnol est bien certainement ce forçat évadé, de prendre les sept cent cinquante mille francs produits par la vente de l'inscription des rentes en trois pour cent donnée par Nucingen. - Vous pÚserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. L'abbé Carlos Herrera tient à la diplomatie... mais un ambassadeur qui commettrait un crime ne serait pas sauvegardé par son caractÚre. Est-ce ou n'est-ce pas l'abbé Carlos Herrera, voilà la question la plus importante... Et monsieur de Granville salua comme un homme qui ne veut pas de réponse. - Lui aussi veut donc sauver Lucien? pensa Camusot, qui prit par le quai des Lunettes pendant que le Procureur-général entrait au Palais par la cour de Harlay. Un piÚge à forçat Arrivé dans la cour de la Conciergerie, Camusot entra chez le directeur de cette prison et l'emmena loin de toute oreille, au milieu du pavé. - Mon cher monsieur, faites-moi le plaisir d'aller à la force, savoir de votre collÚgue s'il a l'avantage de posséder en ce moment quelques forçats qui aient habité, de 1810 à 1815, le bagne de Toulon; voyez si vous en avez aussi chez vous. Nous ferons transférer ceux de la force ici pour quelques jours, et vous me direz si le prétendu prÃÂȘtre espagnol sera reconnu par eux pour ÃÂȘtre Jacques Collin dit Trompe-la-Mort. - Bien, monsieur Camusot; mais Bibi-Lupin est arrivé... - Ah! déjà ? s'écria le juge. - Il était à Melun. On lui a dit qu'il s'agissait de Trompe-la-Mort, il a souri de plaisir et il attend vos ordres... - Envoyez-le-moi. Le directeur de la Conciergerie put alors présenter au juge d'instruction la requÃÂȘte de Jacques Collin, en peignant l'état déplorable. - J'avais l'intention de l'interroger le premier, répondit le magistrat, mais non pas à cause de sa santé. J'ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. Or, ce gaillard, qui dit ÃÂȘtre à l'agonie depuis vingt-quatre heures, a si bien dormi, que l'on est entré dans son cabanon, à la force, sans qu'il entendÃt le médecin que le directeur avait envoyé chercher; le médecin ne lui a pas mÃÂȘme tùté le pouls, il l'a laissé dormir; ce qui prouve qu'il aurait une aussi bonne conscience qu'une aussi bonne santé. Je ne vais croire à cette maladie que pour étudier le jeu de mon homme, dit en souriant monsieur Camusot. - On apprend tous les jours avec les prévenus et les accusés, fit observer le directeur de la Conciergerie. La Préfecture de Police communique avec la Conciergerie, et les magistrats, de mÃÂȘme que le directeur de la prison, par suite de la connaissance de ces passages souterrains, peuvent s'y rendre avec une excessive promptitude. Ainsi s'explique la facilité miraculeuse avec laquelle le ministÚre public et les présidents de la Cour d'assises peuvent, séance tenante, avoir certains renseignements. Aussi quand monsieur Camusot fut en haut de l'escalier qui menait à son cabinet, trouva-t-il Bibi-Lupin accouru par la salle des Pas-Perdus. - Quel zÚle! lui dit le juge en souriant. - Ah! c'est que si c'est lui, répondit le chef de la Sûreté, vous verrez une terrible danse au préau, pour peu qu'il y ait des chevaux de retour anciens forçats, en argot. - Et pourquoi? - Trompe-la-Mort a mangé la grenouille, et je sais qu'ils ont juré de l'exterminer. Ils signifiaient les forçats dont le trésor confié depuis vingt ans à Trompe-la-Mort avait été dissipé pour Lucien, comme on le sait. - Pourriez-vous retrouver des témoins de sa derniÚre arrestation? - Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amÚne aujourd'hui. - Coquart, dit le juge en Îtant ses gants, mettant sa canne et son chapeau dans un coin, remplissez deux citations sur les renseignements de monsieur l'agent. Il se regarda dans la glace de la cheminée sur le chambranle de laquelle il y avait, à la place de la pendule, une cuvette et un pot à eau. D'un cÎté une carafe pleine d'eau et un verre, et de l'autre une lampe. Le juge sonna. L'huissier vint aprÚs quelques minutes. - Ai-je déjà du monde? demanda-t-il à l'huissier chargé de recevoir les témoins, de vérifier leurs citations et de les placer dans leur ordre d'arrivée. - Oui, monsieur. - Prenez les noms des personnes venues, apportez m'en la liste. Les juges d'instruction, avares de leur temps, sont quelquefois obligés de conduire plusieurs instructions à la fois. Telle est la raison des longues factions que font les témoins appelés dans la piÚce oÃÂč se tiennent les huissiers et oÃÂč retentissent les sonnettes des juges d'instruction. - AprÚs, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l'abbé Carlos Herrera. - Ah! il est en Espagnol? en prÃÂȘtre, m'a-t-on dit. Bah! c'est renouvelé de Collet, monsieur Camusot, s'écria le chef de la Sûreté. - Il n'y a rien de neuf, répondit Camusot. Et le juge signa deux de ces citations formidables qui troublent tout le monde, mÃÂȘme les plus innocents témoins que la Justice mande ainsi à comparoir sous des peines graves, faute d'obéir. Jacques Collin au secret remue le monde En ce moment Jacques Collin avait terminé, depuis une demi-heure environ, sa profonde délibération, et il était sous les armes. Rien ne peut mieux achever de peindre cette figure du peuple en révolte contre les lois que les quelques lignes qu'il avait tracées sur ses papiers graisseux. Le sens du premier était ceci, car ce fut écrit dans le langage convenu entre Asie et lui, l'argot de l'argot, le chiffre appliqué à l'idée. Va chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez madame de Sérisy, que l'une ou l'autre voie Lucien avant son interrogatoire, et qu'elle lui donne à lire le papier ci-inclus. Enfin, il faut trouver Europe et Paccard, que ces deux voleurs soient à ma disposition, et prÃÂȘts à jouer le rÎle que je leur indiquerai. "Cours chez Rastignac, dis-lui, de la part de celui qu'il a rencontré au bal de l'Opéra, de venir attester que l'abbé Carlos Herrera ne ressemble en rien au Jacques Collin arrÃÂȘté chez la Vauquer. Obtenir pareille chose du docteur Bianchon. Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but." Sur le papier inclus, il y avait en bon français "Lucien, n'avoue rien sur moi. Je dois ÃÂȘtre pour toi l'abbé Carlos Herrera. Non seulement c'est ta justification; mais encore un peu de tenue, et tu as sept millions, plus l'honneur sauf." Ces deux papiers collés du cÎté de l'écriture, de maniÚre à faire croire que c'était un fragment de la mÃÂȘme feuille, furent roulés avec un art particulier à ceux qui ont rÃÂȘvé dans le bagne aux moyens d'ÃÂȘtre libres. Le tout prit la forme et la consistance d'une boule de crasse grosse comme ces tÃÂȘtes en cire que les femmes économes adaptent aux aiguilles dont le chas s'est rompu. - Si c'est moi qui vais à l'instruction le premier, nous sommes sauvés; mais si c'est le petit, tout est perdu, se dit-il en attendant. Ce moment était si cruel que cet homme si fort eut le visage couvert d'une sueur blanche. Ainsi, cet homme prodigieux devinait vrai dans sa sphÚre de crime, comme MoliÚre dans la sphÚre de la poésie dramatique, comme Cuvier avec les créations disparues. Le génie en toute chose est une intuition. Au-dessous de ce phénomÚne, le reste des oeuvres remarquables se doit au talent. En ceci consiste la différence qui sépare les gens du premier des gens du second ordre. Le crime a ses hommes de génie. Jacques Collin, aux abois, se rencontrait avec madame Camusot l'ambitieuse et avec madame de Sérisy dont l'amour s'était réveillé sous le coup de la terrible catastrophe oÃÂč s'abÃmait Lucien. Tel était le suprÃÂȘme effort de l'intelligence humaine contre l'armure d'acier de la Justice. En entendant crier la lourde ferraille des serrures et des verrous de sa porte, Jacques Collin reprit son masque de mourant; il y fut aidé par l'enivrante sensation de plaisir que lui causa le bruit des souliers du surveillant dans le corridor. Il ignorait par quels moyens Asie arriverait jusqu'à lui; mais il comptait la voir sur son passage, surtout aprÚs la promesse qu'il en avait reçue à l'arcade Saint-Jean. Asie à l'oeuvre AprÚs cette heureuse rencontre, Asie était descendue sur la GrÚve. Avant 1830, le nom de la GrÚve avait un sens aujourd'hui perdu. Toute la partie du quai, depuis le pont d'Arcole jusqu'au pont Louis-Philippe, était alors telle que la nature l'avait faite, à l'exception de la voie pavée qui d'ailleurs était disposée en talus. Aussi, dans les grandes eaux, pouvait-on aller en bateau le long des maisons et dans les rues en pente qui descendaient sur la riviÚre. Sur ce quai, les rez-de-chaussée étaient presque tous élevés de quelques marches. Quand l'eau battait le pied des maisons, les voitures prenaient par l'épouvantable rue de la Mortellerie, abattue tout entiÚre aujourd'hui pour agrandir l'HÎtel-de-Ville. Il fut donc facile à la fausse marchande de pousser rapidement la petite voiture au bas du quai, et de l'y cacher jusqu'à ce que la véritable marchande, qui d'ailleurs buvait le prix de sa vente en bloc dans un des ignobles cabarets de la rue de la Mortellerie, vÃnt la reprendre à l'endroit oÃÂč l'emprunteuse avait promis de la laisser. En ce moment, on achevait l'agrandissement du quai Pelletier, l'entrée du chantier était gardée par un invalide, et la brouette confiée à ses soins ne courait aucun risque. Asie prit aussitÎt un fiacre sur la place de l'FlÎtel-deVille, et dit au cocher "Au Temple! et du train, il y a gras." Une femme vÃÂȘtue comme l'était Asie pouvait, sans exciter la moindre curiosité, se perdre dans la vaste halle oÃÂč s'amoncellent toutes les guenilles de Paris, oÃÂč grouillent mille marchands ambulants, oÃÂč babillent deux cents revendeuses. Les deux prévenus étaient à peine écroués, qu'elle se faisait habiller dans un petit entresol humide et bas situé au-dessus d'une de ces horribles boutiques oÃÂč se vendent tous les restes d'étoffe volés par les couturiÚres ou par les tailleurs, et tenue par une vieille demoiselle appelée la Romette, de son petit nom de Jéromette. La Romette était aux marchandes à la toilette ce que ces madames La Ressource sont elles-mÃÂȘmes aux femmes, dites comme il faut, dans l'embarras, une usuriÚre à cent pour cent. - Ma fille! dit Asie, il s'agit de me ficeler. Je dois ÃÂȘtre au moins une baronne du faubourg Saint-Germain. Et bricolons tout pus vite que ça? reprit-elle, car j'ai les pieds dans l'huile bouillante! Tu sais quelles robes me vont. En avant le pot de rouge, trouve-moi des dentelles-chouettes! et donne-moi les plus reluisants bibelots... Envoie la petite chercher un fiacre, et qu'elle le fasse arrÃÂȘter à notre porte de derriÚre. - Oui, madame, répondit la vieille fille avec une soumission et un empressement de servante en présence de sa maÃtresse. Si cette scÚne avait eu quelque témoin, il eût facilement vu que la femme cachée sous le nom d'Asie était chez elle. - On me propose des diamants!... dit la Romette en coiffant Asie. - Sont-ils volés?... - Je le crois. - Eh bien, quel que soit le profit, mon enfant, il faut s'en priver. Nous avons les curieux à craindre pendant quelque temps. On comprend dÚs lors comment Asie put se trouver dans la salle des Pas-Perdus du Palais -de-Justice, une citation à la main, se faisant guider dans les corridors et dans les escaliers qui mÚnent chez les juges d'instruction, et demandant monsieur Camusot, un quart d'heure environ avant l'arrivée du juge. Une vue de la salle des Pas-Perdus Asie ne se ressemblait plus à elle-mÃÂȘme. AprÚs avoir, comme une actrice, lavé son visage de vieille, mis du rouge et du blanc, elle s'était enveloppé la tÃÂȘte d'une admirable perruque blonde. Mise absolument comme une dame du faubourg Saint-Germain en quÃÂȘte de son chien perdu, elle paraissait avoir quarante ans, car elle s'était caché le visage sous un magnifique voile de dentelle noire. Un corset rudement sanglé maintenait sa taille de cuisiniÚre. TrÚs bien gantée, armée d'une tournure un peu forte, elle exhalait une odeur de poudre à la maréchale. Badinant avec un sac à monture en or elle partageait son attention entre les murailles du Palais oÃÂč elle errait évidemment pour la premiÚre fois et la laisse d'un joli kings'dog. Une pareille douairiÚre fut bientÎt remarquée par la population en robe noire de la salle des Pas-Perdus. Outre les avocats sans cause qui balaient cette salle avec leurs robes et qui nomment les grands avocats par leurs noms de baptÃÂȘme, à la maniÚre des grands seigneurs entre eux, pour faire croire qu'ils appartiennent à l'aristocratie de l'Ordre; on voit souvent de patients jeunes gens, à la dévotion des avoués, faisant le pied de grue à propos d'une seule cause retenue en dernier et susceptible d'ÃÂȘtre plaidée si les avocats des causes retenues en premier se faisaient attendre. Ce serait une peinture curieuse que celle des différences entre chacune des robes noires qui se promÚnent dans cette immense salle trois par trois, quelquefois quatre à quatre, en produisant par leurs causeries l'immense bourdonnement qui retentit dans cette salle, si bien nommée, car la marche use les avocats autant que les prodigalités de la parole; mais elle trouvera place dans l'Etude destinée à peindre les avocats de Paris. Asie avait compté sur les flùneurs du Palais, elle riait sous cape de quelques plaisanteries qu'elle entendait et finit par attirer l'attention de Massol, un jeune stagiaire plus occupé de la Gazette des Tribunaux que par ses clients, qui mit en riant ses bons offices à la discrétion d'une femme si bien parfumée et si richement habillée. Asie prit une petite voix de tÃÂȘte pour expliquer à cet obligeant monsieur qu'elle se rendait à une citation d'un juge, nommé Camusot... - Ah! pour l'affaire Rubempré. Le procÚs avait déjà son nom! - Oh! ce n'est pas moi, c'est ma femme de chambre, une fille surnommée Europe que j'ai eue pendant vingt-quatre heures et qui s'est enfuie en voyant que mon suisse m'apportait ce papier timbré. Puis, comme toutes les vieilles femmes dont la vie se passe en bavardages au coin du feu, poussée par Massol, elle fit des parenthÚses, elle raconta ses malheurs avec son premier mari, l'un des trois directeurs de la caisse territoriale. Elle consulta le jeune avocat sur la question de savoir si elle devait entamer un procÚs avec son gendre, le comte de Gross-Narp, qui rendait sa fille trÚs malheureuse, et si la loi lui permettait de disposer de sa fortv-ie. Massol a ne pouvait, malgré ses efforts, deviner si la citation était donnée à la maÃtresse ou à la femme de chambre. Dans le premier moment, il s'était contenté de jeter les yeux sur cette piÚce judiciaire dont les exemplaires sont bien connus; car, pour plus de célérité, elle est imprimée, et les greffiers des juges d'instruction n'ont plus qu'à remplir des blancs ménagés pour les noms et la demeure des témoins, l'heure de la comparution, etc. Asie se faisait expliquer le Palais qu'elle connaissait mieux que l'avocat ne le connaissait lui-mÃÂȘme; enfin, elle finit par lui demander à quelle heure ce monsieur Camusot venait. Mais en général les juges d'instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures. - Il est dix heures moins un quart, dit-elle en regardant à une jolie petite montre, un vrai chef-d'oeuvre de bijouterie qui fit penser à Massol "OÃÂč la fortune va-t-elle se nicher!..." Massol rÃÂȘve un mariage En ce moment Asie était arrivée à cette salle obscure donnant sur la cour de la Conciergerie oÃÂč se tiennent les huissiers. En apercevant le guichet à travers la croisée, elle s'écria "Qu'est-ce que c'est que ces grands murs-là ?" - C'est la Conciergerie. - Ah! voilà la Conciergerie oÃÂč notre pauvre reine... Oh! je voudrais bien voir son cachot!... - C'est impossible, madame la baronne, répondit l'avocat qui donnait le bras à la douairiÚre, il faut avoir des permissions qui s'obtiennent trÚs difficilement. - On m'a dit, reprit-elle, que Louis XVIII avait fait lui-mÃÂȘme, et en latin, l'inscription qui se trouve dans le cachot de Marie-Antoinette. - Oui, madame la baronne. - Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette inscription-là ! répliqua-t-elle. Croyez-vous que monsieur Camusot puisse me donner une permission. - Cela ne le regarde pas; mais il peut vous accompagner... - Mais ses interrogatoires? dit-elle. - Oh! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre. - Tiens, ils sont prévenus, c'est vrai! répliqua naïvement Asie. Mais je connais monsieur de Granville, votre Procureur-général... Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et sur l'avocat. - Ah! vous connaissez monsieur le Procureur-général, dit Massol qui pensait à demander le nom et l'adresse de la cliente que le hasard lui procurait. - Je le vois souvent chez monsieur de Sérisy, son ami. Madame de Sérisy est ma parente par les Ronquerolles... - Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un huissier, elle... - Oui, dit Massol. Et les huissiers laissÚrent descendre l'avocat et la baronne qui se trouvÚrent bientÎt dans le petit corps de garde auquel aboutit l'escalier de la SouriciÚre, local bien connu d'Asie, et qui forme, ainsi qu'on l'a vu, entre la SouriciÚre et la SixiÚme Chambre comme un poste d'observation par oÃÂč tout le monde est obligé de passer. - Demandez donc à ces messieurs si monsieur Camusot est venu! dit-elle en observant les gendarmes qui jouaient aux cartes. - Oui, madame, il vient de monter de la SouriciÚre... - La SouriciÚre! dit-elle. Qu'est-ce que c'est... Oh! suis-je bÃÂȘte de ne pas ÃÂȘtre allée tout droit chez le comte de Granville... Mais je n'ai pas le temps... Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot avant qu'il ne soit occupé. - Oh! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur Camusot, dit Massol. En lui faisant passer votre carte, il vous évitera le désagrément de faire antichambre avec les témoins... On a des égards au Palais pour les femmes comme vous... Vous avez des cartes... A quoi servaient Massol et le King's dog En ce moment Asie et son avocat se trouvaient précisément devant la fenÃÂȘtre du corps de garde d'oÃÂč les gendarmes peuvent voir le mouvement du guichet de la Conciergerie. Les gendarmes, nourris dans le respect dû aux défenseurs de la veuve et de l'orphelin, connaissant d'ailleurs les privilÚges de la robe, tolérÚrent pour quelques instants la présence d'une baronne accompagnée d'un avocat. Asie se laissait raconter par le jeune avocat les épouvantables choses qu'un jeune avocat peut dire sur le Guichet. Elle refusa de croire qu'on fÃt la toilette aux condamnés à mort derriÚre les grilles qu'on lui désignait; mais le brigadier le lui affirma. - Comme je voudrais voir cela!... dit-elle. Elle resta là coquetant avec le brigadier et son avocat jusqu'à ce qu'elle vÃt Jacques Collin, soutenu par deux gendarmes et précédé de l'huissier de monsieur Camusot sortant du Guichet. - Ah! voilà l'aumÎnier des prisons qui vient sans doute de préparer un malheureux... - Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme, C'est un prévenu qui vient à l'instruction. - Et de quoi donc est-il accusé? - Il est impliqué dans cette affaire d'empoisonnement... - Oh! je voudrais bien le voir... - Vous ne pouvez pas rester ici, dit le brigadier, car il est au secret, et va traverser notre corps de garde. Tenez, madame, cette porte donne sur l'escalier.. - Merci, monsieur l'officier, dit la baronne en se dirigeant vers la porte pour se précipiter dans l'escalier oÃÂč elle s'écria "Mais oÃÂč suis-je?" Cet éclat de voix alla jusqu'à l'oreille de Jacques Collin qu'elle voulait ainsi préparer à la voir. Le brigadier courut aprÚs madame la baronne, la saisit par le milieu du corps, et la transporta comme une plume au milieu de cinq gendarmes qui s'étaient dressés comme un seul homme; car, dans ce corps de garde, on se défie de tout. C'était de l'arbitraire, mais de l'arbitraire nécessaire. L'avocat lui-mÃÂȘme avait poussé deux exclamations "Madame! madame!" pleines d'effroi, tant il craignait de se compromettre. L'abbé Carlos Herrera, presque évanoui, s'arrÃÂȘta sur une chaise dans le corps de garde. - Pauvre homme! dit la baronne. Est-ce là un coupable? Ces paroles, quoique prononcées à l'oreille du jeune avocat, furent entendues par tout le monde, car il régnait dans cet affreux corps de garde un silence de mort. Quelques personnes privilégiées obtiennent quelquefois la permission de voir les fameux criminels pendant qu'ils passent dans ce corps de garde ou dans les couloirs, en sorte que l'huissier et les gendarmes chargés d'amener l'abbé Carlos Herrera ne firent aucune observation. D'ailleurs, il existait, grùce au dévouement du brigadier qui avait empoigné la baronne pour empÃÂȘcher toute communication entre le prévenu mis au secret et les étrangers, un espace trÚs rassurant. - Allons! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever. En ce moment la petite boule tomba de sa manche, et la place oÃÂč elle s'arrÃÂȘta fut remarquée par la baronne à qui son voile laissait la liberté de ses regards. Humide et graisseuse, la boulette n'avait pas roulé, car ces petites choses en apparence indifférentes étaient toutes calculées par Jacques Collin pour une complÚte réussite. Lorsque le prévenu fut conduit dans la partie supérieure de l'escalier, Asie lùcha trÚs naturellement son sac et le ramassa lestement; mais en se baissant elle avait pris la boule que sa couleur, absolument pareille à celle de la poussiÚre et de la boue du plancher, empÃÂȘchait d'ÃÂȘtre aperçue. - Ah! dit-elle, ça m'a serré le coeur... il est mourant... - Ou il le paraÃt, répliqua le brigadier. - Monsieur, dit Asie à l'avocat, conduisez-moi promptement chez monsieur Camusot; je viens pour cette affaire... et peut-ÃÂȘtre sera-t-il bien aise de me voir avant d'interroger ce pauvre abbé... L'avocat et la baronne quittÚrent le corps de garde aux murs oléagineux et fuligineux; mais, quand ils furent en haut de l'escalier, Asie fit une exclamation "Et mon chien!... oh! monsieur, mon pauvre chien." Et, comme une folle, elle s'élança dans la salle des Pas-Perdus, en demandant son chien à tout le monde. Elle atteignit la galerie Marchande, et se précipita vers un escalier en disant "Le voilà !..." Cet escalier était celui qui mÚne à la cour de Harlay, par oÃÂč, sa comédie jouée, Asie alla se jeter dans un des fiacres qui stationnent au quai des OrfÚvres, et elle disparut avec le mandat à comparaÃtre lancé contre Europe dont les véritables noms étaient encore ignorés par la Police et par la Justice. Asie au mieux avec la duchesse - Rue Neuve-Saint-Marc, cria-t-elle au cocher. Asie pouvait compter sur l'inviolable discrétion d'une marchande à la toilette appelée madame Nourrisson, également connue sous le nom de madame Saint-EstÚve, qui lui prÃÂȘtait non seulement son individualité mais encore sa boutique, oÃÂč Nucingen avait marchandé la livraison d'Esther. Asie était là comme chez elle, car elle occupait une chambre dans le logement de madame Nourrisson. Elle paya le fiacre et monta dans sa chambre aprÚs avoir salué madame Nourrisson de maniÚre à lui faire comprendre qu'elle n'avait pas le temps d'échanger deux mots. Une fois loin de tout espionnage, Asie se mit à déplier les papiers avec les soins que les savants prennent pour dérouler des palimpsestes. AprÚs avoir lu ces instructions, elle jugea nécessaire de transcrire sur du papier à lettre les lignes destinées à Lucien; puis elle descendit chez madame Nourrisson qu'elle fit causer pendant le temps qu'une petite fille de boutique alla chercher un fiacre sur le boulevard des Italiens. Asie eut ainsi les adresses de la duchesse de Maufrigneuse et de madame de Sérisy que connaissait madame Nourrisson par ses relations avec les femmes de chambre. Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employÚrent plus de deux heures. Madame la duchesse de Maufrigneuse, qui demeurait en haut du faubourg Saint-Honoré, fit attendre madame de Saint-EstÚve pendant une heure, quoique la femme de chambre lui eût fait passer par la porte de son boudoir, aprÚs y avoir frappé, la carte de madame de Saint-EstÚve sur laquelle Asie avait écrit "Venue pour une démarche urgente concernant Lucien." Au premier rayon qu'elle jeta sur la figure de la duchesse, Asie comprit combien sa visite était intempestive; aussi s'excusa-t-elle d'avoir troublé le repos de madame la duchesse sur le péril dans lequel se trouvait Lucien... - Qui ÃÂȘtes-vous?... demanda la duchesse sans aucune formule de politesse en toisant Asie qui pouvait bien ÃÂȘtre prise pour une baronne par maÃtre Massol dans la salle des Pas-Perdus, mais qui, sur les tapis du petit salon de l'hÎtel de Cadignan, faisait l'effet d'une tache de cambouis sur une robe de satin blanc. - Je suis une marchande à la toilette, madame la duchesse; car, en semblables conjonctures, on s'adresse aux femmes dont la profession repose sur une discrétion absolue. Je n'ai jamais trahi personne, et Dieu sait combien de grandes dames m'ont confié leurs diamants pour un mois, en demandant des parures en faux absolument pareilles aux leurs... - Vous avez un autre nom? dit la duchesse en souriant d'une réminiscence que provoquait en elle cette réponse. - Oui, madame la duchesse, je suis madame Saint-EstÚve dans les grandes occasions, mais je me nomme dans le commerce madame Nourrisson. - Bien, bien... répondit vivement la duchesse en changeant de ton. - Je puis, dit Asie en continuant, rendre de grands services, car nous avons les secrets des maris aussi bien que ceux des femmes. J'ai fait beaucoup d'affaires avec monsieur de Marsay que madame la duchesse... - Assez! Assez!... s'écria la duchesse, occupons-nous de Lucien. - Si madame la duchesse veut le sauver, il faudrait qu'elle eût le courage de ne pas perdre de temps à s'habiller d'ailleurs madame la duchesse ne pourrait pas ÃÂȘtre plus belle qu'elle ne l'est en ce moment. Vous ÃÂȘtes jolie à croquer, parole d'honneur de vieille femme! Enfin, ne faites pas atteler, madame, et montez en fiacre avec moi... Venez chez madame de Sérisy, si vous voulez éviter des malheurs plus grands que ne le serait celui de la mort de ce chérubin... - Allez! je vous suis, dit alors la duchesse aprÚs un moment d'hésitation. A nous deux, nous donnerons du courage à Léontine... Une belle douleur Malgré l'activité vraiment infernale de cette Dorine du Bagne, deux heures sonnaient quand elle entrait avec la duchesse de Maufrigneuse chez madame de Sérisy qui demeurait rue de la Chaussée-d'Antin- Mais là , grùce à la duchesse, il n'y eut pas un instant de perdu. Toutes deux elles furent aussitÎt introduites auprÚs de la comtesse, qu'elles trouvÚrent couchée sur un divan dans un chalet en miniature, au milieu d'un jardin embaumé par les fleurs les plus rares. - C'est bien, dit Asie en regardant autour d'elle, on ne pourra pas nous écouter. - Ah! ma chÚre! je me meurs! Voyons, Diane, qu'as-tu fait?,.. s'écria la comtesse qui bondit comme un faon en saisissant la duchesse par les épaules et fondant en larmes. - Allons, Léontine, il y a des occasions oÃÂč les femmes comme nous ne doivent pas pleurer, mais agir, dit la duchesse en forçant la comtesse à se rasseoir avec elle sur le canapé. Asie étudia cette comtesse avec ce regard particulier aux vieilles rouées et qu'elles promÚnent sur l'ùme d'une femme avec la rapidité des bistouris de la chirurgie fouillant une plaie. La compagne de Jacques Collin reconnut alors les traces du sentiment le plus rare chez les femmes du monde, une vraie douleur!.. cette douleur qui fait des sillons ineffaçables dans le coeur et sur le visage. Dans la mise, pas la moindre coquetterie! La comtesse comptait alors quarante-cinq printemps, et son peignoir en mousseline imprimée et chiffonné laissait voir le corsage sans aucune préparation, ni corset!... Les yeux cerclés d'un tour noir, les joues marbrées attestaient des larmes amÚres. Pas de ceinture au peignoir. Les broderies de la jupe de dessous et de la chemise étaient fripées. Les cheveux ramassés sous un bonnet de dentelle, ignorant les soins du peigne depuis vingt-quatre heures, montraient une courte natte grÃÂȘle et toutes les mÚches à boucles dans leur pauvreté. Léontine avait oublié de mettre ses fausses nattes. - Vous aimez pour la premiÚre fois de votre vie... lui dit sentencieusement Asie. Léontine alors aperçut Asie et fit un mouvement d'effroi. - Qui est-ce, ma chÚre Diane? dit-elle à la duchesse de Maufrigneuse. - Qui veux-tu que je t'amÚne, si ce n'est une femme dévouée à Lucien et prÃÂȘte à nous servir? Un type de parisienne Asie avait deviné la vérité. Madame de Sérisy, qui passait pour ÃÂȘtre une des femmes du monde les plus légÚres, avait eu, pour le Marquis d' Aiglemont, un attachement de dix années. Depuis le départ du marquis pour les colonies, elle était devenue folle de Lucien et l'avait détaché de la duchesse de Maufrigneuse, ignorant, comme tout Paris d'ailleurs, l'amour de Lucien pour Esther. Dans le grand monde, un attachement constaté gùte plus la réputation d'une femme que dix aventures secrÚtes, à plus forte raison deux attachements. Néanmoins, comme personne ne comptait avec madame de Sérisy, l'historien ne saurait garantit sa vertu à deux écornures. C'était une blonde de moyenne taille, conservée comme les blondes qui se sont conservées, c'est-à -dire paraissant à peine avoir trente ans, fluette sans maigreur, blanche, à cheveux cendrés; les pieds, les mains, le corps d'une finesse aristocratique; spirituelle comme une Ronquerolles, et par conséquent aussi méchante pour les femmes qu'elle était bonne pour les hommes. Elle avait toujours été préservée par sa grande fortune, par la haute position de son mari, par celle de son frÚre le marquis de Ronquerolles, des déboires dont eût été sans doute abreuvée toute autre femme qu'elle. Elle avait un grand mérite elle était franche dans sa dépravation, elle avouait son culte pour les moeurs de la Régence. Or, à quarante-deux ans, cette femme, pour qui les hommes avaient été jusque-là d'agréables jouets et à qui, chose étrange, elle avait accordé beaucoup en ne voyant dans l'amour que des sacrifices à subir pour les dominer, avait été saisie à l'aspect de Lucien par un amour semblable à celui du baron de Nucingen pour Esther. Elle avait alors aimé, comme venait de le lui dire Asie, pour la premiÚre fois de sa vie. Ces transpositions de jeunesse sont plus fréquentes qu'on ne le croit chez les Parisiennes, chez les grandes dames, et causent les chutes inexplicables de quelques femmes vertueuses au moment oÃÂč elles atteignent au port de la quarantaine. La duchesse de Maufrigneuse était la seule confidente de cette passion terrible et complÚte dont les bonheurs, depuis les sensations enfantines du premier amour jusqu'aux gigantesques folies de la volupté, rendaient Léontine folle et insatiable. L'amour vrai, comme on sait, est impitoyable. La découverte d'une Esther avait été suivie d'une de ces ruptures colériques oÃÂč chez les femmes la rage va jusqu'à l'assassinat; puis la période des lùchetés auxquelles l'amour sincÚre s'abandonne avec tant de délices était venue. Aussi, depuis un mois, la comtesse aurait-elle donné dix ans de sa vie pour revoir Lucien pendant huit jours. Enfin, elle en était arrivée à accepter la rivalité d'Esther, au moment oÃÂč dans ce paroxysme de tendresse, avait éclaté, comme une trompette du jugement dernier, la nouvelle de l'arrestation du bien-aimé. La comtesse avait failli mourir, son mari l'avait gardée lui-mÃÂȘme au lit en craignant les révélations du délire; et, depuis vingt-quatre heures, elle vivait avec un poignard dans le coeur. Elle disait, dans sa fiÚvre, à son mari "Délivre Lucien, et je ne vivrai plus que pour toi!" Asie en paysan du Danube - Il ne s'agit pas de faire des yeux de chÚvre morte, comme dit madame la duchesse, s'écria la terrible Asie en secouant la comtesse par le bras. Si vous voulez le sauver, il n'y a pas une minute à perdre. Il est innocent, je le jure sur les os de ma mÚre! - Oh! oui, n'est-ce-pas... cria la comtesse en regardant avec bonté l'affreuse commÚre. - Mais, dit Asie en continuant, si monsieur Camusot l'interroge mal, avec deux phrases il peut en faire un coupable; et, si vous avez le pouvoir de vous faire ouvrir la Conciergerie et de lui parler, partez à l'instant et remettez-lui ce papier... Demain il sera libre, je vous le garantis.. Tirez-le de là , car c'est vous qui l'y avez mis... - Moi!... - Oui, vous!... Vous autres grandes dames, vous n'avez jamais le sou, mÃÂȘme quand vous ÃÂȘtes riches à millions. Quand je me donnais le luxe d'avoir des gamins, ils avaient leurs poches pleines d'or! je m'amusais de leur plaisir. C'est si bon d'ÃÂȘtre à la fois mÚre et maÃtresse! Vous autres, vous laissez crever de faim les gens que vous aimez sans vous enquérir de leurs affaires. Esther, elle, ne faisait pas de phrases, elle a donné, au prix de la perdition de son corps et de son ùme, le million qu'on demandait à votre Lucien, et c'est ce qui l'a mis dans la situation oÃÂč il est... - Pauvre fille! elle a fait cela! je l'aime!.. dit Léontine. - Ah! maintenant, dit Asie avec une ironie glaciale. - Elle était bien belle, mais maintenant, mon ange, tu es bien plus belle qu'elle... et le mariage de Lucien avec Clotilde est si bien rompu, que rien ne peut le remmancher, dit tout bas la duchesse à Léontine. L'effet de cette réflexion et de ce calcul fut tel sur la comtesse, qu'elle ne souffrit plus; elle se passa les mains sur le front, elle fut jeune. - Allons, ma petite, haut la patte, et du train!... dit Asie qui vit cette métamorphose et en devina le ressort. - Mais, dit madame de Maufrigneuse, s'il faut empÃÂȘcher avant tout monsieur Camusot d'interroger Lucien, nous le pouvons en lui écrivant deux mots, que nous allons envoyer au Palais par ton valet de chambre, Léontine. - Rentrons alors chez moi, dit madame de Sérisy. Voici ce qui se passait au Palais pendant que les protectrices de Lucien obéissaient aux ordres tracés par Jacques Collin. Observations Les gendarmes transportÚrent le moribond sur une chaise placée en face de la croisée dans le cabinet de monsieur Camusot, qui se trouvait assis dans son fauteuil devant son bureau. Coquart, sa plume à la main, occupait une petite table à quelques pas du juge. La situation des cabinets des juges d'instruction n'est pas indifférente, et si ce n'est pas avec intention qu'elle a été choisie, on doit avouer que le Hasard a traité la Justice en soeur. Ces magistrats sont comme les peintres, ils ont besoin de la lumiÚre égale et pure qui vient du Nord, car le visage de leurs criminels est un tableau dont l'étude doit ÃÂȘtre constante. Aussi, presque tous les juges d'instruction placent-ils leurs bureaux comme était celui de Camusot, de maniÚre à tourner le dos au jour, et conséquemment à laisser la face de ceux qu'ils interrogent exposée à la lumiÚre. Pas un d'eux, au bout de six mois d'exercice, ne manque à prendre un air distrait, indifférent, quand il ne porte pas de lunettes, tant que dure un interrogatoire. C'est à un subit changement de visage, observé par ce moyen et causé par une question faite à brûle-pourpoint, que fut due la découverte du crime commis par Castaing, au moment oÃÂč, aprÚs une longue délibération avec le Procureur-général, le juge allait rendre ce criminel à la société, faute de preuves. Ce petit détail peut indiquer aux gens les moins compréhensifs combien est vive, intéressante, curieuse, dramatique et terrible la lutte d'une instruction criminelle, lutte sans témoins, mais toujours écrite. Dieu sait ce qui reste sur le papier de la scÚne la plus glacialement ardente, oÃÂč les yeux, l'accent, un tressaillement dans la face, la plus légÚre touche de coloris ajoutée par un sentiment, tout a été périlleux comme entre sauvages qui s'observent pour se découvrir et se tuer. Un procÚs-verbal, ce n'est donc plus que les cendres de l'incendie. - Quels sont vos véritables noms? demanda Camusot à Jacques Collin. - Don Carlos Herrera, chanoine du chapitre royal de TolÚde, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII Il faut faire observer ici que Jacques Collin parlait le français comme une vache espagnole, en baragouinant de maniÚre à rendre ses réponses presque inintelligibles et à s'en faire demander la répétition. Les germanismes de monsieur de Nucingen ont déjà trop émaillé cette scÚne pour y mettre d'autres phrases soulignées difficiles à lire, et qui nuiraient à la rapidité d'un dénouement. Comme quoi le forçat prouve qu'il est un homme de marque - Vous avez des papiers qui constatent les qualités dont vous parlez? demanda le juge. - Oui, monsieur, un passeport, une lettre de Sa Majesté Catholique qui autorise ma mission... Enfin, vous pouvez envoyer immédiatement à l'ambassade d'Espagne deux mots que je vais écrire devant vous, je serai réclamé. Puis, si vous aviez besoin d'autres preuves, j'écrirais à son Eminence le Grand-AumÎnier de France, et il enverrait aussitÎt ici son secrétaire particulier. - Vous prétendez-vous toujours mourant? dit Camusot. Si vous aviez véritablement éprouvé les souffrances dont vous vous ÃÂȘtes plaint depuis votre arrestation, vous devriez ÃÂȘtre mort, reprit le juge avec ironie. - Vous faites le procÚs au courage d'un innocent, et à la force de son tempérament! répondit avec douceur le prévenu. - Coquart, sonnez! faites venir le médecin de la Conciergerie et un infirmier. Nous allons ÃÂȘtre obligés de vous Îter votre redingote et de procéder à la vérification de la marque sur votre épaule... reprit Camusot. - Monsieur, je suis entre vos mains. Le prévenu demanda si son juge aurait la bonté de lui expliquer ce qu'était cette marque, et pourquoi la chercher sur son épaule? Le juge s'attendait à cette question. - Vous ÃÂȘtes soupçonné d'ÃÂȘtre Jacques Collin, forçat évadé dont l'audace ne recule devant rien, pas mÃÂȘme devant le sacrilÚge... dit vivement le juge en plongeant son regard dans les yeux du prévenu. Jacques Collin ne tressaillit pas, ne rougit pas; il resta calme et prit un air naïvement curieux en regardant Camusot. - Moi! monsieur, un forçat?... Que l'Ordre auquel j'appartiens et Dieu vous pardonnent une pareille méprise! dites-moi tout ce que je dois faire pour vous éviter de persister dans une insulte si grave envers le Droit des gens, envers l'Eglise, envers le roi mon maÃtre. Le juge expliqua, sans répondre, au prévenu que, s'il avait subi la flétrissure infligée alors par les lois aux condamnés aux travaux forcés, en lui frappant l'épaule les lettres reparaÃtraient aussitÎt. - Ah! monsieur, dit Jacques Collin, il serait bien malheureux que mon dévouement à la cause royale me devÃnt funeste. - Expliquez-vous, dit le juge, vous ÃÂȘtes ici pour cela. - Eh! bien, monsieur, je dois avoir bien des cicatrices dans le dos, car j'ai été fusillé par derriÚre, comme traÃtre au pays, tandis que j'étais fidÚle à mon roi, par les Constitutionnels qui m'ont laissé pour mort. - Vous avez été fusillé, et vous vivez!.. dit Camusot. - J'avais quelques intelligences avec les soldats à qui des personnes pieuses avaient remis quelque argent; et alors ils m'ont placé si loin que j'ai seulement reçu des balles presque mortes, les soldats ont visé le dos. C'est un fait que Son Excellence l'Ambassadeur pourra vous attester... - Ce diable d'homme a réponse à tout. Tant mieux, d'ailleurs, pensait Camusot, qui ne paraissait si sévÚre que pour satisfaire aux exigences de la Justice et de la Police. Admirable invention de Jacques Collin - Comment un homme de votre caractÚre s'est-il trouvé chez la maÃtresse du baron de Nucingen, et quelle maÃtresse, une ancienne fille!... - Voici pourquoi l'on m'a trouvé dans la maison d'une courtisane, monsieur, répondit Jacques Collin. Mais avant de vous dire la raison qui m'y conduisait, je dois vous faire observer qu'au moment oÃÂč je franchissais la premiÚre marche de l'escalier j'ai été saisi par l'invasion subite de ma maladie, je n'ai donc pas pu parler à temps à cette fille. J'avais eu connaissance du dessein que méditait mademoiselle Esther de se donner la mort, et comme il s'agissait des intérÃÂȘts du jeune Lucien de Rubempré, pour qui j'ai une affection particuliÚre, dont les motifs sont sacrés, j'allais essayer de détourner la pauvre créature de la voie oÃÂč la conduisait le désespoir je voulais lui dire que Lucien devait échouer dans sa derniÚre tentative auprÚs de mademoiselle Clotilde; et, en lui apprenant qu'elle héritait de sept millions, j'espérais lui rendre le courage de vivre. J'ai la certitude, monsieur le juge, d'avoir été la victime des secrets qui me furent confiés. A la maniÚre dont j'ai été foudroyé, je pense que le matin mÃÂȘme on m'avait empoisonné; mais la force de mon tempérament m'a sauvé. Je sais que, depuis longtemps, un agent de la police politique me poursuit et cherche à m'envelopper dans quelque méchante affaire... Si, sur ma demande, lors de mon arrestation, vous aviez fait venir un médecin, vous auriez eu la preuve de ce que je vous dis en ce moment sur l'état de ma santé. Croyez, monsieur, que des personnages, placés au-dessus de nous, ont un intérÃÂȘt violent à me confondre avec quelque scélérat pour avoir le droit de se défaire de moi. Ce n'est pas tout gain que de servir des rois, ils ont leurs petitesses; mais l'Eglise seule est parfaite. Il est impossible de rendre le jeu de physionomie de Jacques Collin qui mit avec intention dix minutes à dire cette tirade, phrase à phrase; tout en était si vraisemblable, surtout l'allusion à Corentin, que le juge en fut ébranlé. - Pouvez-vous me confier les causes de votre affection pour monsieur Lucien de Rubempré... - Ne les devinez-vous pas? j'ai soixante ans, monsieur... - Je vous en supplie, n'écrivez pas cela... - c'est... faut-il donc absolument?... - Il est dans votre intérÃÂȘt et surtout dans celui de Lucien de Rubempré de tout dire, répondit le juge. - Eh bien! c'est... Î mon Dieu!... c'est mon fils! ajouta-t-il en murmurant. Et il s'évanouit. - N'écrivez pas cela, Coquart, dit Camusot tout bas. Coquart se leva pour aller prendre une petite fiole de vinaigre des quatre-voleurs. - Si c'est Jacques Collin, c'est un bien grand comédien!... pensait Camusot. Coquart faisait respirer du vinaigre au vieux forçat que le juge examinait avec une perspicacité de lynx et de magistrat. Fin contre fin, quelle en sera la fin - Il faut lui faire Îter sa perruque, dit Camusot en attendant que Jacques Collin eût repris ses sens. Le vieux forçat entendit cette phrase et frémit de peur, car il savait quelle ignoble expression prenait alors sa physionomie. - Si vous n'avez pas la force d'Îter votre perruque oui, Coquart, Îtez-la, dit le juge à son greffier. Jacques Collin avança la tÃÂȘte vers le greffier avec une résignation admirable, mais alors sa tÃÂȘte dépouillée de cet ornement fut épouvantable à voir, elle eut son caractÚre réel. Ce spectacle plongea Camusot dans une grande incertitude. En attendant le médecin et un infirmier, il se mit à classer et à examiner tous les papiers et les objets saisis au domicile de Lucien. AprÚs avoir opéré rue Saint-Georges, chez mademoiselle Esther, la Justice était descendue quai Malaquais y faire ses perquisitions. - Vous mettez la main sur les lettres de madame la comtesse de Sérisy, dit Carlos Herrera; mais je ne sais pas pourquoi vous avez presque tous les papiers de Lucien, ajoutait-il avec un sourire foudroyant d'ironie pour le juge. Camusot en recueillant ce sourire comprit l'étendue du mot presque! - Lucien de Rubempré, soupçonné d'ÃÂȘtre votre complice, est arrÃÂȘté, répondit le juge qui voulut voir quel effet produirait cette nouvelle sur son prévenu. - Vous avez fait un grand malheur, car il est tout aussi innocent que moi, répondit le faux Espagnol sans montrer la moindre émotion. - Nous verrons, nous n'en sommes encore qu'à votre identité, reprit Camusot, surpris de la tranquillité du prévenu. Si vous ÃÂȘtes réellement don Carlos Herrera, ce fait changerait immédiatement la situation de Lucien Chardon. - Oui, c'était bien madame Chardon, mademoiselle de Rubempré! dit Carlos en murmurant. Ah! c'est une des plus grandes fautes de ma vie! Il leva les yeux au ciel; et, à la maniÚre dont il agita ses lÚvres, il parut dire une priÚre fervente. - Mais si vous ÃÂȘtes Jacques Collin, s'il a été sciemment le compagnon d'un forçat évadé, d'un sacrilÚge, tous les crimes que la Justice soupçonne deviennent plus que probables. Carlos Herrera fut de bronze en écoutant cette phrase habilement dite par le juge, et pour toute réponse à ces mots sciemment, forçat évadé! il levait les mains par un geste noblement douloureux. - Monsieur l'abbé, reprit le juge avec une excessive politesse, si vous ÃÂȘtes don Carlos Herrera, vous nous pardonnerez tout ce que nous sommes obligés de faire dans l'intérÃÂȘt de la justice et de la vérité... Jacques Collin devina le piÚge au seul son de voix du juge quand il prononça monsieur l'abbé, la contenance de cet homme fut la mÃÂȘme, Camusot attendait un mouvement de joie qui eût été comme un premier indice de la qualité de forçat par le contentement ineffable du criminel trompant son juge; mais il trouva le héros du bagne sous les armes de la dissimulation la plus machiavélique. - Je suis diplomate et j'appartiens à un Ordre oÃÂč l'on fait des voeux bien austÚres, répondit Jacques Collin avec une douceur apostolique, je comprends tout et je suis habitué à souffrir. Je serais déjà libre si vous aviez découvert chez moi la cachette oÃÂč sont mes papiers, car je vois que vous n'avez saisi que des papiers insignifiants... Ce fut un coup de grùce pour Camusot, Jacques Collin avait déjà contrebalancé, par son aisance et sa simplicité, tous les soupçons que la vue de sa tÃÂȘte avait fait naÃtre. - OÃÂč sont ces papiers?... - Je vous en indiquerai la place si vous voulez faire accompagner votre délégué par un secrétaire de légation de l'ambassade d'Espagne, qui les recevra et à qui vous en répondrez, car il s'agit de mon Etat, de piÚces diplomatiques et des secrets qui compromettent le feu roi Louis XVIII. - Ah, monsieur! il vaudrait mieux... Enfin, vous ÃÂȘtes magistrat!.... D'ailleurs l'ambassadeur, à qui j'en appelle de tout ceci, appréciera. La marque est abolie En ce moment le médecin et l'infirmier entrÚrent, aprÚs avoir été annoncés par l'huissier. - Bonjour, monsieur Lebrun, dit Camusot au médecin, je vous requiers pour constater l'état oÃÂč se trouve le prévenu que voici. Il dit avoir été empoisonné, il prétend ÃÂȘtre à la mort depuis avant-hier; voyez s'il y a du danger à le déshabiller et à procéder à la vérification de la marque... Le docteur Lebrun prit la main de Jacques Collin, lui tùta le pouls, lui demanda de présenter la langue, et le regarda trÚs attentivement. Cette inspection dura dix minutes environ. - Le prévenu, répondit le docteur, a beaucoup souffert, mais il jouit en ce moment d'une grande force... - Cette force factice est due, monsieur, à l'excitation nerveuse que me cause mon étrange situation, répondit Jacques Collin avec la dignité d'un évÃÂȘque. - Cela se peut, dit monsieur Lebrun. Sur un signe du juge, le prévenu fut déshabillé, on lui laissa son pantalon, mais on le dépouilla de tout, mÃÂȘme de sa chemise; et alors, on put admirer un torse velu d'une puissance cyclopéenne. C'était l'Hercule FarnÚse de Naples sans sa colossale exagération. - A quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bùtis?... dit le médecin à Camusot. L'huissier revint avec cette espÚce de batte en ébÚne qui, depuis un temps immémorial, est l'insigne de leur fonction et qu'on appelle une verge; il en frappa plusieurs coups à l'endroit oÃÂč le bourreau avait appliqué les fatales lettres. Dix-sept trous reparurent alors, tous capricieusement distribués; mais, malgré le soin avec lequel on examina le dos, on ne vit aucune forme de lettres. Seulement l'huissier fit observer que la barre du T se trouvait indiquée par deux trous dont l'intervalle avait la longueur de cette barre entre les deux virgules qui la terminent à chaque bout, et qu'un autre trou marquait le point final du corps de la lettre. - C'est néanmoins bien vague, dit Camusot en voyant le doute peint sur la figure du médecin de la Conciergerie. Carlos demanda qu'on fÃt la mÃÂȘme opération sur l'autre épaule et au milieu du dos. Une quinzaine d'autres cicatrices reparurent que le docteur observa sur la réclamation de l'Espagnol, et il déclara que le dos avait été si profondément labouré par des plaies, que la marque ne pourrait reparaÃtre dans le cas oÃÂč l'exécuteur l'y aurait imprimée. Coups de pointe et parades En ce moment un garçon de bureau de la Préfecture de police entra, remit un pli à monsieur Camusot et demanda la réponse. AprÚs avoir lu, le magistrat alla parler à Coquart, mais si bien dans l'oreille que personne ne put rien entendre. Seulement, à un regard de Camusot, Jacques Collin devina qu'un renseignement sur lui venait d'ÃÂȘtre transmis par le Préfet de police. - J'ai toujours l'ami de Peyrade sur les talons, pensa Jacques Collin; si je le connaissais, je me débarrasserais de lui comme de Contenson. Pourrais-je encore une fois revoir Asie?... AprÚs avoir signé le papier écrit par Coquart, le juge le mit sous enveloppe et le tendit au garçon de bureau des Délégations. Le bureau des Délégations est un auxiliaire indispensable à la justice. Ce bureau, présidé par un commissaire de police ad hoc, se compose d'officiers de paix qui exécutent avec l'aide des commissaires de police de chaque quartier les mandats de perquisition et mÃÂȘme d'arrestation chez les personnes soupçonnées de complicité dans les crimes ou dans les délits. Ces délégués de l'autorité judiciaire épargnent alors aux magistrats chargés d'une instruction un temps précieux. Le prévenu, sur un signe du juge, fut alors habillé par monsieur Lebrun et par l'infirmier qui se retirÚrent, ainsi que l'huissier. Camusot s'assit à son bureau oÃÂč il se mit à jouer avec sa plume. - Vous avez une tante, dit brusquement Camusot à Jacques Collin. - Une tante, répondit avec étonnement don Carlos Herrera; mais monsieur, je n'ai point de parent, je suis l'enfant non reconnu du feu duc d'Ossuna. Et en lui-mÃÂȘme il se disait "Ils brûlent!" allusion au jeu de cache-cache, qui d'ailleurs est une enfantine image de la lutte terrible entre la justice et le criminel. - Bah! dit Camusot. Allons, vous avez encore votre tante, mademoiselle Jacqueline Collin, que vous avez placée sous le nom bizarre d'Asie auprÚs de la demoiselle Esther. Jacques Collin fit un insouciant mouvement d'épaules parfaitement en harmonie avec l'air de curiosité par lequel il accueillait les paroles du juge qui l'examinait avec une attention narquoise. - Prenez garde, reprit Camusot. Ecoutez-moi bien. - Je vous écoute, monsieur. Etats de service d'Asie - Votre tante est marchande au Temple, son commerce est géré par une demoiselle Paccard, soeur d'un condamné, trÚs honnÃÂȘte fille d'ailleurs, surnommée la Romette. La justice est sur les traces de votre tante, et dans quelques heures nous aurons des preuves décisives. Cette femme vous est bien dévouée... - Continuez, monsieur le juge, dit tranquillement Jacques Collin en réponse à une pause de Camusot, je vous écoute. - Votre tante, qui compte environ cinq ans de plus que vous, a été la maÃtresse de Marat d'odieuse mémoire. C'est de cette source ensanglantée que lui est venu le noyau de la fortune qu'elle possÚde. C'est, selon les renseignements que je reçois, une trÚs habile receleuse, car on n'a pas encore de preuves contre elle. AprÚs la mort de Marat, elle aurait appartenu, selon les rapports que je tiens entre les mains, à un chimiste condamné à mort en l'an XII, pour crime de fausse monnaie. Elle a paru comme témoin dans le procÚs. C'est dans cette intimité qu'elle aurait acquis des connaissances en toxicologie. Elle a été marchande à la toilette de l'an XII à 1810. Elle a subi deux ans de prison en 1812 et 1816 pour avoir livré des mineures à la débauche... Vous étiez déjà condamné pour crime de faux, vous aviez quitté la maison de banque oÃÂč votre tante vous avait placé comme commis, grùce à l'éducation que vous aviez reçue et aux protections dont jouissait votre tante auprÚs des personnages à la dépravation desquels elle fournissait des victimes... Tout ceci, prévenu, ressemblerait peu à la grandesse des ducs d'Ossuna... Persistez-vous dans vos dénégations?... Jacques Collin écoutait monsieur Camusot en pensant à son enfance heureuse, au CollÚge des Oratoriens d'oÃÂč il était sorti, méditation qui lui donnait un air véritablement étonné. Malgré l'habileté de sa diction interrogative, Camusot n'arracha pas un mouvement à cette physionomie placide. - Si vous avez fidÚlement écrit l'explication que je vous ai donnée en commençant, vous pouvez la relire, répondit Jacques Collin, je ne puis varier... Je ne suis pas allé chez la courtisane, comment saurais-je qui elle avait pour cuisiniÚre. Je suis tout à fait étranger aux personnes de qui vous ine parlez. - Nous allons procéder, malgré vos dénégations, à des confrontations qui pourront diminuer votre assurance. - Un homme déjà fusillé une fois est habitué à tout, répondit Jacques Collin avec douceur. Camusot retourna visiter les papiers saisis en attendant le retour du chef de la Sûreté dont la diligence fut extrÃÂȘme, car il était onze heures et demie, l'interrogatoire avait commencé vers dix heures et demie, et l'huissier vint annoncer au juge à voix basse l'arrivée de Bibi-Lupin. - Qu'il entre! répondit monsieur Camusot. Reconnaissance de plusieurs connaissances En entrant Bibi-Lupin de qui l'on attendait un "C'est bien lui!..." resta surpris. Il ne reconnaissait plus le visage de sa pratique dans une face criblée de petite vérole. Cette hésitation frappa le juge. - C'est bien sa taille, sa corpulence, dit l'agent. Ah! c'est toi, Jacques Collin, reprit-il en examinant les yeux, la coupe du front et les oreilles... Il y a des choses qu'on ne peut pas déguiser... C'est parfaitement lui, monsieur Camusot... Jacques a la cicatrice d'un coup de couteau dans le bras gauche, faites-lui Îter sa redingote, vous allez la voir... De nouveau, Jacques Collin fut obligé de se dépouiller de sa redingote, Bibi-Lupin retroussa la manche de la chemise et montra la cicatrice indiquée. - C'est une balle, répondit don Carlos Herrera, voici bien d'autres cicatrices. - Ah! c'est bien sa voix! s'écria Bibi-Lupin. - Votre certitude, dit le juge, est un simple renseignement, ce n'est pas une preuve. - Je le sais, répondit humblement Bibi-Lupin; mais je vous trouverai des témoins. Déjà l'une des pensionnaires de la Maison Vauquer est là ... dit-il en regardant Collin. La figure placide que se faisait Collin ne vacilla pas. - Faites entrer cette personne, dit péremptoirement monsieur Camusot dont le mécontentement perça, malgré son apparente indifférence. Ce mouvement fut remarqué par Jacques Collin qui comptait peu sur la sympathie de son juge d'instruction, et il tomba dans une apathie produite par la violente méditation à laquelle il se livra pour en rechercher la cause. L'huissier introduisit madame Poiret dont la vue inopinée occasionna chez le forçat un léger tremblement, mais cette trépidation ne fut pas observée par le juge dont le parti semblait pris. Comment vous nommez-vous? dernanda le juge en procédant à l'accomplissement des formalités qui commencent toutes les dépositions et les interrogatoires. Madame Poiret, petite vieille blanche et ridée comme ris de veau, vÃÂȘtue d'une robe de soie gros-bleu, déclara se nommer Christine-Michelle Michonneau, épouse du sieur Poiret, ÃÂȘtre ùgée de cinquante et un ans, ÃÂȘtre née à Paris, demeurer rue des Poules au coin de la rue des Postes et avoir pour état celui de logeuse en garni. - Vous avez habité, madame, dit le juge, une pension bourgeoise en 1818 et 1819, tenue par une dame Vauquer. - Oui, monsieur, c'est là que je fis la connaissance de monsieur Poiret, ancien employé retraité, devenu mon mari, que, depuis un an, je garde au lit... pauvre homme! il est bien malade. Aussi ne saurais-je rester pendant longtemps hors de ma maison... - Il se trouvait alors dans cette pension un certain Vautrin... demanda le juge. - Oh, monsieur! c'est toute une histoire, c'était un affreux galérien... - Vous avez coopéré à son arrestation, - C'est faux, monsieur... - Vous ÃÂȘtes devant la Justice, prenez garde!... dit sévÚrement monsieur Camusot. Madame Poiret garda le silence. - Rappelez vos souvenirs! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme?.. le reconnaÃtriez-vous? - Je le crois. - Est-ce l'homme que voici?... dit le juge. Madame Poiret mit ses conserves et regarda l'abbé Carlos Herrera. - C'est sa carrure, sa taille, mais... non.. si... Monsieur le juge reprit-elle, si je pouvais voir sa poitrine nue, je le reconnaÃtrais à l'instant. Voir le PÚre Goriot. Le juge et le greffier ne purent s'empÃÂȘcher de rire, malgré la gravité de leurs fonctions, Jacques Collin partagea leur hilarité, mais avec mesure. Le prévenu n'avait pas remis la redingote que Bibi-Lupin venait de lui Îter; et, sur un signe du juge, il ouvrit complaisamment sa chemise. - Voilà bien sa palatine; mais elle a grisonné, monsieur Vautrin, s'écria madame Poiret. Audace du prévenu - Que répondez-vous à cela? demanda le juge. - Que c'est une folle! dit Jacques Collin. - Ah, mon Dieu! si j'avais un doute, car il n'a plus la mÃÂȘme figure, cette voix suffirait, c'est bien lui qui m'a menacée.. Ah! c'est son regard. - L'agent de la police judiciaire et cette femme n'ont pas pu, reprit le juge en s'adressant à Jacques Collin, s'entendre pour dire de vous les mÃÂȘmes choses, car ni l'un ni l'autre ne vous avaient vu, comment expliquez-vous cela? - La justice a commis des erreurs encore plus fortes que celle à laquelle donneraient lieu le témoignage d'une femme qui reconnaÃt un homme au poil de sa poitrine et les soupçons d'un agent de police, répondit Jacques Collin. On trouve en moi des ressemblances de voix, de regards, de taille avec un grand criminel, c'est déjà vague. Quant à la réminiscence qui prouverait entre madame et mon sosie des relations dont elle ne rougit pas... vous en avez ri vous-mÃÂȘme. Voulez-vous, monsieur, dans l'intérÃÂȘt de la vérité, que je désire établir pour mon compte plus vivement que vous ne pouvez le souhaiter pour celui de la justice, demander à cette dame.. Foi... - Poiret... - Poret. Pardonnez! je suis Espagnol, si elle se rappelle les personnes qui habitaient cette.. Comment nommez-vous la maison.. - Une pension bourgeoise, dit madame Poiret. - Je ne sais ce que c'est! répondit Jacques Collin. - C'est une maison oÃÂč l'on dÃne et oÃÂč l'on déjeune par abonnement. - Vous avez raison, s'écria Camusot qui fit un signe de tÃÂȘte favorable à Jacques Collin, tant il fut frappé de l'apparente bonne foi avec laquelle il lui fournissait les moyens d'arriver à un résultat. Essayez de vous rappeler les abonnés qui se trouvaient dans la pension lors de l'arrestation de Jacques Collin. - Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le pÚre Goriot... mademoiselle Taillefer... - Bien, dit le juge qui n'avait pas cessé d'observer Jacques Collin dont la figure fut impassible. Eh bien! ce pÚre Goriot... - Il est mort, dit madame Poiret. - Monsieur, dit Jacques Collin, j'ai plusieurs fois rencontré chez Lucien un monsieur de Rastignac, lié, je crois, avec madame de Nucingen, et, si c'est lui dont il serait question, jamais il ne m'a pris pour le forçat avec lequel on essaie de me confondre.. - Monsieur de Rastignac et le docteur Bianchon, dit le juge, occupent tous les deux des positions sociales telles que leur témoignage, s'il vous est favorable, suffirait pour vous faire élargir. Coquart, préparez leurs citations. En quelques minutes, les formalités de la déposition de madame Poiret furent terminées, Coquart lui relut le procÚs-verbal de la scÚne qui venait d'avoir lieu, et elle le signal; mais le prévenu refusa de signer en se fondant sur l'ignorance oÃÂč il était des formes de la justice française. Un incident - En voilà bien assez pour aujourd'hui, reprit monsieur Camusot, vous devez avoir besoin de prendre quelques aliments, je vais vous faire reconduire à la Conciergerie. - Hélas! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin. Camusot voulait faire coïncider le moment du retour de Jacques Collin avec l'heure de la promenade des accusés dans le préau; mais il voulait avoir du directeur de la Conciergerie une réponse à l'ordre qu'il lui avait donné le matin, et il sonna pour envoyer son huissier. L'huissier vint et dit que la portiÚre de la maison du quai Malaquais avait à lui remettre une piÚce importante relative à monsieur Lucien de Rubempré. Cet incident devint si grave qu'il fit oublier son dessein à Camusot. Qu'elle entre! dit-il. Pardon, excuse, monsieur, fit la portiÚre en saluant le juge et l'abbé Carlos tour à tour. Nous avons été si troublés, mon mari et moi, par la justice, les deux fois qu'elle est venue, que nous avons oublié dans notre commode une lettre à l'adresse de monsieur Lucien, et pour laquelle nous avons payé dix sous quoiqu'elle soit de Paris, car elle est trÚs lourde. Voulez-vous me rembourser le port. Dieu sait quand nous verrons nos locataires! - Cette lettre vous a été remise par le facteur? demanda Camusot aprÚs avoir examiné trÚs attentivement l'enveloppe. - Oui, monsieur. - Coquart, vous allez dresser procÚs-verbal de cette déclaration. Allez! ma bonne femme. Donnez vos noms, vos qualités... Camusot fit prÃÂȘter serment à la portiÚre, puis il dicta le procÚs-verbal. Pendant l'accomplissement de ces formalités, il vérifiait le timbre de la poste qui portait les dates des heures de levée et de distribution, ainsi que la date du jour. Or, cette lettre, remise chez Lucien le lendemain de la mort d'Esther, avait été sans nul doute écrite et jetée à la poste le jour de la catastrophe. Maintenant on pourra juger de la stupéfaction de monsieur Camusot en lisant cette lettre, écrite et signée par celle que la justice Croyait ÃÂȘtre la victime d'un crime. Assez Esther a Lucien Lundi, 13 mai 1830. MON DERNIER JOUR, A DIX HEURES DU MATIN. "Mon Lucien, je n'ai pas une heure à vivre. A onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. J'ai payé cinquante mille francs une jolie petite groseille noire contenant un poison qui tue avec la rapidité de l'éclair. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire Ma petite Esther n'a pas souffert... Oui, je n'aurai souffert qu'en t'écrivant ces pages. Ce monstre qui m'a si chÚrement achetée, en sachant que le jour oÃÂč je me regarderais comme à lui n'aurait pas de lendemain, Nucingen vient de partir, ivre comme un ours qu'on aurait grisé. Pour la premiÚre et la derniÚre fois de ma vie, j'ai pu comparer mon ancien métier de fille de joie à la vie de l'amour, superposer la tendresse qui s'épanouit dans l'infini à l'horreur du devoir qui voudrait s'anéantir au point de ne pas laisser de place au baiser. Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable... J'ai pris un bain; j'aurais voulu pouvoir faire venir le confesseur du couvent oÃÂč j'ai reçu le baptÃÂȘme, me confesser, enfin me laver l'ùme. Mais c'est assez de prostitution comme cela, ce serait profaner un sacrement, et je me sens d'ailleurs baignée dans les eaux d'un repentir sincÚre. Dieu fera de moi ce qu'il voudra. Laissons toutes ces pleurnicheries, je veux ÃÂȘtre pour toi ton Esther jusqu'au dernier moment, ne pas t'ennuyer de ma mort, de l'avenir, du bon Dieu, qui ne serait pas bon s'il me tourmentait dans l'autre vie quand j'ai dévoré tant de douleurs dans celle-ci... J'ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Cette feuille d'ivroire me consolait de ton absence, je la regarde avec ivresse en t'écrivant mes derniÚres pensées, en te peignant les derniers battements de mon coeur. Je te mettrai sous ce pli le portrait, car je ne veux pas qu'on le pille ni qu'on le vende. La seule pensée de savoir ce qui a fait ma joie confondu sous le vitrage d'un marchand parmi des dames et des officiers de l'Empire, ou des drÎleries chinoises, me donne la petite mort. Ce portrait, mon mignon, efface-le, ne le donne à personne... à moins que ce présent ne te rende le coeur de cette latte qui marche et qui porte des robes, de cette Clotilde de Grandlieu, qui te fera des noirs en dormant, tant elle a les os pointus... Oui, j'y consens, je te serais encore bonne à quelque chose comme de mon vivant. Ah! pour te faire plaisir, ou si cela t'eût seulement fait rire, je me serais tenue devant un brasier en ayant dans la bouche une pomme pour te la cuire! Ma mort te sera donc utile encore... J'aurais troublé ton ménage... Oh! cette Clotilde, je ne la comprends pas! Pouvoir ÃÂȘtre ta femme, porter ton nom, ne te quitter ni jour ni nuit, ÃÂȘtre à toi, et faire des façons! il faut ÃÂȘtre du faubourg Saint-Germain pour cela! et n'avoir pas dix livres de chair sur les os... Pauvre Lucien, cher ambitieux manqué, je songe à ton avenir! Va, tu regretteras plus d'une fois ton pauvre chien fidÚle, cette bonne fille qui volait pour toi, qui se serait laissé traÃner en Cour d'assises pour assurer ton bonheur, dont la seule occupation était de rÃÂȘver à tes plaisirs, de t'en inventer, qui avait de l'amour pour toi dans les cheveux, dans les pieds, dans les oreilles, enfin ta ballerina dont tous les regards étaient autant de bénédictions; qui, durant six ans, n'a pensé qu'à toi, qui fut si bien ta chose que je n'ai jamais été qu'une émanation de ton ùme comme la lumiÚre est celle du soleil. Mais enfin, faute d'argent et d'honneur, hélas! je ne puis pas ÃÂȘtre ta femme... J'ai toujours pourvu à ton avenir en te donnant tout ce que j'ai... Viens aussitÎt cette lettre reçue, et prends ce qui sera sous mon oreiller, car je me défie des gens de la maison... Vois-tu, je veux ÃÂȘtre belle en morte, je me coucherai, je m'étendrai dans mon lit, je me poserai, quoi! Puis je presserai la groseille contre le voile du palais, et je ne serai défigurée ni par les convulsions, ni par une posture ridicule. Je sais que madame de Sérisy s'est brouillée avec toi, rapport à moi; mais, vois-tu, mon chat, quand elle saura que je suis morte, elle te pardonnera, tu la cultiveras, elle te mariera bien, si les Grandlieu persistent dans leurs refus. Mon nini, je ne veux pas que tu fasses de grands hélas en apprenant ma mort. D'abord, je dois te dire que l'heure d'onze heures du lundi 13 mai n'est que la terminaison d'une longue maladie qui a commencé le jour oÃÂč, sur la terrasse de Saint-Germain, vous m'avez rejetée dans mon ancienne carriÚre... On a mal à l'ùme comme on a mal au corps. Seulement l'ùme ne peut pas se laisser bÃÂȘtement souffrir comme le corps, le corps ne soutient pas l'ùme comme l'ùme soutient le corps, et l'ùme a le moyen de se guérir dans la réflexion qui fait recourir au litre de charbon des couturiÚres. Tu m'as donné toute une vie avant-hier en me disant que si Clotilde te refusait encore, tu m'épouserais. C'eût été pour nous deux un grand malheur, je serais morte davantage, pour ainsi dire; car il y a des morts plus ou moins amÚres. Jamais le monde ne nous aurait acceptés. Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va! Une pauvre fille est dans la boue, comme j'y étais avant mon entrée au couvent; les hommes la trouvent belle, ils la font servir à leurs plaisirs en se dispensant d'égards, ils la reçoivent à pied aprÚs ÃÂȘtre allés la chercher en voiture; s'ils ne lui crachent pas à la figure, c'est qu'elle est préservée de cet outrage par sa beauté; mais moralement, ils font pis. Eh! bien, que cette fille hérite de cinq à six millions, elle sera recherchée par des princes, elle sera saluée avec respect quand elle passera dans sa voiture, elle pourra choisir parmi les plus anciens écussons de France et de Navarre. Ce monde, qui nous aurait dit raca en voyant deux beaux ÃÂȘtres unis et heureux, a constamment salué madame de StaÃl, malgré ses romans en action, parce qu'elle avait deux cent mille livres de rente. Le monde, qui plie devant l'Argent ou la Gloire, ne veut pas plier devant le bonheur, ni devant la vertu; car j'aurais fait du bien... Oh! combien de larmes aurais-je séchées!... autant je crois que j'en ai versé! Oui, j'aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité. Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat? Dis-toi souvent il y a eu deux bonnes filles, deux belles créatures, qui toutes deux sont mortes pour moi, sans m'en vouloir, qui m'adoraient; élÚve dans ton coeur un souvenir à Coralie, à Esther, et va ton train! Te souviens-tu du jour oÃÂč tu m'as montré vieille, ratatinée, en capote vert-melon, en douillette puce à taches de graisse noire, la maÃtresse d'un poÚte d'avant la Révolution, à peine réchauffée par le soleil, quoiqu'elle se fût mise en espalier aux Tuileries, et s'inquiétant d'un horrible carlin, le dernier des carlins? Tu sais, elle avait eu des laquais, des équipages, un hÎtel! je t'ai dit alors - Il vaut mieux mourir à trente ans! Eh! bien, ce jour-là , tu m'as trouvée pensive, tu as fait des folies pour me distraire; et, entre deux baisers, je t'ai dit encore - Tous les jours les jolies femmes sortent du spectacle avant la fin!... Eh! bien, je n'ai pas voulu voir la derniÚre piÚce, voilà tout... Tu dois me trouver bavarde, mais c'est mon dernier ragÎt. Je t'écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. Les couturiÚres qui se lamentent m'ont toujours fait horreur; tu sais que j'avais su bien mourir une fois déjà , à mon retour de ce fatal bal de l'Opéra, oÃÂč l'on t'a dit que j'avais été fille! Oh! non, mon nini, ne donne jamais ce portrait, si tu savais avec quels flots d'amour je viens de m'abÃmer dans tes yeux en les regardant avec ivresse pendant une pause que j'ai faite.. tu penserais, en y reprenant l'amour que j'ai tùché d'incruster sur cet ivoire, que l'ùme de ta biche aimée est là . Une morte qui demande l'aumÎne, en voilà du comique?... Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe. Tu ne sais pas combien ma mort paraÃtrait héroïque aux imbéciles s'ils savaient que cette nuit Nucingen m'a offert deux millions si je voulais l'aimer comme je t'aimais. Il sera joliment volé quand il saura que je lui ai tenu parole en crevant de lui. J'ai tout tenté pour continuer à respirer l'air que tu respires. J'ai dit à ce gros voleur - Voulez-vous ÃÂȘtre aimé, comme vous le demandez, je m'engagerai mÃÂȘme à ne jamais revoir Lucien... - Que faut-il faire?.. a-t-il demandé. - Donnez-moi deux millions pour lui?.. Non! si tu avais vu sa grimace? Ah! j'en aurais ri, si ça n'avait pas été si tragique pour moi. - Evitez-vous un refus! lui ai-je dit. Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu'à moi. Une femme est toujours bien aise de savoir ce qu'elle vaut, ai-je ajouté en lui tournant le dos. Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas. Qu'est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux? Bah! je ne veux plus penser à rien de la vie, je n'ai plus que cinq minutes, je les donne à Dieu; n'en sois pas jaloux, mon cher ange, je veux lui parler de toi, lui demander ton bonheur pour prix de ma mort, et de mes punitions dans l'autre monde. Ça m'ennuie bien d'aller dans l'enfer, j'aurais voulu voir les anges pour savoir s'ils te ressemblent... Adieu, mon nini, adieu! je te bénis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe je serai Ton ESTHER..." "Onze heures sonnent. J'ai fait ma derniÚre priÚre, je vais me coucher pour mourir. Encore une fois, adieu! Je voudrais que la chaleur de ma main laissùt là mon ùme comme j'y mets un dernier baiser, et je veux encore une fois te nommer mon gentil minet, quoique tu sois la cause de la mort de ton ESTHER" OÃÂč l'on voit que la justice est et doit ÃÂȘtre sans coeur Un mouvement de jalousie pressa le coeur du juge en terminant la lecture de la seule lettre d'un suicide qu'il eût vue écrite avec cette gaieté, quoique ce fût une gaieté fébrile, et le dernier effort d'une tendresse aveugle - Qu'a-t-il donc de particulier pour ÃÂȘtre aimé ainsi!...pensa-t-il en répétant ce que disent tous les hommes qui n'ont pas le don de plaire aux femmes. - S'il vous est possible de prouver non seulement que vous n'ÃÂȘtes pas Jacques Collin, forçat libéré, mais encore que vous ÃÂȘtes bien réellement don Carlos Herrera, chanoine de TolÚde, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII, dit le juge à Jacques Collin, vous serez mis en liberté, car l'impartialité qu'exige mon ministÚre m'oblige à vous dire que je reçois à l'instant une lettre de la demoiselle Esther Gobseck oÃÂč elle avoue l'intention de se donner la mort, et oÃÂč elle émet sur ses domestiques des soupçons qui paraissent les désigner comme étant les auteurs de la soustraction des sept cent cinquante mille francs. En parlant, monsieur Camusot comparait l'écriture de la lettre avec celle du testament, et il fut évident pour lui que la lettre était bien écrite par la mÃÂȘme personne qui avait fait le testament. - Monsieur, vous vous ÃÂȘtes trop pressé de croire à un crime, ne vous pressez pas de croire à un vol. - Ah! dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prévenu. - Ne croyez pas que je me compromette en disant que cette somme peut se retrouver, reprit Jacques Collin en faisant entendre au juge qu'il comprenait son soupçon. Cette pauvre fille était bien aimée par ses gens; et, si j'étais libre, je me chargerais de chercher un argent qui maintenant appartient à l'ÃÂȘtre que j'aime le plus au monde, à Lucien!... Auriez-vous la bonté de me permettre de lire cette lettre, ce sera bientÎt fait.. c'est la preuve de l'innocence de mon cher enfant.. vous ne pouvez pas craindre que je l'anéantisse.. ni que j'en parle, je suis au secret. - Au secret!... s'écria le magistrat, vous n'y serez plus... C'est moi qui vous prie d'établir le plus promptement possible votre état, ayez recours à votre ambassadeur si vous voulez... Et il tendit la lettre à Jacques Collin. Camusot était heureux de sortir d'embarras, de pouvoir satisfaire le Procureur-général, mesdames de Maufrigneuse et de Sérisy. Néanmoins il examina froidement et curieusement la figure de son prévenu pendant qu'il lisait la lettre de la courtisane; et, malgré la sincérité des sentiments qui s'y peignaient, il se disait "C'est pourtant bien là une physionomie de bagne." - Voilà comme on l'aime!... dit Jacques Collin en rendant la lettre... Et il fit voir à Camusot une figure baignée de larmes. - Si vous le connaissiez! reprit-il, c'est une ùme si jeune, si fraÃche, une beauté si magnifique, un enfant, un poÚte... On éprouve irrésistiblement le besoin de se sacrifier à lui, de satisfaire ses moindres désirs. Ce cher Lucien est si ravissant quand il est cùlin... - Allons, dit le magistrat en faisant encore un effort pour découvrir la vérité, vous ne pouvez pas ÃÂȘtre Jacques Collin... - Non, monsieur... répondit le forçat. Et Jacques Collin se fit plus que jamais don Carlos Herrera. Dans son désir de terminer son oeuvre, il s'avança vers le juge, l'emmena dans l'embrasure de la croisée et prit les maniÚres d'un prince de l'Eglise, en prenant le ton des confidences. - J'aime tant cet enfant, monsieur, que s'il fallait ÃÂȘtre le criminel pour qui vous me prenez afin d'éviter un désagrément à cette idole de mon coeur, je m'accuserais, dit-il à voix basse. J'imiterais la pauvre fille qui s'est tuée à son profit. Aussi, monsieur, vous supplié-je de m'accorder une faveur, c'est de mettre Lucien en liberté sur-le-champ... - Mon devoir s'y oppose, dit Camusot avec bonhomie; mais, s'il est avec le ciel des accommodements, la justice sait avoir des égards, et, si vous pouvez me donner de bonnes raisons... Parlez, ceci ne sera pas écrit... - Eh! bien, reprit Jacques Collin trompé par la bonhomie de Camusot, je sais tout ce que ce pauvre enfant souffre en ce moment, il est capable d'attenter à ses jours en se voyant en prison... - Oh! quant à cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps. - Vous ne savez pas qui vous obligez en m'obligeant, ajouta Jacques Collin qui voulut remuer d'autres cordes. Vous rendez service à un Ordre plus puissant que des comtesses de Sérisy, que des duchesses de Maufrigneuse qui ne vous pardonneront pas d'avoir eu dans votre cabinet leurs lettres..., dit-il en montrant deux liasses parfumées... Mon Ordre a de la mémoire. - Monsieur! dit Camusot, assez. Cherchez d'autres raisons à me donner. Je me dois autant au prévenu qu'à la vindicte publique. - Eh! bien, croyez-moi, je connais Lucien, c'est une ùme de femme, de poÚte et de Méridional, sans consistance ni volonté, reprit Jacques Collin, qui crut avoir enfin deviné que le juge leur était acquis. Vous ÃÂȘtes certain de l'innocence de ce jeune homme, ne le tourmentez pas, ne le questionnez point; remettez-lui cette lettre, annoncez-lui qu'il est l'héritier d'Esther, et rendez-lui la liberté... Si vous agissez autrement, vous en serez au désespoir; tandis que si vous le relaxez purement et simplement, je vous expliquerai, moi gardez-moi au secret, demain, ce soir tout ce qui pourrait vous sembler mystérieux dans cette affaire, et les raisons de la poursuite acharnée dont je suis l'objet; mais je risquerai ma vie, on en veut à ma tÃÂȘte depuis cinq ans... Lucien libre, riche et marié à Clotilde de Grandlieu, ma tùche ici-bas est accomplie, je ne défendrai plus ma peau.. Mon persécuteur est un espion de votre dernier roi... - Ah! Corentin! - Ah! il se nomme Corentin... Je vous remercie... Eh! bien, monsieur, voulez-vous me promettre de faire ce que je vous demande?... - Un juge ne peut et ne doit rien promettre. Coquart! dites à l'huissier et aux gendarmes de reconduire le prévenu à la Conciergerie... - Je donnerai des ordres pour que ce soir vous soyez à la pistole, ajouta-t-il avec douceur en faisant un léger salut de tÃÂȘte au prévenu. Le juge reprend tous ses avantages Frappé de la demande que Jacques Collin venait de lui adresser et se rappelant l'insistance qu'il avait mise à ÃÂȘtre interrogé le premier, en s'appuyant sur son état de maladie, Camusot reprit toute sa défiance. En écoutant ses soupçons indéterminés, il Vit le prétendu moribond allant, marchant comme un Hercule, ne faisant plus aucune des singeries si bien jouées qui avaient signalé l'entrée. - Monsieur?... Jacques Collin se retourna. - Mon greffier, malgré votre refus de le signer, va vous lire le procÚs-verbal de votre interrogatoire. Le prévenu jouissait d'une admirable santé, le mouvement par lequel il vint s'asseoir prÚs du greffier fut un dernier trait de lumiÚre pour le juge. - Vous avez été promptement guéri? dit Camusot. - Je suis pincé, pensa Jacques Collin. Puis il répondit à haute voix "La joie, monsieur, est la seule panacée qui existe... cette lettre, la preuve d'une innocence dont je ne doutais pas... voilà le grand remÚde." Le juge suivit son prévenu d'un regard pensif lorsque l'huissier et les gendarmes l'entourÚrent; puis il fit le mouvernent d'un homme qui se réveille, et jeta la lettre d'Esther sur le bureau de son greffier. - Coquart, copiez cette lettre!... Mélancolie particuliÚre aux juges d'instruction S'il est dans la nature de l'homme de se défier de ce qu'on le supplie de faire quand la chose demandée est contre ses intérÃÂȘts ou contre son devoir, souvent mÃÂȘme quand elle lui est indifférente, ce sentiment est la loi du juge d'instruction. Plus le prévenu, dont l'état n'était pas encore fixé, fit apercevoir de nuages à l'horizon dans le cas oÃÂč Lucien serait interrogé, plus cet interrogatoire parut nécessaire à Camusot. Cette formalité n'eût pas été, d'aprÚs le Code et les usages, indispensable, qu'elle était exigée par la question de l'identité de l'abbé Carlos, Dans toutes les carriÚres, il existe une conscience de métier. A défaut de curiosité, Camusot aurait questionné Lucien par honneur de magistrat comme il venait de questionner Jacques Collin, en déployant les ruses que se permet le magistrat le plus intÚgre. Le service à rendre, son avancement, tout passait chez Camusot aprÚs le désir de savoir la vérité, de la deviner, quitte à la taire. Il jouait du tambour sur les vitres en s'abandonnant au cours fluviatile de ses conjectures, car alors la pensée est comme une riviÚre qui parcourt mille contrées. Amants de la vérité, les magistrats sont comme les femmes jalouses, ils se livrent à mille suppositions et les fouillent avec le poignard du soupçon comme le sacrificateur antique éventrait les victimes; puis ils s'arrÃÂȘtent non pas au vrai, mais au probable, et ils finissent par entrevoir le vrai. Une femme interroge un homme aimé comme le juge interroge un criminel. En de telles dispositions, un éclair, un mot, une inflexion de voix, une hésitation suffisent pour indiquer le fait, la trahison, le crime cachés. - La maniÚre dont il vient de peindre son dévouement à son fils si c'est son fils, me ferait croire qu'il s'est trouvé dans la maison de cette fille pour veiller au grain; et, ne se doutant pas que l'oreiller de la morte cachait un testament, il aura pris, pour son fils, les sept cent cinquante mille francs, par provision!... Voilà la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. Monsieur de Rubempré se doit à lui-mÃÂȘme et doit à la justice d'éclaircir l'état civil de son pÚre... Et me promettre la protection de son Ordre son Ordre! si je n'interroge pas Lucien!... Il resta sur cette pensée. Comme on vient de le voir, un magistrat instructeur dirige un interrogatoire à son gré. Libre à lui d'avoir de la finesse ou d'en manquer. Un interrogatoire, ce n'est rien, et c'est tout. Là gÃt la faveur. Camusot sonna, l'huissier était revenu. Il donna l'ordre d'aller chercher monsieur Lucien de Rubempré, mais en recommandant qu'il ne communiquùt avec qui que ce soit pendant le trajet. Il était alors deux heures aprÚs midi. - Il y a un secret, se dit en lui-mÃÂȘme le juge, et ce secret doit ÃÂȘtre bien important. Le raisonnement de mon amphibie, qui n'est ni prÃÂȘtre, ni séculier, ni forçat, ni Espagnol, mais qui ne veut pas laisser sortir de la bouche de son protégé quelque parole terrible, est ceci "Le poÚte est faible, il est femme; il n'est pas comme moi, qui suis l'Hercule de la diplomatie, et vous lui arracherez facilement notre secret!" Eh! bien, nous allons tout savoir de l'innocent!... Et il continua de frapper le bord de sa table avec son couteau d'ivoire, pendant que son greffier copiait la lettre d'Esther. Combien de bizarreries dans l'usage de nos facultés! Camusot supposait tous les crimes possibles, et passait à cÎté du seul que le prévenu avait commis, le faux testament au profit de Lucien. Que ceux dont l'envie attaque la position des magistrats veuillent bien songer à cette vie passée en des soupçons continuels, à ces tortures imposées par ces gens à leur esprit, car les affaires civiles ne sont pas moins tortueuses que les instructions criminelles, et ils penseront peut-ÃÂȘtre que le prÃÂȘtre et le magistrat ont un harnais également lourd, également garni de pointes à l'intérieur. Toute profession d'ailleurs a son cilice et ses casse-tÃÂȘtes chinois. Dangers que court l'innocence au Palais Vers deux heures, monsieur Camusot vit entrer Lucien de Rubempré, pùle, défait, les yeux rouges et gonflés, enfin dans un état d'affaissement qui lui permit de comparer la nature à l'art, le moribond vrai au moribond de théùtre. Le trajet fait de la Conciergerie au cabinet du juge entre deux gendarmes précédés d'un huissier avait porté le désespoir au comble chez Lucien. Il est dans l'esprit du poÚte de préférer un supplice à un jugement. En voyant cette nature entiÚrement dénuée du courage moral qui fait hésiter le juge et qui venait de se manifester si puissamment chez l'autre prévenu, monsieur Camusot eut pitié de cette facile victoire, et ce mépris lui permit de porter des coups décisifs, en lui laissant sur le terrain cette affreuse liberté d'esprit qui distingue le tireur quand il s'agit d'abattre des poupées. - Remettez-vous, monsieur de Rubempré, vous ÃÂȘtes en présence d'un magistrat empressé de réparer le mal que fait involontairement la justice par une arrestation préventive, quand elle est sans fondement. Je vous crois innocent, vous allez ÃÂȘtre libre immédiatement. Voici la preuve de votre innocence. C'est une lettre gardée par votre portiÚre en votre absence, et qu'elle vient d'apporter. Dans le trouble causé par la descente de la justice et par la nouvelle de votre arrestation à Fontainebleau, cette femme avait oublié cette lettre qui vient de mademoiselle Esther Gobseck... Lisez! Lucien prit la lettre, la lut et fondit en larmes. Il sanglota sans pouvoir articuler une parole. AprÚs un quart d'heure, temps pendant lequel Lucien eut beaucoup de peine à retrouver de la force, le greffier lui présenta la copie de la lettre et le pria de signer un pour copie conforme à l'original à représenter à premiÚre réquisition tant que durera l'instruction du procÚs, en lui offrant de collationner; mais Lucien s'en rapporta naturellement à la parole de Coquart quant à l'exactitude. - Monsieur, dit le juge d'un air plein de bonhomie, il est néanmoins difficile de vous mettre en liberté sans avoir rempli nos formalités et sans vous avoir adressé quelques questions... C'est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. A un homme comme vous, je croirais presque inutile de faire observer que le serment de dire toute la vérité n'est pas ici seulement un appel à votre conscience, mais encore une nécessité de votre position, ambiguà pour quelques instants. La vérité ne peut rien sur vous quelle qu'elle soit; mais le mensonge vous enverrait en Cour d'assises, et me forcerait à vous faire reconduire à la Conciergerie, tandis qu'en répondant franchement à mes questions vous coucherez ce soir chez vous, et vous serez réhabilité par cette nouvelle que publieront les journaux "Monsieur de Rubempré, arrÃÂȘté hier à Fontainebleau, a été sur-le-champ élargi aprÚs un trÚs court interrogatoire." Ce discours produisit une vive impression sur Lucien, et en voyant les dispositions de son prévenu, le juge ajouta "je vous le répÚte, vous étiez soupçonné de complicité dans un meurtre par empoisonnement sur la personne de la demoiselle Esther, il y a preuve de son suicide, tout est dit; mais on a soustrait une somme de sept cent cinquante mille francs qui dépend de la succession, et vous ÃÂȘtes l'héritier; il y a là malheureusement un crime. Ce crime a précédé la découverte du testament. Or, la justice a des raisons de croire qu'une personne qui vous aime, autant que vous aimait cette demoiselle Esther, s'est permis ce crime à votre profit... - Ne m'interrompez pas, dit Camusot en imposant silence à Lucien qui voulait parler, je ne vous interroge pas encore. Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. Abandonnez le faux, le misérable point dhonneur qui lie entre eux les complices, et dites toute la vérité?" On a dû déjà remarquer l'excessive disproportion des armes dans cette lutte entre les prévenus et les juges d'instruction. Certes la négation habilement maniée a pour elle l'absolu de sa forme et suffit à la défense du criminel; mais c'est en quelque sorte une panoplie qui devient écrasante quand le stylet de l'interrogation y trouve un joint. DÚs que la dénégation est insuffisante contre certains faits évidents, le prévenu se trouve entiÚrement à la discrétion du juge. Supposez maintenant un demi-criminel, comme Lucien, qui, sauvé d'un premier naufrage de sa vertu, pourrait s'amender et devenir utile à son pays, il périra dans les traquenards de l'instruction. Le juge rédige un procÚs-verbal trÚs sec, une analyse fidÚle des questions et des réponses; mais de ses discours insidieusement paternels, de ses remontrances captieuses dans le genre de celle-ci, rien n'en reste. Les juges de la juridiction supérieure et les jurés voient les résultats sans connaÃtre les moyens. Aussi, selon quelques bons esprits, le jury serait-il excellent, comme en Angleterre, pour procéder à l'instruction. La France a joui de ce systÚme pendant un certain temps. Sous le code de brumaire an IV, cette institution s'appelait le jury d'accusation par opposition au jury de jugement. Quant au procÚs définitif, si l'on en revenait aux jurys d'accusation, il devrait ÃÂȘtre attribué aux cours royales, sans concours de jurés. OÃÂč tous ceux qui ont fait des fautes trembleront de comparoir devant un tribunal quelconque - Maintenant, dit Camusot aprÚs une pause, comment vous appelez-vous? Monsieur Coquart, attention!... dit-il au greffier. - Lucien Chardon, de Rubempré. - Vous ÃÂȘtes né? - A AngoulÃÂȘme... Et Lucien donna le jour, le mois et l'année. - Vous n'avez pas eu de patrimoine? - Aucun. - Vous avez néanmoins fait, pendant un premier séjour à Paris, des dépenses considérables, relativement à votre peu de fortune? - Oui, monsieur; mais à cette époque, j'ai eu dans mademoiselle Coralie une amie excessivement dévouée et que j'ai eu le malheur de perdre. Ce fut le chagrin causé par cette mort qui me ramena dans mon pays. - Bien, monsieur, dit Camusot. Je vous loue de votre franchise, elle sera bien appréciée. Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d'une confession générale. - Vous avez fait des dépenses bien plus considérables encore à votre retour d'AngoulÃÂȘme à Paris, reprit Camusot, vous avez vécu comme un homme qui aurait environ soixante mille francs de rentes. - Oui, monsieur... - Qui vous fournissait cet argent? - Mon protecteur, l'abbé Carlos Herrera. - Ou l'avez-vous connu? - Je l'ai rencontré sur la grande route, au moment oÃÂč j'allais me débarrasser de la vie par un suicide... - Vous n'aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, à votre mÚre?... - Jamais. - Votre mÚre ne vous a jamais dit avoir rencontré d'Espagnol? - Jamais. - Pouvez-vous vous rappeler le mois, l'année oÃÂč vous vous ÃÂȘtes lié avec la demoiselle Esther? - Vers la fin de 1823, à un petit théà tre du boulevard. - Elle a commencé par vous coûter de l'argent? - Oui, monsieur. - DerniÚrement, dans le désir d'épouser mademoiselle de Grandlieu, vous avez acheté les restes du chùteau de Rubempré, vous y avez joint des terres pour un million, vous avez dit à la famille Grandlieu que votre soeur et votre beau-frÚre venaient de faire un héritage considérable et que vous deviez ces sommes à leur libéralité?... Avez-vous dit cela, monsieur, à la famille Grandlieu? - Oui, monsieur. - Vous ignorez la cause de la rupture de votre mariage? - EntiÚrement, monsieur. - Eh! bien, la famille de Grandlieu a envoyé chez votre beau-frÚre un des plus respectables avoués de Paris pour prendre des renseignements. A AngoulÃÂȘme, l'avoué, d'aprÚs les aveux mÃÂȘmes de votre soeur et de votre beau-frÚre, a su que non seulement ils vous avaient prÃÂȘté peu de chose, mais encore que leur héritage se composait d'immeubles, assez importants, il est vrai, mais la somme des capitaux s'élevait à peine à deux cent mille francs... Vous ne devez pas trouver étrange qu'une famille comme celle de Grandlieu recule devant une fortune dont l'origine ne se justifie pas... Voilà , monsieur, oÃÂč vous a conduit un mensonge... Lucien fut glacé par cette révélation, et le peu de force d'esprit qu'il conservait l'abandonna. - La Police et la Justice savent tout ce qu'elles veulent savoir, dit Camusot, songez bien à ceci. Maintenant, reprit-il en pensant à la qualité de pÚre que s'était donnée Jacques Collin, connaissez-vous qui est ce prétendu Carlos Herrera? - Oui, monsieur, mais je l'ai su trop tard... - Comment trop tard? Expliquez-vous! - Ce n'est pas un prÃÂȘtre, ce n'est pas un Espagnol, c'est... - Un forçat évadé, dit vivement le juge. - Oui, répondit Lucien. Quand le fatal secret me fut révélé, j'étais son obligé, j'avais cru me lier avec un respectable ecclésiastique... - Jacques Collin... dit le juge en commençant une phrase. - Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c'est son nom. - Bien. Jacques Collin, reprit monsieur Camusot, vient d'ÃÂȘtre reconnu tout à l'heure par une personne, et s'il nie encore son identité, c'est, je crois, dans votre intérÃÂȘt. Mais je vous demandais si vous saviez qui est cet homme dans le but de relever une autre imposture de Jacques Collin. Lucien eut aussitÎt comme un fer rouge dans les entrailles en entendant cette terrifiante observation. - Ignorez-vous, dit le juge en continuant, qu'il prétend ÃÂȘtre votre pÚre pour justifier l'extraordinaire affection dont vous ÃÂȘtes l'objet? - Lui! mon pÚre!... oh! monsieur!... il a dit cela! - Soupçonnez-vous d'oÃÂč provenaient les sommes qu'il vous remettait; car, s'il faut en croire la lettre que vous avez entre les mains, la demoiselle Esther, cette pauvre fille, vous aurait rendu plus tard les mÃÂȘmes services que la demoiselle Coralie; mais vous ÃÂȘtes resté, comme vous venez de le dire, pendant quelques années à vivre, et trÚs splendidement, sans rien recevoir d'elle. - C'est à vous, monsieur, que je demanderai de me dire, s'écria Lucien, oÃÂč les forçats puisent de l'argent!... Un Jacques Collin mon pÚre!... Oh! ma pauvre mÚre... Et il fondit en larmes. - Greffier, donnez lecture au prévenu de la partie de l'interrogatoire du prétendu Carlos Herrera dans laquelle il s'est dit le pÚre de Lucien de Rubempré. Le poÚte écouta cette lecture dans un silence et dans une contenance qui fit peine à voir. - Je suis perdu! s'écria-t-il. - On ne se perd pas dans la voie de l'honneur et de la vérité, dit le juge. - Mais vous traduirez Jacques Collin en Cour d'assises? dernanda Lucien. - Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. Achevez votre pensée. Les deux morales Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. La réflexion était venue trop tard, comme chez tous les hommes qui sont esclaves de la sensation. Là est la différence entre le poÚte et l'homme d'action l'un se livre au sentiment pour le reproduire en images vives, il ne juge qu'aprÚs; tandis que l'autre sent et juge à la fois. Lucien resta morne, pùle, il se voyait au fond du précipice oÃÂč l'avait fait rouler le juge d'instruction à la bonhomie de qui, lui poÚte, il s'était laissé prendre. Il venait de trahir non pas son bienfaiteur, mais son complice qui, lui, avait défendu leur position avec un courage de lion, avec une habileté tout d'une piÚce. Là oÃÂč Jacques Collin avait tout sauvé par son audace, Lucien, l'homme d'esprit, avait tout perdu par son inintelligence et par son défaut de réflexion. Ce mensonge infùme et qui l'indignait servait de paravent à une plus infùme vérité. Confondu par la subtilité du juge, épouvanté par sa cruelle adresse, par la rapidité des coups qu'il lui avait portés en se servant des fautes d'une vie mise à jour comme de crocs pour fouiller sa conscience, Lucien était là semblable à l'animal que le billot de l'abattoir a manqué. Libre et innocent, à son entrée dans ce cabinet, en un instant, il se trouvait criminel par ses propres aveux. Enfin, derniÚre raillerie sérieuse, le juge, calme et froid, faisait observer à Lucien que ses révélations étaient le fruit d'une méprise. Camusot pensait à la qualité de pÚre prise par Jacques Collin, tandis que Lucien, tout entier à la crainte de voir son alliance avec un forçat évadé devenir publique, avait imité la célÚbre inadvertance des meurtriers d'Ibicus. L'une des gloires de Royer-Collard est d'avoir proclamé le triomphe constant des sentiments naturels sur les sentiments imposés, d'avoir soutenu la cause de l'antériorité des serments en prétendant que la loi de l'hospitalité, par exemple, devait lier au point d'annuler la vertu du serment judiciaire. Il a confessé cette théorie à la face du monde, à la tribune française; il a courageusement vanté les conspirateurs, il a montré qu'il était humain d'obéir à l'amitié plutÎt qu'à des lois tyranniques tirées de l'arsenal social pour telle ou telle circonstance. Enfin le Droit naturel a des lois qui n'ont jamais été promulgées et qui sont plus efficaces, mieux connues que celles forgées par la société. Lucien venait de méconnaÃtre, et à son détriment, la loi de solidarité qui l'obligeait à se taire et à laisser Jacques Collin se défendre; bien plus, il l'avait chargé! Dans son intérÃÂȘt, cet homme devait ÃÂȘtre pour lui et toujours, Carlos Herrera. Monsieur Camusot jouissait de son triomphe, il tenait deux coupables, il avait abattu sous la main de la justice l'un des favoris de la mode, et trouvé l'introuvable Jacques Collin. Il allait ÃÂȘtre proclamé l'un des plus habiles juges d'instruction. Aussi laissait-il son prévenu tranquille; mais il étudiait ce silence de consternation, il voyait les gouttes de sueur s'accroÃtre sur ce visage décomposé, grossir et tomber enfin mÃÂȘlées à deux ruisseaux de larmes. Le coup de massue - Pourquoi pleurer, monsieur de Rubempré? vous ÃÂȘtes, comme je vous l'ai dit, l'héritier de mademoiselle Esther, qui n'a pas d'héritiers ni collatéraux ni directs, et sa succession se monte à prÚs de huit millions, si l'on retrouve les sept cent cinquante mille francs égarés. Ce fut le dernier coup pour le coupable. De la tenue pendant dix minutes, comme le disait Jacques Collin dans son billet, et Lucien atteignait au but de tous ses désirs! il s'acquittait avec Jacques Collin, il s'en séparait, il devenait riche, il épousait mademoiselle de Grandlieu. Rien ne démontre plus éloquemment que cette scÚne la puissance dont sont armés les juges d'instruction par l'isolement ou par la séparation des prévenus, et le prix d'une communication comme celle qu'Asie avait faite à Jacques Collin. - Ah! monsieur, répondit Lucien avec l'amertume et l'ironie de l'homme qui se fait un piédestal de son malheur accompli, comme on a raison de dire dans votre langage subir un interrogatoire!... Entre la torture physique d'autrefois et la torture morale d'aujourd'hui, je n'hésiterais pas pour mon compte, je préférerais les souffrances qu'infligeait jadis le bourreau. Que voulez-vous encore de moi? reprit-il avec fierté. - Ici, monsieur, dit le magistrat devenant rogue et narquois pour répondre à l'orgueil du poÚte, moi seul ai le droit de poser des questions. - J'avais le droit de ne pas répondre, dit en murmurant le pauvre Lucien à qui son intelligence était revenue dans toute sa netteté. - Greffier, lisez au prévenu son interrogatoire... - Je redeviens un prévenu! se dit Lucien. Pendant que le commis lisait, Lucien prit une résolution qui l'obligeait à caresser monsieur Camusot. Quand le murmure de la voix de Coquart cessa, le poÚte eut le tressaillement d'un homme qui dort pendant un bruit auquel ses organes se sont accoutumés et qu'alors le silence surprend. - Vous avez à signer le procÚs-verbal de votre interrogatoire, dit le juge. - Et me mettez-vous en liberté? demanda Lucien devenant ironique à son tour. - Pas encore, répondit Camusot; mais demain, aprÚs votre confrontation avec Jacques Collin, vous serez sans doute libre. La justice doit savoir maintenant si vous ÃÂȘtes ou non complice des crimes que peut avoir commis cet individu depuis son évasion, qui date de 1820. Néanmoins, vous n'ÃÂȘtes plus au secret. Je vais écrire au directeur de vous mettre dans la meilleure chambre de la pistole. - Y trouverais-je ce qu'il faut pour écrire... - On vous y fournira tout ce que vous demanderez, j'en ferai donner l'ordre par l'huissier qui va vous reconduire. Lucien signa machinalement le procÚs-verbal, et il en parapha les renvois en obéissant aux indications de Coquart avec la douceur de la victime résignée. Un seul détail en dira plus sur l'état oÃÂč il se trouvait que la peinture la plus minutieuse. L'annonce de sa confrontation avec Jacques Collin avait séché sur sa figure les gouttelettes de sueur, ses yeux secs brillaient d'un éclat insupportable. Enfin il devint, en un moment rapide comme l'éclair, ce qu'était Jacques Collin, un homme de bronze. Chez les gens dont le caractÚre ressemble à celui de Lucien, et que Jacques Collin avait si bien analysé, ces passages subits d'un état de démoralisation complÚte à un état quasiment métallique tant les forces humaines se tendent, sont les plus éclatants phénomÚnes de la vie des idées. La volonté revient, comme l'eau disparue d'une source; elle s'infuse dans l'appareil préparé pour le jeu de sa substance constitutive inconnue; et, alors, le cadavre se fait homme, et l'homme s'élance plein de force à des luttes suprÃÂȘmes. Lucien mit la lettre d'Esther sur son coeur avec le portrait qu'elle lui avait renvoyé. puis il salua dédaigneusement monsieur Camusot, et marcha d'un pas ferme dans les corridors entre deux gendarmes. - C'est un profond scélérat! dit le juge à son greffier pour se venger du mépris écrasant que le poÚte venait de lui témoigner. Il a cru se sauver en livrant son complice. - Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsé... Le juge à la torture - Je vous rends votre liberté pour aujourd'hui, Coquart, dit le juge. En voilà bien assez. Renvoyez les gens qui attendent, en les prévenant de revenir demain. Ah! vous irez sur-le-champ chez monsieur le Procureur-general savoir s'il est encore dans son cabinet; s'il y est,demandez un moment d'audience pour moi. Oh! il y sera, reprit-il aprÚs avoir regardé l'heure à une méchante horloge de bois peint en vert et à filets dorés. il est trois heures un quart. Ces interrogations, qui se lisent si rapidement, étant entiÚrement écrites, les demandes aussi bien que les réponses prennent un temps énorme. C'est une des causes de la lenteur des instructions criminelles et de la durée des détentions préventives. Pour les petits, c'est la ruine, pour les riches, c'est la honte; car pour eux un élargissement immédiat répare, autant qu'il peut ÃÂȘtre réparé, le malheur d'une arrestation. Voilà pourquoi les deux scÚnes qui viennent d'ÃÂȘtre fidÚlement reproduites avaient employé tout le temps consumé par Asie à déchiffrer les ordres du maÃtre, à faire sortir une duchesse de son boudoir et à donner de l'énergie à madame de Sérisy. En ce moment, Camusot, qui songeait à tirer parti de son habileté, prit les deux interrogatoires, les relut et se proposait de les montrer au Procureur-général en lui demandant son avis. Pendant la délibération à laquelle il se livrait, son huissier revint pour lui dire que le valet de chambre de madame la comtesse de Sérisy voulait absolument lui parler. Sur un signe de Camusot, un valet de chambre, vÃÂȘtu comme un maÃtre, entra, regarda l'huissier et le magistrat alternativement, et dit "C'est bien à monsieur Camusot que j'ai l'honneur..." - Oui, répondirent le juge et l'huissier. Camusot prit une lettre que lui tendit le domestique, et lut ce qui suit "Dans bien des intérÃÂȘts que vous comprendrez, mon cher Camusot, n'interrogez pas monsieur de Rubempré; nous vous apportons les preuves de son innocence, afin qu'il soit immédiatement élargi. "D. DE MAUFRIGNEUSE, L. DE SERISY. "P. S. Brûlez cette lettre." Camusot comprit qu'il avait fait une énorme faute en tendant des piÚges à Lucien, et il commença par obéir aux deux grandes dames. Il alluma une bougie et détruisit la lettre écrite par la duchesse. Le valet de chambre salua respectueusement. - Madame de Sérisy va donc venir? demanda-t-il. - On attelait, répondit le valet de chambre. En ce moment, Coquart vint apprendre à monsieur Camusot que le Procureur-général l'attendait. Sous le poids de la faute qu'il avait commise contre son ambition au profit de la Justice, le juge, chez qui sept ans d'exercice avaient développé la finesse dont est pourvu tout homme qui s'est mesuré avec des grisettes en faisant son Droit, voulut avoir des armes contre le ressentiment des deux grandes dames. La bougie à laquelle il avait brûlé la lettre étant encore allumée, il s'en servit pour cacheter les trente billets de la duchesse de Maufrigneuse à Lucien et la correspondance assez volumineuse de madame de Sérisy. Puis il se rendit chez le Procureur-général. Monsieur le Procureur-général Le Palais-de-Justice est un amas confus de constructions superposées les unes aux autres, les unes pleines de grandeur, les autres mesquines, et qui se nuisent entre elles par un défaut d'ensemble. La salle des Pas-Perdus est la plus grande des salles connues; mais sa nudité fait horreur et décourage les yeux. Cette vaste cathédrale de la chicane écrase la cour Royale. Enfin, la galerie Marchande mÚne à deux cloaques. Dans cette galerie ou remarque un escalier à double rampe, un peu plus grand que celui de la Police correctionnelle, et sous lequel s'ouvre une grande porte à deux battants. L'escalier conduit à la Cour d'assises, et la porte inférieure à une seconde Cour d'assises. Il se rencontre des années oÃÂč les crimes commis dans le département de la Seine exigent deux sessions. C'est par là que se trouvent le parquet du Procureur-général, la chambre des avocats, leur bibliothÚque, les cabinets des avocats-généraux, ceux des substituts du Procureur-général. Tous ces locaux, car il faut se servir d'un terme générique, sont unis par de petits escaliers de moulin, par des corridors sombres qui sont la honte de l'architecture, celle de la ville de Paris et celle de la France. Dans ses intérieurs, la premiÚre de nos justices souveraines surpasse les prisons dans ce qu'elles ont de hideux. Le peintre de moeurs reculerait devant la nécessité de décrire l'ignoble couloir d'un mÚtre de largeur oÃÂč se tiennent les témoins à la cour d'assises supérieure. Quant au poÃÂȘle qui sert à chauffer la salle des séances, il déshonorerait un café du boulevard Montparnasse. Le cabinet du Procureur-général est pratiqué dans un pavillon octogone qui flanque le corps de la galerie marchande, et pris récemment, par rapport à l'ùge du Palais, sur le terrain du préau attenant au quartier des femmes. Toute cette partie du Palais-de-Justice est obombrée par les hautes et magnifiques constructions de la Sainte-Chapelle. Aussi est-ce sombre et silencieux. Monsieur de Granville, ce digne successeur des grands magistrats du vieux Parlement, n'avait pas voulu quitter le Palais sans une solution dans l'affaire de Lucien. Il attendait des nouvelles de Camusot, et le message du juge le plongea dans cette rÃÂȘverie involontaire que l'attente cause aux esprits les plus fermes. Il était assis dans l'embrasure de la croisée de son cabinet, il se leva, se mit à marcher de long en long, car il avait trouvé le matin Camusot, sur le passage duquel il s'était mis, peu compréhensif, il avait des inquiétudes vagues, il souffrait. Voici pourquoi. La dignité de ses fonctions lui défendait d'attenter à l'indépendance absolue du magistrat inférieur, et il s'agissait dans ce procÚs de l'honneur, de la considération de son meilleur ami, de l'un de ses plus chauds protecteurs, le comte de Sérisy, ministre d'Etat, membre du conseil privé, le vice-président du Conseil-d'Etat, le futur chancelier de France, au cas oÃÂč le noble vieillard qui remplissait ces augustes fonctions viendrait à mourir. Monsieur de Sérisy avait le malheur d'adorer sa femme quand mÃÂȘme, il la couvrait toujours de sa protection. Or, le Procureur-général devinait bien l'affreux tapage que ferait, dans le monde et à la Cour, la culpabilité d'un homme dont le nom avait été si souvent marié malignement à celui de la comtesse. - Ah! se disait-il en se croisant les bras, autrefois le pouvoir royal avait la ressource des évocations... Notre manie d'égalité tuera ce temps-ci... Ce digne magistrat connaissait l'entraÃnement et les malheurs des attachements illicites. Esther et Lucien avaient repris, comme on l'a vu, l'appartement oÃÂč le comte de Granville avait vécu maritalement et secrÚtement avec mademoiselle de Bellefeuille, et d'oÃÂč elle s'était enfuie un jour, enlevée par un misérable Voir Un Double Ménage, SCENES DE LA VIE PRIVEE. Au moment oÃÂč le Procureur-général se disait "Camusot nous aura fait quelque sottise!" le juge d'instruction frappa deux coups à la porte du cabinet. - Eh! bien, mon cher Camusot, comment va l'affaire dont je vous parlais ce matin? - Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-mÃÂȘme? Il tendit les deux procÚs-verbaux des interrogatoires à monsieur de Granville, qui prit son lorgnon et alla lire dans l'embrasure de la croisée. Ce fut une lecture rapide. - Vous avez fait votre devoir, dit le Procureur-général d'une voix émue. Tout est dit, la justice aura son cours... Vous avez fait preuve de trop d'habileté pour qu'on se prive jamais d'un juge d'instruction tel que vous... Monsieur de Granville aurait dit à Camusot "Vous resterez pendant toute votre vie juge d'instruction!..." il n'aurait pas été plus explicite que dans cette phrase complimenteuse. Camusot eut froid dans les entrailles. - Madame la duchesse de Maufrigneuse, à qui je dois beaucoup, m'avait prié... - Ah! la duchesse de Maufrigneuse, dit Granville en interrompant le juge, c'est vrai, c'est l'amie de madame de Sérisy. Vous n'avez cédé, je le vois, à aucune influence. Vous avez bien fait; monsieur, vous serez un grand magistrat. Est-il trop tard? En ce moment le comte Octave de Bauvan ouvrit sans frapper, et dit au comte de Granville "Mon cher, je t'amÚne une jolie femme qui ne savait oÃÂč donner de la tÃÂȘte, elle allait se perdre dans notre labyrinthe.." Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de Sérisy qui, depuis un quart d'heure, errait dans le Palais. - Vous ici, madame, s'écria le Procureur-général en avançant son propre fauteuil, et dans quel moment!... Voici monsieur Camusot, madame, ajouta-t-il en montrant le juge. Bauvan, reprit-il en s'adressant à cet illustre orateur ministériel de la Restauration, attends-moi chez le premier président, il est encore chez lui, je t'y rejoins. Le comte Octave de Bauvan comprit que non seulement il était de trop, mais encore que le Procureur-général voulait avoir une raison de quitter son cabinet. Madame de Sérisy n'avait pas commis la faute de venir au Palais dans son magnifique coupé à manteau bleu armorié, avec son cocher galonné et ses deux valets en culotte courte et en bas de soie blancs. Au moment de partir, Asie avait fait comprendre aux deux grandes dames la nécessité de prendre le fiacre dans lequel elle était venue avec la duchesse; enfin elle avait également imposé à la maÃtresse de Lucien cette toilette qui, pour les femmes, est ce qu'était autrefois le manteau couleur muraille pour les hommes. La comtesse portait une redingote brune, un vieux chùle noir et un chapeau de velours, dont les fleurs arrachées avaient été remplacées par un voile de dentelle noire trÚs épais. - Vous avez reçu notre lettre... dit-elle à Camusot dont l'hébétement fut pris par elle comme une preuve de respect admiratif. - Trop tard, hélas, madame la comtesse, répondit le juge qui n'avait de tact et d'esprit que dans son cabinet contre ses prévenus. - Comment, trop tard?... Elle regarda monsieur de Granville et vit la consternation peinte sur sa figure. - Il ne peut pas, il ne doit pas ÃÂȘtre encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote. Tout ce que font les femmes à Paris Les femmes, les jolies femmes posées, comme l'est madame de Sérisy, sont les enfants gùtés de la civilisation française. Si les femmes des autres pays savaient ce qu'est à Paris une femme à la mode, riche et titrée, elles penseraient toutes à venir jouir de cette royauté magnifique. Les femmes vouées aux seuls liens de leur bienséance, à cette collection de petites lois déjà nommée assez souvent dans La Comédie Humaine, le Code Femelle, se moquent des lois que les hommes ont faites. Elles disent tout, elles ne reculent devant aucune faute, devant aucune sottise; car elles ont toutes admirablement compris qu'elles ne sont responsables de rien dans la vie, excepté de leur honneur féminin et de leurs enfants. Elles disent en riant les plus grandes énormités. A propos de tout, elles répÚtent ce mot dit par la jolie madame de Bauvan dans les premiers temps de son mariage à son mari qu'elle était venue chercher au Palais "DépÃÂȘche-toi de juger, et viens!" - Madame, dit le Procureur-général, monsieur Lucien de Rubempré n'est coupable ni de vol, ni d'empoisonnement; mais monsieur Camusot lui a fait avouer un crime plus grand que ceux-là !... - Quoi? demanda-t-elle. - Il s'est reconnu, lui dit le Procureur-général à l'oreille, l'ami, l'élÚve d'un forçat évadé. L'abbé Carlos Herrera, cet Espagnol qui demeurait depuis environ sept ans avec lui, serait notre fameux Jacques Collin.. Madame de Sérisy recevait autant de coups de barre de fer que le magistrat disait de paroles; mais ce nom célÚbre fut le coup de grùce. - Et la morale de ceci?... dit-elle d'une voix qui fut un souffle. - Est, reprit monsieur de Granville en continuant la phrase de la comtesse et en parlant à voix basse, que le forçat sera traduit aux assises, et que si Lucien n'y comparaÃt pas à ses cÎtés comme ayant profité sciemment des crimes de cet homme, il y viendra comme témoin gravement compromis... - Ah! ça, jamais!... s'écria-t-elle tout haut avec une incroyable fermeté. Quant à moi je n'hésiterais pas entre la mort et la perspective de voir un homme que le monde a regardé comme mon meilleur ami, déclaré judiciairement le camarade d'un forçat... Le Roi aime beaucoup mon mari. - Madame, dit en souriant et à haute voix le Procureur-général, le Roi n'a pas le moindre pouvoir sur le plus petit juge d'instruction de son royaume ni sur les débats d'une Cour d'assises. Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. Moi-mÃÂȘme je viens de féliciter monsieur Camusot de son habileté... - De sa maladresse, reprit vivement la comtesse que les accointances de Lucien avec un bandit inquiétaient bien moins que sa liaison avec Esther. - Si vous lisiez les interrogatoires que monsieur Camusot a fait subir aux deux prévenus, vous verriez que tout dépend de lui... AprÚs cette phrase, la seule que le Procureur-général pouvait se permettre, et aprÚs un regard d'une finesse féminine ou, si vous voulez, judiciaire, il se dirigea vers la porte de son cabinet. Puis il ajouta sur le seuil en se retournant "Pardonnez-moi! madame, j'ai deux mots à dire à Bauvan..." Ceci, dans le langage du monde, signifiait pour la comtesse "Je ne peux pas ÃÂȘtre témoin de ce qui va se passer entre vous et Camusot." Tout ce que peuvent les femmes à Paris - Qu'est-ce que c'est que ces interrogatoires? dit alors Léontine avec douceur à Camusot resté tout penaud devant la femme d'un des plus grands personnages de l'Etat. - Madame, répondit Camusot, un greffier met par écrit les demandes du juge et les réponses des prévenus, le procÚs-verbal est signé par le greffier, par les prévenus. Ces procÚs-verbaux sont les éléments de la procédure, ils déterminent l'accusation et le renvoi des accusés devant la Cour d'assises. - Eh! bien, reprit-elle, si l'on supprimait ces interrogatoires?... - Ah! madame, ce serait un crime qu'aucun magistrat ne peut commettre, un crime sociale! - C'est un crime bien plus grand contre Moi de les avoir écrits; mais, en ce moment, c'est la seule preuve contre Lucien. Voyons, lisez-moi son interrogatoire afin de savoir s'il nous reste quelque moyen de nous sauver tous. Mon Dieu, il ne s'agit pas seulement de moi, qui me donnerais froidement la mort, il s'agit aussi du bonheur de monsieur de Sérisy. - Madame, dit Camusot, ne croyez pas que j'ai oublié les égards que je vous devais. Si monsieur Popinot, par exemple, avait été chargé de cette instruction, vous eussiez été plus malheureuse que vous ne l'ÃÂȘtes avec moi; car il ne serait pas venu consulter le Procureur-général. On ne saurait rien. Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, mÃÂȘme vos lettres... - Oh! mes lettres! - Les voici, cachetées?... dit le magistrat. La comtesse, dans son trouble, sonna comme si elle eût été chez elle, et le garçon de bureau du Procureur-général entra. - De la lumiÚre, dit-elle. Le garçon alluma une bougie et la mit sur la cheminée pendant que la comtesse reconnaissait ses lettres, les comptait, les chiffonnait et les jetait dans le foyer. BientÎt la comtesse mit le feu à ce tas de papier en se servant de la derniÚre lettre tortillée comme d'une torche. Camusot regardait flamber les papiers assez niaisement en tenant à la main ses deux procÚs-verbaux. La comtesse, qui paraissait uniquement occupée d'anéantir les preuves de sa tendresse, observait le juge du coin de l'oeil. Elle prit son temps, elle calcula ses mouvements, et, avec une agilité de chatte, elle saisit les deux interrogatoires et les lança dans le feu; mais Camusot les y reprit, la comtesse s'élança sur le juge et ressaisit les papiers enflammés. Il s'ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait "Madame! madame! vous attentez à ... Madame..." Un homme s'élança dans le cabinet, et la comtesse ne put retenir un cri en reconnaissant le comte de Sérisy, suivi de messieurs de Granville et de Bauvan. Néanmoins Léontine, qui voulait sauver à tout prix Lucien, ne lùchait point les terribles papiers timbrés qu'elle tenait avec une force de tenailles, quoique la flamme eût déjà produit sur sa peau délicate l'effet de moxas. Enfin Camusot, dont les doigts étaient également atteints par le feu, parut avoir honte de cette situation, il abandonna les papiers; il n'en restait plus que la portion serrée par les mains des deux lutteurs, et que le feu n'avait pu mordre. Cette scÚne s'était passée en un laps de temps moins considérable que le moment d'en lire le récit. Histoire de rire - De quoi pouvait-il ÃÂȘtre question entre vous et madame de Sérisy? demanda le ministre d'Etat à Camusot. Avant que le juge répondÃt, la comtesse alla présenter les papiers à la bougie et les jeta sur les fragments de ses lettres que le feu n'avait pas entiÚrement consumés. - J'aurais, dit Camusot, à porter plainte contre madame la comtesse. - Et qu'a-t-elle fait? demanda le Procureur-général en regardant alternativement la comtesse et le juge. - J'ai brûlé les interrogatoires, répondit en riant la femme à la mode si heureuse de son coup de tÃÂȘte qu'elle ne sentait pas encore ses brûlures. Si c'est un crime, eh! bien, monsieur peut recommencer ses affreux gribouillages. - C'est vrai, répondit Camusot en essayant de retrouver sa dignité. - Hé bien, tout est pour le mieux, dit le Procureur-général. Mais, chÚre comtesse, il ne faudrait pas prendre souvent de pareilles libertés avec la magistrature, elle pourrait ne plus voir qui vous ÃÂȘtes. - Monsieur Camusot résistait bravement à une femme à qui rien ne résiste, l'honneur de la robe est sauvé! dit en riant le comte de Bauvan. - Ah! monsieur Camusot résistait?... dit en riant le Procureur-général, il est trÚs fort, je n'oserais pas résister à la comtesse! En ce moment, ce grave attentat devint une plaisanterie de jolie femme, et dont riait Camusot lui-mÃÂȘme. Le Procureur-général aperçut alors un homme qui ne riait pas. Justement effrayé par l'attitude et la physionomie du comte de Sérisy, monsieur de Granville le prit à part. - Mon ami, lui dit-il à l'oreille, ta douleur me décide à transiger pour la premiÚre et seule fois de ma vie avec mes devoirs. Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint. - Dites à monsieur de Chargeboeuf de venir me parler. Monsieur de Chargeboeuf, jeune avocat stagiaire, était le secrétaire du Procureur-général. - Mon cher maÃtre, reprit le Procureur-général en attirant Camusot dans l'embrasure de la croisée, allez dans votre cabinet, refaites avec un greffier l'interrogatoire de l'abbé Carlos Herrera qui, n'ayant pas été signé par lui, peut se recommencer sans inconvénient. Vous confronterez demain ce diplomate espagnol avec messieurs de Rastignac et Bianchon, qui ne reconnaÃtront pas en lui notre Jacques Collin. Sûr de sa mise en liberté, cet homme signera les interrogatoires. Quant à Lucien de Rubempré, mettez-le dÚs ce soir en liberté, car ce n'est pas lui qui parlera de l'interrogatoire dont le procÚs-verbal est supprimé, surtout aprÚs l'admonestation que je vais lui faire. La Gazette des Tribunaux annoncera demain la mise en liberté immédiate de ce jeune homme. Maintenant, voyons si la Justice souffre de ces mesures? Si l'Espagnol est le forçat, nous avons mille moyens de le reprendre, de lui faire son procÚs, car nous allons éclaircir diplomatiquement sa conduite en Espagne; Corentin, le chef de la contre-police, nous le gardera, nous ne le quitterons pas de vue d'ailleurs; aussi traitez-le bien, plus de mise au secret, faites-le placer à la pistole pour cette nuit... Pouvons-nous tuer le comte, la comtesse de Sérisy, Lucien, pour un vol de sept cent cinquante mille francs, encore hypothétique et commis d'ailleurs au préjudice de Lucien? ne vaut-il pas mieux lui laisser perdre cette somme que de le perdre de réputation?... surtout quand il entraÃne dans sa chute un ministre d'Etat, sa femme et la duchesse de Maufrigneuse... Ce jeune homme est une orange tachée, ne la pourrissez pas.. Ceci est l'affaire d'une demi-heure. Allez, nous vous attendons. Il est trois heures et demie, vous trouverez encore des juges, avertissez-moi si vous pouvez avoir un jugement de non-lieu en rÚgle.., ou bien Lucien attendra jusqu'à demain matin. Camusot sortit aprÚs avoir salué; mais madame de Sérisy, qui sentait alors vivement les atteintes du feu, ne lui rendit pas son salut. Monsieur de Sérisy, qui s'était élancé subitement hors du cabinet pendant que le Procureur-général parlait au juge, revint alors avec un petit pot de cire vierge, et pansa les mains de sa femme en lui disant à l'oreille "Léontine, pourquoi venir ici sans me prévenir?" Pauvre ami! lui répondit-elle à l'oreille, pardonnez-moi, je parais folle; mais il s'agissait de vous autant que de moi. - Aimez ce jeune homme, si la fatalité le veut, mais ne laissez pas tant voir votre passion à tout le monde, répondit le pauvre mari. - Allons, chÚre comtesse, dit monsieur de Granville aprÚs avoir causé pendant quelque temps avec le comte Octave, j'espÚre que vous emmÚnerez monsieur de Rubempré dÃner chez vous ce soir. Cette quasi-promesse produisit une telle réaction sur madame de Sérisy, qu'elle fondit en larmes. - Je croyais ne plus avoir de larmes, dit-elle en souriant. Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de Rubempré?... - Je vais tùcher de trouver des huissiers pour nous l'amener, afin d'éviter qu'il soit accompagné de gendarmes, répondit monsieur de Granville. - Vous ÃÂȘtes bon comme Dieu! répondit-elle au Procureur-général avec une effusion qui rendit sa voix une musique divine. - C'est toujours ces femmes-là , se dit le comte Octave, qui sont délicieuses, irrésistibles!... Et il eut un accÚs de mélancolie en pensant à sa femme Voir Honorine, SCENES DE LA VIE PRIVEE. En sortant, monsieur de Granville fut arrÃÂȘté par le jeune Chargeboeuf, avec lequel il causa pour lui donner des instructions sur ce qu'il devait dire à Massol, l'un des rédacteurs de la Gazette des Tribunaux. OÃÂč le dandy et le poÚte se retrouvent Pendant que jolies femmes, ministres, magistrats conspiraient tous pour sauver Lucien, voici quelle était sa conduite à la Conciergerie. En passant par le guichet, le poÚte avait dit au greffe que monsieur Camusot lui permettait d'écrire, et il demanda des plumes, de l'encre et du papier, qu'un surveillant eut aussitÎt l'ordre de lui porter sur un mot dit à l'oreille du directeur par l'huissier de Camusot. Pendant le peu de temps que le surveillant mit à chercher et à monter chez Lucien ce qu'il attendait, ce pauvre jeune homme, à qui l'idée de sa confrontation avec Jacques Collin était insupportable, tomba dans une de ces méditations fatales oÃÂč l'idée du suicide, à laquelle il avait déjà cédé sans avoir pu l'accomplir, arrive à la manie. Selon quelques grands médecins aliénistes, le suicide, chez certaines organisations, est la terminaison d'une aliénation mentale; or, depuis son arrestation, Lucien en avait fait une idée fixe. La lettre d'Esther, relue plusieurs fois, augmenta l'intensité de son désir de mourir, en lui remettant en mémoire le dénouement de Roméo rejoignant Juliette. Voici ce qu'il écrivit. CECI EST MON TESTAMENT. A la Conciergerie, ce quinze mai 1830. "Je soussigné donne et lÚgue aux enfants de ma soeur, madame Eve Chardon, femme de David Séchard, ancien imprimeur à AngoulÃÂȘme, et de monsieur David Séchard, la totalité des biens meubles et immeubles qui m'appartiendront au jour de mon décÚs, déduction faite des paiements et des legs que je prie mon exécuteur testamentaire d'accomplir. Je supplie monsieur de Sérisy d'accepter la charge d'ÃÂȘtre mon exécuteur testamentaire. Il sera payé I° à monsieur l'abbé Carlos Herrera la somme de trois cent mille francs, 2° à monsieur le baron de Nucingen, celle de quatorze cent mille francs, qui sera réduite de sept cent cinquante mille francs, si les sommes soustraites chez mademoiselle Esther se retrouvent. Je donne et lÚgue, comme héritier de mademoiselle Esther Gobseck, une somme de sept cent soixante mille francs aux hospices de Paris pour fonder un asile spécialement consacré aux filles publiques qui voudront quitter leur carriÚre de vice et de perdition. En outre, je lÚgue aux hospices la somme nécessaire à l'achat d'une inscription de rentes de trente mille francs en cinq pour cent. Les intérÃÂȘts annuels seront employés, par chaque semestre, à la délivrance des prisonniers pour dettes, dont les créances s'élÚveront au maximum à deux mille francs. Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des détenus pour dettes. Je prie monsieur de Sérisy de consacrer une somme de quarante mille francs à un monument à élever au cimetiÚre de l'Est à mademoiselle Esther, et je demande à ÃÂȘtre inhumé auprÚs d'elle. Cette tombe devra ÃÂȘtre faite comme les anciens tombeaux, elle sera carrée; nos deux statues en marbre blanc seront couchées sur le couvercle, les tÃÂȘtes appuyées sur des coussins, les mains jointes et levées vers le ciel. Cette tombe n'aura pas d'inscription. Je prie monsieur le comte de Sérisy de remettre à monsieur EugÚne de Rastignac la toilette en or qui se trouve chez moi, comme souvenir. Enfin, à ce titre, je prie mon exécuteur testamentaire d'agréer le don que je lui fais de ma bibliothÚque. LUCIEN CHARDON DE RUBEMPRE." Ce testament fut enveloppé dans une lettre adressée à monsieur le comte de Granville, procureur-général de la Cour royale de Paris, et ainsi conçue "MONSIEUR LE COMTE, Je vous confie mon testament. Quand vous aurez "déplié cette lettre, je ne serai plus. Dans le désir de recouvrer ma liberté, j'ai répondu si lùchement à des interrogations captieuses de monsieur Camusot, que malgré mon innocence, je puis ÃÂȘtre mÃÂȘlé dans un procÚs infùme. En me supposant acquitté, sans blùme, la vie serait encore impossible pour moi, d'aprÚs les susceptibilités du monde. Remettez, je vous prie, la lettre ci-incluse à l'abbé Carlos Herrera sans l'ouvrir, et faites parvenir à monsieur Camusot la rétractation en forme que je joins sur ce pli. Je ne pense pas qu'on ose attenter au cachet d'un paquet qui vous est destiné. Dans cette confiance, je vous dis adieu, vous offrant pour la derniÚre fois mes respects et vous priant de croire qu'en vous écrivant je vous donne une marque de ma reconnaissance pour toutes les bontés dont vous avez comblé votre défunt serviteur. LUCIEN DE R." "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbé, je n'ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus là pour me sauver. Vous m'aviez donné pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare; mais j'ai disposé de vous sottement. Pour sortira d'embarras, séduit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s'est rangé du cÎté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'ÃÂȘtre, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d'une séparation suprÃÂȘme. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez précipité dans les abÃmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postérité de Caïn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand draine de l'Humanité, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la premiÚre étincelle avait été jetée sur Eve. Parmi les démons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pùture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais; leurs jeux sont si périlleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces ÃÂȘtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon; mais, quand il laisse rouiller au fond de l'océan d'une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbé Carlos Herrera. Doués d'un immense pouvoir sur les ùmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C'est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres, et n'en pas sortir. Tu m'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tÃÂȘte des noeuds gordiens de ta politique pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour réparer ma faute, je transmets au Procureur-général une rétractation de mon interrogatoire. Vous verrez à tirer parti de cette piÚce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé trÚs imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portée. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que XimenÚs, plus que Richelieu, vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'étais au bord de la Charente, aprÚs vous avoir dû les enchantements d'un rÃÂȘve; mais, malheureusement, ce n'est plus la riviÚre de mon pays oÃÂč j'allais noyer les peccadilles de la jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mépris pour vous était égal à mon admiration. LUCIEN." "DECLARATION. Je soussigné déclare rétracter entiÚrement ce que contient l'interrogatoire que m'a fait subir aujourd'hui monsieur Camusot. L'abbé Carlos Herrera se disait ordinairement mon pÚre spirituel, et j'ai dû me tromper à ce mot pris dans un autre sens par le juge, sans doute par erreur. Je sais que, dans un but politique et pour anéantir des secrets qui concernent les cabinets d'Espagne et des Tuileries, des agents obscurs de la diplomatie essaient de faire passer l'abbé Carlos flerrera pour un forçat nommé Jacques Collin; mais l'abbé Carlos Herrera ne m'a jamais fait d'autres confidences à cet égard que celles de ses efforts pour se procurer les preuves du décÚs ou de l'existence de Jacques Collin. A la Conciergerie, ce 15 mai 1830. LUCIEN DE RUBEMPRE" Difficultés du suicide en prison La fiÚvre du suicide communiquait à Lucien une grande lucidité d'idées et cette activité de main que connaissent les auteurs en proie à la fiÚvre de la composition. Ce mouvement fut tel chez lui que ces quatre piÚces furent écrites dans l'espace d'une demi-heure. Il en fit un paquet, le ferma par des pains à cacheter, y mit, avec la force que donne le délire, l'empreinte d'un cachet à ses armes qu'il avait au doigt, et il le plaça trÚs visiblement au milieu du plancher, sur le carreau. Certes, il était difficile de porter plus de dignité dans la situation fausse oÃÂč tant d'infamie avait plongé Lucien il sauvait sa mémoire de tout opprobre, et il réparait le mil fait à son complice, autant que l'esprit du dandy pouvait annuler les effets de la confiance du poÚte. Si Lucien avait été placé dans un des cabanons des secrets, il se serait heurté contre l'impossibilité d'y accomplir son dessein, car ces boÃtes de pierre de taille n'ont pour mobilier qu'une espÚce de lit de camp et un baquet destiné à d'impérieux besoins. Il ne s'y trouve pas un clou, pas une chaise, pas mÃÂȘme un escabeau. Le lit de camp est si solidement scellé qu'il est impossible de le déplacer sans un travail dont s'apercevrait facilement le surveillant, car le judas en fer est toujours ouvert. Enfin, lorsque le prévenu donne des craintes, il est surveillé par un gendarme ou par un agent. Dans les chambres de la pistole et dans celle oÃÂč Lucien avait été mis par suite des égards que le juge voulut témoigner à un jeune homme appartenant à la haute société parisienne, le lit mobile, la table et la chaise peuvent donc servir à l'exécution d'un suicide, sans néanmoins le rendre facile. Lucien portait une longue cravate bleue en soie; et, en revenant de l'instruction, il songeait déjà à la maniÚre dont Pichegru s'était, plus ou moins volontairement, donné la mort. Mais pour se pendre il faut trouver un point d'appui et un espace assez considérable entre le corps et le sol pour que les pieds ne rencontrent aucun soutien. Or la fenÃÂȘtre de sa cellule donnant sur le préau n'avait point d'espagnolette, et les barreaux de fer scellés à l'extérieur, étant séparés de Lucien par l'épaisseur de la muraille, ne lui permettaient pas d'y prendre un point d'appui. Voici le plan que sa faculté d'invention suggéra rapidement à Lucien pour consommer son suicide. Si la hotte appliquée à la baie Îtait à Lucien la vue du préau, cette hotte empÃÂȘchait également les surveillants de voir ce qui se passait dans sa cellule; or, si dans la partie inférieure de la fenÃÂȘtre les vitres avaient été remplacées par deux fortes planches, la partie supérieure conservait, dans chaque moitié, de petites vitres séparées et maintenues par les traverses qui les encadrent. En montant sur sa table Lucien pouvait atteindre à la partie vitrée de sa fenÃÂȘtre, en détacher deux verres ou les casser, de maniÚre à trouver dans le coin de la premiÚre traverse un point d'appui solide. Il se proposait d'y passer sa cravate, de faire sur lui-mÃÂȘme une révolution pour la serrer autour de son cou, aprÚs l'avoir bien nouée, et de repousser la table loin de lui d'un coup de pied. Donc, il approcha la table de la fenÃÂȘtre sans faire de bruit, il quitta sa redingote et son gilet, puis il monta sur la table sans aucune hésitation pour trouer la vitre au-dessus et celle au-dessous du premier bùton. Quand il fat sur la table, il put alors jeter les yeux sur le préau, spectacle magique qu'il entrevit pour la premiÚre fois. Le directeur de la Conciergerie, ayant reçu de monsieur Camusot la recommandation d'agir avec les plus grands égards avec Lucien, l'avait fait conduire, comme on l'a vu, par les communications intérieures de la Conciergerie dont l'entrée est dans le souterrain obscur qui fait face à la tour d'Argent, en évitant ainsi de montrer un jeune homme élégant à la foule des accusés qui se promÚnent dans le préau. On va juger si l'aspect de ce promenoir est de nature à saisir vivement une ùme de poÚte. Une hallucination Le préau de la Conciergerie est borné sur le quai par la tour d'Argent et par la tour Bonbec; or, l'espace qui les sépare indique parfaitement au dehors la largeur du préau. La galerie, dite de Saint-Louis, qui mÚne de la galerie Marchande à la Cour de Cassation et à la tour Bonbec oÃÂč se trouve encore, dit-on, le cabinet de saint Louis, peut donner aux curieux la mesure de la longueur du préau, car elle en répÚte la dimension. Les secrets et les pistoles se trouvent donc sous la galerie Marchande. Aussi la reine Marie-Antoinette, dont le cachot est sous les secrets actuels, était-elle conduite au tribunal révolutionnaire, qui tenait ses séances dans le local de l'audience solennelle de la Cour de Cassation, par un escalier formidable pratiqué dans l'épaisseur des murs qui soutiennent la galerie Marchande et aujourd'hui condamné. L'un des cÎtés du préau, celui dont le premier étage est occupé par la galerie de Saint-Louis, présente aux regards une enfilade de colonnes gothiques entre lesquelles les architectes de je ne sais quelle époque ont pratiqué deux étages de cabanons pour loger le plus d'accusés possible, en empùtant de plùtre, de grilles et de scellements les chapiteaux, les ogives et les fûts de cette galerie magnifique. Sous le cabinet, dit de saint Louis, dans la tour Bonbec, tourne un escalier en colimaçon qui mÚne à ces cabanons. Cette prostitution des plus grands souvenirs de la France est d'un effet hideux. A la hauteur oÃÂč Lucien se trouvait, son regard prenait en écharpe cette galerie et les détails du corps de logis qui réunit la tour d'Argent à la tour Bonbec, il voyait les toits pointus des deux tours. Il resta tout ébahi, son suicide fut retardé par son admiration. Aujourd'hui les phénomÚnes de l'hallucination sont si bien admis par la médecine, que ce mirage de nos sens, cette étrange faculté de notre esprit n'est plus contestable. L'homme, sous la pression d'un sentiment arrivé au point d'ÃÂȘtre une monomanie à cause de son intensité, se trouve souvent dans la situation oÃÂč le plongent l'opium, le hashisch et le protoxyde d'azote. Alors apparaissent les spectres, les fantÎmes, alors les rÃÂȘves prennent du corps, les choses détruites revivent alors dans leurs conditions premiÚres. Ce qui dans le cerveau n'était qu'une idée devient une créature animée ou une création vivante. La science en est à croire aujourd'hui que, sous l'effort des passions à leur paroxysme, le cerveau s'injecte de sang, et que cette congestion produit les jeux effrayants du rÃÂȘve dans l'état de veille, tant on répugne à considérer Voyez Louis Lambert, ETUDES PHILOSOPHIQUES la pensée comme une force vive et génératrice. Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. La colonnade fut svelte, jeune, fraÃche. La demeure de saint Louis reparut telle qu'elle fut, il en admirait les proportions babyloniennes et les fantaisies orientales. Il accepta cette vue sublime comme un poétique adieu de la création civilisée. En prenant ses mesures pour mourir, il se demandait comment cette merveille existait inconnue dans Paris. Il était deux Lucien, un Lucien poÚte en promenade dans le Moven-Age, sous les arcades et sous les tourelles de saint Louis, et un Lucien apprÃÂȘtant son suicide. Un drame dans la vie d'une femme à la mode Au moment oÃÂč monsieur de Granville avait fini de donner ses instructions à son jeune secrétaire, le directeur de la Conciergerie se présenta, l'expression de cette physionomie était telle que le Procureur-général eut le pressentiment d'un malheur. - Avez-vous rencontré monsieur Camusot, lui dit-il. - Non, monsieur, répondit le directeur. Son greffier Coquart m'a dit de lever le secret de l'abbé Carlos et d'élargir monsieur de Rubempré, mais il est trop tard... - Mon Dieu! qu'est-il arrivé? - Voici, monsieur, dit le directeur, un paquet de lettres pour vous qui vous expliquera la catastrophe. Le surveillant du préau a entendu un bruit de carreaux cassés, à la pistole, et le voisin de monsieur Lucien a jeté des cris perçants, car il entendait l'agonie de ce pauvre jeune homme. Le surveillant est revenu pùle du spectacle qui s'est offert à ses yeux, il a vu le prévenu pendu à la croisée au moyen de sa cravate... Quoique le directeur parlùt à voix basse, le cri terrible que poussa madame de Sérisy prouva que, dans les circonstances suprÃÂȘmes, nos organes ont une puissance incalculée. La comtesse entendit ou devina; mais, avant que monsieur de Granville se fût retourné, sans que ni monsieur de Sérisy ni monsieur de Bauvan pussent s'opposer à des mouvements si rapides, elle fila comme un trait, par la porte, et parvint à la galerie Marchande oÃÂč elle courut jusqu'à l'escalier qui descend à la rue de la Barillerie. Un avocat déposait sa robe à la porte d'une de ces boutiques qui pendant si longtemps encombrÚrent cette galerie oÃÂč l'on vendait des chaussures, oÃÂč on louait des robes et des toques. La comtesse demanda le chemin de la Conciergerie. - Descendez et tournez à gauche, l'entrée est sur le quai de l'Horloge, la premiÚre arcade. - Cette femme est folle... dit la marchande, il faudrait la suivre. Personne n'aurait pu suivre Léontine, elle volait. Un médecin expliquerait comment ces femmes du monde, dont la force est sans emploi, trouvent dans les crises de la vie de telles ressources. La comtesse se précipita par l'arcade vers le guichet avec tant de célérité que le gendarme en faction ne la vit pas entrer. Elle s'abattit comme une plume poussée par un vent furieux à la grille, elle en secoua les barres de fer avec tant de fureur, qu'elle arracha celle qu'elle avait saisie. Elle s'enfonça les deux morceaux sur la poitrine, d'oÃÂč le sang jaillit, et elle tomba criant "Ouvrez! ouvrez!" d'une voix qui glaça les surveillants. Le porte-clefs accourut. - Ouvrez! je suis envoyée par le Procureur-général, Pour sauver le mort!... Pendant que la comtesse faisait le tour par la rue de la Barillerie et par le quai de l'Horloge, monsieur de Granville et monsieur de Sérisy descendaient à la Conciergerie par l'intérieur du Palais en devinant l'intention de la comtesse; mais, malgré leur diligence, ils arrivÚrent au moment oÃÂč elle tombait évanouie à la premiÚre grille, et qu'elle était relevée par les gendarmes descendus de leur corps de garde. A l'aspect du directeur de la Conciergerie, on ouvrit le guichet, on transporta la comtesse dans le greffe; mais elle se dressa sur ses pieds, et tomba sur ses genoux en joignant les mains. - Le voir!... le voir!... Oh! messieurs, je ne ferai pas de mal! mais si vous ne voulez pas me voir mourir là ... laissez-moi regarder Lucien, mort ou vivant... Ah! tu es là , mon ami, choisis entre ma mort ou... Elle s'affaissa. - Tu es bon, reprit-elle. Je t'aimerai!... - Emportons-là ?... dit monsieur de Bauvan. - Non, allons à la cellule oÃÂč est Lucien! reprit monsieur de Granville en lisant dans les yeux égarés de monsieur de Sérisy ses intentions. Et il saisit la comtesse, la releva, la prit sous un bras; tandis que monsieur de Bauvan la prenait sous l'autre. - Monsieur! dit monsieur de Sérisy au directeur, un silence de mort sur tout ceci. - Soyez tranquille, répondit le directeur. Vous avez pris un bon parti. Cette dame... - C'est ma femme... - Ah! pardon, monsieur. Eh! bien, elle s'évanouira certainement en voyant le jeune homme, et pendant son évanouissement on pourra l'emporter dans une voiture. - C'est ce que j'ai pensé, dit le comte, envoyez un de vos hommes dire à mes gens, cour de Harlay, de venir au guichet, il n'y a que ma voiture là ... - Nous pouvons le sauver, disait la comtesse en marchant avec un courage et une force qui surprirent ses gardes. Il y a des moyens de rendre à la vie... Et elle entraÃnait les deux magistrats en criant au surveillant "Allez donc, allez plus vite, une seconde vaut la vie de trois personnes!" Quand la porte de la cellule fut ouverte, et que la comtesse aperçut Lucien pendu comme si ses vÃÂȘtements eussent été rnis à un porte-manteau, d'abord elle fit un bond vers lui pour l'embrasser et le saisir; mais elle tomba la face sur le carreau de la cellule, en jetant des cris étouffés par une sorte de rùle. Cinq minutes aprÚs, elle était emportée par la voiture du comte vers son hÎtel, couchée en long sur un coussin, son mari à genoux devant elle. Le comte de Bauvan était allé chercher un médecin pour porter les premiers secours à la comtesse. Comment tout finit Le directeur de la Conciergerie examinait la grille extérieure du guichet, et disait à son greffier "On n'a rien épargné! les barres de fer sont forgées, elles ont été essayées, on a payé cela trÚs cher, et il y avait une paille dans ce barreau-là ?..." Le Procureur-général, revenu chez lui, fut obligé de donner d'autres instructions à son secrétaire. Heureusement Massol n'était pas encore venu. Quelques moments aprÚs le départ de monsieur de Granville qui s'empressa d'aller chez monsieur de Sérisy, Massol vint trouver son confrÚre Chargeboeuf au parquet du Procureur-général. - Mon cher, lui dit le jeune secrétaire, si vous voulez m'ÃÂȘtre agréable, vous mettrez ce que je vais vous dicter dans le numéro de demain de votre Gazette, à l'endroit oÃÂč vous donnez les nouvelles judiciaires; vous ferez la tÃÂȘte de l'article. - Ecrivez? Et il dicta ceci "On a reconnu que la demoiselle Esther s'est donné volontairement la mort. L'alibi bien constaté de monsieur Lucien de Rubempré, son innocence, ont d'autant plus fait déplorer son arrestation, qu'au moment oÃÂč le juge d'instruction donnait l'ordre de l'élargir, ce jeune homme est mort subitement." - Je n'ai pas besoin, mon cher, dit le jeune stagiaire à Massol, de vous recommander la plus grande discrétion sur le petit service que l'on vous demande. - Puisque vous me faites l'honneur d'avoir confiance en moi, je prendrai la liberté, répondit Massol, de vous présenter une observation. Cette note inspirera des commentaires injurieux pour la Justice... - La Justice est assez forte pour les supporter, répliqua le jeune attaché au Parquet, avec l'orgueil d'un futur magistrat élevé par monsieur de Granville. - Permettez, mon cher maÃtre, on peut avec deux phrases éviter ce malheur. Et l'avocat écrivit "Les formes de la justice sont tout à fait étrangÚres à ce funeste événement. L'autopsie, à laquelle on a procédé sur-le-champ, a démontré que cette mort était due à la rupture d'un anévrisme à sa derniÚre période. Si monsieur Lucien de Rubempré avait été affecté de son arrestation, sa mort aurait eu lieu beaucoup plus tÎt. Or, nous croyons pouvoir affirmer que, loin d'ÃÂȘtre affligé de son arrestation, ce regrettable jeune homme en riait et disait à ceux qui l'accompagnÚrent de Fontainebleau à Paris, qu'aussitÎt arrivé devant le magistrat son innocence serait reconnue." - N'est-ce pas sauver tout?... demanda l'avocat-journaliste. - Vous avez raison, mon cher maÃtre. - Le Procureur-général vous en saura gré demain, répliqua finement Massol. Ainsi, comme on le voit, les plus grands événements de la vie sont traduits par de petits Faits-Paris plus ou moins vrais. Il en est ainsi de beaucoup de choses beaucoup plus augustes que celles-ci. Maintenant, pour le plus grand nombre, comme pour les gens d'élite, peut-ÃÂȘtre cette Etude ne semble-t-elle pas entiÚrement finie par la mort d'Esther et de Lucien; peut-ÃÂȘtre Jacques Collin, Asie, Europe et Paccard, malgré l'infamie de leurs existences, intéressent-ils assez pour qu'on veuille savoir quelle a été leur fin. Ce dernier acte du drame peut d'ailleurs compléter la peinture de moeurs que comporte cette Etude et donne la solution des divers intérÃÂȘts en suspens que la vie de Lucien avait si singuliÚrement enchevÃÂȘtrés, en mÃÂȘlant quelques-unes des ignobles figures du Bagne à celles des plus hauts personnages. QuatriÚme partie. La derniÚre incarnation de Vautrin Les deux robes Qu'y a-t-il, Madeleine, dit madame Camusot en voyant entrer chez elle sa femme de chambre avec cet air que savent prendre les gens dans les circonstances critiques. - Madame, répondit Madeleine, monsieur vient de rentrer du Palais; mais il a la figure si bouleversée, et il se trouve dans un tel état, que madame ferait peut-ÃÂȘtre mieux de l'aller voir dans son cabinet. - A-t-il dit quelque chose? demanda madame Camusot. - Non, madame; mais nous n'avons jamais vu pareille figure à monsieur, on dirait qu'il va commencer une maladie; il est jaune, il paraÃt ÃÂȘtre en décomposition, et... Sans attendre la fin de la phrase, madame Camusot s'élança hors de sa chambre et courut chez son mari. Elle aperçut le juge d'instruction assis dans un fauteuil, les jambes allongées, la tÃÂȘte appuyée au dossier, les mains pendante, le visage pùle, les yeux hébétés, absolument comme s'il allait tomber en défaillance. - Qu'as-tu, mon ami? dit la jeune femme effrayée. - Ah! ma pauvre Amélie, il est arrivé le plus funeste événement... J'en tremble encore. Figure-toi que le Procureur-général... Non, que madame de Sérisy... que... je ne sais par oÃÂč commencer... - Commence par la fin!... dit madame Camusot. - Eh! bien, au moment oÃÂč, dans la Chambre du conseil de la PremiÚre, monsieur Popinot avait mis la derniÚre signature nécessaire au bas du jugement de non-lieu rendu sur mon rapport qui mettait en liberté Lucien de Rubempré. Enfin, tout était fini! le greffier emportait le plumitif; j'allais ÃÂȘtre quitte de cette affaire... Voilà le président du tribunal qui entre et qui examine le jugement - Vous élargissez un mort, me dit-il d'un air froidement railleur; ce jeune homme est allé, selon l'expression de M. de Bonald, devant son juge naturel. Il a succombé à l'apoplexie foudroyante... Je respirais en croyant à un accident. - Si je comprends, monsieur le président, a dit monsieur Popinot, il s'agirait alors de l'apoplexie de Pichegru... - Messieurs, a repris le président de son air grave, sachez que, pour tout le monde, le jeune Lucien de Rubempré sera mort de la rupture d'un anévrisme. Nous nous sommes tous entre-regardés. - De grands personnages sont mÃÂȘlés à cette déplorable affaire, a dit le président. Dieu veuille, dans votre intérÃÂȘt, monsieur Camusot, quoique vous n'ayez fait que votre devoir, que madame de Sérisy ne reste pas folle du coup qu'elle a reçu! on l'emporte quasi morte. Je viens de rencontrer notre Procureur-général dans un état de désespoir qui m'a fait mal. Vous avez donné à gauche, mon cher Camusot! a-t-il ajouté en me parlant à l'oreille. Non, ma chÚre amie, en sortant, c'est à peine si je pouvais marcher. Mes jambes tremblaient tant, que je n'ai pas osé me hasarder dans la rue, et je suis allé me reposer dans mon cabinet. Coquart, qui rangeait le dossier de cette malheureuse instruction, m'a raconté qu'une belle dame avait pris la Conciergerie d'assaut, qu'elle avait voulu sauver la vie à Lucien de qui elle est folle, et qu'elle s'était évanouie en le trouvant pendu par sa cravate à la croisée de la pistole. L'idée que la maniÚre dont j'ai interrogé ce malheureux jeune homme, qui, d'ailleurs, entre nous, était parfaitement coupable, a pu causer son suicide, m'a poursuivi depuis que j'ai quitté le Palais, et je suis toujours prÚs de m'évanouir... - Eh! bien, ne vas-tu pas te croire un assassin, parce qu'un prévenu se pend dans sa prison au moment oÃÂč tu l'allais élargir?... s'écria madame Camusot. Mais un juge d'instruction est alors comme un général qui a un cheval tué sous lui!... Voilà tout. - Ces comparaisons, ma chÚre, sont tout au plus bonnes pour plaisanter, et la plaisanterie est hors de saison ici. Le mort saisit le vif dans ce cas-là . Lucien emporte nos espérances dans son cercueil. - Vraiment?... dit madame Camusot d'un air profondément ironique. - Oui, ma carriÚre est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. Monsieur de Granville était, avant ce fatal événement, déjà fort mécontent de la tournure que prenait l'instruction; mais son mot à notre président me prouve que, tant que monsieur de Granville sera procureur-général, je n'avancerai jamais! Avancer! voilà le mot terrible, l'idée qui, de nos jours, change le magistrat en fonctionnaire. Autrefois le magistrat était sur-le-champ tout ce qu'il devait ÃÂȘtre. Les trois ou quatre mortiers des présidences de chambre suffisaient aux ambitions dans chaque parlement. Une charge de conseiller contentait un de Brosses comme un Molé, à Dijon comme à Paris. Cette charge, une fortune déjà , voulait une grande fortune pour ÃÂȘtre bien portée. A Paris, en dehors du Parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu'à trois existences supérieures le contrÎle général, les sceaux ou la simarre de chancelier. Au-dessous des parlements, dans la sphÚre inférieure, un lieutenant de présidial se trouvait ÃÂȘtre un assez grand personnage pour qu'il fût heureux de rester toute sa vie sur son siÚge. Comparez la position d'un conseiller à la cour royale de Paris, qui n'a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d'un conseiller au parlement en 1729. Grande est la différence! Aujourd'hui, oÃÂč l'on fait de l'argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder, comme autrefois, de grandes fortunes; aussi les voit-on députés, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, à la fois juges et législateurs, allant emprunter de l'importance à des positions autres que celle d'oÃÂč devrait venir tout leur éclat. Enfin, les magistrats pensent à se distinguer pour avancer, comme on avance dans l'armée ou dans l'administration. Cette pensée, si elle n'altÚre pas l'indépendance du magistrat, est trop connue et trop naturelle, on en voit trop d'effets, pour que la magistrature ne perde pas de sa majesté dans l'opinion publique. Le traitement payé par l'Etat fait du prÃÂȘtre et du magistrat, des employés. Les grades à gagner développent l'ambition; l'ambition engendre une complaisance envers le pouvoir; puis l'égalité moderne met le justiciable et le juge sur la mÃÂȘme feuille du parquet social. Ainsi les deux colonnes de tout ordre social, la Religion et la Justice, se sont amoindries au XIXe siÚcle, oÃÂč l'on se prétend en progrÚs sur toute chose. - Et pourquoi n'avancerais-tu pas? dit Amélie Camusot. Elle regarda son mari d'un air railleur, en sentant la nécessité de rendre de l'énergie à l'homme qui portait son ambition, et de qui elle jouait comme d'un instrument. - Pourquoi désespérer? reprit-elle en faisant un geste qui peignit bien son insouciance quant à la mort du prévenu. Ce suicide va rendre heureuses les deux ennemies de Lucien, madame d'Espard et sa cousine, la comtesse Chùtelet. Madame d'Espard est au mieux avec le Garde-des-sceaux; et, par elle, tu peux obtenir une audience de Sa Grandeur, oÃÂč tu lui diras le secret de cette affaire. Or, si le ministre de la justice est pour toi, qu'as-tu donc à craindre de ton président et du Procureur-général? - Mais monsieur et madame de Sérisy!... s'écria le pauvre juge. Madame de Sérisy, je te le répÚte, est folle! et folle par ma faute, dit-on! - Eh! si elle est folle, juge sans jugement, s'écria madame Camusot en riant, elle ne pourra pas te nuire! Voyons, raconte-moi toutes les circonstances de la journée. - Mon Dieu, répondit Camusot, au moment oÃÂč j'avais confessé ce malheureux jeune homme et oÃÂč il venait de déclarer que ce soi-disant prÃÂȘtre espagnol est bien Jacques Collin, la duchesse de Maufrigneuse et madame de Sérisy m'ont envoyé, par un valet de chambre, un petit mot oÃÂč elles me priaient de ne pas l'interroger. Tout était consommé... - Mais, tu as donc perdu la tÃÂȘte! dit Amélie; car, sûr comme tu l'es de ton commis greffier, tu pouvais alors faire revenir Lucien, le rassurer adroitement, et corriger ton interrogatoire! - Mais tu es comme madame de Sérisy, tu te moques de la justice! dit Camusot incapable de se jouer de sa profession. Madame de Sérisy a pris mes procÚs-verbaux et les a jetés au feu! - En voilà une femme! bravo! s'écria madame Camusot. - Madame de Sérisy m'a dit qu'elle ferait sauter le Palais plutÎt que de laisser un jeune homme, qui avait eu les bonnes grùces de la duchesse de Maufrigneuse et les siennes, aller sur les bancs de la Cour d'assises en compagnie d'un forçat!... - Mais, Camusot, dit Amélie, en ne pouvant pas retenir un sourire de supériorité, ta position est superbe... - Ah! oui, superbe! - Tu as fait ton devoir... - Mais malheureusement, et malgré l'avis jésuitique de monsieur de Granville, qui m'a rencontré sur le quai Malaquais... - Ce matin? - Ce matin! - A quelle heure? - A neuf heures. - Oh! Camusot! dit Amélie en joignant les mains et les tordant, moi qui ne cesse de te répéter de prendre garde à tout... Mon Dieu, ce n'est pas un homme, c'est une charrette de moellons que je traÃne!.. Mais, Camusot, ton procureur-général t'attendait au passage, il a dû te faire des recommandations. - Mais oui... - Et tu ne l'as pas compris! Si tu es sourd, tu resteras toute ta vie juge d'instruction sans aucune espÚce d'instruction. Aie donc l'esprit de m'écouter! dit-elle en faisant taire son mari qui voulut répondre. Tu crois l'affaire finie? dit Amélie. Camusot regarda sa femme de l'air qu'ont les paysans devant un charlatan. Projets d'Amélie - Si la duchesse de Maufrigneuse et la comtesse de Sérisy sont compromises, tu dois les avoir toutes les deux pour protectrices, reprit Amélie. Voyons? madame d'Espard obtiendra pour toi du Garde-des-sceaux une audience oÃÂč tu lui donneras le secret de l'affaire, et il en amusera le Roi; car tous les souverains aiment à connaÃtre l'envers des tapisseries, et savoir les véritables motifs des événements que le public regarde passer bouche béante. DÚs lors, ni le Procureur-général, ni monsieur de Sérisy ne seront plus à craindre... - Quel trésor qu'une femme comme toi! s'écria le juge en reprenant courage. AprÚs tout, j'ai débusqué Jacques Collin, je vais l'envoyer rendre ses comptes en Cour d'assises, je dévoilerai ses crimes. C'est une victoire dans la carriÚre d'un juge d'instruction qu'un pareil procÚs... - Camusot, reprit Amélie en voyant avec plaisir son mari revenu de la prostration morale et physique oÃÂč l'avait jeté le suicide de Lucien de Rubempré, le président t'a dit tout à l'heure que tu avais donné à gauche; mais ici tu donnes trop à droite... Tu te fourvoies encore, mon ami! Le juge d'instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction. - Le Roi, le Garde-des-sceaux pourront ÃÂȘtre trÚs contents d'apprendre le secret de cette affaire, et tout à la fois trÚs fùchés de voir des avocats de l'opinion libérale traÃnant à la barre de l'opinion et de la Cour d'assises, par leurs plaidoiries, des personnages aussi importants que les Sérisy, les Maufrigneuse et les Grandlieu, enfin tout ceux qui sont mÃÂȘlés directement ou indirectement à ce procÚs. - ils y sont fourrés tous!.. Je les tiens? s'écria Camusot. Le juge, qui se leva, marcha par son cabinet, à la façon de Sganarelle sur le théùtre quand il cherche à sortir d'un mauvais pas. - Ecoute, Amélie! reprit-il en se posant devant sa femme, il me revient à l'esprit une circonstance, en apparence, minime, et qui, dans la situation oÃÂč je suis, est d'un intérÃÂȘt capital. Figure-toi, ma chÚre amie, que ce Jacques Collin est un colosse de ruse, de dissimulation, de rouerie... un homme d'une profondeur... Oh! c'est... quoi?... le Cromwell du bagne!... Je n'ai jamais rencontré pareil scélérat, il m'a presque attrapé!... Mais, en instruction criminelle, un bout de fil qui passe vous fait trouver un peloton avec lequel on se promÚne dans le labyrinthe des consciences les plus ténébreuses, ou des faits les plus obscurs. Lorsque Jacques Collin m'a vu feuilletant les lettres saisies au domicile de Lucien de Rubempré, mon drÎle y a jeté le coup d'oeil d'un homme qui voulait voir si quelque autre paquet ne s'y trouvait pas, et il a laissé échapper un mouvement de satisfaction visible. Ce regard de voleur évaluant un trésor, ce geste de prévenu qui se dit "J'ai mes armes", m'ont fait comprendre un monde de choses. Il n'y a que vous autres femmes qui puissiez, comme nous et les prévenus, lancer, dans une oeillade échangée, des scÚnes entiÚres oÃÂč se révÚlent des tromperies compliquées comme des serrures de sûreté. On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde! C'est effrayant, c'est la vie ou la mort, dans un clin d'oeil. Le gaillard a d'autres lettres entre les mains! ai-je pensé. Puis les mille autres détails de l'affaire m'ont préoccupé. J'ai négligé cet incident, car je croyais avoir à confronter mes prévenus et pouvoir éclaircir plus tard ce point de l'instruction. Mais regardons comme certain que Jacques Collin a mis en lieu sûr, selon l'habitude de ces misérables, les lettres les plus compromettantes de la correspondance du beau jeune homme adoré de tant de... - Et tu trembles, Camusot! Tu seras président de chambre à la Cour royale, bien plus tÎt que je ne le croyais!... s'écria madame Camusot, dont la figure rayonna. Voyons! il faut te conduire de maniÚre à contenter tout le monde, car l'affaire devient si grave qu'elle pourrait bien nous ÃÂȘtre VOLEE!... N'a-t-on pas Îté des mains de Popinot, pour te la confier, la procédure, dans le procÚs en interdiction intenté par madame et monsieur d'Espard! dit-elle pour répondre à un geste d'étonnement que fit Camusot. Eh! bien, le Procureur-général qui prend un intérÃÂȘt si vif à l'honneur de monsieur et de madame de Sérisy, ne peut-il pas évoquer l'affaire à la Cour royale et faire commettre un conseiller à lui pour l'instruire à nouveau?... - Ah çà ! ma chÚre, oÃÂč donc as-tu fait ton droit criminel? s'écria Camusot. Tu sais tout, tu es mon maÃtre... - Comment! tu crois que demain matin monsieur de Granville ne sera pas effrayé de la plaidoirie probable d'un avocat libéral que ce Jacques Collin saura bien trouver; car on viendra lui proposer de l'argent pour ÃÂȘtre son défenseur!... Ces dames connaissent leur danger aussi bien, pour ne pas dire mieux, que tu ne le connais; elles en instruiront le Procureur-général, qui, déjà , voit ces familles traÃnées bien prÚs du banc des accusés, par suite du mariage de ce forçat avec Lucien de Rubempré, fiancé de mademoiselle de Grandlieu, Lucien, amant d'Esther, ancien amant de la duchesse de Maufrigneuse, le chéri de madame de Sérisy. Tu dois donc manoeuvrer de maniÚre à te concilier l'affection de ton procureur-général, la reconnaissance de monsieur de Sérisy, celle de la marquise d'Espard, de la comtesse Chùtelet, à corroborer la protection de madame de Maufrigneuse par celle de la maison de Grandlieu, et à te faire adresser des compliments par ton président. Moi, je me charge de mesdames d'Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieut. Toi, tu dois aller demain matin chez le Procureur-général. Monsieur de Granville est un homme qui ne vit pas avec sa femme, il a eu pour maÃtresse, pendant une dizaine d'années, une mademoiselle de Bellefeuille, qui lui a donné des enfants adultérins, n'est-ce pas? Eh bien, ce magistrat-là n'est pas un saint, c'est un homme tout comme un autre; on peut le séduire, il donne prise sur lui par quelque endroit, il faut découvrir son faible, le flatter; dernande-lui des conseils, fais-lui voir le danger de l'affaire; enfin, tùchez de vous compromettre de compagnie, et tu seras... - Non; je devrais baiser la marque de tes pas, dit Camusot en interrompant sa femme, la prenant par la taille et la serrant sur son coeur. Amélie! tu me sauves! - C'est moi qui t'ai remorqué d'Alençon à Mantes, et de Mantes au tribunal de la Seine, répondit Amélie. Eh! bien, sois tranquille!... je veux qu'on m'appelle madame la présidente dans cinq ans d'ici; mais, mon chat, pense donc toujours pendant longtemps avant de prendre des résolutions. Le métier de juge n'est pas celui d'un sapeur-pompier, le feu n'est jamais à vos papiers, vous avez le temps de réfléchir; aussi, dans vos places, les sottises sont-elles inexcusables... - La force de ma position est tout entiÚre dans l'identité du faux prÃÂȘtre espagnol avec Jacques Collin, reprit le juge aprÚs une longue pause. Une fois cette identité bien établie, quand mÃÂȘme la Cour s'attribuerait la connaissance de ce procÚs, ce sera toujours un fait acquis dont ne pourra se débarrasser aucun magistrat, juge ou conseiller. J'aurai imité les enfants qui attachent une ferraille à la queue d'un chat; la procédure, n'importe oÃÂč elle s'instruise, fera toujours sonner les fers de Jacques Collin. - Bravo! dit Amélie. - Et le Procureur-général aimera mieux s'entendre avec moi, qui pourrais seul enlever cette épée de DamoclÚs suspendue sur le coeur du faubourg Saint-Germain, qu'avec tout autre!...Mais tu ne sais pas combien il est difficile d'obtenir ce magnifique résultat?... Le Procureur-général et moi, tout à l'heure, dans son cabinet, nous sommes convenus d'accepter Jacques Collin pour ce qu'il se donne, pour un chanoine du chapitre de TolÚde, pour Carlos Herrera; nous sommes convenus d'admettre sa qualité d'envoyé diplomatique, et de le laisser réclamer par l'ambassade d'Espagne. C'est par suite de ce plan que j'ai fait le rapport qui met en liberté Lucien de Rubempré, que j'ai recommencé les interrogatoires de mes prévenus, en les rendant blancs comme neige. Demain, messieurs de Rastignac, Bianchon, et je ne sais qui encore, doivent ÃÂȘtre confrontés avec le soi-disant chanoine du chapitre royal de TolÚde, ils ne reconnaÃtront pas en lui Jacques Collin, dont l'arrestation a eu lieu en leur présence, il y a dix ans, dans une pension bourgeoise, oÃÂč ils l'ont connu sous le nom de Vautrin. Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait. - Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin, demanda-t-elle. - Sûr, répondit le juge, et le Procureur-général aussi. - Eh! bien, tùche donc, sans laisser voir tes griffes de chat fourré, de susciter un éclat au Palais-de-Justice! Si ton homme est encore au secret, va voir immédiatement le directeur de la Conciergerie et fais en sorte que le forçat y soit publiquement reconnu. Au lieu d'imiter les enfants, imite les ministres de la police dans les pays absolus, qui inventent des conspirations contre le souverain pour se donner le mérite de les avoir déjouées et se rendre nécessaires; mets trois familles en danger pour avoir la gloire de les sauvera. - Ah! quel bonheur! s'écria Camusot. J'ai la tÃÂȘte si troublée que je ne me souvenais plus de cette circonstance. L'ordre de mettre Jacques Collin à la pistole a été porté par Coquart à monsieur Gault, le directeur de la Conciergerie. Or, par les soins de Bibi-Lupin, l'ennemi de Jacques Collin, on a transféré de la Force à la Conciergerie trois criminels qui le connaissent; et, s'il descend demain matin au préau, l'on s'attend à des scÚnes terribles... - Et pourquoi? - Jacques Collin, ma chÚre, est le dépositaire des fortunes que possÚdent les bagnes et qui se montent à des sommes considérables; or, il les a, dit-on, dissipées pour entretenir le luxe de feu Lucien, et on va lui demander des comptes. Ce sera, m'a dit Bibi-Lupin, une tuerie qui nécessitera l'intervention des surveillants, et le secret sera découvert. Il y va de la vie de Jacques Collin. Or, en me rendant au Palais de bonne heure, je pourrai dresser procÚs-verbal de l'identité. - Ah! si ses commettants te débarrassaient de lui! tu serais regardé comme un homme bien capable! Ne va pas chez monsieur de Granville, attends-le à son parquet avec cette arme formidable! C'est un canon chargé sur les trois plus considérables familles de la Cour et de la Pairie. Sois hardi, propose à monsieur de Granville de vous débarrasser de Jacques Collin en le tranférant à la Force, oÃÂč les forçats savent se débarrasser de leurs dénonciateurs. J'irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mÚnera chez les Grandlieu. Peut-ÃÂȘtre verrai-je aussi monsieur de Sérisy. Fie-toi à moi pour sonner l'alarme partout. Ecris-moi surtout un petit mot convenu pour que je sache si le prÃÂȘtre espagnol est judiciairement reconnu pour ÃÂȘtre Jacques Collin. Arrange-toi pour quitter le Palais à deux heures, je t'aurai fait obtenir une audience particuliÚre du Garde-des-sceaux peut-ÃÂȘtre sera-t-il chez la marquise d'Espard. Camusot restait planté sur ses jambes dans une admiration qui fit sourire la fine Arnélie. - Allons, viens dÃner, et sois gai, dit-elle en terminant. Vois! nous ne sommes à Paris que depuis deux ans, et te voilà en passe de devenir conseiller avant la fin de l'année... De là , mon chat, à la présidence d'une chambre à la cour, il n'y aura pas d'autre distance qu'un service rendu dans quelque affaire politique. Cette délibération secrÚte montre à quel point les actions et les moindres paroles de Jacques Collin, dernier personnage de cette étude, intéressaient l'honneur des familles au sein desquelles il avait placé son défunt protégé. Observation magnétique La mort de Lucien et l'invasion à la Conciergerie de la comtesse de Sérisy venaient de produire un si grand trouble dans les rouages de la machine, que le directeur avait oublié de lever le secret du prétendu prÃÂȘtre espagnol. Quoiqu'il y en ait plus d'un exemple dans les annales judiciaires, la mort d'un prévenu pendant le cours de l'instruction d'un procÚs, est un événement assez rare pour que les surveillants, le greffier et le directeur fussent sortis du calme dans lequel ils fonctionnent. Néanmoins, pour eux, le grand événement n'était pas ce beau jeune homme devenu si promptement un cadavre, mais bien la rupture de la barre en fer forgé de la premiÚre grille du guichet par les délicates mains d'une femme du monde. Aussi, directeur, greffier et surveillants, dÚs que le Procureur-général, le comte Octave de Bauvan, furent partis dans la voiture du comte de Sérisy, en emmenant sa femme évanouie, se groupÚrent-ils au guichet en reconduisant monsieur Lebrun, le médecin de la prison, appelé pour constater la mort de Lucien et s'en entendre avec le médecin des morts de l'arrondissement oÃÂč demeurait cet infortuné jeune homme. On nomme à Paris médecin des morts le docteur chargé, dans chaque mairie, d'aller vérifier le décÚs et d'en examiner les causes. Avec ce coup d'oeil rapide qui le distinguait, monsieur de Granville avait jugé nécessaire, pour l'honneur des familles compromises, de faire dresser l'acte de décÚs de Lucien, à la mairie dont dépend le quai Malaquais, oÃÂč demeurait le défunt, et de le conduite de son domicile à l'église Saint-Germain-des-Prés, oÃÂč le service funÚbre allait avoir lieu. Monsieur de Chargeboeuf, secrétaire de monsieur de Granville, mandé par lui, reçut des ordres à cet égard. La translation de Lucien devait ÃÂȘtre opérée pendant la nuit. Le jeune secrétaire était chargé de s'entendre immédiatement avec la mairie, avec la paroisse et l'administration des pompes funÚbres. Ainsi, pour le monde, Lucien serait mort libre et chez lui, son convoi partirait de chez lui, ses amis seraient convoqués chez lui pour la cérémonie. Donc, au moment oÃÂč Camusot, l'esprit en repos, se mettait à table avec son ambitieuse moitié, le directeur de la Conciergerie et monsieur Lebrun, médecin des prisons, étaient en dehors du guichet, déplorant la fragilité des barres de fer et la force des femmes amoureuses. - On ne sait pas, disait le docteur à monsieur Gault en le quittant, tout ce qu'il y a de puissance nerveuse dans l'homme surexcité par la passion! La dynamique et les mathématiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-là . Tenez, hier, j'ai été témoin d'une expérience qui m'a fait frémir et qui rend compte du terrible pouvoir physique déployé tout à l'heure par cette petite dame. - Contez-moi cela, dit monsieur Gault, car j'ai la faiblesse de m'intéresser au magnétisme, sans y croire, mais il m'intrigue. - Un médecin magnétiseur, car il y a des gens parmi nous qui croient au magnétisme, reprit le docteur Lebrun, m'a proposé d'expérimenter sur moi-mÃÂȘme un phénomÚne qu'il me décrivait et duquel je doutais. Curieux de voir par moi-mÃÂȘme une des étranges crises nerveuses par lesquelles on prouve l'existence du magnétisme, je consentis! Voici le fait. Je voudrais bien savoir ce que dirait notre Académie de médecine si l'on soumettait, l'un aprÚs l'autre, ses membres à cette action qui ne laisse aucune échappatoire à l'incrédulité. Mon vieil ami... Ce médecin, dit le docteur Lebrun en ouvrant une parenthÚse, est un vieillard persécuté pour ses opinions par la Faculté, depuis Mesmer; il a soixante-dix ou douze ans, et se nomme Bouvard. C'est aujourd'hui le patriarche de la doctrine du magnétisme animal. Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon état. Donc le vieux et respectable Bouvard me proposait de me prouver que la force nerveuse mise en action par le magnétiseur était non pas infinie, car l'homme est soumis à des lois déterminées, mais qu'elle procédait comme les forces de la nature dont les principes absolus échappent à nos calculs. - Ainsi, me dit-il, si tu veux abandonner ton poignet au poignet d'une somnambule qui dans l'état de veille ne te le presserait pas au-delà d'une certaine force appréciable, tu reconnaÃtras que, dans l'état si sottement nommé somnambulique, ses doigts auront la faculté d'agir comme des cisailles manoeuvrées par un serrurier! Eh! bien, monsieur, lorsque j'ai eu livré mon poignet à celui de la femme, non pas endormie, car Bouvard réprouve cette expression, mais isolée, et que le vieillard eut ordonné à cette femme de me presser indéfiniment et de toute sa force le poignet, j'ai prié d'arrÃÂȘter au moment oÃÂč le sang allait jaillir du bout de mes doigts. Tenez! voyez le bracelet que je porterai pendant plus de trois mois? - Diable! dit monsieur Gault en regardant une ecchymose circulaire qui ressemblait à celle qu'eût produite une brûlure. - Mon cher Gault, reprit le médecin, j'aurais eu ma chair prise dans un cercle de fer qu'un serrurier aurait vissé par un écrou, je n'aurais pas senti ce collier de métal aussi durement que les doigts de cette femme; son poignet était de l'acier inflexible, et j'ai la conviction qu'elle aurait pu me briser les os et me séparer la main du poignet. Cette pression, commencée d'abord d'une maniÚre insensible, a continué sans relùche en ajoutant toujours une force nouvelle à la force de pression antérieure; enfin un tourniquet ne se serait pas mieux comporté que cette main changée en un appareil de torture. Il me paraÃt donc prouvé que, sous l'empire de la passion qui est la volonté ramassée sur un point et arrivée à des quantités de force animale incalculables, comme le sont toutes les différentes espÚces de puissances électriques, l'homme peut apporter sa vitalité tout entiÚre, soit pour l'attaque, soit pour la résistance, dans tel ou tel de ses organes... Cette petite dame avait, sous la pression de son désespoir, envoyé sa puissance vitale dans ses poignets. - Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgé... dit le chef des surveillants en hochant la tÃÂȘte. - Il y avait une paille! fit observer monsieur Gault. - Moi, reprit le médecin, je n'ose plus assigner de limites à la force nerveuse. C'est d'ailleurs ainsi que les mÚres, pour sauver leurs enfants, magnétisent des lions, descendent dans un incendie, le long des corniches oÃÂč les chats se tiendraient à peine, et supportent les tortures de certains accouchements. Là est le secret des tentatives des prisonniers et des forçats pour recouvrer la liberté... On ne connaÃt pas encore la portée des forces vitales, elles tiennent à la puissance mÃÂȘme de la nature, et nous les puisons à des réservoirs inconnus! - Monsieur, vint dire tout bas un surveillant à l'oreille du directeur qui reconduisait le docteur Lebrun à la grille extérieure de la Conciergerie, le Secret numéro deux se dit malade et réclame le médecin; il se prétend à la mort, ajouta le surveillant. - Vraiment? dit le directeur. - Mais il rùle! répliqua le surveillant. - Il est cinq heures, répondit le docteur, je n'ai pas dÃné... Mais aprÚs tout, me voilà tout porté, voyons, allons... L'homme au secret - Le Secret numéro deux est précisément le prÃÂȘtre espagnol soupçonné d'ÃÂȘtre Jacques Collin, dit monsieur Gault au médecin, et l'un des prévenus dans le procÚs oÃÂč ce pauvre jeune homme était impliqué... - Je l'ai déjà vu ce matin, répondit le docteur. Monsieur Camusot m'a mandé pour constater l'état sanitaire de ce gaillard-là , qui, soit dit entre nous, se porte à merveille et qui de plus ferait fortune à poser pour les Hercules dans les troupes de saltimbanques. - Il peut vouloir se tuer aussi, dit monsieur Gault. Donnons un coup de pied aux secrets tous deux, car je dois ÃÂȘtre là , ne fût-ce que pour le transférer à la pistole. Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme... Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort dans le monde des bagnes, et à qui maintenant il ne faut plus donner d'autre nom que le sien, se trouvait depuis le moment de sa réintégration au secret, d'aprÚs l'ordre de Camusot, en proie à une anxiété qu'il n'avait jamais connue pendant sa vie marquée par tant de crimes, par trois évasions du bagne et par deux condamnations en Cour d'assises. Cet homme, en qui se résument la vie, les forces, l'esprit, les passions du bagne, et qui vous en présente la plus haute expression, n'est-il pas monstrueusement beau par son attachement digne de la race canine envers celui dont il fait son ami? Condamnable, infùme et horrible de tant de cÎtés, ce dévouement absolu à son idole le rend si véritablement intéressant, que cette étude, déjà si considérable, paraÃtrait inachevée, écourtée, si le dénoûment de cette vie criminelle n'accompagnait pas la fin de Lucien de Rubempré. Le petit épagneul mort, on se demande si son terrible compagnon, si le lion vivra! Dans la vie réelle, dans la société, les faits s'enchaÃnent si fatalement à d'autres faits, qu'ils ne vont pas les uns sans les autres. L'eau du fleuve forme une espÚce de plancher liquide; il n'est pas un flot, si mutiné qu'il soit, à quelque hauteur qu'il s'élÚve, dont la puissante gerbe ne s'efface sous la masse des eaux, plus forte par la rapidité de son cours que les rébellions des gouffres qui marchent avec elle. De mÃÂȘme qu'on regarde l'eau couler en y voyant de confuses images, peut-ÃÂȘtre désirez-vous mesurer la pression du pouvoir social sur ce tourbillon nommé Vautrin? voir à quelle distance ira s'abÃmer le flot rebelle, comment finira la destinée de cet homme vraiment diabolique, mais rattaché par l'amour à l'humanité? tant ce principe céleste périt difficilement dans les coeurs les plus gangrenés! L'ignoble forçat en matérialisant le poÚme caressé par tant de poÚtes, par Moore, par lord Byron, par Mathurin, par Canalis un démon possédant un ange attiré dans son enfer pour le rafraÃchir d'une rosée dérobée au paradis, Jacques Collin, si l'on a bien pénétré dans ce coeur de bronze, avait renoncé à lui-mÃÂȘme depuis sept ans. Ses puissantes facultés, absorbées en Lucien, ne jouaient que pour Lucien; il jouissait de ses progrÚs, de ses amours, de son ambition. Pour lui, Lucien était son ùme visible. Trompe-la-Mort dÃnait chez les Grandlieu, se glissait dans le boudoir des grandes dames, aimait Esther par procuration. Enfin, il voyait en Lucien un Jacques Collin, beau, jeune, noble, arrivant au poste d'ambassadeur. Trompe-la-Mort avait réalisé la superstition allemande DU DOUBLE par un phénomÚne de paternité morale que concevront les femmes qui, dans leur vie, ont aimé véritablement, qui ont senti leur ùme passée dans celle de l'homme aimé, qui ont vécu de sa vie, noble ou infùme, heureuse ou malheureuse, obscure ou glorieuse, qui ont éprouvé, malgré les distances, du mal à leur jambe, s'il s'y faisait une blessure, qui ont senti qu'il se battait en duel, et qui, pour tout dire en un mot, n'ont pas eu besoin d'apprendre une infidélité pour la savoir. Reconduit dans son cabanon, Jacques Collin se disait "On interroge le petit!" Et il frissonnait, lui qui tuait comme un ouvrier boit. - A-t-il pu voir ses maÃtresses? se demandait-il. Ma tante a-t-elle trouvé ces damnées femelles? Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marché, ont-elles empÃÂȘché l'interrogatoire?... Lucien a-t-il reçu mes instructions?... Et si la fatalité veut qu'on l'interroge, comment se tiendra-t-il? Pauvre petit, c'est moi qui l'ai conduit là ! C'est ce brigand de Paccard et cette fouine d'Europe qui causent tout ce grabuge, en chippant les sept cent cinquante mille francs de l'inscription donnée par Nucingen à Esther. Ces deux drÎles nous ont fait trébucher au dernier pas; mais ils paieront cher cette farce-là ! Un jour de plus, et Lucien était riche! il épousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n'avais plus Esther sur les bras. Lucien aimait trop cette fille, tandis qu'il n'eût jamais aimé cette planche de salut, cette Clotilde... Ah! le petit aurait alors été tout à moi! Et dire que notre sort dépend d'un regard, d'une rougeur de Lucien devant ce Camusot, qui voit tout, qui ne manque pas de la finesse des juges! car nous avons échangé, lorsqu'il m'a montré les lettres, un regard par lequel nous nous sommes sondés mutuellement, et il a deviné que je puis faire chanter les maÃtresses de Lucien!... Ce monologue dura trois heures. L'angoisse fut telle qu'elle eut raison de cette organisation de fer et de vitriol. Jacques Collin, dont le cerveau fut comme incendié par la folie, ressentit une soif si dévorante, qu'il épuisa, sans s'en apercevoir, toute la provision d'eau contenue dans un des deux baquets qui forment, avec le lit en bois, tout le mobilier d'un secret. - S'il perd la tÃÂȘte, que deviendra-t-il? car ce cher enfant n'a pas la force de Théodore... se demanda-t-il en se couchant sur le lit de camp, semblable à celui d'un corps de garde. Un mot sur ce Théodore de qui se souvenait Jacques Collin en ce moment suprÃÂȘme. Théodore Calvi, jeune Corse, condamné à perpétuité pour onze meurtres, à l'ùge de dix-huit ans, grùce à certaines protections achetées à prix d'or, avait été le compagnon de chaÃne de Jacques Collin, de 1819 à 1820. La derniÚre évasion de Jacques Collin, une de ses plus belles combinaisons il était sorti déguisé en gendarme et conduisant Théodore Calvi marchant à ses cÎtés en forçat, mené chez le commissaire, cette superbe évasion avait eu lieu dans le port de Rochefort, oÃÂč les forçats meurent dru, et oÃÂč l'on espérait voir finir ces deux dangereux personnages. Evadés ensemble, ils avaient été forcés de se séparer par les hasards de leur fuite. Théodore, repris, avait été réintégré au bagne. AprÚs avoir gagné l'Espagne et s'y ÃÂȘtre transformé en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse à Rochefort, lorsqu'il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le héros des bandits et des macchis à qui Trompe-la-Mort devait de savoir l'italien, fut sacrifié naturellement à cette nouvelle idole. La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d'ailleurs belle et magnifique comme le soleil d'une journée d'été; tandis qu'avec Théodore, Jacques Collin n'apercevait plus d'autre dénouement que l'échafaud, aprÚs une série de crimes indispensables. L'idée d'un malheur causé par la faiblesse de Lucien, à qui le régime du secret devait faire perdre la tÃÂȘte, prit des proportions énormes dans l'esprit de Jacques Collin; et, en supposant la possibilité d'une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillés de larmes, phénomÚne qui, depuis son enfance, ne s'était pas produit une seule fois en lui. - Je dois avoir une fiÚvre de cheval, se dit-il, et peut-ÃÂȘtre en faisant venir le médecin et lui proposant une somme considérable me mettrait-il en rapport avec Lucien. En ce moment le surveillant apporta le dÃner au prévenu. - C'est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites à monsieur le directeur de cette prison de m'envoyer le médecin, je me trouve si mal que je crois ma derniÚre heure arrivée. En entendant les sons gutturaux du rùle par lesquels le forçat accompagna sa phrase, le surveillant inclina la tÃÂȘte et partit. Jacques Collin s'accrocha furieusement à cette espérance; mais, quand il vit entrer dans son cabanon le docteur en compagnie du directeur, il regarda sa tentative comme avortée, et il attendit froidement l'effet de la visite, en tendant son pouls au médecin. - Monsieur a la fiÚvre, dit le docteur à monsieur Gault; mais c'est la fiÚvre que nous reconnaissons chez tous les prévenus, et qui, dit-il à l'oreille du faux Espagnol, est toujours pour moi la preuve d'une criminalité quelconque. En ce moment, le directeur, à qui le Procureur-général avait donné la lettre écrite par Lucien à Jacques Collin pour la lui remettre, laissa le docteur et le prévenu sous la garde du surveillant, et alla chercher cette lettre. - Monsieur, dit Jacques Collin au docteur en voyant le surveillant à la porte, et ne s'expliquant pas l'absence du directeur, je ne regarderais pas à trente mille francs pour pouvoir faire passer cinq lignes à Lucien de Rubempré. - Je ne veux pas vous voler votre argent, dit le docteur Lebrun, personne au monde ne peut plus communiquer avec lui... - Personne? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi? - Mais il s'est pendu... Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n'a frappé les jungles de l'Inde d'un cri aussi épouvantable que le fut celui de Jacques Collin, qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brûlant, comme l'éclair de la foudre quand elle tombe; puis il s'affaissa sur son lit de camp en disant "Oh! mon fils!" - Pauvre homme! s'écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature. En effet, cette explosion fut suivie d'une si complÚte faiblesse, que ces mots "Oh! mon fils!" furent comme un murmure. - Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant. - Non, ce n'est pas possible! reprit Jacques Collin en se soulevant et regardant les deux témoins de cette scÚne d'un oeil sans flamme ni chaleur. Vous vous trompez, ce n'est pas lui! Vous n'avez pas bien vu. L'on ne peut pas se pendre au secret! Voyez comment pourrais-je me pendre ici? Paris tout entier me répond de cette vie-là ! Dieu me la doit! Le surveillant et le médecin étaient à leur tour stupéfaits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. A l'aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence mÃÂȘme de cette explosion de douleur, parut se calmer. - Voici une lettre que monsieur le Procureur-; général m'a chargé de vous donner, en permettant que vous l'eussiez non décachetée, fit observer monsieur Gault. - C'est de Lucien... dit Jacques Collin. - Oui, monsieur. - N'est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme?... - Est mort, reprit le directeur. Quand mÃÂȘme monsieur le docteur se serait trouvé ici, malheureusement il serait toujours arrivé trop tard... Ce jeune homme est mort, là ..., dans une des pistoles... - Puis-je le voir de mes yeux? demanda timidement Jacques Collin; laisserez-vous un pÚre libre d'aller pleurer son fils? - Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j'ai l'ordre de vous transférer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levé pour vous, monsieur. Les yeux du prévenu, dénués de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au médecin; Jacques Collin les interrogeait, croyant à quelque piÚge, et il hésitait à sortir. - Si vous voulez voir le corps, lui dit le médecin, vous n'avez pas de temps à perdre, on doit l'enlever cette nuit... - Si vous avez des enfants, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbécillité, j'y vois à peine clair... Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis... Vous n'ÃÂȘtes pÚre, si vous l'ÃÂȘtes, que d'une maniÚre;... je suis mÚre, aussi!... Je... je suis fou... je le sens. Les adieux En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s'ouvrent que devant le directeur, il est possible d'aller en peu de temps des secrets aux pistoles. Ces deux rangées d'habitations sont séparées par un corridor souterrain formé de deux gros murs qui soutiennent la voûte sur laquelle repose la galerie du Palais-de-Justice, nommée la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, accompagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule oÃÂč gisait Lucien, qu'on avait mis sur le lit. A cet aspect, il tomba sur ce corps et s'y colla par une étreinte désespérée, dont la force et le mouvement passionné firent frémir les trois spectateurs de cette scÚne. - Voilà , dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez!... cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu'est un cadavre, c'est de la pierre... - Laissez-moi là !... dit Jacques Collin d'une voix éteinte, je n'ai pas longtemps à le voir, on va me l'enlever pour... Il s'arrÃÂȘta devant le mot enterrer. - Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant!... Ayez la bonté de me couper vous-mÃÂȘme, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mÚches de ses cheveux, car je ne le puis pas... - C'est bien son fils! dit le médecin. - Vous croyez? répondit le directeur d'un air profond, qui jeta le médecin dans une courte rÃÂȘverie. Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mÚches de cheveux pour le prétendu pÚre sur la tÃÂȘte du fils, avant qu'on vÃnt enlever le corps. A cinq heures et demie, au mois de mai, l'on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenÃÂȘtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien. On ne connait pas d'homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace, en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Mais l'effet de ce froid terrible, et agissant comme un poison, est à peine comparable à celui que produit sur l'ùme la main raide et glacée d'un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments; car, en fait de sentiment, changer, n'est-ce pas mourir? En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprÃÂȘme paraÃtra ce qu'il fut pour cet homme, une coupe de poison. "A L'ABBE CARLOS HERRERA. Mon cher abbé, je n'ai reçu que des bienfaits de vous et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus là pour me sauver. Vous m'aviez donné pleinement le droit, si j'y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare, mais j'ai disposé de vous sottement. Pour sortir d'embarras, séduit par une habile demande du juge d'instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s'est rangé du cÎté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit. Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'ÃÂȘtre, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d'une séparation suprÃÂȘme. Vous avez voulu me faire puissant et glorieux, vous m'avez précipité dans les abÃmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. Il y a la postérité de Caïn et celle d'Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l'Humanité, c'est l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la premiÚre étincelle avait été jetée sur Eve. Parmi les démons de cette filiation, il s'en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu'ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme des lions le seraient en pleine Normandie il leur faut une pùture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais, leurs jeux sont si périlleux qu'ils finissent par tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces ÃÂȘtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon; mais quand il laisse rouiller au fond de l'océan d'une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Robespierre, Louvel et l'abbé Carlos Herrera. Doués d'un immense pouvoir sur les ùmes tendres, ils les attirent et les broient. C'est grand, c'est beau dans son genre. C'est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascinent les enfants dans les bois. C'est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n'en pas sortir. Tu rn'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma tÃÂȘte des noeuds gordiens de ta politique, pour la donner au noeud coulant de ma cravate. Pour réparer ma faute, je transmets au Procureur-général une rétractation de mon interrogatoire; vous verrez à tirer parti de cette piÚce. Par le voeu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, desquelles vous avez disposé trÚs imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portée. Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que XiménÚs, plus que Richelieu; vous avez tenu vos promesses je me retrouve ce que j'étais au bord de la Charente, aprÚs vous avoir dû les enchantements d'un rÃÂȘve; mais, malheureusement, ce n'est plus la riviÚre de mon pays oÃÂč j'allais noyer les peccadilles de ma jeunesse; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Conciergerie. Ne me regrettez pas mon mépris pour vous était égal à mon admiration. LUCIEN." Avant une heure du matin, lorsqu'on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillé devant le lit, cette lettre à terre, lùchée sans doute comme le suicidé lùche le pistolet qui l'a tué; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu. En voyant cet homme, les porteurs s'arrÃÂȘtÚrent un moment, car il ressemblait à une de ces figures de pierre agenouillées pour l'éternité sur les tombeaux du Moyen-Age, par le génie des tailleurs d'images. Ce faux prÃÂȘtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres et raidi par une immobilité surnaturelle, imposa tellement à ces gens, qu'ils lui dirent avec douceur de se lever. - Pourquoi? demanda-t-il timidement. Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant. Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargeboeuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de pÚre que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Granville relatifs au service et au convoi de Lucien, qu'il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, oÃÂč le clergé l'attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit. - Je reconnais bien là la grande ùme de ce magistrat, s'écria d'une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu'il peut compter sur ma reconnaissance... Oui, je suis capable de lui rendre de grands services... N'oubliez pas cette phrase; elle est, pour lui, de la derniÚre importance. Ah! monsieur, il se fait d'étranges changements dans le coeur d'un homme, quand il a pleuré pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci... Je ne le verrai donc plus!... AprÚs avoir couvé Lucien par un regard de mÚre à qui l'on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s'affaissa sur lui-mÃÂȘme. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hùter les porteurs. Le secrétaire du Procureur-général et le directeur de la prison s'étaient déjà soustraits à ce spectacle. Qu'était devenue cette nature de bronze, oÃÂč la décision égalait le coup d'oeil en rapidité, chez laquelle la pensée et l'action jaillissaient comme un mÃÂȘme éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois sejours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage? Le fer cÚde à certains degrés de battage ou de pression réitérée; ses impénétrables molécules, purifiées par l'homme et rendues homogÚnes, se désagrÚgent; et, sans ÃÂȘtre en fusion, le métal n'a plus la mÃÂȘme vertu de résistance. Les maréchaux, les serruriers, les taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l'état par un mot de leur technologie "Le fer est roui!" disent-ils en s'appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s'obtient par le rouissage. Eh bien, l'ùme humaine, ou, si vous voulez la triple énergie du corps, du coeur et de l'esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes comme du chanvre et du fer ils sont rouis. La science et la justice, le public cherchent mille causes aux terribles catastrophes causées sur les chemins de fer, par la rupture d'une barre de fer, et dont le plus affreux exemple est celui de Bellevue; mais personne n'a consulté les vrais connaisseurs en ce genre, les forgerons, qui ont tous dit le mÃÂȘme mot "Le fer était roui!" Ce danger est imprévisible. Le métal devenu mou, le métal resté résistant, offrent la mÃÂȘme apparence. C'est dans cet état que les confesseurs et les juges d'instruction trouvent souvent les grands criminels. Les sensations terribles de la Cour d'assises et celles de la toilette déterminent presque toujours chez les natures les plus fortes cette dislocation de l'appareil nerveux. Les aveux s'échappent alors des bouches les plus violemment serrées; les coeurs les plus durs se brisent alors; et, chose étrange! au moment oÃÂč les aveux sont inutiles, lorsque cette faiblesse suprÃÂȘme arrache à l'homme le masque d'innocence sous lequel il inquiétait la justice, toujours inquiÚte lorsque le condamné meurt sans avouer son crime. Napoléon a connu cette dissolution de toutes les forces humaines sur le champ de bataille de Waterloo! Le préau de la conciergerie A huit heures du matin, quand le surveillant des pistoles entra dans la chambre oÃÂč se trouvait Jacques Collin, il le vit pùle et calme, comme un homme redevenu fort par un violent parti pris. - Voici l'heure d'aller au préau, dit le porte-clefs, vous ÃÂȘtes enfermé depuis trois jours, si vous voulez prendre l'air et marcher, vous le pouvez! Jacques Collin, tout à ses pensées absorbantes, ne prenant aucun intérÃÂȘt à lui-mÃÂȘme, se regardant comme un vÃÂȘtement sans corps, comme un haillon, ne soupçonna pas le piÚge que lui tendait Bibi-Lupin, ni l'importance de son entrée au préau. Le malheureux, sorti machinalement, enfila le corridor qui longe les cabanons pratiqués dans les corniches des magnifiques arcades du Palais des rois de France, et sur lesquelles s'appuie la galerie dite de Saint-Louis, par oÃÂč l'on va maintenant aux différentes dépendances de la Cour de Cassation. Ce corridor rejoint celui des pistoles; et, circonstance digne de remarque, la chambre oÃÂč fut détenu Louvel, l'un des plus fameux régicides, est celle située à l'angle droit formé par le coude des deux corridors. Sous le joli cabinet qui occupe la tour Bonbec se trouve un escalier en colimaçon auquel aboutit ce sombre corridor, et par oÃÂč les détenus logés, dans les pistoles ou dans les cabanons, vont et viennent pour se rendre au préau. Tous les détenus, les accusés qui doivent comparaÃtre en Cour d'assises et ceux qui y ont comparu, les prévenus qui ne sont plus au secret, tous les prisonniers de la Conciergerie enfin se promÚnent dans cet étroit espace entiÚrement pavé, pendant quelques heures de la journée, et surtout le matin de bonne heure en été. Ce préau, l'antichambre de l'échafaud ou du bagne, y aboutit d'un bout, et de l'autre il tient à la société par le gendarme, par le cabinet du juge d'instruction ou par la Cour d'assises. Aussi est-ce plus glacial à voir que l'échafaud. L'échafaud peut devenir un piédestal pour aller au ciel; mais le préau, c'est toutes les infamies de la terre réunies et sans issue! Que ce soit le préau de la Force ou celui de Poissy, ceux de Melun ou de Sainte-Pélagie, un préau est un préau. Les mÃÂȘmes faits s'y reproduisent identiquement, à la couleur prÚs des murailles, à la hauteur ou à l'espace. Aussi les ETUDES DE MOEURS mentiraient-elles à leur titre, si la description la plus exacte de ce pandémonium parisien ne se trouvait ici. Sous les puissantes voûtes qui soutiennent la salle des audiences de la Cour de Cassation, il existe à la quatriÚme arcade une pierre qui servait, dit-on, à saint Louis pour distribuer ses aumÎnes, et qui, de nos jours, sert de table pour vendre quelques comestibles aux détenus. Aussi, dÚs que le préau s'ouvre pour les prisonniers, tous vont-ils se grouper autour de cette pierre à friandises de détenus, l'eau-de-vie, le rhum, etc. Les deux premiÚres arcades de ce cÎté du préau, qui fait face à la magnifique galerie byzantine, seul vestige de l'élégance du Palais de saint Louis, sont prises par un parloir oÃÂč confÚrent les avocats et les accusés, et oÃÂč les prisonniers parviennent au moyen d'un guichet formidable, composé d'une double voie tracée par des barreaux énormes, et comprise dans l'espace de la troisiÚme arcade. Ce double chemin ressemble à ces rues momentanément créées à la porte des théùtres par des barriÚres pour contenir la queue, lors des grands succÚs. Ce parloir, situé au bout de l'immense salle du guichet actuel de la Conciergerie, éclairé sur le préau par des hottes, vient d'ÃÂȘtre mis à jour par des chùssis vitrés du cÎté du guichet, en sorte qu'on y surveille les avocats en conférence avec leurs clients. Cette innovation a été nécessitée par les trop fortes séductions que de jolies femmes exerçaient sur leurs défenseurs. On ne sait plus oÃÂč s'arrÃÂȘtera la morale?... Ces précautions ressemblent à ces examens de conscience tout faits, oÃÂč les imaginations pures se dépravent en réfléchissant à des monstruosités ignorées. Dans ce parloir ont également lieu les entrevues des parents et des amis à qui la Police permet de voir des prisonniers, accusés ou détenus. On doit maintenant comprendre ce qu'est le préau pour les deux cents prisonniers de la Conciergerie; c'est leur jardin, un jardin sans arbres, ni terre, ni fleurs, un préau enfin! Les annexes du parloir et de la pierre de saint Louis, sur laquelle se distribuent les comestibles et les liquides autorisés, constituent l'unique communication possible avec le monde extérieur. Les moments passés au préau sont les seuls pendant lesquels le prisonnier se trouve à l'air et en compagnie; néanmoins, dans les autres prisons, les détenus sont réunis lans les ateliers du travail; mais, à la Conciergerie, on ne peut se livrer à aucune occupation, à moins d'ÃÂȘtre à la pistole. Là , le drame de la Cour d'assises préoccupe d'ailleurs tous es esprits, puisqu'on ne vient là que pour subir ou l'instruction ou le jugement. Cette cour présente un affreux spectacle; on ne peut se le figurer, il faut le voir, ou l'avoir vu. D'abord, la réunion, sur un espace de quarante mÚtres le long sur trente de large, d'une centaine d'accusés ou le prévenus, ne constitue pas l'élite de la société. Ces misérables, qui, pour la plupart, appartiennent aux plus basses classes, sont mal vÃÂȘtus; leurs physionomies sont ignobles ou horribles; car un criminel venu des sphÚres sociales supéieures est une exception heureusement assez rare. La conclusion, le faux ou la faillite frauduleuse, seuls crimes qui peuvent amener là des gens comme il faut, ont d'ailleurs le privilÚge de la pistole, et l'accusé ne quitte alors presque jamais sa cellule. Ce lieu de promenade, encadré par de beaux et formidables murs noirùtres, par une colonnade partagée en cabanons, par une fortification du cÎté du quai, par les cellules grillagées de la pistole au nord, gardé par des surveillants attentifs, occupés par un troupeau de criminels ignobles et se défiant tous les uns des autres, attriste déjà par les dispositions locales; mais il effraie bientÎt, lorsque vous vous y voyez le centre de tous ces regards pleins de haine, de curiosité, de désespoir, en face de ces ÃÂȘtres déshonorés. Aucune joie! tout est sombre, les lieux et les hommes. Tout est muet, les murs et les consciences. Tout est péril pour ces malheureux; ils n'osent, à moins d'une amitié sinistre comme le bagne dont elle est le produit, se fier les uns aux autres. La Police, qui plane sur eux, empoisonne pour eux l'atmosphÚre et corrompt tout, jusqu'au serrement de main de deux coupables intimes. Un criminel qui rencontre là son meilleur camarade ignore si ce dernier ne s'est pas repenti, s'il n'a pas fait des aveux dans l'intérÃÂȘt de sa vie. Ce défaut de sécurité, cette crainte du mouton gùte la liberté déjà si mensongÚre du préau. En argot de prison, le mouton est un mouchard, qui paraÃt ÃÂȘtre sous le poids d'une méchante affaire, et dont l'habileté proverbiale consiste à se faire prendre pour un ami. Le mot ami signifie, en argot, un voleur émérite un voleur consommé, qui, depuis longtemps, a rompu avec la société, qui veut rester voleur toute sa vie, et qui demeure fidÚle quand mÃÂȘme aux lois de la haute pÚgre. Le crime et la folie ont quelque similitude. Voir les prisonniers de la Conciergerie au préau, ou voir des fous dans le jardin d'une maison de santé, c'est une mÃÂȘme chose. Les uns et les autres se promÚnent en s'évitant, se jettent des regards au moins singuliers, atroces, selon leurs pensées du moment, jamais gais ni sérieux; car ils se connaissent ou ils se craignent. L'attente d'une condamnation, les remords, les anxiétés donnent aux promeneurs du préau l'air inquiet et hagard des fous. Les criminels consommés ont seuls une assurance qui ressemble à la tranquillité d'une vie honnÃÂȘte, à la sincérité d'une conscience pure. L'homme des classes moyennes étant là l'exception, et la honte retenant dans leurs cellules ceux que le crime y envoie, les habitués du préau sont généralement mis comme les gens de la classe ouvriÚre. La blouse, le bourgeron, la veste de velours dominent. Ces costumes grossiers ou sales, en harmonie avec les physionomies communes ou sinistres, avec les maniÚres brutales, un peu domptées néanmoins par les pensées tristes dont sont saisis les prisonniers, tout, jusqu'au silence du lieu, contribue à frapper de terreur ou de dégoût le rare visiteur, à qui de hautes protections ont valu le privilÚge peu prodigué d'étudier la Conciergerie. De mÃÂȘme que la vue d'un cabinet d'anatomie, oÃÂč les maladies infùmes sont figurées en cire, rend chaste et inspire de saintes et nobles amours au jeune homme qu'on y mÚne; de mÃÂȘme la vue de la Conciergerie et l'aspect du préau, meublé de ces hÎtes dévoués au bagne, à l'échafaud, à une peine infamante quelconque, donnent la crainte de la justice humaine à ceux qui pourraient ne pas craindre la justice divine, dont la voix parle si haut dans la conscience; et ils en sortent honnÃÂȘtes gens pour longtemps. Essai philosophique, linguistique et littéraire sur l'argot, les filles et les voleurs Les promeneurs qui se trouvaient au préau quand Jacques Collin y descendit devant ÃÂȘtre les acteurs d'une scÚne capitale dans, la vie de Trompe-la-Mort, il n'est pas indifférent de peindre quelques-unes des principales figures de cette terrible assemblée. Là , comme partout oÃÂč les hommes sont rassemblés; là , comme au collÚge, rÚgnent la force physique et la force morale. Là donc, comme dans les bagnes, l'aristocratie est la criminalité. Celui dont la tÃÂȘte est en jeu prime tous les autres. Le préau, comme on le pense, est une école de Droit criminel; on l'y professe infiniment mieux qu'à la place du Panthéon. La plaisanterie périodique consiste à répéter le drame de la Cour d'assises, à constituer un président, un jury, un ministÚre public, un avocat, et à juger le procÚs. Cette horrible farce se joue presque toujours à l'occasion des crimes célÚbres. A cette époque, une grande cause criminelle était à l'ordre du jour des assises, l'affreux assassinat commis sur monsieur et madame Crottat, anciens fermiers, pÚre et mÚre du notaire, qui gardaient chez eux, comme cette malheureuse affaire l'a prouvé, huit cent mille francs en or. L'un des auteurs de ce double assassinat était le célÚbre Dannepont, dit La Pouraille, forçat libéré, qui, depuis cinq ans, avait échappé aux recherches les plus actives de la Police à la faveur de sept ou huit noms différents. Les déguisements de ce scélérat étaient si parfaits, qu'il avait subi deux ans de prison sous le nom de Delsouq un de ses élÚves, voleur célÚbre qui ne dépassait jamais, dans les affaires, la compétence du tribunal correctionnel. La Pouraille en était, depuis sa sortie du bagne, à son troisiÚme assassinat. La certitude d'une condamnation à mort rendait cet accusé, non moins que sa fortune présumée, l'objet de la terreur et de l'admiration des prisonniers; car pas un liard des fonds volés ne se retrouvait. On peut encore, malgré les événements de juillet 1830, se rappeler l'effroi que causa dans Paris ce coup hardi, comparable au vol des médailles de la BibliothÚque pour son importance; car la malheureuse tendance de notre temps à tout chiffrer rend un assassinat d'autant plus frappant que la somme volée est plus considérable. La Pouraille, petit homme sec et maigre, à visaue de fouine ùgé de quarante-cinq ans, l'une des célébrités des trois bagnes qu'il avait habités, successivement dÚs l'ùge de dix-neuf ans, connaissait intimement Jacques Collin, et l'on va savoir comment et pourquoi. Transférés de la Force à la Conciergerie depuis vingt-quatre heures avec La Pouraille, deux autres forçats avaient reconnu sur-le-champ, et fait reconnaÃtre au préau cette royauté sinistre de l'ami promis à l'échafaud. L'un de ces forçats, un libéré nommé Sélérier, surnommé l'Auvergnat, le pÚre Ralleau, le Rouleur, et qui, dans la société que le bagne appelle la haute pÚgre, avait nom Fil-de-Soie, sobriquet dû à l'adresse avec laquelle il échappait aux périls du métier, était un des anciens affidés de Trompe-la-Mort. Trompe-la-Mort soupçonnait tellement Fil-de-Soie de jouer un double rÎle, d'ÃÂȘtre à la fois dans les conseils de la haute pÚgre, et l'un des entretenus de la Police, qu'il lui avait Voyez le PÚre Goriot attribué son arrestation dans la maison Vauquer, en 1819. Sélérier, qu'il faut appeler Fil-de-Soie, de mÃÂȘme que Dannepont se nommera La Pouraille, déjà sous le coup d'une rupture de ban, était impliqué dans des vols qualifiés, mais sans une goutte de sang répandu, qui devaient le faire réintégrer au moins pour vingt ans au bagne. L'autre forçat, nommé Riganson, formait avec sa concubine, appelée la Biffe, un des plus redoutables ménages de la haute pÚgre. Riganson, en délicatesse avec la Justice dÚs l'ùge le plus tendre, avait pour surnom le Biffon. Le Biffon était le mùle de la Biffe, car il n'y a rien de sacré pour la haute pÚgre. Ces sauvages ne respectent ni la loi, ni la religion, rien, pas mÃÂȘme l'histoire naturelle, dont la sainte nomenclature est, comme on le voit, parodiée par eux. Une digression est ici nécessaire; car l'entrée de Jacques Collin au préau, son apparition au milieu de ses ennemis, si bien ménagée par Bibi-Lupin et par le juge d'instruction, les scÚnes curieuses qui devaient s'ensuivre, tout en serait inadmissible et incompréhensible, sans quelques explications sur le monde des voleurs et des bagnes, sur ses lois, sur ses moeurs, et surtout sur son langage, dont l'affreuse poésie est indispensable dans cette partie du récit. Donc, avant tout un mot sur la langue des grecs, des filous, des voleurs et des assassins, nommée l'argot, et que la littérature a, dans ces derniers temps, employée avec tant de succÚs, que plus d'un mot de cet étrange vocabulaire a passé sur les lÚvres roses des jeunes femmes, a retenti sous les lambris dorés, a réjoui les princes, dont plus d'un a pu s'avouer floué! Disons-le, peut-ÃÂȘtre à l'étonnement de beaucoup de gens, il n'est pas de langue plus énergique, plus colorée que celle de ce monde souterrain qui, depuis l'origine des empires à capitale, s'agite dans les caves, dans les sentines, dans le troisiÚme-dessous des sociétés, pour emprunter à l'art dramatique une expression vive et saisissante. Le monde n'est-il pas un théùtre? Le TroisiÚme-Dessous est la derniÚre cave pratiquée sous les planches de l'Opéra, pour en recéler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables bleus que vomit l'enfer, etc. Chaque mot de ce langage est une image brutale, ingénieuse ou terrible. Une culotte est une montante; n'expliquons pas ceci. En argot on ne dort pas, on pionce. Remarquez avec quelle énergie ce verbe exprime le sommeil particulier. la bÃÂȘte traquée, fatiguée, défiante, appelée Voleur, et qui, dÚs qu'elle est en sûreté, tombe et roule dans les abÃmes d'un sommeil profond et nécessaire sous les puissantes ailes du Soupçon planant toujours sur elle. Affreux sommeil, semblable à celui de l'animal sauvage qui dort, qui ronfle, et dont néanmoins les oreilles veillent doublées de prudence! Tout est farouche dans cet idiome. Les syllabes qui commencent ou qui finissent, les mots sont ùpres et étonnent singuliÚrement. Une femme est une largue. Et quelle poésie! la paille est la plume de Beauce. Le mot minuit est rendu par cette périphrase douze plombes crossent! Ça ne donne-t-il pas le frisson? Rincer une cabriole, veut dire dévaliser une chambre. Qu'est-ce que l'expression se coucher, comparée à se piausser, revÃÂȘtir une autre peau. Quelle vivacité d'images! Jouer des dominos, signifie manger; comment mangent les gens poursuivis? L'argot va toujours, d'ailleurs! il suit la civilisation, il la talonne, il s'enrichit d'expressions nouvelles à chaque nouvelle invention. La pomme de terre, créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier, est aussitÎt saluée par l'argot d'orange à cochons. On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatés, du nom de Garat, le caissier qui les signe. Fafiot! n'entendez-vous pas le bruissement du papier de soie? Le billet de mille francs est un fafiot mùle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. Les forçats baptiseront, attendez-vous-y, les billets de cent ou de deux cents francs de quelque nom bizarre. En 1790, Guillotin trouve, dans l'intérÃÂȘt de l'humanité, la mécanique expéditive qui résout tous les problÚmes soulevés par le supplice de la peine de mort. AussitÎt les forçats, les ex-galériens, examinent cette mécanique placée sur les confins monarchiques de l'ancien systÚme, et sur les frontiÚres de la justice nouvelle, ils l'appellent tout à coup l'Abbaye de Monte-à -Regret! Ils étudient l'angle décrit par le couperet d'acier, et trouvent pour en peindre l'action, le verbe faucher! Quand on songe que le bagne se nomme le pré, vraiment ceux qui s'occupent de linguistique doivent admirer la création de ces affreux vocables, eût dit Charles Nodier. Reconnaissons d'ailleurs la haute antiquité de l'argot! il contient un dixiÚme de mots de la langue romane, un autre dixiÚme de la vieille langue gauloise de Rabelais. Effondrer enfoncer, otolondrer ennuyer, cambrioler tout ce qui se fait dans une chambre, auber argent, gironde belle, le nom d'un fleuve en langue d'Oc, fouillousse poche appartiennent à la langue du quatorziÚme et du quinziÚme siÚcle. L'affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. Troubler l'affe a fait les affres, d'oÃÂč vient le mot affreux, dont la traduction est ce qui trouble la vie, etc. Cent mots au moins de l'argot appartiennent à la langue de PANURGE, qui, dans l'oeuvre rabelaisienne, symbolise le peuple, car ce nom est composé de deux mots grecs qui veulent dire Celui quifait tout. La science change la face de la civilisation par le chemin de fer, l'argot l'a déjà nommé le roulant vif- Le nom de la tÃÂȘte, quand elle est encore sur leurs épaules, la sorbonne, indique la source antique de cette langue dont il est question dans les romanciers les plus anciens, comme Cervantes, comme les nouvelliers italiens et l'Arétin. De tout temps, en effet, la fille, héroïne de tant de vieux romans, fut la protectrice, la compagne, la consolation du grec, du voleur, du tire-laine, du filou, de l'escroc. La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mùle et femelle, de l'état naturel contre l'état social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriéristes, arrivent-ils, sans s'en douter, à ces deux conclusions la prostitution et le vol. Le voleur ne met pas en question dans les livres sophistiques, la propriété, l'hérédité, les garanties sociales; il les supprime net. Pour lui, voler, c'est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l'accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimées, ce consentement mutuel, cette alliance étroite des ùmes impossible à généraliser; il s'accouple avec une violence dont les chaÃnons sont incessamment resserrés par le marteau de la nécessité. Les novateurs modernes écrivent des théories pùteuses, filandreuses et nébuleuses, ou des romans philanthropiques; mais le voleur pratique! il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. Et quel style!... Autre observation! Le monde des filles, des voleurs et des assassins, les bagnes et les prisons comportent une population d'environ soixante à quatre-vingt mille individus mùles et femelles. Ce monde ne saurait ÃÂȘtre dédaigné dans la peinture de nos moeurs, dans la reproduction littérale de notre état social. La justice, la gendarmerie et la police offrent un nombre d'employés presque correspondant, n'est-ce pas étrange? Cet antagonisme de gens qui se cherchent et qui s'évitent réciproquement constitue un immense duel, éminemment dramatique, esquissé dans cette étude. Il en est du vol et du commerce de fille publique, comme du théùtre, de la police, de la prÃÂȘtrise et de la gendarmerie. Dans ces six conditions, l'individu prend un caractÚre indélébile. Il ne peut plus ÃÂȘtre que ce qu'il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. Il en est ainsi des autres états qui sont de fortes oppositions, des contraires dans la civilisation. Ces diagnostics violents, bizarres, singuliers, sui generis, rendent la fille publique et le voleur, l'assassin et le libéré, si faciles à reconnaÃtre, qu'ils sont pour leurs ennemis, l'espion et le gendarme, ce qu'est le gibier pour le chasseur ils ont des allures, des façons, un teint, des regards, une couleur, une odeur, enfin des propriétés infaillibles. De là , cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne. Les grands fanandels Encore un mot sur la constitution de ce monde, que l'abolition de la marque, l'adoucissement des pénalités et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cerné par une armée de quarante mille libérés. Le département de la Seine et ses quinze cent mille habitants étant le seul point de la France oÃÂč ces malheureux puissent se cacher, Paris est, pour eux, ce qu'est la forÃÂȘt vierge pour les animaux féroces. La haute pÚgre, qui est pour ce monde son faubourg Saint-Germain, son aristocratie, s'était résumée, en 1816, à la suite d'une paix qui mettait tant d'existences en question, dans une association dite des Grands Fanandels, oÃÂč se réunirent les plus célÚbres chefs de bande et quelques gens hardis, alors sans aucun moyen d'existence. Ce mot de fanandels veut dire à la fois frÚres, amis, camarades. Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels. Or, les Grands Fanandels, fine fleur de la haute pÚgre, furent pendant vingt et quelques années la cour de cassation, l'institut, la chambre des pairs de ce peuple. Les Grands Fanandels eurent tous leur fortune particuliÚre, des capitaux en commun et des moeurs à part. Ils se devaient aide et secours dans l'embarras, ils se connaissaient. Tous d'ailleurs au-dessus des ruses et des séductions de la police, ils eurent leur charte particuliÚre, leurs mots de passe et de reconnaissance. Ces ducs et pairs du bagne avaient formé, de 1815 à 1819 la fameuse société des Dix-Mille Voyez le PÚre Goriot ainsi nommée de la convention en vertu de laquelle on ne pouvait jamais entreprendre une affaire oÃÂč il se trouvait moins de dix mille francs à prendre. En ce moment mÃÂȘme, en 1820 et 1830, il se publiait des mémoires oÃÂč l'état des forces de cette société, les noms de ses membres, étaient indiqués par une des célébrités de la police judiciaire. On y voyait avec épouvante une armée de capacités, en hommes et en femmes; mais si formidable, si habile, si souvent heureuse, que des voleurs comme les Lévy, les Pastourel, les Collonge, les Chimaux, ùgés de cinquante et de soixante ans, y sont signalés comme étant en révolte contre la société depuis leur enfance!... Quel aveu d'impuissance pour la Justice que l'existence de voleurs si vieux! Jacques Collin était le caissier, non seulement de la société des Dix-Mille, mais encore des Grands Fanandels, les héros du bagne. De l'aveu des autorités compétentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. Cette bizarrerie se conçoit. Aucun vol ne se retrouve, excepté dans des cas bizarres. Les condamnés, ne pouvant rien emporter avec eux au bagne, sont forcés d'avoir recours à la confiance, à la capacité, de confier leurs fonds, comme dans la société l'on se confie à une maison de banque. Primitivement, Bibi-Lupin, chef de la police de sûreté depuis dix ans, avait fait partie de l'aristocratie des Grands Fanandels. Sa trahison venait d'une blessure d'amour-propre; il s'était vu constamment préférer la haute intelligence et la force prodigieuse de Trompe-la-Mort. De là l'acharnement constant de ce fameux chef de la police de sûreté contre Jacques Collin. De là provenaient aussi certains compromis entre Bibi-Lupin et ses anciens camarades, dont commençaient à se préoccuper les magistrats. Donc, dans son désir de vengeance, auquel le juge d'instruction avait donné pleine carriÚre par la nécessité d'établir l'identité de Jacques Collin, le chef de la police de sûreté avait trÚs habilement choisi ses aides en lançant sur le faux Espagnol, La Pouraille, Fil-de-Soie et le Biffon, car La Pouraille appartenait aux Dix-Mille, ainsi que Fil-de-Soie, et le Biffon était un Grand Fanandel. La Biffe, cette redoutable largue du Biffon, qui se dérobe encore à toutes les recherches de la Police, à la faveur de ses déguisements en femme comme il faut, était libre. Cette femme, qui sait admirablement faire la marquise, la baronne, la comtesse, a voiture et des gens. Cette espÚce de Jacques Collin en jupon est la seule femme comparable à cette Asie, le bras droit de Jacques Collin. Chacun des héros du bagne est, en effet, doublé d'une femme dévouée. Les fastes judiciaires, la chronique secrÚte du Palais vous le diront aucune passion d'honnÃÂȘte femme, pas mÃÂȘme celle d'une dévote pour son directeur, rien ne surpasse l'attachement de la maÃtresse qui partage les périls des grands criminels. La passion est presque toujours, chez ces gens, la raison primitive de leurs audacieuses entreprises, de leurs assassinats. L'amour excessif qui les entraÃne, constitutionnellement, disent les médecins, vers la femme, emploie toutes les forces morales et physiques de ces hommes énergiques. De là , l'oisiveté qui dévore les journées; car les excÚs en amour exigent et du repos et des repas réparateurs. De là , cette haine de tout travail, qui force ces gens à recourir à des moyens rapides pour se procurer de l'argent. Néanmoins, la nécessité de vivre, et de bien vivre, déjà si violente, est peu de chose en comparaison des prodigalités inspirées par la fille à qui ces généreux Médor veulent donner des bijoux, des robes, et qui, toujours gourmande, aime la bonne chÚre. La fille désire un chùle, l'amant le vole, et la femme y voit une preuve d'amour! C'est ainsi qu'on marche au vol, qui, si l'on veut examiner le coeur humain à la loupe, sera reconnu pour un sentiment presque naturel chez l'homme. Le vol mÚne à l'assassinat, et l'assassinat conduit de degrés en degrés l'amant à l'échafaud. L'amour physique et déréglé de ces hommes serait donc, si l'on en croit la Faculté de médecine, l'origine des sept dixiÚmes des crimes. La preuve s'en trouve toujours, d'ailleurs, frappante, palpable, à l'autopsie de l'homme exécuté. Aussi l'adoration de leurs maÃtresses est-elle acquise à ces monstrueux amants, épouvantails de la société. C'est ce dévouement femelle accroupi fidÚlement à la porte des prisons, toujours occupé à déjouer les ruses de l'instruction, incorruptible gardien des plus noirs secrets, qui rend tant de procÚs obscurs, impénétrables. Là gÃt la force et aussi la faiblesse du criminel. Dans le langage des filles, avoir de la probité, c'est ne manquer à aucune des lois de cet attachement, c'est donner tout son argent à l'homme enflacqué emprisonné, c'est veiller à son bien-ÃÂȘtre, lui garder toute espÚce de foi, tout entreprendre pour lui. La plus cruelle injure qu'une fille puisse jeter au front déshonoré d'une autre fille, c'est de l'accuser d'infidélité envers un amant serré mis en prison. Une fille, dans ce cas, est regardée comme une femme sans coeur!... La Pouraille aimait passionnément une femme, comme on va le voir. Fil-de-Soie, philosophe égoïste, qui volait pour se faire un sort, ressemblait beaucoup à Paccard, le séide de Jacques Collin, qui s'était enfui avec Prudence Servien, riches tous deux de sept cent cinquante mille francs. Il n'avait aucun attachement, il méprisait les femmes et n'aimait que Fil-de-Soie. Quant au Biffon, il tirait, comme on le sait maintenant, son surnom de son attachement à la Biffe. Or, ces trois illustrations de la haute pÚgre avaient des comptes à demander à Jacques Collin, comptes assez difficiles à établir. Le caissier savait seul combien d'associés survivaient, quelle était la fortune de chacun. La mortalité particuliÚre à ses mandataires était entrée dans les calculs de Trompe la-Mort, au moment oÃÂč il résolut de manger la grenouille au profit de Lucien. En se dérobant à l'attention de ses camarades et de la Police pendant neuf ans, Jacques Collin avait une presque certitude d'hériter, aux termes de la charte des Grands Fanandels, des deux tiers de ses commettants. Ne pouvait-il pas d'ailleurs alléguer des paiements faits aux fanandels fauchés? Aucun contrÎle n'atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. On se fiait absolument à lui par nécessité, car la vie de bÃÂȘte fauve que mÚnent les forçats, impliquait entre les gens comme il faut de ce monde sauvage, la plus haute délicatesse. Sur les cent mille écus du délit, Jacques Collin pouvait peut-ÃÂȘtre alors se libérer avec une centaine de mille francs. En ce moment, comme on le voit, La Pouraille, un des créanciers de Jacques Collin, n'avait que quatre-vingt-dix jours à vivre. Nanti d'une somme sans doute bien supérieure à celle que lui gardait son chef, La Pouraille devait d'ailleurs ÃÂȘtre assez accommodant. Un des diagnostics infaillibles auxquels les directeurs de prison et leurs agents, la Police et ses aides, et mÃÂȘme les magistrats instructeurs reconnaissent les chevaux de retour, c'est-à -dire ceux qui ont déjà mangé les gourganes espÚce de haricots destinés à la nourriture des forçats de l'Etat, est leur habitude de la prison; les récidivistes en connaissent naturellement les usages; ils sont chez eux, ils ne s'étonnent de rien. Aussi Jacques Collin, en garde contre lui-mÃÂȘme, avait-il jusqu'alors admirablement bien joué son rÎle d'innocent et d'étranger, soit à la Force, soit à la Conciergerie. Mais, abattu par la douleur, écrasé par sa double mort, car dans cette fatale nuit, il était mort deux fois, il redevint Jacques Collin. Le surveillant fut stupéfait de n'avoir pas à dire à ce prÃÂȘtre espagnol par oÃÂč l'on allait au préau. Cet acteur si parfait oublia son rÎle, il descendit la vis de la tour Bonbec en habitué de la Conciergerie. - Bibi-Lupin a raison, se dit en lui-mÃÂȘme le surveillant, c'est un cheval de retour, c'est Jacques Collin. L'entrée du sanglier Au moment oÃÂč Trompe-la-Mort se montra dans l'espÚce de cadre que lui fit la porte de la tourelle, les prisonniers ayant tous fini leurs acquisitions à la table en pierre dite de Saint-Louis, se dispersaient sur le préau, toujours trop étroit pour eux le nouveau détenu fut donc aperçu par tous à la fois, avec d'autant plus de rapidité que rien n'égale la précision du coup d'oeil des prisonniers, qui sont tous dans un préau comme l'araignée au centre de sa toile. Cette comparaison est d'une exactitude mathématique, car l'oeil étant borné de tous cÎtés par de hautes et noires murailles, le détenu voit toujours, mÃÂȘme sans regarder, la porte par laquelle entrent les surveillants, les fenÃÂȘtres du parloir et de l'escalier de la tour Bonbec, seules issues du préau. Dans le profond isolement oÃÂč il est, tout est accident pour l'accusé, tout l'occupe; son ennui, comparable à celui du tigre en cage au Jardin-des-Plantes, décuple sa puissance d'attention. Il n'est pas indifférent de faire observer que Jacques Collin, vÃÂȘtu comme un ecclésiastique qui ne s'astreint pas au costume, portait un pantalon noir, des bas noirs, des souliers à boucles en argent, un gilet noir, et une certaine redingote marron foncé, dont la coupe trahit le prÃÂȘtre quoi qu'il fasse, surtout quand ces indices sont complétés par la taille caractéristique des cheveux. Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclésiastique, et d'un naturel exquis. - Tiens! tiens! dit La Pouraille au Biffon, mauvais signe! un sanglier comment s'en trouve-t-il un ici? - C'est un de leurs trucs, un cuisinier espion d'un nouveau genre, répondit Fil-de-Soie. C'est quelque marchand de lacets la maréchaussée d'autrefois déguisé qui vient faire son commerce. Le gendarme a différents noms en argot quand il poursuit le voleur, c'est un marchand de lacets; quand il l'escorte, c'est une hirondelle de la grÚve; quand il le mÚne à l'échafaud, c'est le hussard de la guillotine. Pour achever la peinture du préau, peut-ÃÂȘtre est-il nécessaire de peindre en peu de mots les deux autres fanandels, Sélérier, dit l'Auvergnat, dit le pÚre Ralleau, dit le Rouleur, enfin Fil-de-Soie il avait trente noms et autant de passeports, ne sera plus désigné que par ce sobriquet, le seul qu'on lui donnùt dans la haute pÚgre. Ce profond philosophe, qui voyait un gendarme dans le faux prÃÂȘtre, était un gaillard de cinq pieds quatre pouces, dont tous les muscles produisaient des saillies singuliÚres. Il faisait flamboyer, sous une tÃÂȘte énorme, de petits yeux couverts, comme ceux des oiseaux de proie, d'une paupiÚre grise, mate et dure. Au premier aspect, il ressemblait à un loup par la largeur de ses mùchoires vigoureusement tracées et prononcées; mais tout ce que cette ressemblance impliquait de cruauté, de férocité mÃÂȘme, était contrebalancé par la ruse, par la vivacité de ses traits, quoique sillonnés de marques de petite vérole. Le rebord de chaque couture, coupé net, était comme spirituel. On y lisait autant de railleries. La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passées au bivouac des quais, des berges. des ponts et des rues, les orgies de liqueurs fortes par lesquelles on célÚbre les triomphes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis. A trente pas, si Fil-de-Soie se fût montré au naturel, un agent de police, un gendarme eût reconnu son gibier; mais il égalait Jacques Collin dans l'art de se grimer et de se costumer. En ce moment, Fil-de-Soie, en négligé comme les grands acteurs qui ne soignent leur mise qu'au théùtre portait une espÚce de veste de chasse oÃÂč manquaient les boutons, et dont les boutonniÚres dégarnies laissaient voir le blanc de la doublure, de mauvaises pantoufles vertes, un pantalon de nankin devenu grisùtre, et sur la tÚte une casquette sans visiÚre par oÃÂč passaient les coins d'un vieux madras à barbe, sillonné de déchirures et lavé. A cÎté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. Ce célÚbre voleur, de petite stature, gros et gras, agile, au teint livide, à l'oeil noir et enfoncé, vÃÂȘtu comme un cuisinier, planté sur deux jambes trÚs arquées, effrayait par une physionomie oÃÂč prédominaient tous les symptÎmes de l'organisation particuliÚre aux animaux carnassiers. Fil-de-Soie et le Biffon faisaient la cour à La Pouraille, qui ne conservait aucune espérance. Cet assassin récidiviste savait qu'il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. Aussi Fil-de-Soie et le Biffon, amis de La Pouraille, ne l'appelaient-ils pas autrement que le Chanoine, c'est-à -dire chanoine de l'Abbaye de Monte-à -Regret. On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon cùlinaient La Pouraille. La Pouraille avait enterré deux cent cinquante mille francs d'or, sa part du butin fait chez les époux Crottat, en style d'acte d'accusation. Quel magnifique héritage à laisser à deux fanandels, quoique ces deux anciens forçats dussent retourner dans quelques jours au bagne. Le Biffon et Fil-de-Soie allaient ÃÂȘtre condamnés pour des vols qualifiés c'est-à -dire réunissant des circonstances aggravantes à quinze ans qui ne se confondraient point avec dix années d'une condamnation précédente qu'ils avaient pris la liberté d'interrompre. Ainsi, quoiqu'ils eussent l'un vingt-deux et l'autre vingt-six années de travaux forcés à faire, ils espéraient tous deux s'évader et venir chercher le tas d'or de La Pouraille. Mais le Dix Mille gardait son secret, il lui paraissait inutile de le livrer tant qu'il ne serait pas condamné. Appartenant à la haute aristocratie du bagne, il n'avait rien révélé sur ses complices. Son caractÚre était connu; monsieur Popinot, l'instructeur de cette épouvantable affaire, n'avait rien pu obtenir de lui. Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c'est-à -dire au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l'instruction d'un jeune homme qui n'en était qu'à son premier coup, et qui, sûr d'une condamnation à dix années de travaux forcés, prenait des renseignements sur les différents prés. - Eh bien, mon petit, lui disait sentencieusement Fil-de-Soie, au moment oÃÂč Jacques Collin apparut, la différence qu'il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici. - Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité d'un novice. Cet accusé, fils de famille sous le poids d'une accusation de faux, était descendu de la pistole voisine de celle oÃÂč était Lucien. - Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, à Brest on est sûr de trouver des gourganes à la troisiÚme cuillerée, en puisant au baquet; à Toulon, vous n'en avez qu'à la cinquiÚme; et à Rochefort, on n'en attrape jamais, à moins d'ÃÂȘtre un ancien. Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, trÚs intrigués par le sanglier, se mirent à descendre le préau, tandis que Jacques Collin, abÃmé de douleur, le remontait. Trompe-la-Mort, tout à de terribles pensées, les pensées d'un empereur déchu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l'objet de l'attention générale, et il allait lentement, regardant la fatale croisée à laquelle Lucien de Rubempré s'était pendu. Aucun des prisonniers ne savait cet événement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu'on va bientÎt connaÃtre, n'en avait rien dit. Les trois fanandels s'arrangÚrent pour barrer le chemin au prÃÂȘtre. - Ce n'est pas un sanglier, dit La Pouraille à Fil-de-Soie, c'est un cheval de retour. Vois comme il tire la droite! Il est nécessaire d'expliquer ici, car tous les lecteurs n'ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplé à un autre toujours un vieux et un jeune ensemble par une chaÃne. Le poids de cette chaÃne, rivée à un anneau au-dessus de la cheville, est tel, qu'il donne, au bout d'une année, un vice de marche éternel au forçat. Obligé d'envoyer dans une jambe plus de force que dans l'autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donné dans le bagne à ce ferrement, le condamné contracte invinciblement l'habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaÃne, il en est de cet appareil comme des jambes coupées, dont l'amputé souffre toujours; le forçat sent toujours sa manicle, il ne peut jamais se défaire de ce tic de démarche. En termes de police, il tire la droite. Ce diagnostic, connu des forçats entre eux, comme il l'est des agents de police, s'il n'aide pas à la reconnaissance d'un camarade, du moins la complÚte. Chez Trompe-la-Mort, évadé depuis huit ans, ce mouvement s'était bien affaibli; mais, par l'effet de son absorbante méditation, il allait d'un pas si lent et si solennel que, quelque faible que fût ce vice de démarche, il devait frapper un oeil exercé comme celui de La Pouraille. On comprend trÚs bien d'ailleurs que les rorçats, toujours en présence les uns des autres au bagne, et n'ayant qu'eux-mÃÂȘmes à observer, aient étudié tellement leurs physionomies, qu'ils connaissent certaines habitudes qui doivent échapper à leurs ennemis systématiques les mouchards, les gendarmes et les commissaires de police. Aussi fut-ce à un certain tiraillement des muscles maxillaires de la joue gauche reconnu par un forçat, qui fut envoyé à une revue de la légion de la Seine, que le lieutenant-colonel de ce corps, le fameux Coignard, dut son arrestation; car, malgré la certitude de Bibi-Lupin, la Police n'osait croire à l'identité du comte Pontis de Sainte-HélÚne et de Coignard. Sa majesté le Dab - C'est notre dab! notre maÃtre, dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l'homme abÃmé dans le désespoir sur tout ce qui l'entoure. - Ma foi oui, c'est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh! c'est sa taille, sa carrure; mais qu'a-t-il fait? il ne se ressemble plus à lui-mÃÂȘme. - Oh! j'y suis, dit Fil-de-Soie, il a un plan! il veut revoir sa tante qu'on doit exécuter bientÎt. Pour donner une vague idée du personnage que les reclus, les argousins et les surveillants appellent une tante, il suffira de rapporter ce mot magnifique du directeur d'une des maisons centrales au feu lord Durham, qui visita toutes les prisons pendant son séjour à Paris. Ce lord, curieux d'observer tous les détails de la justice française, fit mÃÂȘme dresser par feu Sanson, l'exécuteur des hautes oeuvres, la mécanique, et demanda l'exécution d'un veau vivant pour se rendre compte du jeu de la machine que la révolution française a illustrée. Le directeur, aprÚs avoir montré toute la prison, les préaux, les ateliers, les cachots, etc., désigna du doigt un local, en faisant un geste de dégoût. - Je ne mÚne pas là Votre Seigneurie, dit-il, car c'est le quartier des tantes... - Hao! fit lord Durham, et qu'est-ce? - C'est le troisiÚme sexe, milord. - On va terrer guillotiner Théodore! dit La Pouraille, un gentil garçon! quelle main! quel toupet! quelle perte pour la société! - Oui, Théodore Calvi morfile mange sa derniÚre bouchée, dit Biffon. Ah! ses largues doivent joliment chigner des yeux, car il était aimé, le petit gueux! - Te voilà , mon vieux? dit La Pouraille à Jacques Collin. Et, de concert avec ses deux acolytes, avec lesquels il était bras dessus bras dessous, il barra le chemin au nouveau venu. - Oh! dab, tu t'es donc fait sanglier? ajouta La Pouraille. - On dit que tu as poissé nos philippes filouté nos piÚces d'or, reprit le Biffon d'un air menaçant. - Tu vas nous abouler du carle? tu vas nous donner de l'argent demanda Fil-de-Soie. Ces trois interrogations partirent comme trois coups de pistolet. - Ne plaisantez pas un pauvre prÃÂȘtre mis ici par erreur, répondit machinalement Jacques Collin, qui reconnut aussitÎt ses trois camarades. - C'est bien le son du grelot, si ce n'est pas la frimousse figure, dit La Pouraille en mettant sa main sur l'épaule de Jacques Collin. Ce geste, l'aspect de ses trois camarades, tirÚrent violemment le dab de sa prostration, et le rendirent au sentiment de la vie réelle; car, pendant cette fatale nuit, il avait roulé dans les mondes spirituels et infinis des sentiments en y cherchant une voie nouvelle. - Ne fais pas de ragoût sur ton dab! n'éveille pas les soupçons sur ton maÃtre dit tout bas Jacques Collin d'une voix creuse et menaçante qui ressemblait assez au grognement sourd d'un lion. La raille la police est là , laisse-la couper dans le pont donner dans le panneau. Je joue la mislocq la comédie pour un fanandel en fine pegrÚne un camarade à toute extrémité. Ceci fut dit avec l'onction d'un prÃÂȘtre essayant de convertir des malheureux, et accompagné d'un regard par lequel Jacques Collin embrassa le préau, vit les surveillants sognonsus les arcades, et les montra railleusement à ses trois compagnons. - N'y a-t-il pas ici des cuisiniers? Allumez vos clairs, et remouchez! voyez et observez! Ne me conobrez pas, épargnons le poitou et engantez-moi en sanglier ne me connaissez plus, prenons nos précautions et traitez-moi en prÃÂȘtre, ou je vous effondre, vous, vos langues et votre aubert je vous ruine, vous, vos femmes et votre fortune. - T'as donc tafe de nozigues? tu te méfies donc de nous? dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante sauver ton ami. - Madeleine est paré pour la placarde de vergne est prÃÂȘt pour la place de GrÚve, dit La Pouraille. - Théodore! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri. Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse détruit. - On va le buter, répéta La Pouraille, il est depuis deux mois gerbé à la passe condamné à mort. Jacques Collin, saisi par une défaillance, les genoux, presque coupés, fut soutenu par ses trois compagnons, et il eut la présence d'esprit de joindre ses mains en prenant un air de componction. La Pouraille et le Biffon soutinrent respectueusement le sacrilÚge Trompe-la-Mort, pendant que Fil-de-Soie courait vers le surveillant en faction à la porte du guichet qui mÚne au parloir. - Ce vénérable prÃÂȘtre voudrait s'asseoir, donnez une chaise pour lui. Ainsi, le coup monté par Bibi-Lupin manquait. Trompe-la-Mort, de mÃÂȘme que Napoléon reconnu par ses soldats, obtenait soumission et respect des trois forçats. Deux mots avaient suffi. Ces deux mots étaient vos largues et votre aubert, vos femmes et votre argent, le résumé de toutes les affections vraies de l'homme. Cette menace fut pour les trois forçats l'indice du suprÃÂȘme pouvoir, le dab tenait toujours leur fortune entre ses mains. Toujours tout-puissant au dehors, leur dab n'avait pas trahi, comme de faux frÚres le disaient. La colossale renommée d'adresse et d'habileté de leur chef stimula, d'ailleurs, la curiosité des trois forçats; car, en prison, la curiosité devient le seul aiguillon de ces ùmes flétries. La hardiesse du déguisement de Jacques Collin, conservé jusque sous les verrous de la Conciergerie, étourdissait d'ailleurs les trois criminels. - Au secret depuis quatre jours, je ne savais pas Théodore si prÚs de l'abbaye... dit Jacques Collin. J'étais venu pour sauver un pauvre petit qui s'est pendu là , hier, à quatre heures, et me voici devant un autre malheur. Je n'ai plus d'as dans mon jeu!... - Pauvre dab! dit Fil-de-Soie. - Ah! le boulanger le diable m'abandonne! s'écria Jacques Collin ens'arrachant des bras de ses deux camarades et se dressant d'un air formidable. Il y a un moment oÃÂč le monde est plus fort que nous autres! La Cigogne Le Palais-de-Justice finit par nous gober. Le directeur de la Conciergerie, averti de la défaillance du prÃÂȘtre espagnol, vint lui-mÃÂȘme au préau pour l'espionner, il le fit asseoir sur une chaise, au soleil, en examinant tout avec cette perspicacité redoutable qui s'augmente de jour en jour dans l'exercice de pareilles fonctions, et qui se cache sous une apparente indifférence. - Ah! mon Dieu! dit Jacques Collin, ÃÂȘtre confondu parmi ces gens, le rebut de la société, des criminels, des assassins!... Mais Dieu n'abandonnera pas son serviteur. Mon cher monsieur le directeur, je marquerai mon passage ici par des actes de charité dont le souvenir restera! Je convertirai ces malheureux, ils apprendront qu'ils ont une ùme, que la vie éternelle les attend, et que, s'ils ont tout perdu sur la terre, ils ont encore le ciel à conquérir, le ciel qui leur appartient au prix d'un vrai, d'un sincÚre repentir. Vingt ou trente prisonniers, accourus et groupés en arriÚre des trois terribles forçats, dont les farouches regards avaient maintenu trois pieds de distance entre eux et les curieux, entendirent cette allocution prononcée avec une onction évangélique. - Celui-là , monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh! bien, nous l'écouterions... - On m'a dit, reprit Jacques Collin, prÚs de qui monsieur Gault se tenait, qu'il y avait dans cette prison un condamné à mort. - On lui lit en ce moment le rejet de son pourvoi, dit monsieur Gault. - J'ignore ce que cela signifie, demanda naïvement Jacques Collin en regardant autour de lui. - Dieu! est-il sinve simple, dit le petit jeune homme qui consultait naguÚre Fil-de-Soie sur la fleur des gourganes de prés. - Eh! bien, aujourd'hui ou demain on le fauche! dit un détenu. - Faucher? demanda Jacques Collin, dont l'air d'innocence et d'ignorance frappa ses trois fanandels d'admiration. - Dans leur langage, répondit le directeur, cela veut dire l'exécution de la peine de mort. Si le greffier lit le pourvoi, sans doute l'exécuteur va recevoir l'ordre pour l'exécution. Le malheureux a constamment refusé les secours de la religion... - Ah! monsieur le directeur, c'est une ùme à sauver!... s'écria Jacques Collin. Le sacrilÚge joignit les mains avec une expression d'amant au désespoir qui parut ÃÂȘtre l'effet d'une divine ferveur au directeur attentif. - Ah! monsieur, reprit Trompe-la-Mort, laissez-moi vous prouver ce que je suis et tout ce que je puis, en me permettant de faire éclore le repentir dans ce coeur endurci! Dieu m'a donné la faculté de dire certaines paroles qui produisent de grands changements. Je brise les coeurs, je les ouvre... Que craignez-vous? faites-moi accompagner par des gendarmes, par des gardiens, par qui vous voudrez. - Je verrai si l'aumÎnier de la maison veut vous permettre de le remplacer, dit monsieur Gault. Et le directeur se retira, frappé de l'air parfaitement indifférent, quoique curieux, avec lequel les forçats et les prisonniers regardaient ce prÃÂȘtre, dont la voix évangélique donnait du charme à son baragouin mi-parti de français et d'espagnol. Ruse contre ruse - Comment vous trouvez-vous ici, monsieur l'abbé? demanda le jeune interlocuteur de Fil-de-Soie à Jacques Collin. - Oh! par erreur, répondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. On m'a trouvé chez une courtisane qui venait d'ÃÂȘtre volée aprÚs sa mort. On a reconnu qu'elle s'était tuée; et les auteurs du vol, qui sont probablement les domestiques, ne sont pas encore arrÃÂȘtés. - Et c'est à cause de ce vol que ce jeune homme s'est pendu?... - Ce pauvre enfant n'a pas sans doute pu soutenir l'idée d'ÃÂȘtre flétri par un emprisonnement injuste, répondit Trompe-la-Mort en levant les yeux au ciel. - Oui, dit le jeune homme, on venait le mettre en liberté quand il s'est suicidé. Quelle chance! - Il n'y a que les innocents qui se frappent ainsi l'imagination, dit JacquesCollin. Remarquez que le vol a été commis à son préjudice. - Et de combien s'agit-il? demanda le profond et fin Fil-de-Soie. - De sept cent cinquante mille francs, répondit tout doucement Jacques Collin. Les trois forçats se regardÚrent entre eux, et ils se retirÚrent du groupe que tous les détenus formaient autour du soi-disant ecclésiastique. - C'est lui qui a rincé la profone la cave de la fille! dit Fil-de-Soie à l'oreille du Biffon. On voulait nous coquer le taffe faire peur pour nos thunes de balles nos piÚces de cent sous. - Ce sera toujours le dab des grands fanandels, repondit La Pouraille. Notre carle n'est pas declaré envolé. La pouraille, qui cherchait un homme à qui se fier, avait intérÃÂȘt à trouver Jacques Collin honnÃÂȘte homme. Or, c'est surtout en prison qu'on croit à ce qu'on espÚrel - Je gage qu'il esquinte le dab de la Cigogne! qu'il enfonce le Procureur-général, et qu'il va cromper sa tante sauver son ami, dit Fil-de-Soie. - S'il y arrive, dit le Biffon, je ne le crois pas tout à fait Meg Dieu; mais il aura, comme on le prétend, bouffardé avec le boulanger fumé une pipe avec le diable. - L'as-tu entendu crier Le boulanger m'abandonne! fit observer Fil-de-Soie. - Ah! s'écria La Pouraille, s'il voulait cromper ma sorbonne sauver ma tÃÂȘte, quel viocque vie je ferais avec mon fade de carle ma part de fortune, et mes rondins jaunes servis et l'or volé que je viens de cacher. - Fais sa balle! suis ses instructions dit Fil-de-Soie. - Planches-tu? ris-tu? reprit La Pouraille en regardant son fanandel. - Es-tu sinve simple, tu seras roide gerbé à la passe condamné à mort. Ainsi, tu n'as pas d'autre lourde à pessigner porte à soulever pour pouvoir rester sur tes paturons pieds, morflier, te dessaler et goupiner encore manger, boire et voler, lui répliqua le Biffon, que de lui prÃÂȘter le dos! - V'là qu'est dit, reprit La Pouraille, pas un de nous ne sera pour le dab à la manque pas un de nous ne le trahira, ou je me charge de l'emmener oÃÂč je vais.. - Il le ferait comme il le dit! s'écria Fil-de-Soie. Les gens les moins susceptibles de sympathie pour ce monde étrange peuvent se figurer la situation d'esprit de Jacques Collin, qui se trouvait entre le cadavre de l'idole qu'il avait adorée pendant cinq heures de nuit et la mort prochaine de son ancien compagnon de chaÃne, le futur cadavre du jeune Corse Théodore. Ne fût-ce que pour voir ce malheureux, il avait besoin de déployer une habileté peu commune; mais le sauver, c'était un miracle! Et il y pensait déjà . Pour l'intelligence de ce qu'allait tenter Jacques Collin, il est nécessaire de faire observer ici que les assassins, les voleurs, que tous ceux qui peuplent les bagnes ne sont pas aussi redoutables qu'on le croit. A quelques exceptions trÚs rares, ces gens-là sont tous lùches, sans doute à cause de la peur perpétuelle qui leur comprime le coeur. Leurs facultés étant incessamment tendues à voler, et l'exécution d'un coup exigeant l'emploi de toutes les forces de la vie, une agilité d'esprit égale à l'aptitude du corps, une attention qui abuse de leur moral, ils deviennent stupides, hors de ces violents exercices de leur volonté, par la mÃÂȘme raison qu'une cantatrice ou qu'un danseur tombent épuisés aprÚs un pas fatigant ou aprÚs l'un de ces formidables duos comme en infligent au public les compositeurs modernes. Les malfaiteurs sont en effet si dénués de raison, ou tellement oppressés par la crainte, qu'ils deviennent absolument enfants. Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. AprÚs la réussite d'une affaire, ils sont dans un tel état de prostration, que livrés immédiatement à des débauches nécessaires, ils s'enivrent de vin, de liqueurs, et se jettent dans les bras de leurs femmes avec rage, pour retrouver du calme en perdant toutes leurs forces, et cherchent l'oubli de leur crime dans l'oubli de leur raison. En cette situation, ils sont à la merci de la Police. Une fois arrÃÂȘtés ils sont aveugles, ils perdent la tÃÂȘte, et ils ont tant besoin d'espérance qu'ils croient à tout', aussi n'est-il pas d'absurdité qu'on ne leur fasse admettre. Un exemple expliquera jusqu'oÃÂč va la bÃÂȘtise du criminel enflacqué. Bibi-Lupin avait récemment obtenu les aveux d'un assassin ùgé de dix-neuf ans, en lui persuadant qu'on n'exécutait jamais les mineurs. Quand on transféra ce garçon à la Conciergerie pour subir son jugement, aprÚs le rejet du pourvoi, ce terrible agent était venu le voir. - Es-tu sûr de ne pas avoir vingt ans?... lui demanda-t-il. - Oui, je n'ai que dix-neuf ans et demi, dit l'assassin parfaitement calme. - Eh! bien, répondit Bibi-Lupin, tu peux ÃÂȘtre tranquille, tu n'auras jamais vingt ans... - Et pourquoi? - Eh! mais, tu seras fauché dans trois jours, répliqua le chef de la sûreté. L'assassin, qui croyait toujours, mÃÂȘme aprÚs son jugement, qu'on n'exécutait pas les mineurs, s'affaissa comme une omelette soufflée. Ces hommes, si cruels par la nécessité de supprimer des témoignages, car ils n'assassinent que pour se défaire de preuves c'est une des raisons alléguées par ceux qui demandent la suppression de la peine de mort; ces colosses d'adresse, d'habileté, chez qui l'action de la main, la rapidité du coup d'oeil, les sens sont exercés comme chez les sauvages, ne deviennent des héros de malfaisance que sur le théùtre de leurs exploits. Non seulement, le crime commis, leurs embarras commencent, car ils sont aussi hébétés par la nécessité de cacher les produits de leur vol qu'ils étaient oppressés par la misÚre; mais encore ils sont affaiblis comme la femme qui vient d'accoucher. Energiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants aprÚs la réussite. C'est, en un mot, le naturel des bÃÂȘtes sauvages, faciles à tuer quand elles sont repues. En prison, ces hommes singuliers sont hommes par la dissimulation et par leur discrétion, qui ne cÚde qu'au dernier moment, alors qu'on les a brisés, roués, par la durée de la détention. On peut alors comprendre comment les trois forçats, au lieu de perdre leur chef, voulurent le servir; ils l'admirÚrent en le soupçonnant d'ÃÂȘtre le maÃtre des sept cent cinquante mille francs volés, en le voyant calme sous les verrous de la Conciergerie, et le croyant capable de les prendre sous sa protection. La chambre du condamné à mort Lorsque monsieur Gault eut quitté le faux Espagnol, il revint par le parloir à son greffe, et alla trouver Bibi-Lupin, qui, depuis vingt minutes que Jacques Collin était descendu de sa cellule, observait tout, tapi contre une des fenÃÂȘtres donnant sur le préau, par un judas. - Aucun d'eux ne l'a reconnu, dit monsieur Gault, et Napolitas, qui les surveille tous, n'a rien entendu. Le pauvre prÃÂȘtre, dans son accablement, cette nuit, n'a pas dit un mot qui puisse faire croire que sa soutane cache Jacques Collin. - Ça prouve qu'il connaÃt bien les prisons, répondit le chef de la police de sûreté. Napolitas, secrétaire de Bibi-Lupin, inconnu de tous les gens en ce moment détenus à la Conciergerie, y jouait le rÎle de fils de famille accusé de faux. - Enfin, il demande à confesser le condamné à mort! reprit le directeur. - Voici notre derniÚre ressource! s'écria Bibi-Lupin, je n'y pensais pas. Théodore Calvi, ce Corse, est le camarade de chaÃne de Jacques Collin; Jacques Collin lui faisait au pré, m'a-t-on dit, de bien belles patarasses... Les forçats se fabriquent des espÚces de tampons qu'ils glissent entre leur anneau de fer et leur chair, afin d'amortir la pesanteur de la manicle sur leurs chevilles et leur cou-de-pied. Ces tampons, composés d'étoupe et de linge, s'appellent, au bagne, des patarasses. - Qui veille le condamné? demanda Bibi-Lupin à monsieur Gault. - C'est Coeur-la-Virole! - Bien, je vais me peausser en gendarme, j'y serai; je les entendrai, je réponds de tout. - Ne craignez-vous pas, si c'est Jacques Collin, d'ÃÂȘtre reconnu et qu'il ne vous étrangle? demanda le directeur de la Conciergerie à Bibi-Lupin. - En gendarme, j'aurai mon sabre, répondit le chef; d'ailleurs si c'est Jacques Collin, il ne fera jamais rien pour se faire gerber à la passe; et, si c'est un prÃÂȘtre, je suis en sûreté. - Il n'y a pas de temps à perdre, dit alors monsieur Gault; il est huit heures et demie, le pÚre Sauteloup vient de lire le rejet de pourvoi, monsieur Sanson attend dans la salle d'ordre du Parquet. - Oui, c'est pour aujourd'hui, les hussards de la veuve autre nom, nom terrible de la mécanique! sont commandés, répondit Bibi-Lupin. Je comprends cependant que le Procureur-général hésite, ce garçon s'est toujours dit innocent, et il n'y a pas eu, selon moi, de preuves convaincantes contre lui. - C'est un vrai Corse, reprit monsieur Gault, il n'a pas dit un mot, et il a résisté à tout. Le dernier mot du directeur de la Conciergerie au chef de la police de sûreté contenait la sombre histoire des condamnés à mort. Un homme que la justice a retranché du nombre des vivants appartient au Parquet. Le Parquet est souverain; il ne dépend de personne, il ne relÚve que de sa conscience. La prison appartient au Parquet, il en est le maÃtre absolu. La poésie s'est emparée de ce sujet social, éminemment propre à frapper les imaginations, le Condamné à mort La poésie a été sublime, la prose n'a d'autre ressource que le réel, mais le réel est assez terrible comme il est pour pouvoir lutter avec le lyrisme. La vie du condamné à mort qui n'a pas avoué ses crimes ou ses complices est livrée à d'affreuses tortures. Il ne s'agit ici ni de brodequins qui brisent les pieds, ni d'eau ingurgitée dans l'estomac, ni de la distension des membres au moyen d'affreuse machine; mais d'une torture sournoise et pour ainsi dire négative. Le Parquet livre le condamné tout à lui-mÃÂȘme, il le laisse dans le silence et dans les ténÚbres, avec un compaonon un mouton dont il doit se defier. L'aimable philanthropie moderne croit avoir deviné l'atroce supplice de l'isolement, elle se trompe. Depuis l'abolition de la torture, le Parquet, dans le désir bien naturel de rassurer les consciences déjà bien délicates des jurés, avait deviné les ressources terribles que la solitude donne à la Justice contre le remords. La solitude, c'est le vide; et la nature morale en a tout autant d'horreur que la nature physique. La solitude n'est habitable que pour l'homme de génie qui la remplit de ses idées, filles du monde spirituel, ou pour le contemplateur des oeuvres divines qui la trouve illuminée par le jour du ciel, animée par le souffle et par la voix de Dieu. Hormis cesdeux hommes, si voisins du paradis, la solitude est à la torture ce que le moral est au physique. Entre la solitude et la torture il y a toute la différence de la maladie nerveuse à la maladie chirurgicale. C'est la souffrance multipliée par l'infini. Le corps touche à l'infini par le systÚme nerveux, comme l'esprit y pénÚtre par la pensée. Aussi, dans les annales du Parquet de Paris, compte-t-on les criminels qui n'avouent pas. Cette sinistre situation, qui prend des proportions énormes dans certains cas, en politique par exemple, lorsqu'il s'agit d'une dynastie ou de l'Etat, aura son histoire à sa place dans La COMEDIE HUMAINE. Mais, ici la description de la boÃte en pierre, oÃÂč, sous la Restauration, le Parquet de Paris gardait le condamné à mort, peut suffire à faire entre-voir l'horreur des derniers jours d'un suppliciable. Avant la révolution de juillet, il existait à la Conciergerie, et il y existe encore aujourd'hui, d'ailleurs, la chambre du condamné à mort. Cette chambre, adossée au greffe, en est séparée par un gros mur tout en pierre de taille, et elle est flanquée à l'opposite par le gros mur de sept ou huit pieds d'épaisseur qui soutient une portion de l'immense salle des Pas-Perdus. On y entre par la premiÚre porte qui se trouve dans le long corridor sombre oÃÂč le regard plonge quand on est au milieu de la grande salle voûtée du guichet. Cette chambre sinistre tire son jour d'un soupirail, armé d'une grille formidable, et qu'on aperçoit à peine en entrant à la Conciergerie, car il est pratiqué dans le petit espace qui reste entre la fenÃÂȘtre du greffe, à cÎté de la grille du guichet, et le logement du greffier de la Conciergerie, que l'architecte a plaqué comme une armoire au fond de la cour d'entrée. Cette situation explique comment cette piÚce, encadrée par quatre épaisses murailles, a été destinée, lors du remaniement de la Conciergerie, à ce sinistre et funeste usage. Toute évasion y est impossible. Le corridor, qui mÚne aux secrets et au quartier des femmes, débouche en face du poÃÂȘle, oÃÂč gendarmes et surveillants sont toujours groupés. Le soupirail, seule issue extérieure, situé à neuf pieds au-dessus des dalles, donne sur la premiÚre cour gardée par les gendarmes en faction à la porte extérieure de la Conciergerie. Aucune puissance humaine ne peut attaquer les gros murs. D'ailleurs, un criminel condamné à mort est aussitÎt revÃÂȘtu de la camisole, vÃÂȘtement qui supprime, comme on le sait, l'action des mains; puis il est enchaÃné par un pied à son lit de camp; enfin il a pour le servir et le garder un mouton. Le sol de cette chambre est dallé de pierres épaisses, et le jour si faible qu'on y voit à peine. Il est impossible de ne pas se sentir gelé jusqu'aux os en entrant là , mÃÂȘme aujourd'hui, quoique depuis seize ans cette chambre soit sans destination, par suite des changement introduits à Paris dans l'exécution des arrÃÂȘts de la Justice. Voyez-y le criminel en compagnie de ses remords, dans le silence et les ténÚbres, deux sources d'horreur, et demandez-vous si ce n'est pas à devenir fou? Quelles organisations que celles dont la trempe résiste à ce régime auquel la camisole ajoute l'immobilité l'inaction! Théodore Calvi, ce Corse alors ùgé de vingt-sept ans, enveloppé dans les voiles d'une discrétion absolue, résistait cependant depuis deux mois à l'action de ce cachot et au bavardage captieux du mouton!... Voici le singulier procÚs criminel oÃÂč le Corse avait gagné sa condamnation à mort. Quoiqu'elle soit excessivement curieuse, cette analyse sera trÚs rapide. Il est impossible de faire une longue digression au dénouement d'une scÚne déjà si étendue et qui n'offre pasd'autre intérÃÂȘt que celui dont est entouré Jacques Collin, espÚce de colonne vertébrale qui, par son horrible influence,relie pour ainsi dire le pÚre Goriot a illusions perdues, et illusions perdues a cette étude. L'imagination du lecteur développera d'ailleurs ce thÚme obscur qui causait en ce moment bien des inquiétudes aux jurés de la session oÃÂč Théodore Calvi avait comparu. Aussi, depuis huit jours que le pourvoi du criminel était rejeté par la Cour de Cassation, monsieur de Granville s'occupait-il de cette affaire et suspendait-il l'ordre d'éxecution de jour en jour; tant il tenait à rassurer les jurés en publiant que le condamné, sur le seuil de la mort, avait avoué son crime. Un singulier procÚs criminel Une pauvre veuve de Nanterre, dont la maison était isolée dans cette commune, située, comme on sait, au milieu de la plaine infertile qui s'étale entre le Mont-Valérin, Saint-Germain, les collines de Sartrouvilles et d'Argenteuil, avait été assassinée et volée quelques jours aprÚs avoir reçu sa par d'un héritage inespéré. Cette part se montait à trois mille francs, à une douzaine de couverts, une chaÃne, une montre en or et du lieu de placer les trois mille francs à Paris, comme le lui conseiilait le notaire du marchand de vin décédé de qui elle héritait, la vieille femme avait voulu tout garder. D'abord elle ne s'était jamais vu tant d'argent à elle, puis elle se défiait de tout le monde en toute espÚce d'affaires, comme la plupart des gens du peuple ou de la campagne. AprÚs de mûres causeriesavc un marchand de vin der Nanterre, son parent et parent du marchand de vin décédé, cette veuve s'était résolue à mettre la somme au viager, à vendre sa maison de Nanterre et à aller vivre en bourgeoise à Saint-Germain. La maison oÃÂč elle demeurait, accompagnée d'un assez grand jardin enclos de mauvaises palissades, était l'ignoble maison que bùtissent les petits cultivateurs des environs de Paris. Le plùtre et les moellons extrÃÂȘmement abondantes à Nanterre, dont le territoire est couvert de carriÚres exploitées à ciel ouvert, avaient été, comme on le voit communément autour de Paris, employés à la hùte et sans aucune idée architecturale. C'est presque toujours la hutte du Sauvage civilisé. Cette maison consistait en un rez-de-chaussée et un premier étage au-dessus duquel s'étendaient des mansardes. Le carrier, mari de cette femme et constructeur de ce logis, avait mis des barres de fer trÚs solides à toutes les fenÃÂȘtres. La porte d'entrée était d'une solidité remarquable. Le défunt se savait là , seul, en rase campagne, et quelle campagne! Sa clientÚle se Composait des principaux maÃtres maçons de Paris, il avait donc rapporté les plus importants matériaux de sa maison, bùtie à cinq cents pas de sa carriÚre, sur ses voitures qui revenaient à vide. Il choisissait dans les démolitions de Paris les choses à sa convenance et à trÚs bas prix. Ainsi, les fenÃÂȘtres, les grilles, les portes, les volets, la menuiserie, tout était provenu de déprédations autorisées, de cadeaux à lui faits par ses pratiques, de bons cadeaux bien choisis. De deux chùssis à prendre il emportait le meilleur. La maison,précédée d'une cour assez vaste,oÃÂč se trouvaient les écuries, était fermée de murs sur le chemin. Une forte grille servait de porte. D'ailleurs, des chiens de garde habitaient l'écurie, et un petit chien passait la nuit dans la maison. DerriÚre la maison, il existait un jardin d'un hectare environ. Devenue veuve et sans enfants, la femme du carrier demeurait dans cette maison avec une seule servante. Le prix de sa carriÚre vendue avait soldé les dettes du carrier, mort deux ans auparavant. Le seul avoir de la veuve fut cette maison déserte, oÃÂč elle nourrissait des poules et des vaches en en vendant les oeufs et le lait à Nanterre. N'ayant plus de garçon d'écurie, de charretier, ni d'ouvriers carriers que le défunt faisait travailler à tout, elle ne cultivait plus le jardin, elle y coupait le peu d'herbes et de légumes que la nature de ce sol caillouteux y laisse venir. Le prix de la maison et l'argent de la succession pouvant produire sept à huit mille francs, cette femme se voyait trÚs heureuse à Saint-Germain avec sept ou huit cents francs de rentes viagÚres qu'elle croyait pouvoir tirer de ses huit mille francs. Elle avait eu déjà plusieurs conférences avec le notaire de Saint-Germain, car elle se refusait à donner son argent en viager au marchand de vin de Nanterre qui le lui demandait. Dans ces circonstances, un jour, on ne vit plus reparaÃtre la veuve Pigeau ni sa servante. La grille de la cour, la porte d'entrée de la maison, les volets, tout était clos. AprÚs trois jours, la justice, informée de cet état de choses, fit une descente. Monsieur Popinot, juge d'instruction, accompagné du Procureur du roi, vint de Paris, et voici ce qui fut constaté. Ni la grille de la cour, ni la porte d'entrée de la maison ne portaient des traces d'effraction. La clef se trouvait dans la serrure de la porte d'entrée, à l'intérieur. Pas un barreau de fer n'avait été forcé. Les serrures, les volets, toutes les fermetures étaient intactes. Les murailles ne présentaient aucune trace qui pût dévoiler le passage des malfaiteurs. Les cheminées en poterie n'offrant pas d'issue praticable, n'avaient pu permettre de s'introduire par cette voie. Les faÃteaux, sains et entiers, n'accusaient d'ailleurs aucune violence. En pénétrant dans les chambres au premier étage, les magistrats, les gendarmes et Bibi-Lupin trouvÚrent la veuve Pigeau étranglée dans son lit et la servante étranglée dans le sien, au moyen de leurs foulards de nuit. Les trois mille francs avaient été pris, ainsi que les couverts et les bijoux. Les deux corps étaient en putréfaction, ainsi que ceux du petit chien et d'un gros chien de basse-cour. Les palissades d'enceinte du jardin furent examinées, rien n'y était brisé. Dans le jardin, les allées n'offraient aucun vestige de passage. Il parut probable au juge d'instruction que l'assassin avait marché sur l'herbe pour ne pas laisser l'empreinte de ses pas, s'il s'était introduit par là , mais comment avait-il pu pénétrer dans la maison? Du cÎté du jardin, la porte avait une imposte garnie de trois barreaux de fer intacts. De ce cÎté, la clef se trouvait également dans la serrure, comme à la porte d'entrée du cÎté de la cour. Une fois ces impossibilités parfaitement constatées par monsieur Popinot, par Bibi-Lupin, qui resta pendant une journée à tout observer, par le Procureur du roi lui-mÃÂȘme et par le brigadier du poste de Nanterre, cet assassinat devint un affreux problÚme oÃÂč la politique et la justice devaient avoir le dessous. Ce drame, publié par la Gazette des Tribunaux, avait eu lieu dans l'hiver de 1828 à 1829. Dieu sait quel intérÃÂȘt de curiosité cette étrange aventure souleva dans Paris; mais Paris qui, tous les matins, a de nouveaux drames à dévorer, oublie tout. La Police, elle, n'oublie rien. Trois mois aprÚs ces perquisitions infructueuses, une fille publique, remarquée pour ses dépenses par des agents de Bibi-Lupin, et surveillée à cause de ses accointances avec quelques voleurs, voulut faire engager par une de ses amies douze couverts, une montre et une chaÃne d'or. L'amie refusa. Le fait parvint aux oreilles de Bibi-Lupin, qui se souvint des douze couverts, de la montre et de la chaÃne d'or volés à Nanterre. AussitÎt les commissionnaires du Mont-de-Piété, tous les recéleurs de Paris furent avertis, et Bibi-Lupin soumit Manon-la-Blonde à un espionnage formidable. On apprit bientÎt que Manon-la-Blonde était amoureuse folle d'un jeune homme qu'on ne voyait guÚre, car il passait pour ÃÂȘtre sourd à toutes les preuves d'amour de la blonde Manon. MystÚre sur mystÚre. Ce jeune homme, soumis à l'attention des espions, fut bientÎt vu, puis reconnu pour ÃÂȘtre un forçat évadé, le fameux héros des vendettes corses, le beau Théodore Calvi, dit Madeleine. On lùcha sur Théodore un de ces recéleurs à double face, qui servent à la fois les voleurs et la Police, et il promit à Théodore d'acheter les couverts, la montre et la chaÃne d'or. Au moment oÃÂč le ferrailleur de la cour Saint-Guillaume comptait l'argent à Théodore, déguisé en femme, à dix heures et demie du soir, la Police fit une descente, arrÃÂȘta Théodore et saisit les objets. L'instruction commença sur-le-champ. Avec de si faibles éléments, il était impossible, en style de parquet, d'en tirer une condamnation à mort. Jamais Calvi ne se démentit. Il ne se coupa jamais il dit qu'une femme de la campagne lui avait vendu ces objets à Argenteuil, et, qu'aprÚs les lui avoir achetés, le bruit de l'assassinat commis à Nanterre l'avait éclairé sur le danger de posséder ces couverts, cette montre et ces bijoux, qui, d'ailleurs, ayant été désignés dans l'inventaire fait aprÚs le décÚs du marchand de vin de Paris, oncle de la veuve Pigeau, se trouvaient ÃÂȘtre les objets volés. Enfin, forcé par la misÚre de vendre ces objets, disait-il, il avait voulu s'en défaire en employant une personne non compromise. On ne put rien obtenir de plus du forçat libéré, qui sut, par son silence et par sa fermeté, faire croire à la justice que le marchand de vin de Nanterre avait commis le crime et que la femme de qui il tenait les choses compromettantes était l'épouse de ce marchand. Le malheureux parent de la veuve Pigeau et sa femme furent arrÃÂȘtés; mais, aprÚs huit jours de détention et une enquÃÂȘte scrupuleuse, il fut établi que ni le mari ni la femme n'avaient quitté leur établissement à l'époque du crime. D'ailleurs, Calvi ne reconnut pas, dans l'épouse du marchand de vin, la femme qui, selon lui, lui aurait vendu l'argenterie et les bijoux. Comme la concubine de Calvi, impliquée dans le procÚs, fut convaincue d'avoir dépensé mille francs environ depuis l'époque du crime jusqu'au moment oÃÂč Calvi voulut engager l'argenterie et les bijoux, de telles preuves parurent suffisantes pour faire envoyer aux assises le forçat et sa concubine. Cet assassinat étant le dix-huitiÚme commis par Théodore, il fut condamné à mort, car il parut ÃÂȘtre l'auteur de ce crime si habilement commis. S'il ne reconnut pas la marchande de vin de Nanterre, il fut reconnu par la femme et par le mari. L'instruction avait établi, par de nombreux témoignages, le séjour de Théodore à Nanterre pendant environ un mois; il y avait servi les maçons, la figure enfarinée de plà tre et mal vÃÂȘtu. A Nanterre, chacun donnait dix-huit ans à ce garçon, qui devait avoir nourri ce poupon comploté, préparé ce crime pendant un mois. Le Parquet croyait à des complices. On mesura la largeur des tuyaux pour l'adapter au corps de Manon-la-Blonde, afin de voir si elle avait pu s'introduire par les cheminées; mais un enfant de six ans n'aurait pu passer par les tuyaux en poterie, par lesquels l'architecture moderne remplace aujourd'hui les vastes cheminées d'autrefois. Sans ce singulier et irritant mystÚre, Théodore eût été exécuté depuis une semaine. L'aumÎnier des prisons avait, comme on l'a vu, totalement échoué. Cette affaire et le nom de Calvi dut échapper à l'attention de Jacques Collin, alors préoccupé de son duel avec Contenson, Corentin et Peyrade. Trompe-la-Mort essayait, d'ailleurs, d'oublier le plus possible les amis, et tout ce qui regardait le Palais-de-justice. Il tremblait d'une rencontre qui l'aurait mis face à face avec un fanandel par qui le dab se serait vu demander des comptes impossibles à rendre. Charlot Le directeur de la Conciergerie alla sur-le-champ au parquet du Procureur-général, et y trouva le premier avocat général causant avec monsieur de Granville, et tenant l'ordre d'exécution à la main. Monsieur de Granville, qui venait de passer toute la nuit à l'hÎtel de Sérisy, quoique accablé de fatigue et de douleurs, car les médecins n'osaient encore affirmer que la comtesse conserverait sa raison, était obligé, par cette exécution importante, de donner quelques heures à son Parquet. AprÚs avoir causé un instant avec le directeur, monsieur de Granville reprit l'ordre d'exécution à son avocat général et le remit à Gault. - Que l'exécution ait lieu, dit-il, à moins de circonstances extraordinaires que vous jugerez; je me fie à votre prudence. On peut retarder le dressage de l'échafaud jusqu'à dix heures et demie, il vous reste donc une heure. Dans une pareille matinée, les heures valent des siÚcles, et il tient bien des événements dans un siÚcle! Ne laissez pas croire à un sursis. Qu'on fasse la toilette, s'il le faut, et s'il n'y a pas de révélation, remettez l'ordre à Sanson à neuf heures et demie. Qu'il attende! Au moment oÃÂč le directeur de la prison quittait le cabinet du Procureur-général, il rencontra, sous la voûte du passage qui débouche dans la galerie, monsieur Camusot qui s'y rendait. Il eut donc une rapide conversation avec le juge; et, aprÚs l'avoir instruit de ce qui se passait à la Conciergerie, relativement à Jacques Collin, il y descendit pour opérer cette confrontation de Trompe-la-Mort et de Madeleine; mais il ne permit au soi-disant ecclésiastique de communiquer avec le condamné à mort qu'au moment oÃÂč Bibi-Lupin, admirablement déguisé en gendarme, eut remplacé le mouton qui surveillait le jeune Corse. On ne peut pas se figurer le profond étonnement des trois forçats en voyant un surveillant venir chercher Jacques Collin, pour le mener dans la chambre du condamné à mort. Ils se rapprochÚrent de la chaise oÃÂč Jacques Collin était assis, par un bond simultané. - C'est pour aujourd'hui, n'est-ce pas, monsieur Julien? dit Fil-de-Soie au surveillant. - Mais, oui, Charlot est là , répondit le surveillant avec une parfaite indifférence. Le peuple et le monde des prisons appellent ainsi l'exécuteur des hautes-oeuvres de Paris. Ce sobriquet date de la révolution de 1789. Ce nom produisit une profonde sensation. Tous les prisonniers se regardÚrent entre eux. - C'est fini répondit le surveillant, l'ordre d'exécution est arrivé à monsieur Gault, et l'arrÃÂȘt vient d'ÃÂȘtre lu. - Ainsi, reprit La Pouraille, la belle Madeleine a reçu tous les sacrements?... il avala une derniÚre bouffée d'air. - Pauvre petit Théodore... s'écria le Biffori, il est bien gentil. C'est dommage d'éternuer dans le son à son ùge... Le surveillant se dirigeait vers le guichet, en se croyant suivi de Jacques Collin; mais l'Espagnol allait lentement, et, quand il se vit à dix pas de Julien, il parut faiblir et demanda par un geste le bras de La Pouraille. - C'est un assassin! dit Napolitas au prÃÂȘtre en montrant La Pouraille et offrant son bras. - Non, pour moi c'est un malheureux!... répondit Trompe-la-Mort avec la présence d'esprit et l'onction de l'archevÃÂȘque de Cambrai. Et il se sépara de Napolitas, qui du premier coup d'oeil lui avait paru trÚs suspect. - Il est sur la premiÚre marche de l'Abbaye-de Monte- à Regret; mais j'en suis le prieur! Je vais vous montrer comment je sais m'entifler avec la Cigogne rouer le Procureur-général. Je veux cromper cette sorbonne de ses pattes. - A cause de sa montante! dit Fil-de-Soie en souriant. - Je veux donner cette ùme au ciel! répondit avec componction Jacques Collin en se voyant entouré par quelques prisonniers. Et il rejoignit le surveillant au guichet. - Il est venu pour sauver Madeleine, dit Fil-de-Soie, nous avons bien deviné la chose. Quel dab!... - Mais comment?... les hussards de la guillotine sont là , il ne le verra seulement pas, reprit le Biffon. - Il a le boulanger pour lui! s'écria La Pouraille. Lui, poisser nos philippes!... Il aime trop les amis! il a trop besoin de nous. On voulait nous mettre à la manque pour lui nous le faire livrer, nous ne sommes pas des gnioles S'il crompe sa Madeleine, il aura ma balle mon secret! Ce dernier mot eu pour effet d'augmenter le dévouement des trois forçats pour leur dieu; car en ce moment leur fameux dab devint toute leur espérance. Jacques Collin, malgré le danger de Madeleine, ne faillit pas à son rÎle. Cet homme, qui connaissait la Conciergerie aussi bien que les trois bagnes, se trompa si naturellement, que le surveillant fut obligé de lui dire à tout moment "Par ici, - par là !" jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés au greffe. Là Jacques Collin vit, du premier regard, accoudé sur le poÃÂȘle, un homme grand et gros, dont le visage rouge et long ne manquait pas d'une certaine distinction, et il reconnut Sanson. - Monsieur est l'aumÎnier, dit-il en allant à lui d'un air plein de bonhomie. Cette erreur fut si terrible qu'elle glaça les spectateurs. - Non, monsieur, répondit Sanson, j'ai d'autres fonctions. Sanson, le pÚre du dernier exécuteur de ce nom, car il a été destitué récemment, était le fils de celui qui exécuta Louis XVI. AprÚs quatre cents ans d'exercice de cette charge, l'héritier de tant de tortionnaires avait tenté de répudier ce fardeau héréditaire. Les Sanson, bourreaux à Rouen pendant deux siÚcles, avant d'ÃÂȘtre revÃÂȘtus de la premiÚre charge du royaume, exécutaient de pÚre en fils les arrÃÂȘts de la justice depuis le treiziÚme siÚcle. Il est peu de familles qui puissent offrir l'exemple d'un office ou d'une noblesse conservée de pÚre en fils pendant six siÚcles. Au moment oÃÂč ce jeune homme, devenu capitaine de cavalerie, se voyait sur le point de faire une belle carriÚre dans les armes, son pÚre exigea qu'il vÃnt l'assister pour l'exécution du Roi. Puis il fit de son fils son second, lorsqu'en 1793 il y eut deux échafauds en permanence l'un à la barriÚre du TrÎne, l'autre à la place de GrÚve. Alors ùgé d'environ soixante ans, ce terrible fonctionnaire se faisait remarquer par une excellente tenue, par des maniÚres douces et posées, par un grand mépris pour Bibi-Lupin et ses acolytes, les pourvoyeurs de la machine. Le seul indice qui, chez cet homme, trahissait le sang des vieux tortionnaires du Moyen-Age, était une largeur et une épaisseur formidables dans les mains. Assez instruit d'ailleurs, tenant fort à sa qualité de citoyen et d'électeur, passionné, dit-on, pour le jardinage, ce grand et gros homme, parlant bas, d'un maintien calme, trÚs silencieux, au front large et chauve a, ressemblait beaucoup plus à un membre de l'aristocratie anglaise qu'à un exécuteur des hautes-oeuvres. Aussi, un chanoine espagnol devait-il commettre l'erreur que commettait volontairement Jacques Collin. - Ce n'est pas un forçat, dit le chef des surveillants au directeur. - Je commence à le croire, se dit monsieur Gault en faisant un mouvement de tÃÂȘte à son subordonné. La Confession Jacques Collin fut introduit dans l'espÚce de cave oÃÂč le jeune Théodore, en camisole de force, était assis au bord de l'affreux lit de camp de cette chambre. Trompe-la-Mort, momentanément éclairé par le jour du corridor, reconnut sur-le-champ Bibi-Lupin dans le gendarme qui se tenait debout, appuyé sur son sabre. - Io sono Gaba-Morto! Parla nostro italiano, dit vivement Jacques Collin. Vengo ti salvar je suis Trompe-la-Mort, parlons italien, je viens te sauver. Tout ce qu'allaient se dire les deux amis devait ÃÂȘtre inintelligible pour le faux gendarme, et, comme Bibi-Lupin était censé garder le prisonnier, il ne pouvait quitter son poste. Aussi, la rage du chef de la police de sûreté ne saurait-elle se décrire. Théodore Calvi, jeune homme au teint pùle et olivùtre, à cheveux blonds, aux yeux caves et d'un bleu trouble, trÚs bien proportionné d'ailleurs, d'une prodigieuse force musculaire cachée sous cette apparence lymphatique que présentent parfois les Méridionaux, aurait eu la plus charmante physionomie sans des sourcils arqués, sans un front déprimé, qui lui donnaient quelque chose de sinistre, sans des lÚvres rouges d'une cruauté sauvage, et sans un mouvement de muscles qui dénote cette faculté d'irritation particuliÚre aux Corses, et qui les rend si prompts à l'assassinat dans une querelle soudaine. Saisi d'étonnement par les sons de cette voix, Théodore leva brusquement la tÃÂȘte et crut à quelque hallucination; mais, comme il était familiarisé par une habitation de deux mois avec la profonde obscurité de cette boÃte en pierre de taille, il regarda le faux ecclésiastique et soupira profondément. Il ne reconnut pas Jacques Collin, dont le visage couturé par l'action de l'acide sulfurique ne lui sembla point ÃÂȘtre celui de son dab. - C'est bien moi, ton Jacques, je suis en prÃÂȘtre et je viens te sauver. Ne fais pas la bÃÂȘtise de me reconnaÃtre, et aie l'air de te confesser. Ceci fut dit rapidement. - Ce jeune homme est trÚs abattu, la mort l'effraie, il va tout avouer, dit Jacques Collin en s'adressant au gendarme. - Dis-moi quelque chose qui me prouve que tu es lui, car tu n'as que sa voix. - Voyez-vous, il me dit, le pauvre malheureux, qu'il est innocent, reprit Jacques Collin en s'adressant au gendarme. Bibi-Lupin n'osa point parler, de peur d'ÃÂȘtre reconnu. - Sempremi! répondit Jacques en revenant à Théodore et lui jetant ce mot de convention dans l'oreille. - Sempreti! dit le jeune homme en donnant la réplique de la passe. C'est bien mon dab... - As-tu fait le coup? - Oui. - Raconte-moi tout, afin que je puisse voir comment je ferai pour te sauver; il est temps, Charlot est là . AussitÎt le Corse se mit à genoux et parut vouloir se confesser. Bibi-Lupin ne savait que faire, car cette conversation fut si rapide qu'elle prit à peine le temps pendant lequel elle se lit. Théodore raconta promptement les circonstances connues de son crime et que Jacques Collin ignorait. - Les jurés m'ont condamné sans preuves, dit-il en terminant. - Enfant, tu discutes quand on va te couper les cheveux!... - Mais, je puis bien avoir été seulement chargé de mettre en plan les bijoux. Et voilà comme on juge, et à Paris encore!... Mais comment s'est fait le coup? demanda Trompe-la-Mort. - Ah! voilà ! Depuis que je ne t'ai vu, j'ai fait la connaissance d'une petite fille corse, que j'ai rencontrée en arrivant à Pantin Paris. - Les hommes assez bÃÂȘtes pour aimer une femme, s'écria Jacques Collin, périssent toujours par là !... C'est des tigres en liberté, des tigres qui babillent et qui se regardent dans des miroirs... Tu n'as pas été sage!... - Mais... - Voyons, à quoi t'a-t-elle servi cette sacrée largue?... - Cet amour de femme grande comme un fagot, mince comme une anguille, adroite comme un singe, a passé par le haut du four et m'a ouvert la porte de la maison. Les chiens, bourrés de boulettes, étaient morts. J'ai refroidi les deux femmes. Une fois l'argent pris, la Ginetta a refermé la porte et est sortie par le haut du four. - Une si belle invention vaut la vie, dit Jacques Collin en admirant la façon du crime, comme un ciseleur admire le modÚle d'une figurine. J'ai commis la sottise de déployer tout ce talent-là pour mille écus!... - Non, pour une femme! reprit Jacques Collin. Quand je te disais qu'elles nous Îtent notre intelligence!... Jacques Collin jeta sur Théodore un regard flamboyant de mépris. - Tu n'étais plus là ! répondit le Corse, j'étais abandonnée. - Et l'aimes-tu, cette petite? demanda Jacques Collin sensible au reproche que contenait cette réponse. - Ah! si je veux vivre, c'est maintenant pour toi plus que pour elle. - Reste tranquille! je ne me nomme pas pour rien Trompe-la-Mort! je me charge de toi! - Quoi! la vie!... s'écria le jeune Corse en levant ses bras emmaillotés vers la voûte humide de ce cachot. - Ma petite Madeleine, apprÃÂȘte-toi à retourner au pré à vioque, reprit Jacques Collin. Tu dois t'y attendre, on ne va pas te couronner de roses, comme le boeuf gras!... S'ils nous ont déjà ferrés pour Rochefort, c'est qu'ils essaient à se débarrasser de nous! Mais je te ferai diriger sur Toulon, tu t'évaderas, et tu reviendras à Pantin, oÃÂč je t'arrangerai quelque petite existence bien gentille... Un soupir comme il en avait peu retenti sous cette voûte inflexible, un soupir exhalé par le bonheur de la délivrance, choqua la pierre, qui renvoya cette note, sans égale en musique, dans l'oreille de Bibi-Lupin stupéfait. - C'est l'effet de l'absolution que je viens de lui promettre à cause de ses révélations, dit Jacques Collin au chef de la police de sûreté. Ces Corses, voyez-vous, monsieur le gendarme, sont pleins de foi! Mais il est innocent comme l'Enfant jésus, et je vais essayer de le sauver... Dieu soit avec vous! monsieur l'abbé!... dit en français Théodore. Trompe-la-Mort, plus Carlos Herrera, plus chanoine que jamais, sortit de la chambre du condamné, se précipita dans le corridor, et joua l'horreur en se présentant à monsieur Gault. - Monsieur le directeur, ce jeune homme est innocent, il m'a révélé le coupable!... Il allait mourir pour un faux point d'honneur... C'est un Corse! Allez demander pour moi, dit-il, cinq minutes d'audience à monsieur le Procureur-général. Monsieur de Granville ne refusera pas d'écouter immédiatement un prÃÂȘtre espagnol qui souffre tant des erreurs de la justice française! - J'y vais! répondit monsieur Gault au grand étonnement de tous les spectateurs de cette scÚne extraordinaire. - Mais, reprit Jacques Collin, faites-moi reconduire dans cette cour en attendant, car j'y achÚverai la conversion d'un criminel que j'ai déjà frappé dans le coeur... Ils ont un coeur, ces gens-là ! Cette allocution produisit un mouvement parmi toutes les personnes qui se trouvaient là . Les gendarmes, le greffier des écrous, Sanson, les surveillants, l'aide de l'exécuteur, qui attendaient l'ordre d'aller faire dresser la mécanique, en style de prison; tout ce monde, sur qui les émotions glissent, fut agité par une curiosité trÚs concevable. OÃÂč mademoiselle Collin entre en scÚne En ce moment, on entendit le fracas d'un équipage à chevaux fins qui arrÃÂȘtait à la grille de la Conciergerie, sur le quai, d'une maniÚre significative. La portiÚre fut ouverte, le marchepied fut déplié si vivement que toutes les personnes crurent à l'arrivée d'un grand personnage. BientÎt une dame, agitant un papier bleu, se présenta, suivie d'un valet de pied et d'un chasseur, à la grille du guichet. VÃÂȘtue tout en noir, et magnifiquement, le chapeau couvert d'un voile, elle essuyait ses larmes avec un mouchoir brodé trÚs ample. Jacques Collin reconnut aussitÎt Asie, ou, pour rendre son véritable nom à cette femme, Jacqueline Collin, sa tante. Cette atroce vieille, digne de son neveu, dont toutes les pensées étaient concentrées sur le prisonnier, et qui le défendait avec une intelligence, une perspicacité au moins égales en puissance à celles de la justice, avait une permission, donnée la veille au nom de la femme de chambre de la duchese de Maufrigneuse, sur la recommandation de monsieur de Sérisy, de communiquer avec Lucien et l'abbé Carlos Herrera, dÚs qu'il ne serait plus au secret, et sur laquelle le chef de division, chargé des prisons, avait écrit un mot. Le papier, par sa couleur, impliquait déjà de puissantes recommandations; car ces permissions, comme les billets de faveur au spectacle, diffÚrent de forme et d'aspect. Aussi le porte-clefs ouvrit-il le guichet, surtout en apercevant ce chasseur emplumé dont le costume vert et or, brillant comme celui d'un général russe, annonçait une visiteuse aristocratique et un blason quasi royal. - Ah! mon cher abbé! s'écria la fausse grande dame qui versa un torrent de larmes en apercevant l'ecclésiastique, comment a-t-on pu mettre ici, mÃÂȘme pour un instant un si saint homme! Le directeur prit la permission et lut A la recommandation de Son Excellence le Comte de Sérisy. - Ah! madame de San-Esteban, madame la marquise, dit Carlos Herrera, quel beau dévouement! - Madame, on ne communique pas ainsi, dit le bon vieux Gault. Et il arrÃÂȘta lui-mÃÂȘme au, passage cette tonne de moire noire et de dentelles. - Mais à cette distance! reprit Jacques Collin, et devant vous?... ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à l'assemblée. La tante, dont la toilette devait étourdir le greffe, le directeur, les surveillants et les gendarmes, puait le musc. Elle portait, outre des dentelles pour mille écus, un cachemire noir de six mille francs. Enfin le chasseur paradait dans la cour de la Conciergerie avec l'insolence d'un laquais qui se sait indispensable à une princesse exigeante. Il ne parlait pas au valet de pied, qui stationnait à la grille du quai, toujours ouverte pendant le jour. - Que veux-tu? Que dois-je faire? dit madame de San-Esteban dans l'argot convenu entre la tante et le neveu. Cet argot consistait à donner des terminaisons en ar ou en or, en al ou en i, de façon à défigurer les mots, soit français soit d'argot, en les agrandissant. C'était le chiffre diplomatique appliqué au langage. - Mets toutes les lettres en lieu sûr, prends les plus compromettantes pour chacune de ces dames, reviens mise en voleuse dans la salle des Pas-Perdus, et attends-y mes ordres. Asie ou Jacqueline s'agenouilla comme pour recevoir la bénédiction, et le faux abbé bénit sa tante avec une componction évangélique. - Addio, marchesa! dit-il à haute voix. Et, ajouta-t-il en se servant de leur langage de convention, retrouve Europe et Paccard avec les sept cent cinquante mille francs qu'ils ont effarouchés, il nous les faut. - Paccard est là , répondit la pieuse marquise en montrant le chasseur les larmes aux yeux. Cette promptitude de compréhension arracha non seulement un sourire, mais encore un mouvement de surprise à cet homme, qui ne pouvait ÃÂȘtre étonné que par sa tante. La fausse marquise se tourna vers les témoins de cette scÚne en femme habituée à se poser. - Il est au désespoir de ne pouvoir aller aux obsÚques de son enfant, dit-elle en mauvais français, car cette affreuse méprise de la Justice a fait connaÃtre le secret de ce saint homme!... Moi, je vais assister à la messe mortuaire. Voici, monsieur, dit-elle à monsieur Gault, en lui donnant une bourse pleine d'or, voici pour soulager les pauvres prisonniers... - Quel chique-mar! lui dit à l'oreille son neveu satisfait. Jacques Collin suivit le surveillant qui le menait au préau. Bibi-Lupin, au désespoir, avait fini par se faire voir d'un vrai gendarme, à qui, depuis le départ de Jacques Collin il adressait des hem! hem! significatifs, et qui vint le remplacer dans la chambre du condamné. Mais cet ennemi de Trompe-la-Mort ne put arriver assez à temps pour voir la grande dame, qui disparut dans son brillant équipage, et dont la voix, quoique déguisée, apportait à son oreille des sons rogommeux. - Trois cents balles pour les détenus!... disait le chef des surveillants en montrant à Bibi-Lupin la bourse que monsieur Gault avait remise à son greffier. - Montrez, monsieur Jacomety, dit Bibi-Lupin. Le chef de la police secrÚte prit la bourse, vida l'or dans sa main, l'examina attentivement. - C'est bien de l'or!... dit-il, et la bourse est armoriée! - Ah! le gredin, est-il fort! est-il complet! Il nous met tous dedans, et à chaque instant!... On devrait tirer sur lui comme sur un chien! - Qu'y a-t-il donc? demanda le greffier en reprenant la bourse. - Il y a que cette femme doit ÃÂȘtre une voleuse!... s'écria Bibi-Lupin en frappant du pied avec rage sur la dalle extérieure du guichet. Ces mots produisirent une vive sensation parmi les spectateurs, groupés à une certaine distance de monsieur Sanson, qui restait toujours debout, le dos appuyé contre le gros poÃÂȘle, au centre de cette vaste salle voûtée, en attendant un ordre pour faire la toilette au criminel et dresser l'échafaud sur la place de GrÚve. Une seduction En se retrouvant au préau, Jacques Collin se dirigea vers ses amis du pas que devait avoir un habitué du pré. - Qu'as-tu sur le casaquin? dit-il à La Pouraille. - Mon affaire est faite, reprit l'assassin que Jacques Collin avait emmené dans un coin. J'ai besoin maintenant d'un ami sûr. - Et pourquoi? La Pouraille, aprÚs avoir raconté tous ses crimes à son chef, mais en argot, lui détailla l'assassinat et le vol commis chez les époux Crottat. - Tu as mon estime, lui dit Jacques Collin. C'est bien travaillé; mais tu me parais coupable d'une faute. - Laquelle? - Une fois l'affaire faite, tu devais avoir un passeport russe, te déguiser en prince russe, acheter une belle voiture armoriée, aller déposer hardiment ton or chez un banquier, demander une lettre de crédit pour Hambourg, prendre la poste, accompagné d'un valet de chambre, d'une femme de chambre et de ta maÃtresse habillée en princesse; puis, à Hambourg, t'embarquer pour le Mexique. Avec deux cent quatre-vingt mille francs en or, un gaillard d'esprit doit faire ce qu'il veut, et aller oÃÂč il veut, sinve! - Ah! tu as de ces idées-là , parce que tu es le dab!... - Tu ne perds jamais la sorbonne, toi! Mais moi. - Enfin, un bon conseil dans ta position, c'est du bouillon pour un mort, reprit Jacques Collin en jetant un regard fascinateur à son fanandel, - C'est vrai! dit avec un air de doute La Pouraille. Donne-le-moi toujours, ton bouillon; s'il ne me nourrit pas, je m'en ferai un bain de pieds... - Te voilà pris par la Cigogne, avec cinq vols qualifiés, trois assassinats, dont le plus récent concerne deux riches bourgeois... Les jurés n'aiment pas qu'on tue des bourgeois. Tu seras gerbé à la passe, et tu n'as pas le moindre espoir!... - Ils m'ont tous dit cela, répondit piteusement La Pouraille. - Ma tante Jacqueline, avec qui je viens d'avoir un petit bout de conversation en plein greffe, et qui est, tu le sais, la mÚre aux Fanandels, m'a dit que la Cigogne voulait se défaire de toi, tant elle te craignait. - Mais, dit La Pouraille avec une naïveté qui prouve combien les voleurs sont pénétrés du droit naturel de voler, je suis riche à présent, que craignent-ils? - Nous n'avons pas le temps de faire de la philosophie, dit Jacques Collin. Revenons à ta situation... - Que veux-tu faire de moi? demanda La Pouraille en interrompant son dab. - Tu vas voir! un chien mort vaut encore quelque chose. - Pour les autres! dit La Pouraille. - Je te prends dans mon jeu! répliqua Jacques Collin. - Cest déjà quelque chose!... dit l'assassin. AprÚs? - Je ne demande pas oÃÂč est ton argent, mais ce que tu veux en faire? La Pouraille espionna l'oeil impénétrable du dab, qui continua froidement. - As-tu quelque largue que tu aimes, un enfant, un fanandel à protéger? je serai dehors dans une heure, je pourrai tout pour ceux à qui tu veux du bien. La Pouraille hésitait encore, il restait au port d'armes de l'indécision. Jacques Collin fit alors avancer un dernier argument. - Ta part dans notre caisse cst de trente mille francs, la laisses-tu aux fanandels, la donnes-tu à quelqu'un? Ta part est en sûreté, je puis la remettre ce soir à qui tu veux la léguer. L'assassin laissa échapper un mouvement de plaisir. - Je le tiens! se dit Jacques Collin. - Mais ne flùnons pas, réfléchis?... reprit-il en parlant à l'oreille de La Pouraille. Mon vieux, nous n'avons pas dix minutes à nous... Le Procureur-général va me demander et je vais avoir une conférence avec lui. Je le tiens, cet homme, je puis tordre le cou à la Cigogne! je suis certain de sauver Madeleine. - Si tu sauves Madeleine, mon bon dab, tu peux bien me... - Ne perdons pas notre salive, dit Jacques Collin d'une voix brÚve. Fais ton testament. - Eh! bien! je voudrais donner l'argent à la Gonore, répondit La Pouraille d'un air piteux. - Tiens!... tu vis avec la veuve de Moïse, ce juif qui était à la piste des rouleurs du midi? demanda Jacques Collin. Semblable aux grands généraux, Trompe-la-Mort connaissait admirablement bien le personnel de toutes les troupes. - C'est elle-mÃÂȘme, dit La Pouraille excessivement flatté. - Jolie femme! dit Jacques Collin qui s'entendait admirablement à manoeuvrer ces machines terribles. La largue est fine! elle a de grandes connaissances et beaucoup de probité! c'est une voleuse finie. Ah! tu t'es retrempé dans la Gonore! c'est bÃÂȘte de se faire terrer quand on tient une pareille largue. Imbécile! Il fallait prendre un petit commerce honnÃÂȘte, et vivoter!... Et que goupine-t-elle? - Elle est établie rue Sainte-Barbe, elle gÚre une maison... - Ainsi, tu l'institues ton héritiÚre? Voilà , mon cher, oÃÂč nous mÚnent ces gueuses-là , quand on a la bÃÂȘtise de les aimer... - Oui, mais ne lui donne rien qu'aprÚs ma culbute! - C'est sacré, dit Jacques Collin d'un ton sérieux. Rien aux fanandels? - Rien, ils m'ont servi, répondit haineusement La Pouraille. - Qui t'a vendu? Veux-tu que je te venge, demanda vivement Jacques Collin en essayant de réveiller le dernier sentiment qui fasse vibrer ces coeurs au moment suprÃÂȘme. Qui sait, mon vieux fanandel, si je ne pourrais pas, tout en te vengeant, faire ta paix avec la Cigogne? Là , l'assassin regarda son dab d'un air hébété de bonheur. - Mais, répondit ledab à cette expression de physionomie parlante, je ne joue en ce moment la mislocq que pour Théodore. AprÚs le succÚs de ce vaudeville, mon vieux, pour un de mes amis, car tu es des miens, toi! je suis capable de bien des choses. - Si je te vois seulement faire ajourner la cérémonie pour ce pauvre petit Théodore, tiens, je ferai tout ce que tu voudras. - Mais c'est fait, je suis sûr de cromper sa sorbonne des griffes de la Cigogne. Pour se désenflacquer, vois-tu, La Pouraille, il faut se donner la main les uns aux autres... On ne peut rien tout seul... - C'est vrai! s'écria l'assassin. La confiance était si bien établie, et sa foi dans le dab si fanatique que la Pourraille n'hésita plus. DerniÚre incarnation La Pouraille livra le secret de ses complices, ce secret si bien gardé jusqu'à présent. C'était tout ce que Jacques Collin voulait savoir. - Voici la balle! Dans le poupon, Ruffard, l'agent de Bibi-Lupin a, était en tiers avec moi et Godet... - Arrachelaine?... s'écria Jacques Collin en donnant à Ruffard son nom de voleur. - C'est cela. Les gueux m'ont vendu, parce que je connais leur cachette et qu'ils ne connaissent pas la mienne. - Tu graisse mes bottes! mon amour, dit Jacques Collin. - Quoi! - Eh! bien, répondit le dab, vois ce qu'on gagne à mettre en moi toute sa confiance!... Maintenant ta vengeance est un point de la partie que je joue!... Je ne te demande pas de m'indiquer ta cachette, tu me la diras au dernier moment; mais, dis-moi tout ce qui regarde Ruffard et Godet. - Tu es et tu seras toujours notre dab, je n'aurai pas de secrets pour toi, répliqua La Pouraille. Mon or est dans la profonde la cave de la maison à la Gonore. - Tu ne crains rien de ta largue? - Ah! Ouiche!l elle ne sait rien de mon tripotage! reprit La Pouraille. J'ai soûlé la Gonore, quoique ce soit une femme à ne rien dire la tÃÂȘte dans la lunette. Mais tant d'or! - Oui, ça fait tourner le lait de la conscience la plus pure! répliqua Jacques Collin. - J'ai donc pu travailler sans luisant sur moi! Toute la volaille dormait dans le poulailler. L'or est à trois pieds sous terre, derriÚre les bouteilles de vin. Et par-dessus j'ai mis une couche
Toujoursdans l’esprit des saveurs du Sud-Ouest, cette gelĂ©e s’accorde parfaitement avec un foie gras de canard proposĂ© sur un pain lĂ©gĂšrement toastĂ©, essayez la aussi sur des toasts de poissons fumĂ©s, saumon, truite Elle sert Ă©galement de condiment et remplace idĂ©alement une moutarde et se marie ainsi avec des viandes et poissons. Comment acheter votre vin moins cher ?Les ventes privĂ©es sont actuellement le meilleur moyen d'acheter votre vin moins cher. Cliquez ici pour dĂ©couvrir le meilleur site de ventes privĂ©es de vins que notre Ă©quipe a sĂ©lectionnĂ© !CatĂ©gories de plats accordĂ©s Ă  ce vin Nouveau et pratique !Retrouvez tous nos accords plats et vins dans ce livre ! PrĂ©sentation du vin blanc Saveur Gascogne - PremiĂšre GelĂ©e 2009Le vin Saveur Gascogne - PremiĂšre GelĂ©e est un vin d'appellation VdP des CĂŽtes de Gascogne et il est Ă  base de cĂ©pages Gros Manseng et Manseng. Les cuvĂ©es listĂ©es pour ce vin s'Ă©tendent de l'annĂ©e 2008 jusqu'Ă  l'annĂ©e vin Saveur Gascogne - PremiĂšre GelĂ©e est produit par le producteur Saveur Gascogne situĂ© Ă  Preignan Gers.Ce producteur Saveur Gascogne produit par ailleurs d'autres crus, comme par exemple le Saveur Gascogne - Premier Fruit - RosĂ©, le Saveur Gascogne - Vintus ApogĂ©e Blanc Doux, le Saveur Gascogne - Tendance Rouge FruitĂ©, le Saveur Gascogne - Rouge et le Saveur Gascogne - Vintus Rouge commander ce vin Saveur Gascogne - PremiĂšre GelĂ©e, vous pouvez joindre le producteur Saveur Gascogne par tĂ©lĂ©phone au 06 43 61 71 11. Vins du mĂȘme producteur Saveur Gascogne

Plusils seront bons, plus la gelĂ©e sera bonne. Vous pouvez utiliser des raisins blancs ou noirs, avec ou sans pĂ©pins, mais en gĂ©nĂ©ral, ceux avec des pĂ©pins ont un gout plus fort et la plupart des gelĂ©es sont faites avec des raisins noirs ou rouges . Si vous n’avez rien d’autre, vous pouvez utiliser 1 l de jus de raisin. Lavez les

g;- MA MMIMW ùàMĂą MMMĂ  W-% MM MM 'ÂŁ- ja r.»_v5llaC EtÂŁS &V-/V KM? 'Ä»1S- ^Tv ; ; Ăż LÄÄN MEÄ AO MM È W.v^S i HISTOIRE ABRÉGÉE DES VOYAGES. \ *' \ HISTOIRE ABRÉGÉE DES PREMIER , SECOND E T TROISIEME VOYAGES, AUTOUR BU MC O K B CE , Pau COOK; Mise Ă  la portĂ©e de tout le monde , par BĂ©renger. TOME PREMIER. A Chez J. J. BASLE, ThĂŻĂŻrsitseb. " 1 " 'e Jacques Cook. 3i tagnes le sol des vallĂ©es est riche et profond au pied de chaque colline coule ordinairement un ruisseau dont l’eau a une teinte iDugeĂątrs, niais qui est sans mauvais goĂ»t. Une montagne en pain de sucre prĂšs de la mer , et les trois FrĂšres , en sont les parties les plus remarquables Ă  une certaine distance tout vaisseau qui cĂŽtoie la terre des Etats sans la perdre de vue ne peut s’égarer. Le dĂ©troit de le Maire est bornĂ© au couchant par la Terre de Feu , au levant par celle des Etats 5 elle a cinq lieues de long et autant de large , au milieu est la baie de Bon-SuccĂšs oĂč l’ancrage est sĂ»r, oĂč l’on trouve abondamment du bois et de l’eau , oĂč le jusant ou le courant qui porte au nord, descend avec une force presque double de celle de la marĂ©e montante. La Terre des Etats a des baies , des havres , des bois l’isle a douze lieues de long et cinq de large. En remontant du cap de Bon-SuccĂšs Ă  celui de Horn , on trouve quelques isles celle de New -Island a deux lieues de long et se termine par un mondrain remarquable Ă  sept lieues de-lĂ  est l’isle Euozits; plus loin, les deux petites isles Barnevelt qui sont basses , environnĂ©es de rochers ; Ă  trois lieues d’elles sont les isles de Y lier mite , qui sont assez Ă©levĂ©es. Nous partĂźmes de la baie de Bon-SuccĂšs le 22 ; nous eĂ»mes souvent des calmes jusqu’au cap Horn on y tua des alhalross et des coupeurs d'eau ; et l’on remarqua que les premiers Ă©taient plus gros que ceux au nord du dĂ©troit 3a Premier. Voyage ils avaient dix pieds deux pouces d’envergure , tandis que les coupeurs d’eau Ă©taient plus petits et avaient une couleur plus foncĂ©e sur le dos. Au-delĂ  du cap Horn , nous eĂ»mes des vents violons , une mer agitĂ©e avec des intervalles irrĂ©guliers de calme et de beau te ms ; mais les courait s ne troublĂšrent point notre route ; beaucoup d’oiseaux voltigeaient autour de nous , et M. Banks en tua soixante-deux en un jour ; il attrapa deux mouches de bois , qui venaient, comme les oiseaux, de la terre qui Ă©tait fort Ă©loignĂ©e ; il trouva aussi une grande sĂšche mutilĂ©e et flottante sur l’eau les oiseaux l’avaient tuĂ©e ; elle Ă©tait diffĂ©rente de celles d’Europe ; au - lieu de suçoirs , elle avait des bras armĂ©s d’une double rangĂ©e de griffes , qui se retiraient comme celles d'un chat dans un fourreau. On en fit une trĂšs-bonne soupe. Le 8 fĂ©vrier , nous cessĂąmes de voir des alba- tross le o\ , on vint me dire qu’on avait vu passer un morceau de bois prĂšs du vaisseau , et que la mer qui Ă©tait agitĂ©e Ă©tait devenue tout d’un coup unie comme un Ă©tang. Nous pensĂąmes qu’il y avait une terre dans le voisinage, peut-ĂȘtre les isles dĂ©couvertes par Quiros ; mais nous ne les cherchĂąmes pas. Le o5 , un jeune soldat de marine , en sentinelle , qui regardait un de mes domestiques faisant une bourse de tabac avec une peau de veau marin , lui en demanda une , et sur son refus , lui dit en riant qu’il la lui dĂ©roberait s’il la pouvait ; le domestique quitta ce lieu en lui recommandant K e Jacqfbs Cook. 33 recommandant de veiller sur sa peau, et le soldat , en son absence , lui en prit un morceau de-lĂ  naquit une dispute que des soldats entendirent j iis mirent Ă  cette action une importanca qu’elle ne mĂ©ritait pas ; on lui fit des reproches , des menaces de le dire aux officiers , et il sa retira dans son hamac accablĂ© de dĂ©sespoir et da honte ; bientĂŽt aprĂšs un sergent vint lui ordonner de le suivre sur le tillac, il le suivit sans rĂ©pliquer, et s’échappant, se jeta dans la mer; on le regreta , parce qu’il ne s’agissait que d’une bagatelle , que le jeune homme Ă©tait paisible et trĂšs-industrieux , et que sa mort montrait une sensibilitĂ© pour l’honneur que n’ont pas les Ăąmes viles. Le 4 Mars, nous dĂ©couvrĂźmes une isle de forme ovale qu’un lagon profond semblait partager la terre qui environne ce lagon est Ă©troite et basse, sur-tout vers le midi, oĂč elle n’est formĂ©e que par une bande de rochers cette isle ressemble Ă  plusieurs petites qui seraient voisines et couvertes de bois. Au couchant , elle a un groupe d’arbres qu’on prendrait pour une tour au milieu deux cocotiers s’élĂšvent au-dessus des autres, et prĂ©sentent l’apparence d’un pavillon; elle n’offre aucun mouillage ; Ă  un mille de ses bords on ne trouve point de fond. Les arbres qui la couvrent, sont d’un verd diffĂ©rent nous vĂźmes accourir des habitans ; ils nous parurent grands et avoir la tĂšte fort grosse ; ils sont couleur de cuivre et ont les cheveux noirs ils portaient Ă  la main de longs bĂątons, et dĂšs que nouç ! Tome I. Ç 34 Premier VoĂżasĂŒ eĂ»mes passĂ© l’isle, ils se couvrirent de quelque chose qui les rendaient d’une couleur Ă©clatante leurs habitations sont sous des touffes de palmiers qui , de loin , ressemblent Ă  des monticules nous n'avions pas vu des arbres depuis long-temps, et ceux-ci nous offrirent l'image d’un paradis terrestre. Nous appelĂąmes cotte isle, Isle du Lagon. Sa longitude est de deux cents trente-huit degrĂ©s , sa latitude de dix-huit degrĂ©s quarante-sept minutes sud. Nous nous dirigeĂąmes au couchant, et vĂźmes peu de temps aprĂšs une petite isle basse , ronde, couverte de bois elle n’avait qu’un mille de toux, et nous n’y vĂźmes ni habitans ni cocotiers , quoique ornĂ©e d’une verdure variĂ©e ; elle est Ă  sept lieues du Lagon ; on lui donna le nom de Cap Thrumb. Le tems Ă©tait beau , le vent Favorable , et le lendemain nous dĂ©couvrĂźmes une isle basse, qui avait dix Ă  douze lieues de tour, et quatre de long ; elle ressemblait exactement Ă  un arc dont la corde Ă©tait formĂ©e par une grĂšve plate , aride, Sur laquelle la mer avait dĂ©posĂ© des tas de plantes marines ; deux touffes de cocotiers marquaient les extrĂ©mitĂ©s de Parc , et son contour Ă©tait couvert d’arbres diffĂ©rons en hauteur, couleur et figure ; au centre paraissait un lac ; nous en Ă©tions fort prĂšs, mais nous ne trouvions point de fond et tomba tout-Ă -coup il fallut c’en Ă©loigner , en observant le bruit de la mer 'qui brisait contre les rochers on la nomma Isle de VArc Bow - Island la fumĂ©e nous persuada quelle Ă©tait habitĂ©e , et l'un de nous de' Jacques Cook. 35 assura y avoir vu des hommes , des cabanes, des pirogues. Sa longitude est deux cents trente- six degrĂ©s dix-huit minutes , sa latitude dix-huit degrĂ©s vingt-trois minutes sud. Le 6 , nous vĂźmes terre encore c’étaient deux isles environnĂ©es de plus petites , occupant un espace de neuf lieues on les nomma les Groupes ; elles sont assez larges , fort Ă©troites on y voit des arbres, sur-tout des cocotiers nous entrĂąmes dans une baie tranquille qu’elles formaient; mais n’y trouvant pas de fond , nous nous en Ă©loignĂąmes alors des habitans accoururent, s’avancĂšrent jusqu’à des rochers dans des pirogues ils dĂ©libĂ©rĂšrent, en consultĂšrent d’autres , et s’arrĂȘtĂšrent lorsqu’ils virent que nous les attendions. Nous cessĂąmes de les attendre et nous apperçûmes une pirogue qui nous suivait Ă  la voile; mais nous ne crĂ»mes pas devoir nous arrĂȘter encore. Ces hommes paraissaient bien faits et de notre taille ils sont nuds, bruns ; leurs cheveux noirs sont enveloppĂ©s dans un rĂ©seau autour de la tĂȘte, et formaient derriĂšre une touffe ; d’une main ils tenaient un bĂąton long de dix Ă  quatorze pieds , taillĂ© comme une lance ; de l’antre , une espĂšce de bagaie ; leurs pirogues sont petites de la voile ils forment un abri contre la pluie ; ils nous firent des signaux, ou pour nous effrayer, ou pour nous inviter Ă  descendre ; nous agitĂąmes nos chapeaux , ils firent des acclamations mais nous ne voulions pas nous exposer Ă  une querelle , et l’isle n’était pas assez considĂ©rable pour, C a Z 6 Premier Voyage y chercher des rafraĂźchissemens. Nous cherchions ü’isle Otahiti pour faire nos observations, et elle ne pouvait ĂȘtre bien Ă©loignĂ©e. Le 7 , Ă  la pointe du jour nous vĂźmes une isle cl’une grande lieue de tour son sol Ă©tait bas au centre on voit une piĂšce d’eau ; elle est couverte de verdure ; nous n’y vĂźmes ni cocotiers, ni habitans ; mais beaucoup d’oiseaux , et nous l’appellĂąmes Isles des Oiseaux, Bird-Island . Dans l’apiĂšs-midi, nous vĂźmes une double rangĂ©e d’isles basses, boisĂ©es, jointes par des rochers, formant comme une seule isle ovale avec un lac au milieu ; nous lui donnĂąmes le nom d ’ Isle de laChaine, parce qu’elle en avait l'apparence; elle est Ă  quarante-cinq lieues de celle des Oiseaux , et en a cinq de long ; ses arbres sont Ă©levĂ©s au travers s’élevait de la fumĂ©e , ce qui nous annonçait qu’elle Ă©tait habitĂ©e. Le 10, l’air et la mer s’agitĂšrent , nous eĂ»mes de la pluie et des Ă©clairs , mais quand la brume fut dissipĂ©e, nous vĂźmes l’isle Maitea ; c’est celle que le capitaine Wallis appella Osnabrug ; elle a une lieue de tour, est haute , ronde , n’offre qu’un rocher nud en des endroits , et des arbres en d’autres; du cĂŽtĂ© du nord elle a la ligure d’un chapeau, dont la tĂȘte est fort haute. Enlin , nous crĂ»mes appercevoir l’isle que nous cherchions; nous disputĂąmes tout un jour pour dĂ©cider si c’était en effet une isle ou seulement un nuage mais le lendemain nous la reconnĂ»mes pour celle que le capitaine Wallis avait nomin Ă©elsle de Geoj'ges III. Le la au matin, nous vĂźmes plusieurs pire- de Jacques Cook; f>j guĂ©s en partir , et s'approcher de nous sans vouloir venir Ă  bord ; les insulaires portaient de jeunes planes et des branches d’un arbre qu’ils appellent E’midho , tĂ©moignages de paix et d’amitiĂ© qu’ils nous tendirent, en nous faisant des signes que nous ne comprĂźmes pas d’abord ; nous conjecturĂąmes qu'ils dĂ©siraient que nous les attachassions Ă  des parties remarqua blĂ©s de notre bĂątiment; nous les mĂźmes tt nos agrĂšs, et ils furent trĂšs-satisfaits ; nous achetĂąmes leurs fruits, et continuant de naviguer Ă  basses voiles , nous vĂźnmes jeter l'ancre dans la baie de Fort-Royal , nommĂ©e par les habitans Matavai. BientĂŽt nous fĂ»mes environnĂ©s de pirogues qui nous apportaient des cocos , des fruits Ă  pain. et d'autres fruits en Ă©change de nos verroteries. Parmi eux Ă©tait le vieillard qui avait Ă©tĂ© si utile au capitaine Wallis ; on lui donna mille tĂ©moignages de bienveillance pour se l'attacher. Comme notre sĂ©jour devait ĂȘtre long dans cette isle , nous fĂźmes des rĂ©gleinens pour le commerce, afin que nos marchandises ne baissassent pas de prix ; quelques officiers avaient droit de le faire ; on imposa des peines Ă  ceux qui distrairaient quelque chose du vaisseau , qui en, Ă©gareraient , qui seraient des Ă©changes pour acquĂ©rir d’autres objets que des comestibles , qui feraient tort ou insulte aux habitans. Nous descendĂźmes ensuite , Mrs. Banks , Solander et moi, avec un dĂ©tachement de soldats , et notre ami O wha-w ; plusieurs centaines d’habĂźtans nous annonçaient par leurs regards que nous Ă©tions les C 3 38 Premier Voyage bien-venus ; mais ils nous craignaient chacun d’eux avait une branche verte Ă  la main, nous en prĂźmes comme eux y ils les placĂšrent sur un terrain nĂ©tayĂ© prĂšs de l’aiguade, et nous les imitĂąmes ; ils semblĂšrent alors perdre leur timiditĂ©, ils devinrent familiers, et nous leur fĂźmes de petits prĂ©sens. Nous continuĂąmes cependant notre marche au travers de bocages chargĂ©s de noix de cocos et de fruits Ă  pain , Ă  la vue de leurs habitations , cpui la plupart n’ont qu'un toit sans enceinte , sans murailles mais nous remarquĂąmes avec regret que dans toute notre course , nous n’avions vu que deux cochons et point de volaille ceux qui avaient Ă©tĂ© du voyage du Dauphin , voulurent nous mener vers le palais de la reine , et nous n’en trouvĂąmes pas mĂȘme les vestiges nous revĂźnmes Ă  notre bĂątiment. Le lendemain , nous vĂźmes arriver deux pirogues d'indiens qui , parleur extĂ©rieur, parurent ĂȘtre de la tribu des nobles deux d’entr’eux se choisirent des amis ; l’un me donna la prĂ©fĂ©rence, l’autre pritMr. Banks , et iis nous revĂȘtirent de leurs habillemens ; en retour n ous leur donnĂąmes une hache et des verroteries ; ils nous invitĂšrent Ă  nous rendre dans les lieux qu’ils habitaient, et nous y allĂąmes dans deux bateaux, Mrs. Banks , Solarider et moi, suivis de nos officiers et de deux Indiens. Nous dĂ©barquĂąmes Ă  une lieue de lĂ  , au milieu d’un grand nombre d’habitans on nous mena dans une maison vaste oĂč nous vĂźmes un homme d’un moyen Ăąge pommĂ© Tootahah , et l’on nous jnvita Ă  nous de Jacques Cook. 3$ asseoir vis-Ă -vis de lui sur des nattes. Tootahah, nous fit piĂ©sentd’un coq , d’une poule, et d’une, piĂšce d’étoffe, dont on nous ut sentir le parfum^ qui n’était pas dĂ©sagrĂ©able Mr. Banks donna en Ă©change un mouchoir de poche et une cravata, de soie bordĂ©e de dentelles , dont l’Indien se para tout de suite. Les femmes vinrent Ă  leur tour, et nous montrĂšrent tous leurs appartemens nul scrupule ne gĂȘnait leurs actions , nuis plaisirs ne paraissaient leur ĂȘtre dĂ©fendus ; des lieux ouverts , oĂč on avait Ă©tendu des nattes , leur paraissaient aussi convenables pour s’y livrer, quoi les rĂ©duits les plus secrets peuvent le paraĂźtre Ă  nos EuropĂ©ens. Nous quittĂąmes ce chef et le lieu qu’il habitait et suivant la cote , nous rencontrĂąmes un autre chef Ă  la tĂȘte d’un grand nombre d’insulaires ; il s'appelait Tubourrii - TamaidĂ© ; nous! reçûmes sa branche verte , nous lui en prĂ©sentĂąmes Ă  notre tour , et mettant la main sur la poitrine , nous prononçùmes le mot tdio qui nous parut signifier ami alors il nous offrit des vivres ; nous y dĂźnĂąmes avec du poisson , du fruit Ă  pain , des cocos , des fruits du plane apprĂȘtĂ©s Ă  leur maniĂšre. Une femme de notre hĂŽte nommĂ©e d'ornio , se plaça sur la mĂȘme natte queM. Banks , qui ne lui fit point accueil, can elle n’était ni jeune ni belle ; il appella une jeune fille , qui vint se placer de l’autre cĂŽtĂ© de Mr. Banks , et il la chargea de brillantes bagatelles qui lui firent grand plaisir ; cette prĂ©fĂ©rence ne fit point cesser les attentions de lp C A. 5fo PKEIIIU V O Y A O K princesse , qui lui prodiguait toutes les friandises qui Ă©taient devant elle, dont allait bien lorsque M. Sol and er se plaignit qu’on lui avait volĂ© une petite lunette dans un Ă©tui de chagrin , et Mr. Monkhouse sa tabatiĂšre; on porta des plaintes au chef, et Mr. Banks frappa la terre de son fusil avec une vivacitĂ© qui fit fuir toute la compagnie. Le chef affligĂ© , consternĂ© , le prit par la main , lui offrit plusieurs piĂšces d’étoffes ; mais M. Banks ne voulait que ce qu’on avait dĂ©robĂ©. Tubourdi sortit en faisant signe de l’attendre , il revint quelque temps aprĂšs avec la lunette et la tabatiĂšre ; la joie se peignait sur on. visage de la maniĂšre la plus expressive mais on ouvrit l’étui de la lunette , et on la trouva vuide ; le chef affligĂ© de nouveau , prit M. Banks par la main , sortit avec lui., et le conduisit le long de la cĂŽte ; Mrs. Solander et Monkhouse les suivirent ; ils entrĂšrent dans une maison oĂč Ă©tait une femme , Ă  qui le chef fĂźt signe de donner quelques verroteries elle sortit un instant aprĂšs , puis rentra contente de rapporter la lunette le chef voulut que M. Solander acceptĂąt une piĂšce d’étoffe en dĂ©dommagement , et il ne put la refuser. Ne connaissant ni la langue , ni la police , ni les mƓurs de ce peuple , on ne peut parler des moyens employĂ©s par les chefs pour retrouver les effets perdus ; mais on y vit beaucoup d’intelligence. Nous retournĂąmes Ă  notre vaisseau. Le lendemain nous reçûmes la visite des chefs; 51 nous apportĂšrent des cochons et des fruits ; de Jacques Cook. 4^ 31Ö1TS leur donnĂąmes des liaches et des toiles. Cependant nous n’avions pas trouvĂ© de havres plus commodes que celui oĂč nous Ă©tions , et nous nous y fixĂąmes suivi d’un dĂ©tachement , de Mrs. Banks , Solander et Green , je vins Ă  la pointe nord-est de la baie oĂč il n’y avait nulle habitation ; lĂ  nous marquĂąmes un terrein dĂ©fendu par le canon du vaisseau , et y Ă©levĂąmes une tente oĂč nous devions faire nos observations les habitans nous regardaient sans nous incommoder ; ils se tinrent derriĂšre la ligne que nous avions tracĂ©e, et nous tĂąchĂąmes de faire comprendre Ă  un des chefs et Ă  Owhaw que nous avions besoin de ce terrain pour y dormir , et qu’ensuite nous nous en irions l’opĂ©ration finie , nous plaçùmes une garde de i 3 soldats et un officier pour garder la tente , et rĂ©solĂ»mes d’aller visiter les bois oĂč nous soupçonnions qu’on avait retirĂ© les porcs et la volaille pour les dĂ©rober Ă  nos regards en avançant, M. Banks abattit trois canards d’un coup de fusil, qui imprima la terreur parmi les Indiens ; ils se jetĂšrent Ă  terre comme s’ils eussent Ă©tĂ© blessĂ©s, et ne revinrent que lentement de leur frayeur; nous continuĂąmes notre route ; mais nous n’étions pas encore bien loin lorsque nous entendĂźmes deux coups de fusil; nous revĂźnmes en hĂąte , et sĂ»mes bientĂŽt ce dont il s’agissait. Un Indien s’étant approchĂ© de la tente, avait arrachĂ© le fusil de la sentinelle , l’officier brutal avait ordonnĂ© de faire feu , et les soldats plus fĂ©roces encore avaient tirĂ© sur la foule qui s’enfuyait , composĂ©e de plus de cent 4a Premi er Vota g % personnes ; le voleur iLayant pas Ă©LĂ© tuĂ©, ils avaient couru sur lui et l’avaient assommĂ© ; lui seul perdit la vie. Owliaw rassembla quelques- uns des fuyards ; nous tĂąchĂąmes de leur faire comprendre que s’ils ne nous faisaient point de mal , nous ne leur en ferions jamais iis se retirĂšrent sans tĂ©moigner de dĂ©fiance ^ ni de res- -sentiment, et nous revĂźnmes au vaisseau mĂ©con- ‱tens de notre journĂ©e, et incertains de ce que ‱nous devions penser. Cette entreprise Ă©tait-elle l'effet d’un complot des Indiens , Owliaw le savait-il , le soupçonnait-il, voulait-il le prĂ©venir ? Chacune de ces conjectures avait ses raisons et ses partisans ; nous ne pĂ»mes jamais approfondir cette affaire ; nous blĂąmĂąmes nos soldats , mais le mal Ă©tait fait. Le lendemain aucun des habi- tans n’approcha le vaisseau , Owliaw lui-mĂȘme ne se montra pas nous amenĂąmes le vaisseau plus prĂšs de la cĂŽte , nous y descend'ines dans le lieu oĂč nous voulions Ă©lever une espĂšce de fort pour faire paisiblement nos observations astronomiques ; et les Indiens ne voyant point autour de nous d’appareil menaçant , se rapprochĂšrent sans nous tĂ©moigner moins d’amitiĂ© qu’autrefois nous reçûmes ensuite la visite de TubouraĂŻ et de Tootahali , ils portaient en main de jeunes bananiers , et ils ne montĂšrent au vaisseau que lorsque nous les eĂ»mes acceptĂ©s; ils nous apportĂšrent un cochon apprĂȘtĂ© et des fruits Ă  pain , en retour desquels nous leur ÂŁmes prĂ©sent d’une hache et d’un clou. i B avril, nous descendĂźmes pour Ă©levesr de Jacques Cook. ^3 notre fort nous creusĂąmes des retrancliemens et nous les bordĂąmes de piquets et de fascines ; loin de s’y opposer , les insulaires nous aidaient nous achetĂąmes d’eux tous les pieux dont nous nous servĂźmes , et nous ne coupĂąmes pas un arbre qu’ils n’y eussent consenti ; trois cĂŽtĂ©s de notre fort furent fortifiĂ©s par des fascines , le quatriĂšme l’était par une riviĂšre ; nous y descendĂźmes 6 piferriers ; les provisions ne nous manquĂšrent pas , nous en avions mĂȘme plus qu'il ne nous Ă©tait nĂ©cessaire ; les cochons seuls Ă©taient rares ; un grain de verre de la grosseur d’un pois Ă©tait le prix de 5 ou 6 cocos et d’autant de fruits Ă  pain. TnbouraĂŻ vint visiter dans la fort M. Banks, qui y avoit Ă©levĂ© un etente il amena avec lui sa femme , sa famille , le toit d’une maison , les matĂ©riaux pour la dresser , les ustenciles et les meubles necessaires pour l’habiter; la marque de confiance qu’il nous donnait en se fixant prĂšs de nous , fĂźt que nous redoublĂąmes d’attention pour lui il conduisit M r . Banks dans les bois , sous un hangar, et y revĂȘtit le savant Anglais de deux habits , l’un de drap rouge , l’autre d’une natte trĂšs-bien faite , puis il le conduisit Ă  sa tente , oĂč sa femme Tomio se rendit avec un jeune homme de 20 ans qu’on crut ĂȘtre son fils et qui ne l’était pas ; nous les accueillĂźmes, et ils ne se retirĂšrent que le soir. Ce chef aimait nos maniĂšres, il les imitait, se servait du couteau et de la fourchette comme nous , et nous visitait souvent. JM r . Moirkhouse nous dit qu’il avait vu le ca-. 44 Premier Voyage dĂąvre de l’homme que nos soldats avaient tuĂ© dans une espĂšce de hangar que nous allĂąmes visiter ce hangar Ă©tait joint Ă  la maison qu’il habitait durant sa vie , et prĂšs d’elle Ă©taient d’autres habitations Il avait i5 pieds de long, il de large ; sa hauteur Ă©tait proportionnĂ©e Ă  ces dimentions ; un cĂŽtĂ© Ă©tait ouvert, les autres sennes d’un treillage d’osier le cadavre Ă©tait dans un chĂąssis de bois sur des nattes , couvert d’une Ă©toffe blanche ; Ă  ses cĂŽtĂ©s Ă©taient ses armes, et prĂšs de sa tĂȘte des coques de noix de cocos ; Ă  ses pieds Ă©taient une pierre , une baguette seche, des feuilles vertes liĂ©es ensemble prĂšs de lĂ  encore Ă©taient une tige de plane , symbole de la paix , des noix de palmier , et au sommet de l’arbre une coque remplie d’eau douce l Ă  un des poteaux Ă©toit suspendu un sac, oĂč l’on voyait des tranches de fruits Ă  pain , les unes gĂątĂ©es , les autres fraĂźches encore. Pendant que j’observais cet hangar, les habitans nous examinaient avec inquiĂ©tude j ils parurent joyeux lorsque nous nous retirĂąmes. Cependant nous nous occupions Ă  observer , Ă  dessiner, mais notre meilleur peintre Ă©tait mort Ă  la rade les mouches incommodaient notre peintre en histoire naturelle ; elles man- geaientles couleurs Ă  mesure qu’on les Ă©tendait sur le dessin ; il fallut s’environner d’un filet. Le* habitans nous apportaient les haches qu’ils avaient reçues du Dauphin , pour nous prier de les aiguiser; parmi celles-lĂ  nous en vĂźmes une que les Français leur avaient donnĂ©e. Leurs e Jacobs Cook. 45 s'ois se rĂ©pĂ©taient assez souvent, les chefs mĂȘme ne dĂ©daignaient pas d'en faire, mais on les en accusa quelquefois Ă  tort c’est ainsi que M r - Banks ayant perdu son couteau , accusa Tu- bouraĂŻ de le lui avoir pris ce bon Indien Ă©tait dĂ©solĂ© de ce qu'on ne le retrouvait pas, lorsqu’un domestique de l’Anglais, qui l’avait placĂ© dans un endroit la veille, alla l’y chercher ; le chef exprima dans ses gestes, dans ses regards, l’émotion qui l’agitait ; il pleura , sortit de la tente, et vint Ă  M r . Banks pour lui reprocher ses soupçons 5 celui-ci en fut affligĂ© , et chercha par des prĂ©sens Ă  lui faire oublier l'injustice qu’il lui avait faite $ il y rĂ©ussit. L’Indien revint quelque temps aprĂšs au fort, il y d na, et s'en retourna sur le soir ; mais bientĂŽt aprĂšs il rentra dans la plus grande agitation, prit M r . Banks par la main, le conduisit dans un lieu oĂč Ă©tait le boucher du vaisseau , et fit entendre que cet homme avait voulu tuer sa femme avec une faucille on sut en effet, qu'ayant vu une hache de pierre, le boucher l’avait demandĂ©e en Ă©change d’un clou , que sur le refus de la femme, il avait jetĂ© le clou , pris la hache, et l’avait mĂ©nacĂ©e de lui couper la gorge. Le crime fut constatĂ© ; il fut puni aux yeux des Indiens le boucher fut dĂ©pouillĂ©, attachĂ© aux agrĂšs, et battu de verges au premier coup les Indiens demandĂšrent grĂące pour lui, et ne pouvant l'obtenir, ils versĂšrent d’abondantes larmes. Ils en rĂ©pandent avec facilitĂ© ; nn faible chagrin semble les jeter dans le dĂ©sespoir, mais l’instant aprĂšs, le sourire Premier. "Voyage renaĂźt sur leur visage , qui reprend bientĂŽt sa premiĂšre sĂ©rĂ©nitĂ© ils sont encore, pour ainsi dire, des en sans trĂšs-sensibles Ă  l’objet prĂ©sent, bientĂŽt ils l’oublient, leurs peines sont courtes et vives, mais le plaisir leur succĂšde presque dans le mĂȘm einstant ils projettent, et ne pensent plus Ă  exĂ©cuter, si quelques instans sĂ©parent le moment de l’exĂ©cution de celui oĂč ils formĂšrent le projet. Les environs de notre fort Ă©taient devenus un place de marchĂ© frĂ©quentĂ©e ; parmi les Indiens qui y accouraient, un officier qui avait Ă©tĂ© de l’expĂ©dition du Dauphin reconnut Oberea , dans une femme assise modestement parmi les autres, et tous les regards se fixĂšrent sur elle ; sa taille Ă©tait Ă©levĂ©e , son teint blanc , ses yeux pleins de SensibilitĂ© et d’intelligence j il ne lui restait que des ruines de sa beautĂ© passĂ©e , quoiqu’elle n’eĂ»t qu’environ 4° ans. On la reçut sur le vaisseau avec distinction , On lui fit des prĂ©sens ; mais ce qui la charma le plus, ce fut une poupĂ©e elle fit porter en Ă©change un cochon et des fagots de plane au fort nous rencontrĂąmes Tootahah , qui parut mĂ©content des Ă©gards que nous avions pour Oberea , et fut jaloux du don de la poupĂ©e j il fallut lui en donner une semblable pour satisfaire sa jalousie enfantine bientĂŽt il la nĂ©gligea et n’y pensa plus. M r . Banks alla visiter le lendemain Oberea, ilia trouva couchĂ©e encore et dans les bras d’un jeune homme craignant d’avoir Ă©tĂ© indiscret, il se hĂątait de se retirer, mais on lui fit bientĂŽt .entendre que ces amours -DE J A C Q. U E S GO O K. ^ n’avaient rien d’extraordinaire „ ni de honteux $ il attendit un instant, la princesse , qui fat bientĂŽt habillĂ©e , et le revĂȘtit lui-mĂȘme, d’étoffes dĂźnes. Une visite qu’il Et Ă  TubouraĂŻ qu’il trouva avec sa fille trĂšs-affligĂ© et versant des larmes , fit naĂźtre parmi nous des inquiĂ©tudes j on se ressouvint qu’Ovvhaw avait dit trois jours auparavant que dans quatre jours nous tirerions nos grandes piĂšces d’artillerie $ on craignit quelque entreprise violente * on doubla les gardes t on fut plus vigilant, plus actif, sans pourtant avoir plus de raisons de l’ĂȘtre , car nos fortifications et nos armes nous mettaient en sĂ»retĂ©, et les Indiens Ă©taient paisibles. Le jour oĂč l’on avait craint une attaque, Tomio accourut au fort , entraĂźna dans sa maison M r . Banks , Ă  qui les Indiens s’adressaient toujours dans leurs peines, et lui fit entendre en chemin que TubouraĂŻ Ă©tait mourant, et que nous l’avions empoisonnĂ© on lui apporta une feuille que le chef avait vomi ; il ouvrit la feuille, et y vit un morceau de tabac , qu’il avait, demandĂ© Ă  nos gens, qu’il voyait lĂ© tenir dans leur bouchĂ©, et il l’avait mĂąchĂ© et avalĂ© il croyait toucher Ă  sa derniĂšre heure , mais l’Anglais lui fit donner du lait de cocos , qui lui rendit la santĂ© et la gaĂźtĂ©. Dans le mĂȘme temps je rendais Tootahah aussi heureux que TubouraĂŻ TĂ©tait, en lui donnant une hache de fer faite sur le modĂšle de la hache de pierre dontcepeuplesesert il abandonna tous les objets qu’on avait Ă©talĂ©s Ă  ses yeux , pour se saisir de 48 'Premier. Voyage celui-lĂ , et craignant que je ns me repentisse de la lui avoir donnĂ©e , il s’ensuit avec elle transportĂ© de joie. Un autre des chefs de ces Indiens nous donna un exemple de l’orgueil ou , de la vanitĂ© des nobles il vint dĂźner avec nous; mais accoutumĂ© Ă  se faire mettre les morceaux dans la bouche par ses femmes , on lui prĂ©senta en vain les mets qu’on jugeait devoir lui ĂȘtre les plus agrĂ©ables , il n’y toucha pas , il fallut lui faire mettre les alimens dans la bouche pour qu’il en prĂźt. AprĂšs avoir dressĂ© notre observatoire, nous descendĂźmes pour placer notre quart de nouante , et nous ne le trouvĂąmes plus nous le fĂźmes chercher avec soin dans le fort, sur le vaisseau ; on promit en vain des rĂ©compenses Ă  celui qui indiquerait le voleur ; on ne put le retrouver. Nous pensĂąmes enfin que les Indiens l’auraient volĂ© , et Mr. Banks, suivi de Mr. Green , courut dans les bois pour s’informer du voleur ; il rencontra TubouraĂŻ qui, avec des brins de paille , lui montra sur sa main la figure d’un triangle ; il vit que nos conjectures Ă©toient fondĂ©es , et dit au chef qu’il voulait aller tout de suite oĂč l’instrument avait Ă©tĂ© portĂ© ils allĂšrent vers le couchant de l’isle , s’informant du voleur dans toutes les maisons , et se faisant montrer le lieu oĂč il avait portĂ© ses pas ; ils marchaient rapidement , quelquefois ils couraient, quoiqu’il fĂźt trĂšs chaud ; enfin aprĂšs avoir grimpĂ© une montagne pendant plus d’une heure, on leur montra un endroit Ă  une lieue de lĂ , oĂč devait ĂȘtr l’instrument B E jACQf ES C Ö O K. 49 l’instrument volĂ©. Cependant Mr. Banks sentit qu'il s’exposait ; il n’avait sur lui qu’une paire de pistolets , et les Indiens pouvaient ĂȘtre moins dociles dans ces lieux Ă©cartĂ©s ; il m’envoya un homme pour me prier de venir au-devant de lui avec un dĂ©tachement, et continua sa route ils arrivĂšrent Ă  cette habitation , oĂč ils virent un Otahitien tenant en main une partie de l’instrument qu’on cherchait on s’arrĂȘta , les Indiens s’assemblĂšrent, et la vue d’un des pistolets les lit ranger en cercle autour des deux Anglais et de TubouraĂŻ. Alors Mr. Banks ordonna qu’on rapportĂąt au milieu du cercle tracĂ© sur l’herbe , la boĂ«te du quart de nouante, plusieurs lunettes , un pistolet de selle qu'on lui avait volĂ© peu de temps auparavant tout fut rapportĂ© , mais Mr. Green s’apperçut qu’il manquait le pied et quelques autres parties de sa machine ; on lit ds nouvelles recherches , on en rapporta quelques - unes , on promit de faire rendre le pied, et l’on revint au fort je rencontrai la troupe Ă  deux milles du fort, et nous nous en retournĂąmes trĂšs - contens ; mais en arrivant nous trouvĂąmes les Indiens dans la douleur Ă  la porte du camp ; Mr. Banks y entra, suivi de TubouraĂŻ , ils virent Tootahah prisonnier TubouraĂŻ se jeta dans ses bras , l'arrosa de ses larmes , par-tout on entendait des sanglots , on croyait que nous l’allions faire mourir j’arrivai bientĂŽt aprĂšs , et m’informai de la cause du tumulte ; j’appris que la nouvelle du vol qu’on {tous avait fait et mon dĂ©part Ă  la tĂȘte d’un, dĂ©ta- Torne J, p So Premier V o t a c e ehernen t avaient alarmĂ© les Indiens, qu’ils commencĂšrent bientĂŽt Ă  emporter leurs effets et Ă  s’éloigner du fort ; que nos soldats, Ă  qui j’avais dĂ©fendu de laisser partir deepirognes , de peur qu’on n’y emportĂąt notre instrument , voyant une double pirogue s’éloigner, avaient couru sur elle et l’avaient arrĂȘtĂ©e ; qu’ils y avaient trouvĂ© Tootahah , et qu’on l’avait amenĂ© prisonnier. Je le fis relĂącher tout de suite ; il fut reçu par les Indiens avec des transports de joie difficiles Ă  dĂ©crire; lui-mĂȘme, qui croyait toucher Ă  son dernier moment , se voyant en libertĂ© , nous força de recevoir deux cochons , que nous ne primes qu’à force de sollicitations, parce que nous sentions ne pas mĂ©riter sa reconnoissance; il le sentit comme nous le lendemain, puisqu’il nous envoya demander en Ă©change une hache et une chemise ; pour nous reconcilier avec lui, nous voulĂ»mes les lui porter nous-mĂȘmes. Cependant, les Indiens, indignĂ©s ou effrayĂ©s, ne nous apportaient plus de provisions , et Mr. JBanks fut obligĂ© d’aller dans les bois visiter TubouraĂŻ pour en obtenir quelques corbeilles de fruits Ă  pain il rĂ©ussit ; mais on se plaignit avec amertume du traitement fait Ă  Tootahah ; peut-ĂȘtre en effet eut-il Ă  essuyer des brutalitĂ©s de la part de nos soldats notre visite nous reconcilia avec lui en nous y rendant , nous trouvĂąmes le rivage bordĂ© d’une foule d'Otahi tiens , au milieu desquels un grand homme de bonne mine,armĂ© d’un bĂąton blanc dont il frappait les Indiens , nous Ht faire un passage j ou nous criait Taio Too- de Jacques C o o k. Si taĂźiah , Tootahah est votre ami . Nous le trouvĂąmes assis sous un arbre , environnĂ© de vieillards vĂ©nĂ©rables nous lui donnĂąmes une hache , nous le revĂȘtĂźmes d’un habit de drap fait Ă  la mode de son pays ; il fĂźt donner la chemise are grand homme qui nous avait reçu , et pour lequel il desirait que nous eussions des attentions particuliĂšres. Oberea et d’autres femmes Ă©taient placĂ©es prĂšs dĂ© nous. Tootahah sortit, et nous fĂźt dire qu’il nous attendait nous le trouvĂąmes sous la banne de notre propre bateau, oĂč-il nous fĂźt signe d’entrer, et nousy offrit des rafraĂźchisse-, mens ; nous en prĂźmes pour lui complaire , puis il sortit, et dans quelques minutes on vint nous inviter Ă  le suivre ; il Ă©tait dans une grandes place qui touchait Ă  sa maison , palissadĂ©e des bambous de trois pieds de haut lĂ  , il voulut nous donner un divertissement nouveau' c’était un combat de lutte le chef et les principaux Ă©taient placĂ©s dans la partie supĂ©rieure de l’aiii- pliitéùtre, nos siĂšges v Ă©taient aussi, mais nous prĂ©fĂ©rĂąmes d’ĂȘtre en libertĂ© parmi Les spectateurs t nous vĂźmes entrer dans l’arĂȘne dix ou douze' hommes n’ayant de vĂȘtement qu’une ceinture ; ils en firent lentement le tour , les regards baissĂ©s , la main gauche sur la poitrine ; de la main droite ouverte, ils frappaient souvent avec raideur l’avant-bras de l’autre , comme pour ses dĂ©fier d’autres atliletes les suivirent ; il sĂ« fĂźt des dĂ©fis particuliers , en appuyant sur la poitrine leurs doigts joints et remuant vivement les coudes de haut Lst btttz ; si le lutteur acceptait Ig ß % Premier Voyagb dĂ©fi , il faisait les mĂȘmes signes ; alors ils est venaient aux mains ; ils cherchaient Ă  se saisir ou par la cuisse , ou par la ceinture , ou par la main , ou par les cheveux , et le plus fort renversait hautre , et les vieillards applaudissaient aux vainqueurs par quelques mots , que l’assemblĂ©e rĂ©pĂ©tait en chƓur , et faisait suivre de grands cris de joie le vainqueur paraissait sans orgueil et le vaincu sans chagrin ni honte d’autres couples succĂ©daient Ă  ceux-lĂ  ; si aucun, des deux n’était renversĂ© , ils se quittaient d’un commun accord et en allaient dĂ©fier d’autres. Pendant que ceux-ci luttaient , d’autres dansaient ; rien ne troublait la bienveillance et la joie universelles , quoiqu’il y eĂ»t au moins cinq cents spectateurs. Ce spectacle dura deux heures, il finit par un dĂźner que Tootahah fit porter au vaisseau. Notre rĂ©conciliation avec lui ramena l’abondance dans le marchĂ© 5 cependant la verroterie perdait de son prix , il fallut enfin montrer nos doux , et le marchĂ© alors fut bien garni les cochons seuls y Ă©taient toujours rares , et quelques-uns d’entre nous allĂšrent visiter la partie orientale de l’isle , pour voir si l’on ne pourrait point y en acheter , ainsi que de la volaille ; ils y virent des cochons et une tourterelle ; mais tout, disait-on , y appartenait Ă  Tootahah , qui gouvernait en souverain cette partie de l’isle nous sĂ»mes depuis qu’il exerçait l’autoritĂ© au nom d’un mineur que nous n’avons point vu. Mr. Green remarqua dans cette partie de l’ pn arbre de 6s verges de circonfĂ©rence ç’était us Jacques Cook. 53 un figuier dont les branches recourbĂ©es vers la terre y avaient pris de nouvelles racines , et ces tiges jointes ensemble semblaient n’en faire qu’une. Une forge que nous avions Ă©tablie donnait un nouvel aliment Ă  la curiositĂ© des Indiens ; ils regardaient fabriquer nos instrumens , souvent ils priaient de leur en faire avec du vieux fer qu'ils avaient reçu du Dauphin nous fĂźmes plaisir Ă  Oberea en lui raccommodant une hache rompue ils ne pouvaient prononcer nos noms , ils les changeaient ou par la disposition de leurs organes , ou en leur donnant un sens relatif Ă  ce qui les avait frappĂ©s dans chacun de nous. Pour eux Cook Ă©tait Toute ; Solander , Torano ; Banks , Tapane ; Green , EterĂ©e , etc. Le 21 Mai , nous reçûmes la visite de deux femmes et d’un homme que nous n'avions point vus encore , et qui nous abordĂšrent avec des cĂ©rĂ©monies singuliĂšres voyant M. Banks s’approcher , elles firent quinze pas , puis s'arrĂȘtĂšrent, et lui firent signe d’en faire autant alors elles jetĂšrent Ă  terre une douzaine de jeunes planes et quelques petites plantes , et un homme qui paraissait un domestique , passa Ă  six reprises diffĂ©rentes , et remit Ă  chaque tous une branche Ă  Mr. Banks. TupĂŻa , Indien affectionnĂ© aux Anglais, recevait et plaçait les rameaux, puis un autre homme apporta un grand paquet d’étoffes j, il y en avait neuf piĂšces , et en ayant mis trois l’une sur l’autre, Oorattooa , la principale de ces femmes, monta sur ces Ă©toffes , releva, ses. D 3 NH Premier, Voyage vĂȘtemcns jusqu’à la ceinture , et en fit trois fois 3e tour Ă  pas lents , avec beaucoup de sĂ©rieux , de sang-froid ; avec un air d’innocence et de simplicitĂ© difficile Ă  peindre ; l’homme remit encore trois piĂšces sur les autres , la dame recommença sa cĂ©rĂ©monie, elle la fit encore quand on eut accumulĂ© les neuf piĂšces ; ensuite on replia les Ă©toffes et on les offrit Ă  Mr. Banks , qui leur donna aussi tout ce qu’il put croire leur ĂȘtre agrĂ©able aprĂšs avoir demeurĂ© une heure dans la tente , elles se retirĂšrent. Une aventure faillit de nous rĂ©duire encore Ă  la disette. Mr. Banks se promenant avec son fusil, il rencontra TubouraĂŻ qui lui arracha subitement son fusil, le banda, et lĂącha la dĂ©tente', mais le coup ne partit pas ; c’était un objet important pour les Anglais de cacher aux insulaires comment on maniait cette arme , et Mr. Banks fit des dĂ©fenses plus sĂ©vĂšres contre ceux qui oseraient les toucher, et y joignĂźt des menaces. TubouraĂŻ les Ă©couta, puis quand l’Anglais fut Ă©loignĂ© , il partit avec toute sa famille pour sa maison d’Eparre nous craignĂźmes les suites de son ressentiment, et Mr. Banks le suivit pour le ramener ; il le trouva affligĂ© , racontant son aventure Ă  ses compatriotes , et une de ses femmes , en voyant les Anglais, se dĂ©chira le front avec une dent de goulu de mer. On ne perdit pas un instant pour les consoler en montrant au chef qu’on ne lui voulait point de mal, il se calma , et revint au fort passer la nuit, pendant laquelle su Indien essaya encore de nous voler. D U Jacques Cook. 65 Le lendemain neus dĂ©sirĂąmes que TubouraĂŻ et sa femme assistassent au service divin ; on pensait qu’il nous ferait des questions qui nous donneraient lieu de l’instruire; il y assista , imita notre silence , se leva , se mit Ă  genoux , puis se retira sans nous rien demander le soir, les Indiens nous montrĂšrent Ă  leur tour une de leurs cĂ©rĂ©monies un jeune homme et une fille satisfirent leur penchant amoureux en public et sans y attacher aucune idĂ©e d’indĂ©cence. Un acte d’un autre genre vint fournir matiĂšre Ă  nos rĂ©flexions On nous vola une de nos piĂšces d’eau pendant la nuit , et le lendemain nous ne vĂźmes pas un Indien qui ne fĂ»t instruit, pas uns qui ne fĂ»t disposĂ© Ă  nous indiquer oĂč nous pourrions retrouver l’effet perdu ; quelque temps aprĂšs , TubauraĂŻ nous avertit qu’on devait le lendemain nous voler un autre tonneau , et il voulut coucher auprĂšs pour l’empĂȘcher , mais nous crĂ»mes qu’il suffisait d’y placer une sentinelle , qui en effet apperçut un Indien s’approcher Ă  minuit, et se retirer lorsqu’il vit un soldat qui veillait sur ce qu’il allait faire. Le chef qui nous avait averti du complot , avait rĂ©sistĂ© jusqu’alors Ă  la tentation , au penchant commun Ă  tous ses compatriotes, et on ne se dĂ©fiait point de lui; il vit un panier oĂč il y avait de grands clous, et en escamota successivement cinq on l’apperçut dĂ©robant le dernier, il parut affligĂ© ? rendit un des clous et promit de rendre les autres ; mais au - lieu de le faire , il se retira avec sa famille ; on ne crut pas devoir le recherches? P 4 56 Premier V o t a g e encore ; il revint de lui-mĂȘme , ne reçut qu’un accueil glacĂ© , et se retira mortifiĂ© ; mais on ne put lui persuader de rendre les clous pour recouvrer notre amitiĂ©. Le 27, nous allĂąmes rendre visite Ă  Tootahah, qui nous y invitait depuis quelque temps nous le trouvĂąmes Ă  Atahourou , presque au midi de l’isle , assis sous un arbre , environnĂ© d’un grand nombre d’Otahitiens ; nous lui offrĂźmes un habit et un jupon d’étoffe qui lui plurent; il voulut faire tuer un cochon pour souper et nous en promit d’autres ; mais comme nous dĂ©sirions moins de souper que de nous procurer des rafraĂźchis- semens , nous le priĂąmes de ne pas le tuer , et nous soupĂąmes avec les fruits du pays. Nous nous couchĂąmes Ă  la nuit dans des pirogues. Mr. Banks alla dans celle d’Oberea » oĂč il se dĂ©shabilla , et elle lui promit qu’elle veillerait sur ses habits ; il s’endormit tranquillement; sur les onze heures il se rĂ©veille , et pressĂ© par un besoin , il cherche ses habits et ne les trouve plus il Ă©veille Oberes , qui se lĂšve , allume des flambeaux, et paraĂźt chercher les effets perdus. Tootahah se rĂ©veille aussi , sort de sa pirogue , et joint ses perquisitions Ă  celles d’Oberea ; les habits ne se retrouvent point. M. Banks n’avait que ses culottes ; on lui avait pris son habit, sa veste, ses pistolets , sa boĂźte Ă  poudre et d’autres effets ; il lui restait encore un fusil, mais il n’était point chargĂ© , et il commença Ă  craindre pour lui- mĂȘme , parce qu’il Ă©tait seul et ignorait oĂč nous pouvions ĂȘtre ; il sut cacher sa crainte et ses de Jacques Cook; 5j soupçons, parut satisfait des recherches qu’on avait faites , confia son fusil Ă  Tupia et se recoucha ; mais bientĂŽt aprĂšs il entendit de la musique , il vit des lumiĂšres c’était un concert qui se prĂ©parait, et il espĂ©ra nous y trouver ; il vint presque nud Ă  Len droit oĂč le son se faisait entendre ; il m’y trouva avec trois autres personnes du vaisseau , et nous le consolĂąmes de sa triste aventure , en lui montrant que nous avions Ă©tĂ© aussi maltraitĂ©s que lui quoique je n’eusse pas dormi de toute la nuit, on m’avait volĂ© mes bas mĂȘme que j’avais placĂ©s sous mon chevet. Quoique mal vĂȘtus , nous Ă©coutĂąmes la musique ; elle Ă©tait composĂ©e de quatre tambours , de plusieurs voix et de trois flĂ»tes Ă  deux trous, dans lesquelles en soufflait avec les narines. Ce concert dura une heure , puis nous allĂąmes nous recoucher , aprĂšs ĂȘtre convenus de ne pas nous plaindre et de nous rassembler Ă  la pointe du jour. Alors Mr. Banks fut revĂȘtu par Oberea de quelques vĂȘteinens Otahitiens ; il reprit son fusil, que Tupia lui avait gardĂ© fidĂšlement, et vint nous rejoindre. Le docteur Solander Ă©tait le seul qui n’eĂ»t pas Ă©tĂ© volĂ©; nous ne pĂ»mes persuader Ă  Tootahah et Ă  Oberea de faire des dĂ©marches pour retrouver nos habits, que nous ne revĂźmes plus ; nous avions lieu de supçonner nos hĂŽtes d’ĂȘtre complices du vol ; nous demandĂąmes en vain les cochons qu’on nous avait promis , celui mĂȘme que nous avions Ă©pargnĂ© le soir prĂ©cĂ©dent $ il fallut nous en retourner, dĂ©pouillĂ©s , mĂ©con- tens, et sans autre provision que ce que nous M Premier Voyage avions achetĂ© du boucher et du cuisinier du prince. En nous en retournant nous eĂ»mes un spectacle qui nous consola de nos disgrĂąces j nous v'mes dix ou douze Indiens qui se plaisaient Ă  nager au milieu de lames effrayantes qui semblaient devoir Ă  chaque instant les mettre en piĂšces contre les rocs oĂč elles se brisaient lorsque les vagues brisaient prĂšs d’eux , ils plongeaient , et ils reparaissaient de l’autre cĂŽtĂ© avec une adresse et une facilitĂ© inconcevables ils trouvĂšrent l’arriĂšre d’une vieille pirogue qu’ils poussĂšrent devant eux jusqu’à une assez grande distance de la mer j alors deux ou trois d’entre eux se mettaient dessus, et tournant le boutquarrĂ© contre la vague, ils Ă©taient chassĂ©s vers la cĂŽte avec une rapiditĂ© incroyable $ ordinairement la vague brisait sur eux avant qu’ils sussent Ă  moitiĂ© chemin , et alors ils plongeaient et se relevaient d’un autre cĂŽtĂ© , en tenant toujours les dĂ©bris de la pirogue j ils se remettaient Ă  nager de nouveau, su large , et revenaient ensuite par la mĂȘme manƓuvre ; nous contemplĂąmes pendant une heure cette scĂšne Ă©tonnante, et elle nous fit comprendre quelle force l’homme peut acquĂ©rir par i’exercice, et quelles facultĂ©s il peut dĂ©velopper. l e jour oĂč nous devions observer le passage de VĂ©nus approchait, et pour ĂȘtre plus assurĂ©s d’y rĂ©ussir, nous rĂ©solĂ»mes de nous disperser j’envoyai quelques-uns de mes officiers dans la partie orientale de l’isie avec des instrumens, et d’autres suivis de Mr. Banks et de TubouraĂŻ „ dans l’isle d ’lmao ou Ei/nao 2 situĂ©e Ă  sept lieues de Jacques Cook. §9 au couchant et appelĂ©e par le capitaine Wallis Isle du Duc d’York ; ils y arrivĂšrent pendant la nuit j et tandis que Mrs. Gore et Monkhouse , prĂ©paraient les instrumens et les tentes sur un lit de sable blanc qui se trouvait au centre d’un, grand rocher, Mr. Banks , suivi des insulaires d’Otahiti , alla dans l’intĂ©rieur de l’isle acheter des provisions il trouva tout en ordre lorsqu’il revint, les tĂ©lescopes furent fixĂ©s et Ă©prouvĂ©s la soirĂ©e fut trĂšs-belle , chacun fit la garde Ă  son tour pendant la nuit, on rapportait en rentrant dans la tente des craintes ou des espĂ©rances pour le lendemain ; le temps est toujours serein disait l’un ; il s’obscurcit, disait un autre. On fut debout Ă  la pointe du jour , 3 e . Juin ; on vit le soleil se lever sans nuage ; et tandis que Mrs. Gore et Monkhouse se disposaient Ă  observer, M. Banks vint se placer sous un arbre pour faire ses Ă©changes avec les insulaires pour n’en pas ĂȘtre incommodĂ© , il traça un cercle autour de lui qu’il ne leur permit pas de passer il trouva que les productions d ’lmao Ă©taient les mĂȘmes que celles d’Otahiti, et que leurs habitans se ressemblaient ; il y reçut la visite du roi de l’isle Tarrao et de sa sƓur Nuna ; il les introduisit dans son cercle, leur fit prĂ©sent d’une hache , d’une chemise , de quelques verroteries , en Ă©change d’un chien , d’un cochon , et des fruits du pays qu’il en avait reçus il les mena vers l’observatoire, leur montra la planĂšte au-dessus du soleil, et tĂącha de leur faire comprendre que c’était pour observer ce phĂ©nomĂšne que ses com- tfo Premier Voyage pagnons et lui avaient quittĂ© leur pays. Le passage de VĂ©nus fut suivi dans nos trois observatoires avec la plus grande facilitĂ© ; mais la jois que nous en ressentĂźmes fut troublĂ©e par le vol d'un cent pesant de clous fait par nos matelots. On ne dĂ©couvrit qu'un des voleurs qui avait sept clous , mais on ne put lui faire rĂ©vĂ©ler ses complices. Peu de jours aprĂšs , il mourut Ă  Otaliiti une vieille parente de Tomia , ce qui nous fournit l’occasion d’observer les funĂ©railles de ces peuples. Au milieu d’une petite place quarrĂ©e , pa- lissadĂ©e de bambous , ils dressĂšrent sur deux poteaux le pavillon d’une pirogue et placĂšrent le corps dessous sur un chĂąssis , couvert d’une belle Ă©toffe, ayant prĂšs de lui des provisions , alimens prĂ©parĂ©s, comme nous le pensions, pour l'esprit du dĂ©funt; mais TubouraĂŻ nous fĂźt entendre qu’ils Ă©taient une offrande Ă  leurs Dieux, et un tĂ©moignage de respect vis-Ă -vis le quarrĂ©, les parens s’assemblaient pour s’affliger ensemble; au-dessous du pavillon , Ă©tait une multitude de piĂšces d’étoffes sur lesquelles les pleureurs avaient versĂ© des larmes et du sang sorti des blessures qu’ils se faisaient avec la dent du goulu de mer. A quelques pas sont deux petites huttes ; dans l’une quelques parens du dĂ©funt rĂ©sident habituellement ; demeure le principal personnage de deuil , lequel est toujours revĂȘtu d'un habillement singulier, et qui, quelques jours aprĂšs ', devait exĂ©cuter des cĂ©rĂ©monies Bizarres. M. Banks, ctarieux de les voir, et ne le v » lACQfss Cook, 6 1 ‱pouvant s’il n’y jouait un rĂŽle, y consentit on le dĂ©pouilla de ses habits, on noua autour de ses reins une piĂšce d’étoile , on lui barbouilla tout le corps jusqu'aux Ă©paules, de chai bon dĂ©layĂ© dans l’eau ; on noircit de mĂȘme les autres spectateurs , puis le convoi se mit en marche. TuboutĂ i Ă©tait Ă  la tĂȘte ; il prononçait auprĂšs du corps quelques mots qui nous parurent ĂȘtre une priĂšre, le convoi s’avançait, tons les Otahi- tiens se cachaient devant lui , ils fuyaient dĂšs qu'ils l’appercevaient il traversa la riviĂšre prĂšs de notre fort , toutes les maisons sur son passage devinrent dĂ©sertes ; la procession dura plus de demi-heure 5 on alla dire ensuite au principal personnage de deuil, Imatata, c'est-Ă -dire, il n’y a personne ; alors tous les gens du convoi allĂšrent se baigner dans la riviĂšre et reprirent leurs habits ordinaires. Quand le cadavre est tombĂ© en pourriture, on en enterre les os prĂšs du lieu oĂč il fut exposĂ©. Les insulaires apportaient rarement au fort leurs arcs et leurs flĂšches , cependant TubouraĂŻ vint nous montrer les siens. Il tira une flĂšche Ă  deux cents soixante-quatorze verges. Ces flĂšches ne sont point empenĂ©es ; ils la dĂ©cochent Ă  genoux , et quand elle part , ils laissent tomber l’arc ; souvent sa corde est faite de cheveux tressĂ©s ; deux de nos matelots en volĂšrent aux In-* disns, qui vinrent s’en plaindre , et nous punĂźmes chacun des coupables de vingt-quatre coups de fouet. Nous dĂ©couvrĂźmes un jour qu’il .y a dans cett 6z P R B M I K K V O Y A & K isle des musiciens ambnlans ; nous nous rassemblĂąmes dans un lieu oĂč ils devaient passer la nuit; iis avaient deux dĂ»tes et trois tambours ces derniers joignent leurs voix Ă  la musique , et nous Ă©tions le sujet des cliansons de ces espĂšces de hardes ; on les recevait bien dans les maisons oĂč ils allaient , et on leur y donnait ce dont ils avaient besoin. Un nouveau vol nous jeta dans de nouveaux embarras ; un Indien trouva le moyen d’enlever un fourgon par-dessus la palissade contre laquelle il Ă©tait appuyĂ© ; j’avais donnĂ© ordre qu’on ne tirĂąt point sur les voleurs , les fusiller Ă©tait une punition trop cruelle pour un acte auquel ils n’attachaient pas les mĂȘmes idĂ©es que nous, et d’ailleurs nos soldats l’auraient exercĂ©e trop lĂ©gĂšrement 5 les effrayer par l’explosion d’un coup tirĂ© Ă  poudre, c’était les habituer Ă  ne pas craindre nos armes ; je voulais cependant mettre fin Ă  ces vols frĂ©quens , et je crus en avoir trouvĂ© le moyen en faisant saisir vingt pirogues chargĂ©es de poissons, et en menaçant d’y mettre le feu si l’on ne rapportait tout ce qu’on nous avait volĂ© , et entr’autres nos habits escamdttĂ©s dans la visite que nous fĂźmes Ă  Tootahah. Ceux Ă  qui appartenaient les pirogues nous firent rendre le fourgon, et nous priĂšrent instamment de relĂącher leurs pirogues, mais je le refusai jusqu’à ce qu’on, eĂ»t tout retrouvĂ© le lendemain arriva , on ne rapporta rien ; cependant les poissons allaient se pourrir, et pensant qu’il Ă©toit injuste de punir des hommes qui sans doute n’étaienç es Jacques Cook,. HZ pas les maĂźtres de faire restituer ce que nous redemandions , je me dĂ©cidai Ă  permettre qu’on enlevĂąt le poisson ; puis je relĂąchai les pirogues, mortifiĂ© du mauvais succĂšs de mon projet. Un autre accident faillit encore de nous brouiller avec les Indiens j'envoyai chercher du lest pour mon vaisseau, et nos matelots ne trouvant pas d’abord des pierres qui leur convinssent, se mirent Ă  abattre un mur qui renfermait le lieu oĂč les os de quelques cadavres avaient Ă©tĂ© enterrĂ©s ^ les Indiens , plus jaloux de ce qu’on fait aux morts qu’aux yivans, s’opposĂšrent Ă  nous pour la premiĂšre fois , avec nue violence qui en fit craindre les suites ; M r . Banks accourut, et termina le diffĂ©rend Ă  l’amiable. Nous avions un autre exemple de ce respect pour les morts. Notre chirurgien Monkhouse fut frappĂ© par un OtahĂŻ- tien, pour avoir cueilli une fleur sur un arbre situĂ© dans un de leurs enclos funĂ©raires. Oberea vint nous visiter le 19 Juin -, soupçonnĂ©e d’avoir aidĂ© au vol de nos habits, elle montra d’abord de l’embarras, mais le surmonta avec une force qui nous Ă©tonna nous ne voulĂ»mes pas qu’elle couchĂąt au fort, et elle en fut trĂšs- mortifiĂ©e 5 le lendemain elle revint au fort avec sa pirogue , se remettant dans nos mains avec une confiance que nous admirĂąmes ; elle nous fit prĂ©sent d’un chien , d’un cochon , et de diverses autres choses elle cherchait Ă  rentrer dans nos bonnes grĂąces, et nous parĂ»mes oublier notre mĂ©contentement. Nous avions vu les Indiens prĂ©fĂ©rer la çhm Atr 6^ Premier Von! chien Ă  celle du cochon , nous voulĂ»mes vĂ©rifier si en effet elle mĂ©ritait cette prĂ©fĂ©rence , et nous livrĂąmes notre chien Ă  l’indien Tupia pour qu’il l’apprĂȘtĂąt Ă  leur maniĂšre. Ils ne nourrissent ces chiens qu’avec des fruits , ils les Ă©touffent en. leru serrant fortement le museau, en font tomber le poil en les flambant et les raclant avec une coquille ; les fendent, en lavent les intestins , Ă©chauffent un trou fait dans la terre , mettent au fond des pierres un peu chaudes, les couvrent de feuilles , puis y placent le chien avec ses intestins, le recouvrent de feuilles, de pierres chaudes , et le bouchent par-tout avec de la terre dans quatre heures il est cuit nous trouvĂąmes que c’était un excellent mets. Le 21 nous reçûmes la visite d’un chef que nous n'avions point vu encore , on le nommait Oamo , et les Indiens lui tĂ©moignaient un. respect extraordinaire il menait avec lui une fille de seize ans et un garçon de sept, portĂ© par honneur sur le dos d’un homme ; dĂšs qu’on les apperçut , Oberea et tous les Indiens qui Ă©taient au fort allĂšrent au-devant de lui, aprĂšs s’ĂȘtre dĂ©couverts la tĂȘte et le corps jusqu’à la ceinture. Le chef entra dans la tente; mais la jeune femme ni le jeune homme ne voulurent y entrer ; les Indiens eux-mĂȘmes s’y opposaient, et le docteur Solander ayant pris le jeune homme par la main et conduit dans latente, les Otahitiens qui s’y trouvaient se hĂątĂšrent de l’en faire sortir. Nous, -sĂ»mes ensuite qu’Oamo Ă©tait le mari d’Oberea ; qu’ils s'Ă©taient sĂ©parĂ©s d’un commun accord j que de Jacques Cook. 65 que la jeune femme et le jeune homme Ă©taient leurs enfans ; que ce dernier s’appelait Terridiri; que la fille devait ĂȘtre sa femme et Ă©tait sa sƓur , qu 'il devait Ă  son tour ĂȘtre souverain de l'isle. Nous apprĂźmes encore que if'happdi , Oamo , Tootahah Ă©taient frĂšres ; que le souverain actuel Ă©tait fils du premier et s’appelait Outou ; qu’un usage consacrĂ© dans l’isle voulait que le fils succĂ©dĂąt Ă  son pĂšre dĂšs le moment de sa naissance, et que son pĂšre ou son oncle gouvernait pour lui jusqu’à ce qu’il fĂ»t eu Ă©tat de le faire lui-mĂȘme. Je voulus dresser une carte de l’isle, de ses cĂŽtes , de ses havres , et je m’embarquai avec Mr. Banks dans la pinasse ; nous nous dirigeĂąmes Ă  l’orient, visitĂąmes le quartier d ’Oahounue , oĂč nous lĂ»mes accueillis par des chefs que nous avions vus au port, et le havre ĂŽdOhulea , situĂ© au couchant d’une grande baie, Ă  l’abri des deux petites isles de Boourou et de Taavjirrii ; l’abri n’est pas excellent c’est lĂ  que mouilla Mr. de Bougainville. Nous poursuivĂźmes notre route vers un isthme placĂ© au fond de la baie, laquelle partage l’isle en deux pĂ©ninsules, qui ont un gouvernement indĂ©pendantl’un de l’autre la cĂŽte Ă©tait platte , bordĂ©e de rochers qui laissaient des ouvertures et formaient des havres surs ; nous passĂąmes la nuit Ă  terre chez des hĂŽtes que nous connaissions , et le matin nous examinĂąmes le pays aux environs de cette grande baie c’était une plaine marĂ©cageuse qui sĂ©pare les deux royaumes , et au travers de laquelle les Indiens portaient leurs canots de l’autre cĂŽtĂ©. Nous n’ÿ Tome I. K 66 Premier Voyage trouvĂąmes point de fruits Ă  acheter. AprĂšs avoir naviguĂ© quelques milles, nous descendĂźmes dans le district d’un chef nommĂ© Maraitata , ou le tombeau des hommes son pĂšre s'appelait Pa~ raliairedo , le voleur de pirogues mais ni l’un ni l’autre ne justifiĂšrent leurs noms , et ils nous reçurent avec la plus grande honnĂȘtetĂ©. De-lĂ , nous nous rendĂźmes Ă  pied dans le district qui dĂ©pend immĂ©diatement de yFaheatua , roi de la pĂ©ninsule il est composĂ© d’une grande et fertile plaine , arrosĂ©e par "une grande riviĂšre ; elle est peu habitĂ©e en suivant la cĂŽte qui forme la baie Oaitipeha , nous rencontrĂąmes Wahea- tua assis prĂšs de quelques pavillons de petites pirogues ; c’était un homme maigre , dont le temps avait blanchi la barbe et les cheveux, ayant avec lui une jeune femme de vingt-cinq ans; lĂ  sont des havres oĂč les vaisseaux seraient en pleine sĂ»retĂ© ; plus loin , le pays est cultivĂ© ; les ruisseaux y sont resserrĂ©s entre des lits Ă©troits de pierres, la cĂŽte en est bordĂ©e les maisons y sont assez rares et petites , les pirogues grandes , bien faites , et leurs pavillons soutenus par des colonnes ; les bĂątimens sĂ©pulcraux Ă©taient propres , bien entretenus , dĂ©corĂ©s de planches sur lesquelles on avait sculptĂ© diffĂ©rentes figures d’oiseaux et d’hommes ; nous ne vĂźmes point de fruits Ă  pain , dans ce canton fertile , les arbres y paraissent stĂ©riles , et il nous parut qu'une noix, assez semblable Ă  notre chĂątaigne, Ă©tait la principale nourriture des habitans ils ses nommant ahĂ©es. de Jacques Cook. 6/ Nous remontĂąmes clans la chaloupe et dĂ©barquĂąmes ensuite vis-Ă -vis la petite isle d’Otooraciie , dans une petite anse , prĂšs d'une maison dĂ©serta oĂč nous passĂąmes la nuit ; nous manquions de provisions , et Mr. Banks alla dans l’obscuritĂ© en chercher dans les bois, il n’y trouva qu’une cabane inhabitĂ©e , et ne rapporta qu’un .fruit\ Ă  pain et quelques allĂ©es , qui, joints Ă  un canard et quelques corlieux , nous firent un souper abondant, mais peu agrĂ©able par le dĂ©faut de pain. Le lendemain , n’ayant pu nous procurer des provisions , nous visitĂąmes la cĂŽte sud-est , oĂč le pied des colines est baignĂ© par la mer sans ĂȘtre dĂ©fendu par des rochers ; nous parcourĂ»mes la partie mĂ©ridionale Ă  pied ; elle est trĂšs- fertile nous arrivĂąmes en un lieu dont nous connaissions les liabitans, et nous y fĂ»mes bien reçus nous y achetĂąmes quelques noix de cocos , et continuant notre route , nous parvĂźnmes dans le district de Matthiabo , oĂč nous trouvĂąmes des cocos et des fruits Ă  pain le chef nous rendit un cochon pour une bouteille de verre ; if avait reçu du Dauphin une oie et une dinde qui s’étaient fort engraissĂ©es, et suivaient les Indiens, qui les aimaient passionnĂ©ment. Nous eĂ»mes lĂ  un spectacle nouveau ; sur un bout de planche circulaire on voyait quinze mĂąchoires d’hommes suspendues ; elles Ă©taient fraĂźches et avaient toutes leurs dents nous ne pĂ»mes apprendre alors pourquoi elles Ă©taient lĂ . Le chef s'embarqua avec nous , et guida notre bĂątiment au travers des bas-fonds -, puis nous E a 68 Premier Voyage vĂźmes la baie mĂ©ridionale qui rĂ©pond Ă  celle dont nous avons parlĂ© , et qui avec elle partage l’isle en deux parties, wiwerou , chef du district, envoya de belles femmes au-devant de nous dans des pirogues , pour nous inviter Ă  descendre ; il nous reçut amicalement , et nous soupĂąmes fort agrĂ©ablement ensemble ; lorsqu/il s'agit de se coucher, Mr. Banks s’enveloppa dans un manteau. Mattihabo en demanda un-semblable , et s’ensuit quand on le lui eut donnĂ©. Nous le redemandĂąmes aux Indiens qui nous environnaient, Mr. Banks montra sou redoutable pistolet , et les Indiens effrayĂ©s disparurent ; on en atteignit un , qu’on obligea de nous servir de guide ; nous courions , et cependant la terreur nous avait devancĂ©s , bientĂŽt nous reçûmes le manteau, que Matthiabo Ă©pouvantĂ© avait abandonnĂ©. Nous revĂźnmes , et trouvĂąmes alors la maison dĂ©serte ; cependant les Indiens s’étant assurĂ©s que nous n’en voulions qu’au voleur , se rapprochĂšrent et passĂšrent la nuit avec nous elle fut tranquille , mais de grand matin on nous vint dire que notre bateau n’y Ă©tait plus nous courĂ»mes sur le rivage , le temps Ă©tait serein , on voyait au loin sur la mer , qui Ă©tait paisible , et nous ne pĂ»mes voir notre bateau. Diverses craintes nous agitaient j nous nous trouvions mal armĂ©s, loin de to v secours , et nous passĂąmes quelques uans un Ă©tat d’anxiĂ©tĂ© cruelle ; cependant la marĂ©e , qui seule avait chassĂ© le bateau , le ramena , et nous fĂ»mes honteux de ne l’avoir pas prĂ©sumĂ©. de Jacques Co o k.' 69 Nous nous hĂątĂąmes de quitter ce lieu , de peur qu'un nouvel accident ne vĂźnt nous y surprendre on y trouve un havre grand , bon et commode j le pays est riche en productions , il est peuplĂ©, et ses habitans sont trĂšs-honnĂȘtes. Le premier district que nous rencontrĂąmes Ă©tait gouvernĂ© par OmoĂ© , chef qui bĂątissait une maison , et aurait achetĂ© uns hache Ă  tout prix , mais nous n’en avions point ; il ne se soucia pas de nos clous ; il nous accompagna, et nous montra un fort beau cochon qu'il nous donnait pour une hache nous lui dĂźmes que s’il voulait l’envoyer au vaisseau, nous lui donnerions ce qu’il demandait ; il y consentit et ne le fĂźt pas. Dans ce lieu , nous vĂźmes une figure d’homme faite d’osier, ayant sept pieds de haut, mal dessinĂ©e , dont la carcasse Ă©tait couverte de plumes blanches et noires; elle avait une espĂšce de cheveux et quatre protubĂ©rances ou cornes , trois ru front et une derriĂšre ; elle Ă©tait unique dans Otahiti, et i’appe- lait Manioc ; c'est une reprĂ©sentation de Mauvte s un de-leurs Eatuas de la seconde classe. Nous arrivĂąmes enfin Ă  Opoureonu , pĂ©ninsule du nord-ouest de l’isle ; nous n’y remarquĂąmes qu'un lieu de dĂ©pĂŽt pour les morts singuliĂšrement dĂ©corĂ©. Sur un pavĂ© trĂšs-propre s’élevait une pyramide de cinq pieds de haut, couverte de fruits de deux plantes particuliĂšres Ă  l’isle ; prĂšs, d’elle Ă©tait une figure de pierre mal travaillĂ©e, revĂȘtue d’unhangav fait exprĂšs c’est le seul exemple de sculpture en pierre quenou' vu Ă  Otaliiii. Le havre oĂč nous mĂźmes notre bateau est Ă . E 3 yo Premier Voyage cinq milles de l’isthme , entre deux petites isles, dans le district qui appartenait Ă  Oamo et Oberen ; ils Ă©taient allĂ©s nous rendre visite au fort ; nous choisĂźmes la maison d^Oberea pour y passer la nuit ; elle Ă©tait trĂšs-propre , et son pĂšre nous reçut avec affection. Avant la nuit, nous allĂąmes visiter un enclos ou Morai , lieu oĂč l’on enterre les os et rend un culte religieux. Nous y vĂźmes le MorĂ i d^Oamo et d’Oberea , Ă©norme bĂątiment , et le principal monument d’architecture de ces peuples ; c’est une pyramide de pierre , dont la base est un quarrĂ© long , dont un des cĂŽtĂ©s a 267 pieds , et l’autre 87 , Ă©levĂ©e Sur de petites Ă©lĂ©vations pyramidales ; le sommet se terminait en faĂźte comme une maison ; nous comptĂąmes onze rampes du pied au sommet, et chacune avait quatre pieds de haut les marches Ă©taient de corail blanc ; ces pierres Ă©taient grandes , taillĂ©es , polies ; nous en mesurĂąmes une, qui avait trois pieds et demi de long» et deux pieds quatre pouces de large ; le reste du bĂątiment consistait en cailloux ronds et rĂ©guliers ; la base Ă©tait de pierre de roche , taillĂ©e en quarrĂ© ; cette masse Ă©tonnait » parce qu'elle avait Ă©tĂ© faite sans fer pour tailler les pierres , et sans mortier pour les joindre ; la structure en Ă©tait trĂšs-solide ; l’on ne voit aucune carriĂšre Ă©lans le voisinage , le corail se trouve dans la mer Ă  la profondeur de trois pieds; au milieu du sommet est une figure d’oiseau sculptĂ©e en bois » et prĂšs d’elle une figure de poisson en pierre, mais brisĂ©e ; le bĂątiment s’élevait au mi- n e Jacques Cook. 7* lieu d’une grande place quarrĂ©e, entourĂ©e de murs , pavĂ©e de pierres plattes , ombragĂ©e par des Etoa ; Ă  cent verges de-lĂ , vers le couchant, Ă©taient de petites platerformes Ă©levĂ©es sur des colonnes de bois on y place les offrandes aux Dieux, et on les nomme Ewattas. Ce monument prouvait l’ancienne puissance d’Oberea une multitude d’ossemens humains que nous trouvĂąmes sur la cĂŽte nous fournit l’occasion d’apprendre comment elle l’avait perdue. Quatre ou cinq mois avant notre arrivĂ©e, le peuple de Tierrabou, ou de la pĂ©ninsule d’Otahiti , avait fait une descente dans ce lieu , et massacrĂ© un grand nombre d’habitans , dont nous voyions les os ; au-lieu de se dĂ©fendre avec courage , Oamo et Oberea s’étalent enfuis dans les montagnes, et avaient laissĂ© l’ennemi dĂ©truire les maisons et emmener tous les animaux qui s’y trouvaient ; que cette fuite avait fait passer le pouvoir en d’autres mains nous apprĂźmes encore lĂ  que les mĂąchoires d’hommes que nous avions vues suspendues Ă  une planche arrondie , Ă©taient un trophĂ©e Ă©levĂ© Ă  cette occasion. Nous partĂźmes et vĂźnmes chez Tootahah , que nous n’avions pas vu depuis notre dĂ©sastreuse visite ; celle-ci fut plus heureuse , nous y sou- pĂąmes bien , y dormĂźmes en paix , et n’y perdĂźmes rien. Nous arrivĂąmes le premier Juillet Ă  notre fort, aprĂšs avoir fait le tour de l’isle , que nous trouvĂąmes de trente lieues. La disette de fruits Ă  pain se faisait sentir , la rĂ©colte en Ă©tait Ă©puisĂ©e , celle que les arbres E 4 f?2 Premier. Voyage promettaient ne devait se faire que dans trois mois j les Indiens ne se nourrissaient plus que d’une pĂąte aigrelette, faite de jeunes fruits broyĂ©s qui , aprĂšs avoir fermentĂ© , se conserve longtemps ; ils y joignaient des fruits de plane sauvage et d’ashĂ©e , et de lĂ  venait que nous en trouvions si peu dans notre voyage. Mr. Banks paraissait y avoir pris goĂ»t ; il en entreprit un nouveau pour remonter la riviĂšre , et voir jusqu'oĂč ses bords Ă©taient habitĂ©s. Dans les deux premiĂšres lieues, elle courait dans une vallĂ©e large de quatre cents verges ; ses bords Ă©taient habitĂ©s dans tout cet espace ; et la'derniĂšre maison qu’il trouva fut pour lui un asyle agrĂ©able. Il s’avança deux lieues plus loin encore , oĂč il traversa souvent sous des voĂ»tes formĂ©es par des fragmens de rochers oĂč couchaient les Indiens surpris par la nuit ; la riviĂšre n’est ensuite bordĂ©e que par des rocs escarpĂ©s ; il en descendait une cascade qui formait un lac que les Otahitiens ne traversent pas ; il est la borne de leurs courses. Sur le penchant des rocs , sur les plaines qui sont au sommet , ils recueillent des fruits sauvages du plane le chemin qui conduit sur ces sommets est effrayant , les cĂŽtĂ©s en sont perpendiculaires et Ă©levĂ©s de cent pieds , des ruisseaux qui jaillissent des sentes le rendent glissant ; le sentier Ă©tait formĂ© sur ces prĂ©cipices avec des tiges d’une espĂšce d’orties en arbres , dont les bouts pendans en-dehors servaient de corde Ă  l’homme qui voulait y grimper. Ce fut le terme de la course de M. Banks ; rien au-delĂ  d e Jacques Cook. ne promettait de le dĂ©dommager du danger qu’on y court dans tous ces lieux il ne dĂ©couvrit aucun vestige de mines; les rocs lui parurent brĂ»lĂ©s toutes les pierres d’Otahiti portent des marques incontestables du feu , Ă  l’exception du caillou dont on fait des liaclies ; quelques cailloux mĂȘmes sont rĂ©duits en pierres ponces , l’argile montre aussi des traces de feu. Ces isles ne seraient-elles point les dĂ©bris d'un continent dĂ©truit par un feu souterrain dans lesquels les eaux de la mer pĂ©nĂ©trĂšrent et causĂšrent une explosion ? ou l’explosion se lit-elle du sein de la mer , et Ă©leva-t-elle ces isles au-dessus de sa surface ? Ce qui rend ces opinions probables , ce sont les rocs qui les environnent et la profondeur de l’eau Ă  peu de distance des cĂŽtes. Nous avions plantĂ© des pĂ©pins de melons et d’autres graines ; celle de moutarde seule germa, sans doute elles furent gĂątĂ©es par le dĂ©faut absolu d’air dans les bouteilles oĂč nous les avions mises nous en replantĂąmes d’autres Ă  notre dĂ©part ; de diverses plantes recueillies Ă  Rio-Janeiro , nous en donnĂąmes aux Indiens , nous en vĂźmes dĂ©jĂ  les plantes s’accroĂźtre , et nous espĂ©rons avoir fait un prĂ©sent utile Ă  cette isle. Nous nous disposions au dĂ©part et reçûmes plusieurs visites , parmi lesquelles fut celle du filou qui nous avait enlevĂ© notre quart de nouante ; le zĂšle des autres Indiens lui ĂŽta l’espĂ©rance d’exercer son adresse ; nous dĂ©mantelĂąmes le fort, plusieurs Otaliitiens voyaient avec regret ces prĂ©paratifs qui annonçaient notre dĂ©- rj ^ Premier Voyage part, et nous y Ă©tions sensibles nous espĂ©rions les quitter sans leur faire et sans en recevoir d’offenses il ne fut pas possible d’éviter uns querelle. Deux jeunes soldats de marine s’échappĂšrent pour rester dans l’isle je ne pouvais leur permettre de rester il me fallut employer des moyens violens pour recouvrer ces dĂ©serteurs , et retenir quelques chefs Indiens jusqu’à ce qu’on eĂ»t ramenĂ© les deux soldats que les insulaires voulaient me cacher , et je les fis conduire au vaisseau sans cependant leur inspirer de craintes. On m’en ramena un alors, mais on retint l’autre avec le caporal et le bas- officier que j’avais envoyĂ©s pour les prendre jusqu’à ce que j’eusse relĂąchĂ© Tootahah qui Ă©tait parmi mes otages je fus ferme Ă  exiger qu’ils me rendissent et mes hommes et leurs armes. On les relĂącha , et les chefs furent libres. Ce qui avait causĂ© leur dĂ©sertion Ă©tait l’amour deux jeunes filles leur avaient fait prendre la rĂ©solution de renoncer Ă  leur patrie pour se fixer Ă  Otahitf. Un Indien pensait, de son cĂŽtĂ© , Ă  nous suivre c’était Tupia , dont nous avons dĂ©jĂ  parlĂ© il avait Ă©tĂ© premier ministre d’Oberea il Ă©tait le principal Tahowa ou prĂȘtre de l’isle, connaissait les principes de sa religion , et Ă©tait expert dans la navigation nous espĂ©rions qu’il apprendrait notre langue , ou nous la sienne , qu’il nous instruirait de divers objets intĂ©ressans, et nous ne fĂ»mes pas fĂąchĂ©s lorsqu’il nous pria de lui permettre de faire le voyage avec nous ; il d e Jacques Cook. j5 alla dire adieu Ă  ses arnis, emportant un portrait en miniature de M. Eanks pour le leur montre; il revint, et bientĂŽt nous levĂąmes l'ancre les naturels du pays nous quittĂšrent en -versant des larmes, et pĂ©nĂ©trĂ©s d’une tristesse modeste et silencieuse ; plusieurs nous suivirent dans lem-s pirogues en faisant de grands cris. TupĂŻa ne put s’empĂȘcher de pleurer en quittant l’isie , mais d surmonta sa faiblesse avec une fermetĂ© que v ou s admirĂąmes j de la grande hune il ne cessa de faire des signes aux pirogues que lorsqu’il les eut perdues de vne. C’est ainsi que nous quittĂąmes Otahi- ti nous y eĂ»mes des diffĂ©rends que nousne pĂ»mes prĂ©venir , mais en gĂ©nĂ©ral nous nous ren-limes mutuellement toutes sortes de bons offices ; toits les Ă©changes, conduits sur-tout par M Banks qui Ă©tait infatigable, se firent avec la plus g .. nie bonne foi. Ceux qui voudront y commercer, doivent y porter de petites et de grandes liaches, des clous de fiche, de grands clous , des lunettes , des couteaux , des verroteries , de belles Ă©toffes de laines blanches ou imprimĂ©es mais une hache de demi-Ă©cu y a plus de valeur qu’une piĂšce d’étoffe d’un louis. Rassemblons ici tout ce que nous avons pu savoir de cette isle par nos observations , ou par ses habitans. Cette isle est environnĂ©e de rochers de corail , qui laissent entr’eux des havres sĂ»rs et commodes, lesquels peuvent recevoir un grand nombre de gros vaisseaux celui oĂč nous demeurĂąmes est un des meilleurs ; une haute montagne si tuĂ©e dans le milieu de l’isle le fait reconnoĂźtre rjB Premier Voyage sa pointe orientale est sous le 228 e . degrĂ© ; sa cĂŽte est une belle grĂšve de sable , une belle riviĂšre y fournit des eaux saines et abondantes ; On n’y trouve, non plus que dans toute l’isle, d’autres bois Ă  brĂ»ler que celui des arbres fruitiers. En gĂ©nĂ©ral, la surface du pays est inĂ©gale ; au centre sont des montagnes qu’on voit Ă  la distance de vingt lieues entr'elles et la mer est une bordure basse dont la largeur varie , mais qui n’a nulle part plus d’une demi-lieue ; lĂ  le sol est extrĂȘmement riche et fertile , arrosĂ© par mille ruisseaux d’une eau excellente , couvert d’arbres fruitiers , dont le feuillage est Ă©pais et la tige trĂšs-forte ; les montagnes quoique en gĂ©nĂ©ral stĂ©riles et brĂ»lĂ©es , renferment cependant des lieux riches en diverses productions il n’y a d’habitĂ© que la bordure basse et les vallĂ©es5 les maisons y sont dispersĂ©es , environnĂ©es de petits planes au rapport de Tupia , toute l’isle pouvait fournir 6780 combattans. Elle produit des fruits Ă  pain sur des arbres de la grosseur du chĂȘne, dont les feuilles , longues d’un pied et demi , ont les sinuositĂ©s de celles du figuier, et leur ressemblent encore par la consistance , la couleur , et un. suc laiteux et blanchĂątre ; le fruit est de la grosseur de la tĂȘte d’un enfant des rĂ©seaux , comme ceux de la truffe , 'ont Ă  sa surface , une peau lĂ©gĂšre les recouvre ; ta chair en est trĂšs blanche et est un peu plus ferme que le pain frais ; son goĂ»t est presque insipide , et on le grille avant de le manger. Cette isle produit aussi sept sortes de bananes excellentes , des » e Jacques Cook. 77 planes , un fruit semblable Ă  la pomnse , des patates douces , des ignames , du cacao , une espĂšce d’arum , des Ă  sucre , un fruit dĂ©licieux nommĂ© J ambu , une racine de salep, la racine Etee , 1 'Ashee qui croĂźt en gou;>se et se rĂŽtit comme la chĂątaigne , dont il a le goĂ»t, le JE haĂŻra , arbre dont le fruit ressemble Ă  la pomme de pin ; les pauvres s’y nourrissent principalement du Nono , d’une espĂšce de fougĂšre, de la racine de Theve ; tous ces fruits croissent sans culture ; on y trouve des mĂ»riers dont on fait le papier Chinois , et diverses autres plantes qui rentrent dans quelques espĂšces des nĂŽtre's sans ĂȘtre les mĂȘmes ; on n’y trouve aucune espĂšce de fruits, de lĂ©gumes et de plantes d’Europe. Il n’y a d'animaux apprivoisĂ©s que ceux dont nous avons parlĂ© ; les canards , les pigeons, les perroquets , quelques oiseaux , des rats , sont ses seuls animaux sauvages ; les poissons y sont trĂšs- abondans. Les hommes sont plus grands que nous ils sont fort bien faits les femmes d’un rang distinguĂ© sont plus grandes que les autres , peut-ĂȘtre parce qu’elles se livrent moins de bonne heure Ă  l’amour,qui les Ă©nerve ; leur teint est un brun olive , assez foncĂ© dans ceux qui vivent au grand air leur peau est dĂ©licate et polie , mais non colorĂ©e la forme de leur visage est agrĂ©able ; ils 11’ont ni les pommelettes Ă©levĂ©es, ni les yeux creux, ni le front proĂ©minent, mais leurnez est un peu applati leurs yeux sont pleins d'expression et de sensibilitĂ©, leurs dents Ă©gales et blanches, leur haleine douce , leurs cheveux, noirs et un 78 PrEMIEÏiY O^Y A 6 E peu rudes ; les femmes les portent coupĂ©s autour des oreilles, les hommes les laissent flotter en "boucles sur les Ă©paules leurs mouvemens sont remplis de vigueur et d’aisance , leur dĂ©marche agrĂ©able , leur maniĂšre noble et gĂ©nĂ©reuse ; ils sont d’un caractĂšre franc , sans soupçon ni perfidie , sans penchant Ă  la vengeance et Ă  la cruautĂ© nous nous livrions Ă  eux sans crainte , et sans leur penchant au vol , nous n’aurions vu en eux que les ĂȘtres les plus aimables de la nature. Nous y avons vu des espĂšces d 'Albinos leur peau est d’un blanc mat ; leurs cheveux , leur barbe, leurs sourcils sont blancs , leurs yeux rouges et faibles , leur vue courte , leur peau teigneuse , et revĂȘtue d’un duvet blanc ; aucun .n’appartenait Ă  la mĂȘme famille. Les Otaliitiens s’oignent la tĂȘte d’une huile exprimĂ©e du coco , dans laquelle ils font infuser des herbes et des fleurs odorifĂ©rantes , dont l’odeur nous parut d’abord trĂšs-agrĂ©able. Le dĂ©faut de peigne fait qu’ils ont des poux, et la populace les mange ; exceptĂ© sur ce point , ils sont d’une propretĂ© extrĂȘme , et ils se servirent de nos peignes avec un empressement qui nous montra qu’ils n’avaient de la vermine que parce qu’ils ne pouvaient se l’îter ; ils se lavent le corps trois fois par jour dans une eau courante ; ils se piquent la peau avec un instrument partagĂ© en dents aiguĂ«s , qu’ils plongent dans un noir de fumĂ©e dĂ©layĂ© dans l’eau , ils placent la dent sur la peau, et frappant avec un bĂąton , percent de Jacques Cook. 79 Ăźa peau , dans laquelle ils dĂ©posent un noir qui ne s’efface jamais, et on leur dessine ainsi diffĂ©rentes figures } l’opĂ©ration est douloureuse on la fait aux deux sexes Ă  l’ñge de douze Ă  quatorze ans c’est sur-tout sur les fesses que sont imprimĂ©es un plus grand nombre de figures, sur le visage ils n’en mettent point ils les montrent avec une sorte d’ostentation ; nous 11’avons pu savoir l’origine de cette coutume singuliĂšre. Dans les temps secs , ils portent une Ă©toffe qui ne rĂ©siste pas Ă  l’eau quand il pleut , ils se couvrent de nattes et les arrangent de diffĂ©rentes maniĂšres. L’habillement des femmes est composĂ© d’une longue piĂšce d’étoffe dont elles enveloppent plusieurs fois leurs reins , et qui retombe jusqu’à moitiĂ© jambe 5 deux ou trois autres piĂšces d’étoffes sont percĂ©es pour y passer la tĂȘte , les bouts retombent devant et derriĂšre , s’attachent i avec une ceinture , et laissent les bras libres l’habillement des hommes est semblable , exceptĂ© que la premiĂšre piĂšce est passĂ©e autour de leurs cuisses en forme de culottes plus un homme est distinguĂ© , plus il porte d’étoffes les principaux en ont deux qui flottent sur les Ă©paules comme un manteau 5 quand il fait chaud , le peuple va presque nud ; le soir les femmes d’un rang Ă©levĂ© se dĂ©couvrent jusqu’à la ceinture leurs jambes, leurs pieds ne sont point couverts , un petit bonnet de natte ou de feuilles de cocos dĂ©robe la tĂȘte Ă  l’ardeur du soleil j les femmes portent une espĂšce de turban , ou entortillent lents cheveux avec du fil composĂ© ds 8a Premier Voyage cheveux tressĂ©s et les ornent de fleurs ; les hommes les ornent des plumes de la queue d’un oiseau du tropique, ou d’une guirlande bisarre de fleurs collĂ©es sur du bois les deux sexes portent des pendans d’oreilles de coquilles, de pois ou graines rouges , mais d’un seul cĂŽtĂ© ; ils se sont servi de nos quincailleries pour cet usage. Les enf’ans sont nuds , les filles jusqu'Ă  trois ou quatre ans , les garçons jusqu’à six ou sept. Toutes les maisons sont ornĂ©es du plus bel ombrage , et de promenades dĂ©licieuses , formĂ©es par des arbres Ă©levĂ©s , oĂč l’on jouit de la fraĂźcheur en respirant l’air qui y circule librement nous avons dit que leurs maisons sont toutes ouvertes et sans murs on y passe la nuit on y mange quand il fait la pluie ordinairement ils mangent en plein air sous un arbre les inaĂźfes ss couchent au milieu de la cabane, les eufans Ă  leurs pieds , les serviteurs dorment sous le ciel quand il ne pleut pas ; les chefs ont de petites maisons qu’ils transportent sur leurs pirogues des feuilles de cocos en forment les murs il en est d’autres qui ont 200 pieds de long , sont construites aux frais communs de ceux qui habitent le district, et servent Ă  leurs assemblĂ©es nul n’a de retraite cachĂ©e , car ils ne connaissent pas la honte dans des actes naturels , ni ce que nous appelons la dĂ©cence dans le discours. Leur principale nourriture consiste en vĂ©gĂ©taux les poissons leur fournissent un aliment qu’ils aiment, iis mangent cruds les plus petits , ^ sont t> e j a c q tr s s Cook. Se Lont passionnĂ©s de l’écrĂ©visse , du cancre,, des coquillages , des insectes de mer. Le fruit Ă  pain est la base de leur repas chaque Otahitien plante l'arbre qui le nourrit les noix de cocos , les }bananes , les planes et d’autres fruits supplĂ©ent Ă  son dĂ©faut ; nous ayons parlĂ© de leur maniĂšre de faire cuire les alirnens et de les prĂ©parer FeĂąu salĂ©e en est la sauce universelle , et la mer la leur fournit ils en font cependant une avec l’amande de noix de cocos fermentĂ©e et salĂ©e ; l’eau et le jus de cette noix est leur seule boisson ; ils ne mĂąchent aucun narcotique ; en leur donnant des liqueurs enivrantes , on les en dĂ©goĂ»tait pour jamais ils s'enivrent cependant quelquefois avec le jus exprimĂ© delĂ  feuille d’une plante, mais il n’y a qu’un temps pour trouver cette plante mĂ»re , et les chefs seuls se la rĂ©servent. Ils n’ont point de tables, ils mangent seuls , exceptĂ© lorsqu’un Ă©tranger leur rend visite , et ordinairement sous un arbre ; des feuilles servent de nape , un panier contient la provision , deux coques de noix de cocos sont remplies , l’une d’eau salĂ©e qui sert de sauce > l’autre d’eau douce les mets sont proprement enveloppĂ©s de feuilles ; on mange avec les doigts , mais on les lave souvent on broie le fruit Ă  pain avec un caillou sur un tronçon de bois , on i'humecte et le rĂ©duit en pĂąte molle qui ressemble Ă  un flan Ă©pais , et on le hume comme une gelĂ©e ; le repas finit toujours en se lavant la bouche et les dents ; ils mangent beaucoup Ă -la-fois , et, tzn gĂ©nĂ©ral les repas n'y sont Tome /. F ga P a e m i s a Voyace pas gais ; les femmes n’y paraissent pas ; c'est un besoin qu’on satisfait avec aviditĂ© ; ce n'est pas un moment de rĂ©crĂ©ation oĂč l’on se rassemble pour jouir des agrĂ©mens de la sociĂ©tĂ© ; quand ils venaient nous rendre visite , chacun apportait son panier de provisions , et lorsque nous nous mettions Ă  ta!de , ils sortaient , s’asseyaient Ă  deux ou trois verges l’un de l'autre en se tournant le dos , et mangeaient seuls sans dire un mot. Ordinairement ils dorment aprĂšs leur repas et dans le milieu du jour ; ils sont trĂšs-indolens manger , dormir , semblent ĂȘtre leurs principales occupations. Ils ont cependant des amusemens , et nous avons parlĂ© de quelques-uns; ils s’exercent Ă  dĂ©cocher la flĂšche et Ă  lancer la javeline la premiĂšre trĂšs-loin , mais sans viser Ă  un but ; la seconde sans chercher Ă  la lancer Ă  une grande distance , mais Ă  frapper une marque fixĂ©e nous avons parlĂ© de leur flĂ»te ; leur tambour est formĂ© d'un tronc de bois cylindrique , creusĂ© , solide Ă  l’un des bouts , recouvert Ă  l’autre avec la peau d’un goulu de mer ; ils le frappent avec les mains ils ne connaissent point la maniĂšre d'accorder ensemble deux tambours de sons diffĂ©rons ; mais ils savent trĂšs-bien mettre leurs flĂ»tes Ă  l’unisson ; ils joignent leurs voix Ă  ces instrumens , et font sur-le-champ des couplets analogues au sujet qu'on desire , ou qui les frappe ; ils sont rimes , et quand ils les prononcent on y reconnaĂźt un mĂšt re ; s on vent ils chantent quand ils sont seuls avec leux de Jacques Cook. §5 mille et qu'il, est nuit ; ou Ă  la lueur que rĂ©pand une certaine noix huileuse enflammĂ©e, dent ils enfilent plusieurs Ă  une baguette. Ils se couchent une heure aprĂšs que le crĂ©puscule du soir est fini , et se lĂšvent avant le soleil. Ils ont une danse lascive Ă  laquelle ils accoutument leurs filles dĂšs le bas-Ăąge , c'est en quelque maniĂšre les principes de leur Ă©ducation ils paraissent, n’avoir pas d’idĂ©e de la chastetĂ© tels off'reirt leurs filles, leurs sƓurs- aux Ă©trangers par civilitĂ©, ou comme rĂ©compense , et la femme infidelle n’est que grondĂ©e ou maltraitĂ©e bien lĂ©gĂšrement. On nous a assurĂ© qu ’ils formaient des sociĂ©tĂ©s oĂč toutes les femmes Ă©taient communes Ă  tous les hommes ; oĂč si l’une devient enceinte , l'enfant est Ă©touffĂ© au moment de sa naissance , pour qu’il n’ernbarrasse pas le pĂšre et ne nuise pas aux plaisirs de la mĂšre ; quelquefois celle-ci veut le sauver , et elle ne peut y rĂ©ussir qu’en trouvant un homme qui veuille l'adopter, mais alors l’homme et la femme sont chassĂ©s de la sociĂ©tĂ© , et la femme est dĂ©signĂ©e par ce terme,auquel ils donnent une acception de mĂ©pris c’est uns whannovmov/ , une femme qui a fait des en- fans. C’est un titre d’honneur chez eux que d’ĂȘtre admis Ă  ces infĂąmes sociĂ©tĂ©s,qu’on nomma Arreoy . Venons aux arts de ces peuples les Ă©toffes dont ils s’habillent sont de trois sortes , et faites de trois diffĂ©rentes Ă©corces d’arbres. Le mĂ»rier fournit la plus belle et la plus blanche j elle se teint en beau rouge l’arbre Ă  pain en fournis» F* 84 Premier. Voyage une moins blanche et moins douce , une espĂšce de figuier sauvage donne la troisiĂšme ; elle est grossiĂšre , rude , de la couleur d’un papier gris foncĂ© ; mais c’est la plus utile, parcĂš qu’elle est la seule qui rĂ©siste Ă  l’eau ; c’est celle-ci qui est parfumĂ©e et sert aux habits de deuil. Ils prennent beaucoup de soin de l’arbre qui porte la premiĂšre , ils le plantent dans les terres cultivĂ©es , ils ne s’en servent que lorsqu’il a six Ă  huit pieds , et que sa tige a un pouce de diamĂštre ; ils prennent soin qu’elle soit droite , Ă©levĂ©e et sans branches ; alors ils l’arrachent, en coupent la racine et le sommet , ils en dĂ©tachent l’écorce et la font tremper dans quelque ruisseau, en la chargeant de pierres , pour qu’elle ne soit pas entraĂźnĂ©e par le courant quand elle est bien macĂ©rĂ©e , on sĂ©pare l’écorce intĂ©rieure de la verte , en la ratissant avec la coquille appelĂ©e Langue de Tigre ; Tellina gargadia ils la plongent dans l’eau jusqu’à' ce qu’il ne reste que les plus belles fibres ; ils les Ă©tendent ensuite sur des feuilles de plane, l’une Ă  cĂŽtĂ© de l’autre , enmettant deux ou trois couchesl’une sur l’autre, et prennent soin qu’elles aient par-tout la mĂȘme Ă©paisseur ; on les laisse jusqu’au lendemain , oĂč l’eau Ă©tant Ă©vaporĂ©e ou imbibĂ©e, les fibres adhĂšrent dĂ©jĂ  ensemble on pose la piĂšce sur le cĂŽtĂ© poli d’une grande planche de bois prĂ©parĂ©e , ensuite on la bat avec des maillets d’un bois dur et sillonnĂ© de rainures elle s’étend , s’amincit , et devient trĂšs - flexible , fraĂźche , douce j mais elle est spongieuse et fragile l’&j » e Jacques Cook. 6§ toffeesf faite alors, 01 la blanchit et la rebat chaque fois qu’elle a perdit son Ă©clat eile est plus ou moins sine, selon Ă  peine fĂ»mes- nous sur un des bords de la riviĂšre , que les Indiens parurent par pelotons sur 1 'autre , tou* armĂ©s , et quand ils furent rassemblĂ©s, ils Ă©taient au nombre de deux cents nous ne pouvions espĂ©rer de faire la paix avec eux , et il Ă©tait inutile de les attendre ; ç’aurait Ă©tĂ© nous exposer Ă  donner la mort Ă  plusieurs , et nous revenions au vaisseau lorsqu’un des jeunes Indiens reconnut son oncle dans la troupe de ceux qui Ă©taient rassemblĂ©s. Nous nous arrĂȘtĂąmes , et bientĂŽt il y eut une confĂ©rence Ă©tablie entre Tupia , nos jeunes gens et les Indiens ; mais ni ceux-ci, ni les nĂŽtres ne voulurent passer la riviĂšre alors les jeunes Indiens voyant sur le rivage le corps de celui qui avait Ă©tĂ© tuĂ© la veille , le couvrirent de vĂȘtemens , et cette marque d’intĂ©rĂȘt fit traverser la riviĂšre Ă  un homme seul et dĂ©sarmĂ© c'Ă©tait Fonde du jeune Indien il tenait Ă  la main un rameau vert > symbole de paix , que nous reçûmes , et nous lui fĂźmes des prĂ©sens ; mais nous ne pĂ»mes l’engager Ă  venir au vaisseau, tandis que nos jeunes gens prĂ©fĂ©rĂšrent de nous suivre , plutĂŽt que de rester avec leur oncle, qui, nous voyant retirĂ©s, fit quelques cĂ©rĂ©monie en tournant autour du corps mort , et jeta sur lui une branche verte qu’il avait Ă©tĂ© cueillir , ensuite il rejoignit sas compagnons bientĂŽt aprĂšs quatre d’entr’eux se dĂ©tachĂšrent , et vinrent iĂźe Jacques Coor. Ai4 sur un radeau chercher le corps autour duquel on avait fait des cĂ©rĂ©monies. Le lendemain, les jeunes gens consentirent volontiers Ă  descendre, ils le firent mĂȘme avec joie; mais Ă  peine les avait-on quittĂ©s , qu’ils accoururent sur le rivage, piier qu’on les ramenĂąt au vaisseau ; on ne le fit pas , et l’on apperçut les Indiens qui vinrent les chercher sur un radeau ; ils restĂšrent avec eux jusqu’au soleil couchant / puis ils se rapprochĂšrent du rivage , agitĂšrent trois fois leurs mains du cĂŽtĂ© du vaisseau , et coururent rejoindre leurs compagnons avec lesquels ils marchĂšrent vers le canton de leurs ennemis comme ils Ă©taient libres , et qu’on ne les avait point dĂ©pouillĂ©s , il nous parut qu’il ne leur arriverait aucun mal. De grands cris se firent entendre sur le rivage pendant la nuit , mais nous n’en pĂ»mes deviner l’objet. Le lendemain nous quittĂąmes ce canton misĂ©rable , que les habitans nomment Taomeroa ou Gi'and-Sable , et Ă  qui nous donnĂąmes le nom de Baie de PauvretĂ©. Elle est sous le i^5e. degrĂ© 54 minutes de longitude , et le 38e. degrĂ© 42 minutes de latitude mĂ©ridionale sa forme fest celle d’un fer Ă  cheval ; une isle et deux pointes de rocs blancs et escarpĂ©s en forment l’entrĂ©e. Nous dirigeĂąmes notre course au midi , mais le calme ne nous permit pas d’avancer ; des pirogues se montrĂšrent , Tupia s’efforça en vain de les inviter Ă  s’approcher , elles demeuraient immobiles , lorsqu’une autre sortit de la Baie de PauvretĂ© et cingla directement vers nous j quatre hommes qui la montaient vinrent sur le lia Premier Voyage vaisseau ; nous sĂ»mes d'eux que nos jeunes Indiens Ă©taient en sĂ»retĂ© dans leurs habitations, et que la bontĂ© que nous avions eue pour eux les avait engagĂ©s Ă  venir vers nous leur exemple amena tous les autres ; nous leur fĂźmes des prĂ©sens ; ils Ă©taient avides de nos marchandises , et pour en remporter davantage , ils vendirent jusqu'Ă  leurs vĂȘtemens et aux pagayes de leurs canots ils n’avaient que deux armes faites de taie verd, ayant la forme d’un battoir pointu, un manche court, des bords tranchans , ils l’appelaient patou-patou elles sont propres Ă  combattre de prĂšs , et Ă  fendre d’un coup le crĂąne le plus dur ils nous firent beaucoup d’amitiĂ©s et nous invitĂšrent Ă  revenir chez eux ; mais j'avais rĂ©solu de continuer mes recherches , et les pirogues regagnĂšrent lentement la terre ; cependant elles laissĂšrent trois Indiens Ă  bord; les autres ne voulurent pas les venir reprendre, et eux-mĂȘmes Ă©taient si contons de rester , que nous en fĂ»mes Ă©tonnĂ©s. Cependant le lendemain, se voyant Ă©loignĂ©s de quelques lieues du lieu d’oĂč ils Ă©taient venus , ils furent consternĂ©s, et versĂšrent des larmes ; Tupia les consola , et bientĂŽt aprĂšs nous rencontrĂąmes deux pirogues , qui craignirent de s’approcher; mais l’une d’elles, cĂ©dant aux priĂšres des Indiens qui les appelaient , vint Ă  cĂŽtĂ© du vaisseau. Nous y remarquĂąmes un vieillard qui, par la beautĂ© de son vĂȘtement , et son patoupatou fait d’os de baleine , nous parut ĂȘtre un chef il reçut les trois Indiens dans sa pirogue. Nous commençùmes 1 3b » JxĂšQûÈÚ G o rt k; ßï 3 sçùmes Ă  croire que ces peuples mangeaient des hommes ; nos trois jeunes Indiens nous l’avaient dit , et ceux-ci , pour dissiper la crainte de leurs compatriotes , leur criaient que nous ne les mangerions pas. Nous dĂ©passĂąmes ĂŒĂŻiĂš pointe fort Ă©levĂ©e , terminĂ©e en angle aigu vers la mer , et plate Ă  son sommet nous la nommĂąmes Cap Table Z une chaĂźne de rochers Ă©tait entre nous et, la Cote j plus loin, une petite Ă»jlĂš nous semblait terminer la terre au midi elle est nommĂ©e parles habitans Teahowray ; elle le fut par nous Isle de Portland , Ă  cause de sa ressemblĂąmes avec Portland nous vĂźmes sur la cĂŽte et sur l’isle les habitans rassemblĂ©s en grand nombre j des terreins cultivĂ©s , les uns fraĂźchement sillonnĂ©s , d’autres couverts de plantes ; des palissades Ă©levĂ©es et rangĂ©es en lignes qui ne renfermaient aucun espace et dont nous ne pĂ»mes deviner l’usage une pirogue s’approcha de nous en faisant diverses cĂ©rĂ©monies ; l’un des hommes qui la montaient semblait tour-Ă -tour nous demander la paix ou nous prĂ©senter la guerre puis il dansait et chantait. Tupia ne put les persuader de venir Ă  nous. En avançant davantage * nous dĂ©couvrĂźmes au Couchant de Portland unes terre qui s’étendait au midi Ă  perte de vue , et en s’en approchant, le vaisseau se trouva tout-Ă - coup sur un fond extrĂȘmement raboteux , puis quelque temps aprĂšs nous trouvĂąmes une eau profonde. Nous Ă©tions alors Ă  un mille de l’islĂ  dont le sommet Ă©tait formĂ© de roches blanches * Tome Ix H 1X4 PekhiĂŻr Votage sur les flancs desquelles nous voyions un grand nombre d’indiens qui nous regardaient avec attention ; croyant nous voir dans l’embarras , ils lancĂšrent en mer cinq pirogues , qui se remplirent d’hommes armĂ©s ; ^en navigeant vers nous , leurs cris , leurs gestes menaçans , leurs lances qu’ils agitaient , nous annonçaient ce que nous avions Ă  en craindre on tira un coup de fusil qui sembla les exciter encore ; il fallut tirer un coup de canon ; au bruit de l’explosion , ils se levĂšrent tous , firent de grands cris , se rassemblĂšrent , et ensuite retournĂšrent tranquillement au rivage. AprĂšs avoir tournĂ© Portland , nous vĂźmes une baie profonde au couchant du Cap Table qui forme l’extrĂ©mitĂ© d’une pĂ©ninsule nous jetĂąmes l’ancre Ă  quelque distance , et lĂ  nous apperçûmcs deux pirogues qui s’approchĂšrent de nous. Tupia leur parla, mais ne put les dĂ©terminer Ă  monter sur le vaisseau on leur jeta quelques bagatelles dont ils parurent conteras , puis ils s’en allĂšrent des feux allumĂ©s nous prouvĂšrentles craintes et la vigilance des Indiens. La cĂŽte nous parut mĂ©diocrement Ă©levĂ©e ; la grĂšve est de sable-, entrecoupĂ©e de roches blanches ; la terre au loin paraĂźt fertile et couverte de bois ; dans l’intĂ©rieur on distingue de hautes montagnes. En voguant le long de la cĂŽte , diverses pirogues nous suivirent de loin , et semblaient nous dĂ©fier et nous insulter. Le 1 4, nous vĂźmes des montagnes oĂč il y avait encore de la neige ; au bas le pays paraĂźt marĂ©cageux , il de Jacques Cook. i i 5 nous sembla y voir des champs jaunes, qui probablement ne sont que des glayeuls secs plus loin sont des bocages d'arbres je voulais y envoyer chercher de l’eau douce , mais des pirogues qui du bord s’avancaient vers nous , me firent craindre quelque combat, et je renonçai Ă  mon dessein ; cinq d’entr’elles portant plus de 80 hommes s’approchĂšrent de nous ; les Indiens chantaient leurs chansons de guerre et agitaient leurs lances nous les avertĂźmes parle moyen de Tupia , que s’ils s’approchaient davantage , nous avions des armes qui les dĂ©truiraient comme la foudre , et que nous allions leur en montrer un essai sans leur faire de mal l’explosion du canon, le feu , le plomb qui retomba en pluie sur la mer les intimidĂšrent, et ils retournĂšrent vers le rivage. Tupia les rappela, il les invita Ă  venir sans armes , et qu’ils seraient reçus en amis ; une pirogue dĂ©posa ses armes , et vint sous la poupe du vaisseau 5 nous leur limes des prĂ©sens, et ils allaient monter Ă  bord lorsque les autres revinrent avec des menaces bientĂŽt aprĂšs toutes les pirogues disparurent. Le 16 nous rencontrĂąmes des pĂȘcheurs , qui nous vendirent du poisson gĂątĂ© ; c’était le meilleur qu’ils eussent, et nous voulions commercer avec eux une longue pirogue portant 22 hommes armĂ©s s’approcha aussi de nous ; ils n’avaient pas de marchandises, et nous leur donnĂąmes quelques morceaux d'Ă©toffes, qu'ils aimaient passionnĂ©ment l’un cl’eux portait une peau qui me parut celle cl’une ourse, et pour m’en assurer je lui offris en Ă©change un H a uff Fr e iir V ci r a. gis morceau de revĂȘche rouge ; il la reçut, et l'eil^ veloppa avec sa peau dans un panier, sans s’embarrasser deines plaintes puis la pirogue et les pĂȘcheurs s’éloignĂšrent ceux-ci revinrent un instant aprĂšs , nous en achetĂąmes encore du poisson dont nous ne pouvions nous servir , et la pirogue suivit les pĂȘcheurs notre trafic se renouvelait , lorsqu’un des Indiens saisissant 'l’ayeto , jeune Otaiiitien qui servait Tupia , l’entraĂźna dans sa pirogue et s’éloigna pour les obliger de relĂącher leur proie , nous tirĂąmes prĂšs d’eux ; un des Indiens tomba , et les autres abandonnĂšrent Tayeto qui, se jetant Ă  la nĂąge , vint vers le vaisseau, poursuivi par la grande pirogue, que nous forçùmes de s'Ă©loigner avec quelques coups de fusil et un coup de canon les Indiens eurent quelques hommes blessĂ©s. Nous donnĂąmes au cap qui Ă©tait alors vis-Ă -vis de nous le nom de Kidnappers , voleur d’enfant il est situĂ© au 09 e degrĂ© 43 minutes de latitude , et au 195 e degrĂ© 4 minutes de longitude deux rochers blancs , ayant la forme de meules de foin , le font aisĂ©ment reconnaĂźtre ; il fait la pointe mĂ©ridionale de la grande baie que nous nommĂąmes baie de ffaiykes. De-lĂ  nous suivĂźmes encore la cĂŽte en nous dirigeant au midi Ă  une lieue du rivage, nous vimes une petite isle Ă©levĂ©e et stĂ©rile , oĂč Ă©taient des maisons , des pirogues, des Indiens sans doute c’étaient des pĂȘcheurs hisle fut nommĂ©e Bare. Plus loin nous dĂ©couvrimes une grande Ă©tendue de terre »'Ă©tendant au midi ; en le cĂŽtoyant encore , nous b ĂŻ Jacques Cook. *17 n’y dĂ©couvrĂźmes point de hĂąvres , et le pays me paraissant toujours plus stĂ©rile , je rĂ©solus d retourner vers le nord. Vis - Ă  - vis de nous Ă©tait une pointe Ă©levĂ©e et ronde formĂ©e de roches jaunĂątres , nous la nommĂąmes cap Tu ma gain y du retour il est sous le 4 ° e degrĂ© 3 4 minutes de- latitude mĂ©ridionale et le 194 e degrĂ© 35 minutes de longitudeentre ce cap el le prĂ©cĂ©dent la terre est fort inĂ©gale ; la cĂŽte moins couverte de bois que celle dont nous avons parlĂ© , ressemble davantage aux Dunes d’Angleterre ; elle paraĂźt cependant fort peuplĂ©e ; on voit plusieurs villages dans les vallĂ©es , sur les sommets et les flancs des collines on y voyait la chaĂźne- des monts s’étendre Ă  perte de vue marquetĂ©e de neige r dans l’intĂ©rieur du pays , nous vĂźmes deux feux trĂšs-Ă©tendus allumĂ©s pour nettayer ms terrain qu’on voulait cultiver. Le 18 , Ă©tant voisin d’une pĂ©ninsule, de l’isĂźe Portland , une pirogue vint Ă  nous ; elle portait cinq Indiens , dont deux paraissaient des chefs 5 ceux-ci montĂšrent sur le vaisseau , nous les reçûmes d’une maniĂšre qui les flatta, et iis voulurent demeurer la unit avec nous j’eus beau leur dire que le lendemain nous serions fort loin de leur habitation , ils persistĂšrent , et nous les gardĂąmes leur pirogue et les trois autres Indiens surent nais Ă  bord. L’un de ces chefs avait la physionomie la plus ouvert© et la. plus franche -, ils- examinaient tout avec curiositĂ© et furent reconnaissait s des petits prĂ©sens que nousleur fĂźmesx suais ils ne, voulurent ni manger ni boire leurs, H A li8 Premier Voyage domestiques au contraire dĂ©vorĂšrent tout ce qu’on leur prĂ©senta le lendemain nous laissĂąmes partir nos LĂ»tes,Ă©tonnĂ©s de se voir si Ă©loignĂ©s de leur canton. Au nord de la Baie de PauvretĂ©, est un cap remarquable, dont la roche blanche de la pointe ressemblait au bord du toĂźt d’une maison , et nous le nommĂąmes Gable - end. Foreland , promontoire du bord du to't . Le ao nous descendĂźmes dans une baie Ă  quelques lieues au nord du cap ; les Indiens dans leurs pirogues nous invitĂšrent Ă  y. descendre , ils nous dirent que nous y trouverions de l’eau douce ; ces dispositions amicales nous arrĂȘtĂšrent parmi ces Indiens , deux nous parurent des chefs ; Lun. Ă©tait habillĂ© d’une jaquette ornĂ©e d’une peau de chien, celle de l’autre Ă©tait couverte de petites touffes de plumes rouges ; nous les invitĂąmes Ă  monter Ă  bord ; ils y vinrent ; nous leur donnĂąmes de la toile qui leur fit plaisir , et un clou qufils regardĂšrent avec indiffĂ©rence nous fĂźmes quelque trafic avec les autres. Ensuite je voulus aller Ă  terrre avec les deux chefs et des hommes armĂ©s pour chercher de l’eau douce ; mais la mer trop orageuse ne me le permit pas , les chefs s’y rendirent sur une pirogue qu’ils firent venir ; ils nous promirent pour le lendemain du poisson et des pommes-de-terre. Nous dĂ©barquĂąmes le lendemain par un temps calme , nous dĂ©couvrĂźmes deux commis d’eau douce ; les Indiens nous reçurent par-tout avec amitiĂ© , Ă©vitĂšrent de nous offenser , et de se rassembler en grandes de Jacques Cook. 119 troupes ; nous leur fĂźmes de petits prĂ©sens ; et le lendemain nous vĂźnmes faire de l’eau et visiter le pays ces hommes semblaient nous voir avec plaisir , mais ne se mĂȘlaient point avec nous ils firent quelques Ă©changes , puis reprirent leurs occupations ordinaires sans s’inquiĂ©ter de nos actions Mr. Banks visita leurs habitations j il y fut reçu avec franchise et sans crainte il les trouva quelquefois faisant leurs repas , que sa prĂ©sence n’interrompait point leur nourriture, dans cette saison , consistait en poisson leur pain Ă©tait la racine d’une espĂšce de fougĂšre ; ils la grillent sur le feu, ils la battent ensuite pour en faire tomber l’écorce ; l’intĂ©rieur est une pĂąte molle , assez douce , point dĂ©sagrĂ©able au goĂ»t, mais mĂȘlĂ©e de fils , que quelques-uns crachaient et d’autres avalaient en d’autres temps, ils ont d’excellons vĂ©gĂ©taux on n’y voit d’animaux apprivoisĂ©s que des chiens d'une vilaine figure leurs champs produisent des patates douces , plantĂ©es en planches , des eddas , connus dans les Indes orientales , des citrouilles placĂ©es dans de petits creux chaque district Ă©tait fermĂ© d’une haie de roseaux trĂšs-serrĂ©e ; il y avait i 5 o Ă  200 acres de terrain cultivĂ© dans cette baie, oĂč l’on comptait environ cent habita ns. Les femmes s’y peignent le visage avec de l'ocre rouge et de l'huile; elles sont coquettes y et les filles folĂątres toutes portaient un jupon, au-dessous duquel Ă©tait une ceinture d’herbes parfumĂ©es Ă  laquelle Ă©tait attachĂ©e une petite touffe de feuilles de petites plan tes odorifĂ©rantes 1 H 4 Z2» Premier Voyage quelques hommes Ă©taient peints , et nous en vĂźmes nn qui avait barbouillĂ© d’ocre sec jusqu’à, ses vĂȘtemens, et qui en tenait un morceau Ă  la inain. pour rĂ©parer ce que le frotte-* ment faisait perdre Ă  leur couleur Ils ne se bai-, gnent pas aussi souvent que les Otait itiens , parce, que leur climat est froid ‱ mais ils Les surpassent en. un point , c’est dans le soki qu’ils ont d’avoir- des privĂ©s nulle ordure ne se voit sur la terre; les restes des repas,1a litiĂšre, les immondices, sont rassemblĂ©s et rĂ©guliĂšrement disposĂ©s. Les bateaux Ă©taient occupĂ©s Ă  faire de l’eau ^ et Mrs. Banks , Solander et leur compagnie voulant revenir au vaisseau pour mettre en ordre, leur rĂ©colte de plantes,, les. Indiens voulurent bien les y conduire dans une pirogue , mais ils la freut renverser dans, la boule en s’y plaçant cet accident ne les rebuta pas , seulement ils firent en deux voyages ce qu’ils avaient voulu faire en nn ; ils trafiquĂšrent tout le jour au vaisseau c'Ă©taient des Ă©toffes qu’ils prĂ©fĂ©raient , mais ils semblaient, d’abord donner plus de prix Ă  celles d’Otaliiti ; ils admirĂšrent tout ce qu’on leur montra de notre bĂątiment ; ils paraissaient s’attacher Ă  nous mais comme il Ă©tait trĂšs-pĂ©nible de faire de l ’eau dans cette baie, qu'on nommait Tegadoo , nous mĂźmes Ă  la voile le lendemain. Un vent directement contraire nous empĂȘcha d’avancer , et les Indiens vinrent pendant que nous luttions contre le vent , nous indiquer une baie plus au midi oĂč il y avait de l’excellente eau, douce je crus devoir m’y rgEr »e Jacques Cook. ist dre. L’aiguade, fort commode,, Ă©tait dans une petite anse bordĂ©e de bois , et en effet, l’eau en Ă©tait trĂšs - bonne j des Indiens accoururent pour Ă©clrai i ger leurs armes et des provision s con tre des Ă©toffes d’Otahiti , et des bon teil tes de verre qu’ils aiment arec passion ; ils montraient beaucoup de bonne-foi. Mrs. Banks et Solander y recueillirent des plantes, et virent dans les vallĂ©es des maisons qui leur parurent dĂ©sertes. Les Indiens vivaient sur les collines , dans des espĂšces de hangars construits trĂšs-proprement en avançant dans une de ces vallĂ©es, ils virent un rocher trouĂ© dans tonte sa profondeur ; il formait une arcade caverneuse d’oĂč l’on dĂ©couvrait la mer t la baie et une partie des collines voisines l’ouverture Ă©tait dm y5 pieds de long , 27 de large , 45 de haut. Lu revenant, ils rencontrĂšrent un vieillard , qui leur montra les exercices militai- taires de son pays avec la lance et le patou - pa- tou ; c’est avec la lance qu’ils cherchent d’abord Ă  percer leur ennemi,, c’est avec le patou-patou qu’ils l’achĂšvent. Pendant ce temps nous coupions du bois , nous remplissions d’eau nos futailles , nous achetions du poisson des Indiens. Tupia eut une correspondance avec un prĂȘtre du pays, et ils parurent parfaitement d’accord dans leurs idĂ©es sur la religion j l’Otahitien demanda au prĂȘtre s’ils mangeaient les hommes celui-ci l’avoua , mais en assurant qu’ils ne mangeaient que leurs ennemis tuĂ©s dans le combat. Mr de fusil les fit retourner sur leur cote. D’ici, la terre prenait une direction entre ls couchant et le midi; de petites isl'es Ă©taient semĂ©es Ă  quelque distance , nous suivĂźmes la cĂŽte qui, lorsque nous eĂ»mes dou blĂ© la pointe , tournait au midi et Ă  l’orient ; des deux cĂŽtĂ©s nous voyions la terre , nous avançùmes dans l’ouverture , oĂč des Indiens vinrent Ă  nous , et parlĂšrent de Toiava , de T/ipia ; nous vĂźmes meme le petit-fils du premier nous limes des prĂ©sens Ă  tous , puis continuĂąmes notre route jusqu’à ce que ne trouvant plus assez de fond pour aller plus avant, nous jetĂąmes l’ancre et allĂąmes reconnaĂźtre le pays dans nos canots; nous reconnĂ»mes que la baie aboutissait Ă  une riviĂšre , que nous remontĂąmes ; l’eau en Ă©tait douce sur les bords Ă©tait un village d'indiens Ă  qui Toiava a vait parlĂ© de nous, et nous leur rendĂźmes, visite nous continuĂąmes de remonter la riviĂšre-;, mais Ă©tant Ă  quatorze milles de son embouchure et vovaut que l’aspect du pays Ă©tait le mĂȘme , que le cours de la riviĂšre ne changeait point,, nous abordĂąmes sur le rivage occidental. LĂ  . Ă©taient des arbres Ă©levĂ©s, d’une espĂšce dont nous n'en avions point vus encore Ă  six pieds de terre, il en Ă©tait qui avaient vingt pians de tour et quatre-vingt-dix de haut, de la racine Ă  la ; emiĂšre brandie ; le bois en est pesant et solide, propre Ă  faire de belles planches, ayant comme le pin la propriĂ©tĂ© de devenir lĂ©ger par des incisions , et par-lĂ  pouvant servir Ă  l'air© d’excellens mĂąts ; c’est peut-ĂȘtre le plus beau, bols qu'il y ait dans le morale nous vĂźmes encore dans ce lieu di vers arbres d’espĂšces inconnues ; la riviĂšre y est aussi large que la Tamise peut l’ĂȘtre Ă  Graenwicli ; le flot de la marĂ©e y est aussi fort, mais elle y est moins profonde y le fond est d’un vase trĂšs-mou nous lui donnĂąmes le nom de la riviĂšre Ă  laquelle nous la comparions; en nous rapprochant du vaisseau, rions rencontrĂąmes nos- honnĂȘtes Indiens avec qui nous trafiquĂąmes la marĂ©e qui remonta et le vent , ne nous permirent pas d’atteindre notre bĂątiment il nous fallut attacher notre bateau au rivage et y passer la nuit, fort incommodĂ©s parla pluie dĂšs le grand matin nous redoublĂąmes nos efforts et parvĂźnmes au vaisseau dans le moment oĂč le vent devenant plus fort * nous en aurait ĂŽtĂ© l’espĂ©rance si nous avions Ă©tĂ© encore sur la riviĂšre. Nous fi nĂ©s voile jusqu’à ce que le flux nous obligea de jeter l’ancre; alors j’allai visiter la cĂŽte occidentale, tandis que le vaisseau Ă©tait environnĂ© de pirogues avec lesquelles nos gens faisaient un commerce pacifique ; mais l’un d’eux ayant volĂ© une partis d’nn tĂ©lescope , on voulut L’en punir par deux coups de fouet, et les Indiens croyant qu’on voulait le fair , pĂ©rir , essayĂšrent de l’arracher de nos mains, et prirent des armes pour le venger; on leur expliqua ce qu’on se proposait de faire , ils y consentirent ; le- chĂątiment fut infligĂ©', et un vieillard, qui Ă©tait probablement le pĂšre du cou— nable , le battit encore et le renvoya Ă  terre L4 l3 6 PREMIER VOYAGE cette aventure inspira cependant des dĂ©fiances aux Indiens , et ils s’éloignĂšrent quelque temps aprĂšs pour ne plus se remontrer. Nous continuĂąmes notre route ayant toujours la terre des deux cĂŽtĂ©s , et devant nous de petites isles Ă  l’extrĂ©mitĂ© nord-ouest de la riviĂšre , que nous nommĂąmes la Tamise , est une pointe Ă  laquelle nous donnĂąmes le nom de Rodney ; Ă  l’extrĂ©mitĂ© nord est est une autre pointe, que nous appelĂąmes cap Colville ; celui-ci est sous le 36 e degrĂ© 26 minutes de latitude mĂ©ridionale , et le i83 degrĂ© 3 minutes de longitude il est fort Ă©levĂ© ; un rocher situĂ© au sommet le rend remarquable, et le fait distinguer de loin. La Tamise descend le long d'une vallĂ©e parallĂšle au bord de la nier ; Ă  son orient le sol est Ă©levĂ© ; il est bas au couchant par-tout il est couvert de bois et de verdure le lit du fleuve s’élargit et forme la vaste baie oĂč nous entrĂąmes pendant l’espace de 14 lieues , elle n’a nulle part moins de trois lieues de large ; les arbres couvrent ses bords , qui dans quelques endroits sont marĂ©cageux; entre les deux caps et dans l’embouchure , elle forme diffĂ©rentes petites isles , et au nord du cap Colville il y en a une longue chaĂźne, que nous nommĂąmes Isles de la BarriĂšre, quifont qu’au-dedans l’ancrage est sĂ»r les deux caps dont nous avons parlĂ© sont sĂ©parĂ©s par un espace de neuf lieues les habitans qui habitent ses bords sont peu nombreux , mais ils sont forts , bien faits, actifs ; ils se peignent tout le corps avec tle l’ocre rouge et de l’huile leurs. de Jacques Cook. i3j pirogues sont grandes , bien construites , et sculptĂ©es avec goĂ»t. Nous'suivĂźmes les cĂŽtes de la grande terre , et vĂźnmes jeter l'ancre dans une baie , Ă  qui nous donnĂąmes le nom d g Baie des BrĂšmes , de l'abondance de ces poissons qu’on y trouve en peu de temps la ligne nous en fournit pour nourrir l’équipage pendant deux jours son ouverture est de cinq lieues, sa profondeur de trois u quatre au nord est une terre Ă©levĂ©e couronnĂ©e de rocs pointus ; vis-Ă -vis sont de petites isles que nous nommĂąmes H en. and Chickens » la Poule et les Poussins. Entre la baie et le cap Rodney , la terre est basse et garnie de bouquets de bois ; nous n’y vĂźmes point d’habitans ; mais les feux qu’on y remarquait pendant la nuit , prouvaient qu’elle n’est pas dĂ©serte. Plus loin la terre est basse encore , et couverte de bois ; nous y entrevĂźmes des maisons Ă©parses , des bourgades fortifiĂ©es , des terres cultivĂ©es. Nous y reçûmes la visite de deux cents Indiens amenĂ©s par sept pirogues ; nous fĂźmes des prĂ©sens aux chefs qui se retirĂšrent ; mais alors les autres devinrent incommodes et fripons , nous en punĂźmes avec du menu plomb , les autres nous dĂ©fiĂšrent, nous menacĂšrent ; il fallut les Ă©pouvanter avec le canon pour s’en dĂ©faire ; et nous conti-^ nuĂąmes 1 Ă  suivre la cĂŽte des Indiens instruits de l’aventure de la veille vinrent amicalement trafiquer ; d’autres les suivirent ceux-ci avaient des pirogues bien sculptĂ©es , et dĂ©corĂ©es de plusieurs ornemens ils Ă©taient armĂ©s de patou- j 38 Premier Voyage patous , de pierres et d'os de baleine; il avaient aussi des fanons de baleine sculptĂ©s , et ornĂ©s de poils de eliien. Leur teint Ă©tait plus brun , plus marquĂ© de taches noires que celui des autres Indiens ; ils avaient une large ligne spirale sur chaque fesse , et de loin on aurait cru qu’ils portaient en gĂ©nĂ©ral des culotes rayĂ©es ; mais les uns Ă©taient plus rayĂ©s que les autres ; tu us avaient les lĂšvres noires l'un d’eux nous vola une piĂšce d’étoffe ; un coup de fusil l’obligea de nous la rapporter , mais alors tous se retirĂšrent. Nous dĂ©couvrĂźmes- une pointe remarquable , que nous nommĂąmes cap Bretx fa terre en est Ă©levĂ©e; ‱à quelque distance est une petite isle oĂč est un rocher percĂ© de part en part, et ressemblant Ă . l’arche d’un pont au couchant est une baie large et profonde , dont les bords sont peuplĂ©s les isles voisines le sont aussi des pirogues nous approchĂšrent, ceux quiles montaient Ă©taient vigoureux et bienfaits ; leurs cheveux noirs s’attachaient en touffes surfeurs tĂȘtes garnies de plumes blanches les chefs Ă©taient distinguĂ©s paria- finesse des Ă©toffes qui les couvraient; ils commercĂšrent frauduleusement comme les autres , et un seul fut puni par un officier qui, avec l’hameçon d'une ligne de pĂȘche, le saisit par le dos ; l’hameçon rompit, et rendit la vengeance plus courte , mais peut-ĂȘtre plus cruelle. Les visites frĂ©quentes et nombreuses que nous recevions dans notre lente navigation le long de ces cĂŽtes , nous prouvĂšrent que cette partie de la Nouvelle ZĂ©lande Ă©tait trĂšs-peuplĂ©e. ForcĂ©s par le vent 3j e Jacques Cook. i 3 y k'aĂŻrc , nous approchĂąmes de la cĂŽte pour chercher un abri prĂšs d’une petite isle ; nous y eĂ»mes de nouvelles contestations avec les Indiens-, qu’un boulet, efĂźleurantia surface de l’eau, rendit plus lionnetes ou moins fripons. J’allai visiter file avec deux bateaux armĂ©s ; dĂšs nue j’eus dĂ©barquĂ©, les Indiens quittĂšrent le vaisseau pour accourir en diffĂ©rentes parties de i’isle , et bientĂŽt nous fĂ»mes environnĂ©s de deux on trois cents insulaires armĂ©s qui s’approchaient en. dĂ©sordre; nous marchĂąmes Ă  leur rencontre ; ils restĂšrent d abord paisibles devant noua , mais leurs armes Ă©taient prĂȘtes , et ils Ă©taient plutĂŽt irrĂ©solus que pacifiques ; leur nombre s’augmenlant Ă  chaque instant , ils devinrent plus hardis, commencĂšrent leurs danses , leurs chansons , et envoyĂšrent deux dĂ©tachemens pour se saisir de nos bateaux; je vis alors qu’il Ă©tait temps de dĂ©ployer notre puissance , et je tirai mon fusil chargĂ© Ă  petit plomb ; Mr. Banks et deux autres m’imitĂšrent , et les Indiens en dĂ©sordre reculĂšrent un peu ,un chef vint les rallier , et agitant son patou-patou, les conduisit Ă  la charge avec de grands cris. Le docteur Soiander arrĂȘta son impĂ©tuositĂ© ; se sentant blessĂ© , il s'enfuit comme les autres ; ils se rassemblĂšrent tous sur un monticule, et y semblaient attendre un chef qui se mit Ă  leur tĂȘte pour charger. Iis Ă©taient hors de notre atteinte , mais le vaisseau s’étant approchĂ© de la cĂŽte , fit voler quelques boulets sur la tĂȘte des Indiens , qui se dispersĂšrent alors entiĂšrement ; aucun d’entr’eux ne fut tuĂ© , deux a 4 o Premier Voyage seulement furent blessĂ©s avec le menu plomb 7 parce que je retins l’ardeur sanguinaire de mes gens devenus paisibles possesseurs du ter rein oĂč nous avions combattu , nous dĂ©posĂąmes nos armes et cueillĂźmes du cĂ©leri peu de temps aprĂšs ayant apperçu quelques Indiens , nous nous en approchĂąmes ; un vieillard, suivi de sa femme et de son frĂšre , vint Ă  nous en posture de suppliant; nous le rassurĂąmes un de ses frĂšres avait Ă©tĂ© blessĂ© , et il nous demanda avec inquiĂ©tude s’il en mourrait; nous lui d'mes qu’il ne devait pas le craindre ; mais que si l’on nous attaquait encore,nous donnerions la mort; en lui parlant avec amitiĂ© , en lui faisant quelques prĂ©sens , il reprit courage , et en donna aux siens , qui s’assirent paisiblement prĂšs de nous. De-lĂ  rions montĂąmes sur uns colline, d’oĂč la vue s’étendait au loin ; la perspective Ă©tait singuliĂšre et pittoresque , elle s’étendait sur une multitude d’isles , de bourgades , de maisons dispersĂ©es et de plantations ; le pays Ă©tait peuplĂ©; des Indiens s’approchĂšrent de nous , en montrant qu’ils Ă©taient sans armes ; ils furent tĂ©moins de la punition infligĂ©e Ă  quelques-uns de nos gens qui leur avaient volĂ© des pommes de terre ; j'infligeai une peine plus grave Ă  Tun d’eux, qui prĂ©tendait que l’Anglais avait des droits sur les possessions des Indiens, qui n’en avaient pas sur les siennes. Nous trafiquĂąmes amicalement avec les Indiens sur le vaisseau , ils nous reçurent honnĂȘtement lorsque nous redescendĂźmes Ă  terre , ce qui nous arriva souvent, parce que les vents contraires nous SS J A C Q Û E S C O Ö I,' 14t ĂŻetinrent long-temps dans cette baie. Un jour un vieillard nous montra l’instrument dont ils se servent pour peindre des ta cires sur leur corps ; il ressemble Ă  celui que les Otahitiens emploient au mĂȘme usage ; nous vimes ceux que nous avions blessĂ©s j la diĂšte et la nature les avaient presque dĂ©jĂ  guĂ©ris. Dans leurs plantations , nous distinguĂąmes le JSlorus -papyrisera , avec lequel ils font leurs Ă©toffĂ©s ; mais cette plante y paraĂźt rare , et les Ă©toffĂ©s qu'on en fait n’y ont d’autre usage que celui de leur servir de pendans d’oreilles. Un autre jour nous dĂ©barquĂąmes dans une partie trĂšs-Ă©loignĂ©e de la baie ; tous les Indiens qui l'habitaient prirent la fuite , exceptĂ© un vieillard qui nous suivait par-tout, et Ă  qui nous fĂźmes des prĂ©sens malgrĂ© ces marques d’amitiĂ©, il montra beaucoup d’inquiĂ©tude en nous voyant approcher d’un fort, situĂ© sur un rocher ceint de la mer, et oĂč l’on montait avec une Ă©chelle ; quand il vit que nous voulions y monter, il nous dit que sa fĂ©mme y Ă©tait 5 et comme cette nouvelle ne nous arrĂȘtait pas, il promit de nous accompagner , pourvu que nous fussions dĂ©cens ; l’échelle Ă©tait dangereuse et fragile , nous nous en servĂźmes cependant j trois femmes nous virent et fondirent eu larmes ; des prĂ©sens , des paroles amicales dissipĂšrent leurs craintes nous visitĂąmes les maisons, et laissĂąmes les Indiens satisfaits de notre honnĂȘtetĂ©. Nous partĂźmes de ce lieu le 5 dĂ©cembre, mais nous avançùmes avec lenteur ; le calme survint iXa Premier Voyage ensuite et nous livra au. courant, qui nous entraĂźnait rapidement su des Ă©cueils nous fĂźmes les plus graues efforts pues nous tirer le ce danger, le vent » i s’éleva seconda nos efforts , et nous regagnai' . le large ; mais au moment oĂč lions croyions re en sĂ»retĂ©, et que nous trouvions dix-sept brasses de fond , le vaisseau toucha ce choc nous jeta dans la plus grande consternation ; on accourut, on s’informa , et on demandait encore oĂč Ă©tait l’ccueil que dĂ©jĂ  le vent nous l’avait fait dĂ©passer. Nous nommĂąmes la haie oĂč nous avions sĂ©journes Baie des Isles ; elles y forment plusieurs liavres sĂ»rs et commodes, on y trouve par-tout un bon mouillage et des rafraĂźchissemens le poisson y est abondant ; la seine avec laquelle les Indiens le prennent, est d’une grandeur Ă©noruie, elle est faite d'une herbe trĂšs-sorte, et occupe un espace de trois cents bras- - ses sur cinq de profondeur ; la pĂȘche est leur principale occupation , des filets mis en tas se voient aux environs de leurs maisons ; on y trouve des goulus, des mulets, des maquereaux, des brĂšmes , des pastenades et d’autres poissons les habitans paraissent vivre sans avoir de rois y ils viven t en paix, quoique leurs bourgades soient fortifiĂ©es ; la marĂ©e s’y Ă©lĂšve de six Ă  huit pieds. Le vent contraire ralentit notre marche ; nous passĂąmes prĂšs des isles Ccivalles , que nous avions dĂ©jĂ  vues des poissons qui portent ce nom et qu’on nous y vendit, le leur firent donner Ă  sept lieues plus au couchant, nous vĂźmes une baie de Jacques Cook. Ăź>Æ profonde, que lions appelĂąmes Douhtless , et oĂč le vent ne nous permit pas d’entrer bientĂŽt le calme nous surprit, des Indiens nous approchĂšrent , ils nous vendirent du poisson , et nous apprirent que dans trois jours , nous verrions la terre ne s'Ă©tendre plus au couchant et tourner au midi ; nous pensĂąmes que ce lieu, qu’ils nommaient Moore Whennua , Ă©tait la terre dĂ©couverte et nommĂ©e par Tasman Cap Maria van nous leur demandĂąmes s’ils connaissaient d’autres pays, ils rĂ©pondirent que quelques-uns de leurs ancĂȘtres avaient visitĂ© , dans une grande pirogue, une contrĂ©e Ă©tendue , nommĂ©e ULimaroa ; qu’aprĂšs un voyage d’un mois, ris avaient vu nn pays oĂč l’on mangeait des cochons. — En ont-ils amenĂ© de-lĂ  ? dit Tupia ; — non , rĂ©pondirent les Indiens — il faut donc fjue cette histoire soit fausse ? — rĂ©partit, l’Ota- hitien ; — peut-on aller dans un pays oĂč il y a des cochons , et n’en point ramener chez soif—- Mais aussi pouvait-on lui rĂ©pondre comment ces Indiens pouvaient-ils en savoir le nom , s’ils Ăźi'en avaient jamais vus. Une langue basse de terre qui forme une pĂ©ninsule que nous nommĂąmes Knuckle , ou de la jointure, sĂ©pare la baie Douhtless d’une autre qui est fort grande , Ă  laquelle nous donnĂąmes le nom de Sandj Bay , baie de Sable nous vĂźmes de-lĂ  une haute montagne qui s’élĂšve sur une cĂŽte Ă©loignĂ©e ; je la nommai Mont Carnel , mont du Chameau autour de la baie de Sable , la terre est trĂšs-basse , fort stĂ©rile , son» j 44 Prb m ier Voyage posĂ©e d’un sable blanc amassĂ© en petites collines irrĂ©guliĂšres qui s’étendaient en cordons parallĂšles Ă  la cĂŽte ; nous y vĂźmes deux villages , et des pirogues qui ramĂšrent aprĂšs nous et ne purent nous atteindre , parce qu'aucune raison ne pouvait nous attirer dans cette baie. DĂ©jĂ  nous croyions voir l’extrĂ©mitĂ© de la terre de ZĂ©lande, lorsqu’une tempĂȘte nous assaillit , nous força d’abattre nos voiles hautes et dĂ©chira notre grand hunier. Elle ne dura pas et nous laissa en pleine mer, ne dĂ©couvrant la terre nulle part ; Ă  peine eĂ»mes-nous dĂ©couvert une petite isle situĂ©e Ă  la hauteur de la pointe Knuckle , que le vent vint de nouveau dĂ©chirer nos voiles ; malgrĂ© tous nos efforts pour nous rapprocher de terre, nous en Ă©tions encore Ă  17 lieues , lorsque le 16 dĂ©cembre nous dĂ©couvrĂźmes une terre qui nous restait vers le, sud Ă  14 lieues nous tendĂźmes vers elle , mais un bouillonnement violent d eau nous fit dĂ©river C’était l'effet d’un courant ; et aprĂšs avoir luttĂ© contre lui pendant 24 heures, nous Ă©tions encore au mĂȘme lieu. Nous vĂźmes alors la pointe la plus septentrionale de la Nouvelle ZĂ©lande. ; elle est sous le 04e, degrĂ© 22 minutes de latitude mĂ©ridionale , et le ipoL degrĂ© 35 minutes de longitude ; nous la nommĂąmes Cap Nord j il se termine en un mondrain applati au sommet, l’isthme qui le joint Ă  la terre est bas, et le fait paraĂźtre une isle on y voit un Hippah ou village. Les vents nous forcĂšrent Ă  louvoyer pendant deux jours, puis nous reconnĂ»mes de petites isles, qui nous parurent celles que de Jacques Cook. Ăź^S que Tasman dĂ©couvrit et nomma les trois Rois et comme nous n’appercevions point la terre , quoique seulement Ă  vingt lieues au couchant du cap Nord , nous en conclĂ»mes que la partie septentrionale de la nouvelle ZĂ©lande Ă©tait trĂšs- Ă©troite des raffales violentes , une tempĂȘte nous secouĂšrent pendant quelques jours encore , pendant lesquels nous portĂąmes tantĂŽt au midi, tantĂŽt Ă  l’oiient, et ce ne fut que le 3 o dĂ©cembre que nous pĂ»mes dĂ©couvrir le cap Maria van Diemen , qui nous parut avoir Ă©tĂ© bien dĂ©signĂ© par les Indiens. Nous revĂźmes le Mont Camel , qui de l’autre cĂŽtĂ© ne nous avait paru Ă©loignĂ© que d’un mille de la mer , et de celui-ci n’en paraissait qu’à la mĂȘme distance , ce qui nous fit conclure que la terre n'avait pas plus d'uns lieue de large dans cet endroit. Nous Ă©tions au milieu de l’étĂ© de ces climats , et le vent y Ă©tait d’une force et d’une durĂ©e dont j’avais Ă  peins vu un exemple nous consumĂąmes cinq semaines Ă  faire 5 o lieues, et encore nous nous estimions heureux de n’avoir pas Ă©tĂ© , durant ce temps, plus voisins de la terre, contre laquelle les vents nous auraient brisĂ©s. Le cap Maria est sous le 34 e degrĂ© 40 minutes de latitude mĂ©ridionale et le 190 e degrĂ© 22 minutes de longitude de-lĂ  au mont Camel , la terre n’est qu’une cĂŽte stĂ©rile composĂ©e de bancs de sable blanc ; plus au midi est une terre basse , Ă  laquelle succĂšdent des terres plus hautes » coupĂ©es de monticules plus au midi elles prĂ©sentent un aspect dĂ©sert, stĂ©rile, effrayant ; CS Tome /. A l 46 Premier Voyage sont des collines de sable oĂč l’on no dĂ©couvre pas une tache de verdure , oĂč la mer se brisant en lames terribles, affecte Tarne des tristes images de la solitude, de la dĂ©solation et de la mort. Nous nous Ă©loignĂąmes de ces lieux , et suivant ensuite une direction parallĂšle Ă  la cĂŽte , nous arrivĂąmes le 10 Janvier 1770 , prĂšs d’une terre qui s’élevait en petites pentes , couvertes d’arbres et de verdure , la fumĂ©e des maisons dispersĂ©es , nous annonçait que le pays Ă©tait peuplĂ©. Nous appelĂąmes un promontoire qui s’élĂšve doucement de la mer Ă  une grande hauteur , Pointe Woody , ou boisĂ©e ; et une isle qui en est voisine, Gannet Island , ou isle des Mouettes, parce que nous en vĂźmes un grand nombre. Plus au midi est une pointe escarpĂ©e , que nous nommĂąmes Pointe Albatross Ă  quelque distance de celle-ci, nous dĂ©couvrantes une montagne trĂšs-haute et semblable au pic de Te- nerifĂŻe ; sa pointe sVlevait au-dessus des nuages dont sa base Ă©tait environnĂ©e; elle Ă©tait couver te de neige ; sa base est fort large et s’élĂšve par degrĂ©s depuis la mer qui l’avoisine ; le pays qui l’environne est plat , agrĂ©able, couvert d’arbres et de verdure. Nous appelĂąmes la montagne Mont Egmont, nous donnĂąmes le mĂȘme nom au grand cap que forme la cĂŽte prĂšs de lui. La cĂŽte au-delĂ  de ce mont s’étend entre le midi et l’orient en avançant plus loin nous dĂ©couvrĂźmes une terre Ă©levĂ©e entre le midi et le couchant elle avait l’apparence d’une isle situĂ©e au-dessous de la nouvelle ZĂ©lande , et elle con- de Jacques Cook. 1^7 serra toujours cette apparence la cĂŽte que nous suivions Ă©tait fort liante , coupĂ©e par des vallons et des collines , formant plusieurs baies , dans l’une desquelles je voulais entrer pour carĂ©ner et rĂ©parer le vaisseau bientĂŽt je me trouvai dans un canal dont l’entrĂ©e se remarque par de petites isles et un chaĂźne de rocs ; la marĂ©e nous jeta prĂšs de la cĂŽte, mais nos bateaux nous aidĂšrent Ă  nous enĂ©loign er; nous vĂźmes la tĂȘte d’un lion marin s’élevant au-dessus de l’eau, une pirogue qui traversait une baie sur la cĂŽte que nous avions au midi, et un village situĂ© sur la pointe d’une ide ; nous nous en approchĂąmes , et les habitans en armes se montrĂšrent sur le rivage; nous jetĂąmes l’ancre Ă  quelque distance, dans une anse trĂšs-sĂ»re et trĂšs-commode , sur un fond mou , Ă  la profondeur de onze brasses quatre pirogues s’approchĂšrent de nous les Indiens Ă©taient habillĂ©s comme les peint Tasman deux coins de l’étoffe dont ils s’enveloppaient le corps se relevaient par derriĂšre , passaient sur les Ă©paules , et venaient se rattacher sous la poitrine ; peu avaient des plumes dans leurs cheveux ; ils tournĂšrent autour de nous en faisant leurs menaces et leurs dĂ©fis ordinaires, et ils commençaient Ă  nous lancer des pierres , lorsqu’un vieillard voulut monter sur notre bord, et y monta malgrĂ© les efforts que firent ses compagnons pour le retenir nous le reçûmes avec toutes les marques de bienveillance possibles , nous lui donnĂąmes ce qui lui faisait pi ai - sir , et le chargeĂąmes de prĂ©sens pour les K. 3 l/ t 8 Premier Votage autres Indiens. Quand il fut descendu dans sa pirogue, les Indiens dansĂšrent, ou de satisfaction, ou pour nous dĂ©lier encore ; car ils font le mĂȘme acte dans des sentiniens bien diffĂ©rons ; puis ils se retirĂšrent dans leur liepnab. Devant nous Ă©tait une vaste forĂȘt, traversĂ©e par un beau courant d'une eau excellente ; nous pĂȘchĂąmes, et primes en. peu d’instans 3oo livres de poisson c'est lĂ  que nous carĂ©nĂąmes notre vaisseau ; pendant que nous Ă©tions occupĂ©s Ă  le faire, des pirogues arrivĂšrent prĂšs de nous , et nous lĂ»mes bien aises cl’y voir des femmes, qui annoncent ordinairement des intentions paisibles chez ces sauvages insulaires ; cependant ceux-ci nous firent craindre une attaque, que le bruit seul des fusils les obligea d'abandonner, et la friponnerie suivie de menaces de l’un d’eux , nous ayant fait encore recourir au menu plomb , ils s’éloignĂšrent de nous , et ramĂšrent Ă  l'entour Ă  quelque distance. Nous leur fĂźmes demander par Tupia s’ils avaient jamais vu un vaisseau comme le nĂŽtre , s’ils n’avaient point entendu dire qu’un, semblable y eĂ»t abordĂ© ils rĂ©pondirent que non. La baie que Tasman appela Baie des Assassins , ne peut ĂȘtre Ă©loignĂ©e cependant de plus de cinq lieues du lieu oĂč nous Ă©tions. Les femmes et quel ques-uns des Indiens avaient une coĂ«ffure composĂ©e de touffes de plumes noires , disposĂ©es en rond sur le sommet de la tĂȘte, qu'elle couvrait et haussait du double. Nous descendĂźmes Ă  terre , et notre aspect fit fuir avec effroi une famille d’indiens un seul resta, et ce- de Jacques Cook. 1^9 Ăźui-lĂ  rassurĂ© , fit revenir les autres lorsque l’un d’eux meurt, ils attachent une pierre Ă  son corps et le lancent dans la mer ; nous vimes flotter sur l’eau le corps d’une femme qu’ils avaient lancĂ© ainsi et s’était sĂ©parĂ© de la pierre. Les insulaires s’occupaient alors Ă  apprĂȘter des ali- rnens ; ils faisaient cuire un chien dans leur four prĂšs d’eux Ă©taient des paniers de provisions , dans l’un desquels nous reconnĂ»mes des os humains rongĂ©s 3 ils paraissaient avoir Ă©tĂ© cuits , et l’on voyait encore sur les cartilages la marque des dents qui y avaient mordu. Ce spectacle nous fĂźt horreur. Les Indiens dirent que c’était un de leurs ennemis qui Ă©tait venu sur la cĂŽte avec six autres hommes , et qu’ils avaient tuĂ© celui-lĂ . Comme nous paraissions douter encore qu’ils mangeassent les hommes , l’un des Indiens nous montra les parties du corps semblables Ă  celles dont nous voyions les restes, rongea l’os , et dit que la chair qui n’y Ă©tait plus lui avait fourni un excellent repas. Parmi les femmes qui Ă©taient lĂ  , il en Ă©tait une dont les bras , les cuisses , les jambes Ă©taient dĂ©chirĂ©es d’une maniĂšre effrayante ; elle l’avait fait pour exprimer la douleur que lui causa son mari tuĂ© et mangĂ© par les habitans de la cĂŽte opposĂ©e. Le 17 , nous eĂ»mes un rĂ©veil charmant, nous entendĂźmes le chant trĂšs - agrĂ©able d’une multitude d/oiseaux 3 on croyait entendre de petites cloches parfaitement d’accord 3 ces oiseaux commencent toujours Ă  chanter vers les deux heures du matin , et gardent le silence dĂšs que le soleil est sur l’horjson K 3 ĂŻ5o Premier Voyage Le vieillard revint encore nous faire une visite ; on lui parla de l’usage de manger ses ennemis ; on l ui demanda ce qu’ils faisaient de la tĂȘte ; il dit qu’ori en mangeait la cervelle , et qu’on attendait bientĂŽt les Indiens du bord opposĂ© , qui devaient venir venger la mort de leurs compagnons ; il nous apporta deux jours aprĂšs quatre tĂȘtes des hommes qu’ils avaient mangĂ©s ; la chair, les cheveux y Ă©taient encore ; elles n’avaient point d’odeur dĂ©sagrĂ©able, parce qu’elles avaient Ă©tĂ© prĂ©servĂ©es de la putrĂ©faction par quelque ingrĂ©dient. On n’en put acheter qu’une , les Indiens rĂ©servaient les autres pour leur servir de trophĂ©es. La baie oĂč nous Ă©tions Ă©tait vaste, et composĂ©e de petites anses dans toutes les directions par-tout elle Ă©tait bordĂ©e d’une forĂȘt Ă©paisse nous y tuĂąmes des cormorans le poisson est trĂšs- abondant dans ce lieu ; nous allĂąmes examiner le filet d’un Indien qui pĂȘchait ; sans nous craindre , ni faire beaucoup d’attention Ă  nous , il fit ce que nous dĂ©sirions de lui, et nous montra son filet il Ă©tait de forme circulaire , de 8 pieds de diamĂštre, et Ă©tendu par deux cerceaux l’appĂąt Ă©tait au fond , le haut Ă©tait ouvert, et quand le poisson est au fond , le pĂȘcheur relĂšre le filet lentement et le ferme nous trouvĂąmes en divers lieux trois os de hanches d’honnnes , et des cheveux suspendus Ă  une branche d’arbre quelques Indiens vinrent d’un bourg que nous n’avions pas vu , quoique situĂ© sur la baie , et nous vendirent du poisson pour des clous, dont ils avaient de Jacques Cook; Ăź St apprrs l’usage. Pendant que quelques-uns de nous pĂȘchaient sur les rochers, que d’autres erraient au loin sans appercevoir nulle part des traces de culture, que Mrs. Banks et Solander s’occupaient sur la grĂšve de recherches botaniques , je grimpai sur les collines avec un matelot je croyais pouvoir dĂ©couvrir de-lĂ  l’étendue du canal; mais d’autres collines et des bois impĂ©nĂ©trables nous en dĂ©robĂšrent la vue ; je vis cependant un passage qui conduisait de la baie oĂč nous Ă©tions Ă  la cĂŽte occidentale , et la mer qui baignait la cĂŽte orientale je m’assurai que ce qui m’avait paru une partie de la terre ferme n’était que de petites isles, oĂč je vis deux villages abandonnĂ©s depuis long-temps. Le 14 , nous allĂąmes dans le hippah que nous avions dĂ©couvert d’abord en arrivant dans la baie ses habitans nous reçurent avec civilitĂ© , avec confiance le roc star lequel il est bĂąti n’est sĂ©parĂ© de la terre que par une fente de quelques pieds ; il est escarpĂ© de toutes parts; un seul endroit peut ĂȘtre regardĂ© comme accessible , et lĂ  il est palissade les maisons des Indiens sont propres et commodes ils nous vendirent des os humains , et nous vĂźmes une croix ornĂ©e de plumes, monument Ă©levĂ© Ă  la mĂ©moire d’un mort. Les lieux voisins de cette isle n’ont que des maisons dĂ©sertes nous fĂ»mes surpris de ce qu’au milieu de la confiance que les Indiens nous marquaient , ils ne parlĂšrent Ă  Tupia que de fusils et d’hommes tuĂ©s ; nous ignorions alors qu’un de nos officiers , s’amusant sur un bateau avait vu trois pirogues s’approcher, et que craĂź- K 4 i§2 Premier Voyage gnant d’en ĂȘtre attaquĂ© , il avait l'ait feu sur eux; mais persuadĂ©s qu’ils n’avaient eu que des intentions pacifiques , nous lĂ»mes affligĂ©s de ce qu’elles avaient Ă©tĂ© si mal reconnues. Le lendemain , en visitant l'embouchure du canal, nous rencontrĂąmes sur la cĂŽte une famille d'indiens qui se dispersait pour pĂȘcher ; ils vinrent au- devant de nous ; ils Ă©taient au nombre de trente, hommes, femmes ou en fans ; nous leur donnĂąmes des rubans, des verroteries ; tous nous embrassĂšrent et nous donnĂšrent du poisson ; nous lĂ»mes charmĂ©s de cette nouvelle connaissance le 2 6 , nous allĂąmes voir le dĂ©troit qui joint les deux mers du haut d’une colline trĂšs-Ă©levĂ©e , nous le dĂ©couvrĂźmes; il nous parut avoir 4 lieues de large nous Ă©levĂąmes lĂ  une pyramide oĂč nous laissĂąmes des halles , du petit plomb , des verroteries , etc. , pour ĂȘtre un monument qui assurĂąt ceux qui visiteront ce lieu que des EuropĂ©ens y ont Ă©tĂ© avant eux au bas de la colline nous trouvĂąmes une autre famille d’indiens qui nous virent avec joie et nous montrĂšrent oĂč nous trouverions de Peau douce nous nous rendĂźmes aussi dans le bourg dont on nous avait parlĂ© ; on ne s’y rend pas sans danger , mais les Indiens nous y reçurent Ă  bras ouverts ; nous y comptĂąmes une centaine de maisons ; le rocher et une plate - forme les dĂ©fendent nous donnĂąmes des clous , des rubans , du papier Ă  ces bonnes gens , et ces prĂ©sens leur firent tant de plaisir, qu’ils remplirent notre bateau de poissons secs, dont ils^ avaient fait de grandes provisions. de Jacques Cook. i 53 Nous avions aussi voulu pĂ©nĂ©trer dans les terres, mais des plantes parasites , touffues, entrelacĂ©es , qui remplissaient l’espace entre les arbres , rendaient les bois impĂ©nĂ©trables ; nous cueillĂźmes du cĂ©leri sur une isie oĂč il Ă©tait abondant , et pendant que nous nous y occupions de cet objet , des Indiens y abordĂšrent cinq ou six femmes qu’ils avaient avec eux s’assirent , se firent des blessures effrayantes avec des coquilles ou des morceaux de talc , tandis que les Iiomrnes, insensibles Ă  leur Ă©tat, travaillaient Ă  rĂ©parer des liuttes abandonnĂ©es. Avant que de quitter ce pays , nous Ă©levĂąmes deux poteaux surmontĂ©s d’un pavillon, l’un dans le lieu de l’aiguade , l’autre prĂšs du hippah de Fisle , que les kabitans nomment Mortuara nous y gravĂąmes le nom du vaisseau , et le temps du dĂ©barquement; les Indiens promirent de ne l’abattre jamais nous leur fĂźmes encore des prĂ©sens , nous y joignĂźmes une piĂšce de monnaie et des clous de liebe oĂč Ă©tait gravĂ©e la grande flĂšche du Roi ils nous dirent que la terre que nous avions au sud ouest Ă©tait composĂ©e de plusieurs isles, parmi lesquelles en Ă©tait une trĂšs- grande situĂ©e Ă  l’orient ; ils nous assurĂšrent qu’ils n’avaient jamais entendu parler d’un vaisseau semblable au nĂŽtre , mais que leurs ancĂȘtres leur avaient dit qu’un petit bĂątiment venant d’une contrĂ©e Ă©loignĂ©e nommĂ©e Ulhnaraa , portant quatre hommes , avaient Ă©tĂ© tuĂ©s en dĂ©barquant selon eux, Ulimaraa est situĂ© vers le nord. Tueia nous avait parlĂ© aussi de ce pays , dont il avait 1 54 Premier. Voyage des notions confuses nous remarquĂąmes qu'iĂźg nous pendaient du poisson avec peine quelques-uns s’affligeaient des prĂ©paratifs de notre dĂ©part, d'autres s’en rĂ©jouissaient. Deux fois nous levĂąmes l’ancre pour nous Ă©loigner ; deux fois les mauvais temps nous forcĂšrent de la rejeter dans l’intervalle Mrs. Banks et SoĂźander rencontrĂšrent une famille d’indiens trĂšs-aimable ; une veuve y pleurait son Ă©poux avec des larmes de sang , son fils Ă©tait prĂšs d’elle, tous deux Ă©taient assis sur des nattes , les autres, au nombre de seize, Ă©taient autour d'eux assis en plein air , car ces Indiens ne paraissent pas mĂȘme avoir un abri contre la pluie et les orages ils se montrĂšrent affables , obligeans, et firent regreter Ă  nos observateurs de ne les avoir pas connus plutĂŽt. Enfin , le 6 fĂ©vrier nous sortimes du canal, que nous nommĂąmes canal de la reine vharlotte , il est sous le 4 1 - d. de latitude mĂ©ridionale, et le 192 e . d. 4d min. de longitude la terre au midi du canal est appelĂ©e par les lia- bitans Kaomaroo ; la terre de l’anse oĂč nous mouillĂąmes se nomme Totaranue \ nous donnĂąmes Ă  l’anse mĂȘme le nom de anse de vaisseau ; c’est la plus mĂ©ridionale des trois qui sont au-dedans de l’isle Mortuara ; elle est trĂšs-commode et trĂšs-sĂ»re ; deux canaux entre les isles y conduisent; les marĂ©es y montent de 6 Ă  8 pieds le canal mĂȘme a trois lieues de large Ă  son entrĂ©e , et dix lieues de long autour, la terre est si Ă©levĂ©e que nous l'apperçûmes de vingt lieues en mer ce sont de liantes collines , » e Jacques Cook. i55 de profondes vallĂ©es, couvertes de grands arbres dont le bois est trĂšs-dur et pesant la mer y abonde en poissons, et ses rivages en cormorans et en oiseaux sauvages ls nombre des liabitans que nous y vĂźmes ne surpassait pas 4°° j ne cultivent point la terre, et vivent dispersĂ©-, le long des cĂŽtes,oĂč ils trouvent du poisson et des racines de fougĂšre dont ils vivent dans les dangers, ils se retirent dans leurs bippahs ; ils paraissent pauvres ; leurs pirogues sont sans ornement ; ils semblent connaĂźtre l’usage du fer , et prĂ©fĂ©rĂšrent d’abord le papier Ă  tonte autre chose dans les Ă©changes ; mais quand ils virent que l’eau le gĂątait, ils le mĂ©prisĂšrent ils estimaient peu les Ă©toffes d’Otahiti , mais beaucoup le gros drap d'Angleterre et le Kersey ronge. DĂšs que nous fĂ»mes sortis du canal, je me dirigeai vers le levant; mais le calme nous surprit, et un courant rapide nous porta prĂšs dĂčm roc qui s’élevait perpendiculairement de la mer ; le danger augmentait Ăą chaque instant, et il ne nous restait qu’un moyen pour nous sauver, ce fut de jeter une ancre ; le fond Ă©tait Ă  brasses, elle nous soutint jusqu’à ce que la marĂ©e vint nous aider Ă  changer de situation ; dĂšs qu’elle cessa nous remĂźmes Ă  la voile , et nous approchĂąmes de la cĂŽte mĂ©ridionale , d’oĂč l’on voyait s’élever une montagne d’une hauteur prodigieuse et couverte de neige. Nous donnĂąmes le nom de Palliser Ă  la pointe la plus mĂ©ridionale de la terre que nous avions vers le nord la pointe plus avancĂ©e de celle que nous avions au 56 Premier Voyage midi reçut le nom de ambell nous Ă©tionss alors vis-Ă -vis d’une baie profonde , que je nom- an ai Bay Cloud/y, baie nĂ©buleuse ou obscure, an fond de laquelle est une terre basse couverte de grands arbres. Je suivis la cĂŽte de la terre situĂ©e vers le nord, pour m’assurer que c’était une isle ; j’en Ă©tais presque assurĂ© , mais plusieurs de mes officiers en doutaient, et je ne voulais pas laisser de doutes il s’agissait donc de remonter le long de la cĂŽte jusqu’au cap Turnagain que nous avions dĂ©jĂ  reconnu, et qui n’était Ă©loignĂ© que de i5 lieues du lieu oĂč nous Ă©tions. Nous voguĂąmes vers le nord ; trois pirogues nous atteignirent Ă  force de rames ceux qu’elles portaient Ă©taient plus propres que ceux de la baie dont nous sortions , ils Ă©taient aussi plus civils leurs pirogues sont sculptĂ©es. En recevant nos prĂ©sens , ils nous en donnĂšrent en Ă©change ils nous demandĂšrent des dons et n’en avaient jamais vus ; sans doute ils en avaient entendu parler Ă  leurs voisins , et ce fait prouve qu’il y a beaucoup de communications entre ces peuples ceux-ci ne sont point soumis au Teratu ; ils se retirĂšrent contons de nous comme nous l’étions d’eux. Le temps s’élait Ă©clairci, nous vimesle cap Turnagain Ă  quelque distance, et tous nos officiers Ă©tant persuadĂ©s que la terre que nous voyions, ou l ’Eakeinomowe , Ă©tait une isle , nous cinglĂąmes vers le levant. Mais le vent nous chassa jusqu’auprĂšs du cap ï’alliscri entre lui et le cap Turnagain , la terre en plusieurs endroits est basse et plate , verte, © E J A CQffĂŻS COOK. 1 Sj agrĂ©able ; dans l’intĂ©rieur on y dĂ©couvre de hautes collines. Le 14 , nous Ă©tions vis-Ă -vis la liante montagne couverte de neige dont nous avons parlĂ© , nous cinglions vers le midi, et nous laissions derriĂšre nous une chaĂźne de montagnes trĂšs-Ă©levĂ©es , dont l’extrĂ©mitĂ© septentrionale n'est pas Ă©loignĂ©e du cap Campbell ; Ă  son pied nous dĂ©couvrions au loin vers les lieux oĂč nous tendions , une terre basse qui semblait une isle l’aprĂšs midiMr. Banks Ă©tant descendu dans- le bateau, s’éloigna de nous pour chasser $ bientĂŽt nous apperçumes quatre doubles pirogues s’avancer vers lui ; nous finies des signaux pour le rappeler, il ne les apperçut pas le calme Ă©tait profond , et nous craignĂźmes qu’il ne lut atteint avant de nous avoir approchĂ©s ; mais les Indiens n'avaient quittĂ© le rivage que pour contempler le vaisseau , et Mr. Banks revint tranquillement. Tupia employa en vain toute son Ă©loquence pour inviter les insulaires ' Ă  venir vers nous ; aprĂšs nous avoir examinĂ©s, ils s’en, retournĂšrent nous donnĂąmes Ă  la terre d’oĂč ils Ă©taient partis le nom de Lookers-cn , ou des spectateurs , c’était celle qui avait l'apparence d’une isle. Nous crĂ»mes voir terre au sud-est , et nous en approchĂąmes ; mais le lendemain au matin nous ne vĂźmes plus mĂȘme l’apparence qui nous avait trompĂ©s. Le 16, nous en vimes une dirigĂ©e vers le midi et dĂ©tachĂ©e de la cĂŽte que nous suivions c’était en effet une isle , Ă  laquelle nous donnĂąmes le nom de Banks elle est de forme circulaire, et a vingt-quatre lieues de Ăź 58 Premier Y o y a n b tour; sa surface Ă©levĂ©e , irrĂ©guliĂšre, brisĂ©e , paraĂźt peu fertile ; cependant la fumĂ©e qui s’en Ă©levait nous prouva qu’elle n’étaic pas dĂ©serte sa latitude est de 43 d. 3 a m. sud , sa longitude 191 d. Un nuage que l’on crut ĂȘtre une terre situĂ©e plus Ă  l’orient, nous fit Ă©loigner de ses cĂŽtes ; 011 fut bientĂŽt persuadĂ© qu’on s’était trompĂ© , et nous reviennes prĂšs des cĂŽtes de la terre que nous avions suivie jusqu’alors et que les habitans nommaient Tovy PƓnammoo balotĂ©s par un vent violent, par une mer agitĂ©e , nous avançùmes peu ; nous revĂźmes la cĂŽte c’était un sol bas, plat, terminĂ© par dĂ©fiantes montagnes, paraissant par-tout stĂ©rile et dĂ©sert ; nous Ă©tions alors au midi de l’isle Banks plus loin nous entre v mes encore une baute montagne ; nous nous tenions Ă  sept lieues, Ă  cause des lames fortes et bruyantes qui secouaient le vaisseau ; dans cette situation nous tuĂąmes deux poules du PortEgmont , les premiĂšres que nous ayions vues sur cette cĂŽte la terre entrecoupĂ©e de collines et de vallĂ©es nous parut tourner vers le couchant; le brouillard nous la cacha peu de temps aprĂšs , mais les montagnes paraissaient au-dessus du brouillard lorsqu’il fut dissipĂ© , nous dĂ©couvrĂźmes une pointe de terre ou cap avancĂ© que nous nommĂąmes Saunders ; une montagne qui s’élĂšve Ă  quelque distance en forme de selle , le fait remarquer. Plus au midi la cĂŽte paraĂźt mĂ©diocrement Ă©levĂ©e, entrecoupĂ©e de montagnes couvertes de bois et de verdure. Une tempĂȘte rendit notre route pĂ©nible, dangereuse et lente; nous D D J A c Q t ĂŻ s Cook. tS^. nous Ă©loignĂąmes delĂ  cĂŽte , et ne vĂźmes au loin aucune apparence de terre ; nous revĂźnmes vers celle que nous avions quittĂ©e , et nous apperçû- mes des baleines et des veaux marins ; la cĂŽte , lorsque nous pĂ»mes la revoir, Ă©tait Ă©levĂ©e etunie; plus loin nous vĂźmes deux terres, l’une Ă©levĂ©e , l’autre basse , qui nous parurent ĂȘtre des isles ; une bande de rochers qui parut tout-Ă -coup devant nous, nous aurait mis en danger, si le vent du nord ne s'Ă©tait Ă©levĂ©; elle est Ă  6 lieues de terre , et Ă  quelque distance on en voit une autre, contre laquelle la mere brise avec fureur ; nous leur donnĂąmes le nom de Traps onde piĂšge, parce qu’en effet ils peuvent surprendre et perdre des navigateurs peu attentifs. Vis-Ă -vis, la terre nous parut Ă©levĂ©e et stĂ©rile , on n’y voit point d'arbres ; quelques arbrisseaux y sont rĂ©pandus çà et lĂ  ; elle est marquĂ©e de taches blanches que je pris pour du marbre nous nom- mĂąmesdĂ zp Sud la pointe la plus mĂ©ridionale de cette terre ; il est sous le e d. 19 m. de latitude mĂ©ridionale et sous le i 85 e d. 12 m. de longitude. Au-delĂ  est un golfe formĂ© par la terre terminĂ©e par le Cap Sud , qui est un grand promontoire joint Ă  la grande terre de la nouvelle ZĂ©lande par une terre basse. Devant ce golfe est une isle ou rocher de mille pas de circuit, trĂšs-haut , fort stĂ©rile ; et nous lui donnĂąmes le nom de Solatuler le golfe mĂȘme paraĂźt n’offrir aucun abri ; le pays est hĂ©rissĂ© de montagnes dont le sommet Ă©tait marquetĂ© de neige ; on y voit des bois dans les vallĂ©es et les lieux Ă©levĂ©s , paais nul indice d’habitation if est terminĂ© par * Ăźs,o Premier Voyage la pointe la plus occidentale de cette contrĂ©e , et c’est pourquoi nous lui donnĂąmes le nom de Cap Ouest y sous le 45 e d. 54 ni. de latitude mĂ©ridionale et le i85 e d. 7 m. de longitude trois lieues plus au nord est une baie que nous nommĂąmes DusPy , ou obscure ; son ouverture est de plus d’une lieue , sa profondeur paraĂźt Ă©gale ; elle renferme des isles qui doivent former des abris sĂ»rs ; sa pointe septentrionale prĂ©sente cinq rochers , qui prĂ©sentent l’apparence des quatre doigts et du pouce de l’homme, et nous l’appelĂąmes pointe de cinq doigts , Point sive Fingers le terrein qui y est joint est Ă©levĂ© et couvert de bois; dans ^intĂ©rieur on ne voit que montagnes et rochers stĂ©riles. Je n’entrai pas dans la baie Dusky , non plus que dans une autre situĂ©e plus au nord , et qui paraĂźt offrir un asile sĂ»r et commode ; Ă  chacun de ses cĂŽtĂ©s , la terre s’élĂšve presque perpendiculairement Ă  une hauteur prodigieuse , et ce fut ce qui me fit craindre d’y entrer, car je n’en aurais pu sortir que par un vent qui aurait soufflĂ© directement vers son entrĂ©e, et qu’on ne peut espĂ©rer qu’assea rarement mes officiers cependant dĂ©siraient vivement qu’on y jetĂąt l’ancre. Nous continuĂąmes de suivre la cĂŽte dont la direction Ă©tait vers le nord. Le i5 Mars , en nous approchant de la terre , nous crĂ»mes voir un canal, qui , vu de plus prĂšs , ne fut qu’une vallĂ©e profonde entre deux hautes collines ; plus au nord Ă©tait une pointe formĂ©e de rochers Ă©levĂ©s et rougeĂątres , d’oĂč tombe une cascade qui se partage en quatre ruisseaux, de Jacques Cook. 16 ruisseaux , et nous lui donnĂąmes le nom de Pointe de la Cascade assez prĂšs de la cĂŽte , nous ne trouvions point de fond; tantĂŽt la terre coupĂ©e en vallĂ©es et en montagnes se montrait Ă  nous couverte de neige ; tantĂŽt un brouillard Ă©pais la dĂ©robait Ă  nos regards ; il nous fallait combattre des lames qui nous portaient sur la cĂŽte , et quelquefois un calme profond la terre continua toujours de se montrer escarpĂ©e etmontueuse dans l’intĂ©rieur; vers le rivage elle est basse , et s’élĂšve doucement jusqu'au pied des montagnes ; la plus grande partie est couverte de bois les montagnes forment au-delĂ  de la Pointe des cinq doigts une autre draine d’une hauteur prodigieuse , ne prĂ©sentant que des rocs dĂ©pouillĂ©s , ou des fondriĂšres de neige; il est difficile d’imaginer une perspective plus sauvage , plus effrayante que celle de ce pays Vu de la mer on n’y voit que des fentes entre les rochers , et point de vallĂ©es mais Ă  leur pied jusqu'au rivage , le sol est couvert de bois , il forme des vallĂ©es trĂšs-larges et unies , oĂč il paraĂźt qu'il y a beaucoup de marais. Nous naviguĂąmes en suivant toujours cette cĂŽte jusqu'au , oĂč le brouillard dissipĂ© me fit appercevoir une isle que je reconnus bientĂŽt pour ĂȘtre la mĂȘme que j’avais vue Ă  l’entrĂ©e du dĂ©troit de la Reine Charlotte. Alors nous eunrejs fait le tour de ce pays ; mais je voulus faire de l’eau avant de le quitter ; j’entrai donc dans une baie , oĂč je trouvai un abri pour le vaisseau et une aiguade $ nous nous occupĂąmes Ă  remplir nos futailles, Ă , Tome I. I* PeemĂŻĂŻe VoĂŻiCĂŻ couper du bois nous examinĂąmes les cotes de la taie j du liant d’une colline je n’en pus voir l'extrĂ©mitĂ© , et il me parut qu’elle avait plusieurs -entrĂ©es, ou des baies plus petites Ă  couvert des ‱vents denier par les ides qui sont en dehors ; la terre y est mon tueuse , couverte d’arbres , de buissons, de fougĂšres , de buttes abandonnĂ©es les pierres veinĂ©es y ont une apparence minĂ©rale , mais nous n’v trouvĂąmes aucun minerai-. J’aurais dĂ©sirĂ© revenir en Europe par le cap Horn ‱ mais il aurait fallu braver le froid qui rĂšgne dans ces climats, meme lorsqu’on y arrive en Ă©tĂ© , et nous y serions arrivĂ©s dans le milieu de l’hiver eu revenant parle cap de Bonne-Bs- pĂ©rance , nous ne pouvions espĂ©rer de faire aucune dĂ©couverte intĂ©ressante. Nous rĂ©solĂ»mes de prendre la route des Indes orientales , de tendre au couchant jusqu'Ă  ce que nous eussions rencontrĂ© la Nouvelle-Hollande , et de la suivre jusqu’à son extrĂ©mitĂ© septentrionale , ou de chercher les isles de tiuiros. Nous partĂźmes donc le 3 i mars 1770 de la Nouvelle - ZĂ©lande , en partant du point le plus oriental de la terre que nous venions de parcourir, et je l’appelai cap Farewell ou d’adieu ; la baie de laquelle nous Sortions reçut le nom de Baie de tAmirautĂ© les deux pointes qui la forment eurent le nom de Stepheens et de Jackson entre l’isle qui est Ă  son entrĂ©e et le cap Farewell, est une autre baie dont nous ne pĂ»mes distinguer le fond , Veau n’y est pas profonde , nous l’appelĂąmes Baie des Aveugles, Blind-Baie-, je crois que c’est de Jacques Cook. Ăź63 jBaie des assassins de Tasman. Mais avant de quitter ces lieux , jetons un coup-d’Ɠil gĂ©nĂ©ral sur le pays, ses habitans, leurs mƓurs, leurs usages. Ce pays , distinguĂ© sur les cartes sous le nom de Nouvelle-ZĂ©lande, fut dĂ©couvert le i 3 dĂ©cembre 164 2 par Aheljansen Tasman, qui la nomma Terre des Etats ; attaquĂ© dans la Baie des assassins , il ne descendit plus Ă  terre et ne la connut qu'imparfaite ment. Elle est formĂ©e de deux isles, et situĂ©e entre le 34 e . et le 40 e . d. de latitude mĂ©ridionale , et entre le 196 e . d. 3 o m. et le i 83 e . d. 3 o min. de longitude. Nous avons dit que les habitans donnent Ă  la plus septentrionale le nom Ăč!Eahcinomau'WĂš , Ă  la mĂ©ridionale celui de Tovy ou T aval- Poenammoo. Celle-ci est un pays montueux pour la plus grande partie , presque stĂ©rile, et peu habitĂ©e celle-lĂ  est remplie de collines et de montagnes , mais toutes couvertes de bois ; chaque vallĂ©e y est arrosĂ©e par un ruisseau d’eau douce leur sol, celui de leurs plaines, est lĂ©ger, cependant fertile , et on peut croire que toutes les graines et les lĂ©gumes d’Europe y viendraient bien ; les vĂ©gĂ©taux qu’on y voit nous ont fait penser que les hivers y sont plus doux qu’en Angleterre, et l’étĂ© n'y est pas plus chaud j un Ă©tablissement EuropĂ©en pourrait y prospĂ©rer promptement ; les seuls quadrupĂšdes sont les chiens et les rats ceux-ci y sont pe& nombreux $ il y a des veaux marins sur la cĂŽte , mais en, petit nombre ; les naturels du pays en travaillent les dents en forme d’aiguilles de tĂ©tĂ©s; on y L 2 Ăź64 Premier Voyage trouve aussi quelques baleines des oiseaux qui y vivent, la mouette est peut-ĂȘtre la seule qui soit exactement comme celles d’Europe les canards, les cormorans cependant ressemblent assez aux tiĂ»tres on y trouve aussi des espĂšces de faucons, de chouettes , de cailles , et plusieurs petits oiseaux dont le chant est trĂšs - mĂ©lodieux. Les oiseaux de l’OcĂ©an , comme les albatross , les fous , les pintades , n’y paraissent que de temps en temps. On y voit aussi le pengoin ou nuance, espĂšce mitoyenne entre l’oiseau et le poisson , dont les plumes diffĂšrent peu des Ă©cailles , et les ailes des nageoire,.'!! y a assez peu d’insectes; on y voit des papillons , des escarbots , des mouches de sable; mais ils ne sont pas assez nombreux pour ĂȘtre incommodes. La mer y fourmille de poissons trĂšs-sains , et d’un goĂ»t agrĂ©able , leur diversitĂ© est Ă©gale Ă  leur abondance on y voit des troupes innombrables de diverses espĂšces de maquereaux et plusieurs sortes d’autres poissons que nous n'avion sj aurais vus; le plus dĂ©licat est une espĂšce d’homard , diffĂ©rent en divers points de l’écrevisse d’Angleterre ; il est rouge , et tout hĂ©rissĂ© de pointes sur le dos nous y avons trouvĂ© l ’élĂ©phant de Pejegalo ou le poisson coq dĂ©crit par Frezier , des espĂšces de chiens de mer, des anguilles, des congres de diffĂ©rentes espĂšces , et d^excellens poissons Ă  coquilles , comme des clams, des pĂ©toncles et des Ăźmitres. Le pays est couvert de grandes forĂȘts remplies de bois de charpente , d'arbres droits et vigoureux il y en a un sur-tout qui se faisait be Jacques Cook. i6ÂŁ distinguer par une fleur Ă©carlate cpĂč semble ĂȘtre un assemblage de plusieurs fibres ; il est de la grosseur du chĂȘne , est trĂšs-dur, trĂšs-pesant, et convient pour tous les ouvrages de moulin un autre trĂšs-Ă©levĂ© et trĂšs-droit qui croĂźt dans les marais, peut fournir de trĂšs - beaux mĂąts de vaisseau ; sa feuille ressemble Ă  celle de l’if, et il porte des baies dans de petites touffes aucun ne porte de fruits bons Ă  manger. Le sol est couvert de verdure , et il s’y trouve beaucoup de plantes inconnues en Europe ; mais on y trouve peu de celles que nous connaissons ; il n’en est qu’un petit nombre qui fournissent un aliment ; le cĂ©leri , le cresson y sont abondans ; on y mange la racine de fougĂšre et une autre plante qui est dĂ©sagrĂ©able au goĂ»t on y cultive les ignames , les patate» douces , les cocos , et des citrouilles qui fournissent des vases utiles le mĂ»rier Ă  papier chinois s’y trouve , mais il est rare il y a deux espĂšces d’une plante qui tient lieu aux habitans de chanvre et de lin ; toutes deux ont la feuille du glayeul , les fleurs de l’une sont jaunes , celles de Lautre sont d’un, rouge foncĂ© ils s’habillent avec les feuilles sans autre prĂ©paration ; ils en font des cordons , des filets , des lignes , des cordages plus forts que ceux du chanvre , et en font encore des Ă©toffes excellentes cette plante utile serait un beau prĂ©sent Ă  faire Ă  l’Europe. Il paraĂźt qu’il y a des mĂ©taux j mais on ne peut le dire que par conjecture les lieux oĂč. un Ă©tablissement pourrait L 3 t66 Premier V o y a*g s. 1 mieux rĂ©ussir , seraient dans les environs de la Tamise * et dans la Baie des Isles. Ce pays a de grands espaces absolument dĂ©serts , et lĂ  oĂč il est habitĂ©, il ne parait l’ĂȘtre que prĂšs des cĂŽtes les hommes y sont grands , forts , bien proportionnĂ©s , vigoureux , agiles ils montrent dans tout ce qu'ils font beaucoup de dextĂ©ritĂ©; leur teint est brun; les femmes n’ont pas les organes dĂ©licats , mais leur voix est trĂšs-douce ; elles sont plus gaies , plus enjouĂ©es * plus vives que les hommes l’habillement des deux sexes est le mĂȘme les hommes ont les cheveux et la barbe noirs, les dents rĂ©guliĂšres et trĂšs-blanches ; ils vieillissent et ont peu de maladies ; et comme leurs femmes ils sont doux et affables, et se traitent avec beaucoup, d’égards , mais ils sont implacables envers leurs ennemis r la misĂšre et la dĂ©tresse oĂč peuvent ĂȘtre rĂ©duites, des peuplades qui ont peu de vĂ©gĂ©taux comestibles , presque point d’animaux domestiques*, paraissent ĂȘtre les causes dĂ© ces guerres qui changent ces hommes doux en bĂȘtes fĂ©roces et en anthropophages ils nous regardĂšrent d’abord comme des ennemis ; puis lorsqu’ils eurent connu nos forces , et que nos intentions n’ctaient pas de leur nuire , quoique nous en eussions le pouvoir * iis eurent en nous une confiance sans bornes , et nous les surprimes rarement dans une action inal-lionnĂȘte ; ils montrent dans leur commerce et leur maintien autant de rĂ©serve, de dĂ©cence et de modestie dans des actes qu’ils ne croient pourtant pas criminels , qu'on ea e 3 ; J a. c ç 0 a s C oo k. i6y trouve parmi les peuples les plus civilisĂ©s les; femmessans ĂȘtre sĂ©vĂšres Ă©taient dĂ©centes ; et manquer aux Ă©gards qu’elles exigeaient,, c’était rompre avec elles. L’huile ou graisse dont les deux sexes s’oignent les cheveux, est ce qu’ils ont de plus dĂ©sagrĂ©able 5 ils connaissent l’usage du peigne et en ont besoin les hommes attachent, leurs cheveux au-dessus de leur tete , ou lĂ©sions, avancer en pointe de chaque cĂŽtĂ© des joues ; les femmes les portent courts ou les laissent flotter sur leurs Ă©paules ; les uns et les autres se peignent le corps de taches noires ; mais les femmes; en ont moins et de plus petites que les hommes ceux-ci semblent en ajouter toutes les annĂ©es, et les. vieillards en sont couverts outre ces taches,,, ils ont sur le corps des. sillons profonds et larges, d’une ligne , dont les bords sont dentelĂ©s le visage des. hommes ĂągĂ©s en est presqu’entiĂšre-, inent couvert ; elles sont ordinairement tracĂ©es en spirales avec heaucou p de prĂ©cision et d’élĂ©-. gance sur le corps elles ressemblent au feuillage des ciselures anciennes de loin elles paraissent toutes semblables elles sont toutes diffĂ©rentes quand on les voit de prĂšs c’est ici oit l’on en voit le moins sur les fesses nous avons, vu qu’ils se peignent aussi la peau avec de l’ochre- rouge et de l’huile,. Leur habillemen t paraĂźt d’abord bizarre y les. feuilles de glayeul dont ils le composant , sont; coupĂ©es, en 3 on 4 band es, qu’ils entrelacent, et; ils en forment une Ă©toffe qui tient le milieu en— Lxe le rĂ©seau es le dcaj> ; deux, piĂšces de; Mtr» i65 Premier Voyage Ă©toffe sont un habillement complet ; l’une s’attache sur l’épaule et pend jusqu’aux genoux; l’autre est enveloppĂ©e autour de ia ceinture et pend jusqu’à terre cette couverture convient Ă  des hommes accoutumĂ©s Ă  vivre et dormir en plein air ils font d’autres Ă©toffes plus unies et qui ont faites avec bien plus d’art ; la plus belle se fait des fibres dont nous avons parlĂ©, entrelacĂ©es comme nos toiles ; ils la manufacturent dĂ€ns une espĂšce de chĂąssis de 5 pieds de long , de 4 de large ; les fils qui forment la chaĂźne sont attachĂ©s au bout du chĂąssis , et la trame se fait Ă  la main. Ces Ă©toffes sont bordĂ©es de franges de diffĂ©rentes couleurs, faites sur diffĂ©rons modĂšles, travaillĂ©es avec beaucoup de propretĂ© , et mĂȘme d’élĂ©gance, quoiqu’ils n’aient, point d’aiguilles; leur plus riche habillement est celui qui a une fourrure de bandes de peaux de chien diffĂ©remment colorĂ©es. Les femmes nĂ©gligent plus leur habillement que les hommes ; elles n’îtent la piĂšce d’en-has que lorsqu’elles entrent dans l’eau pour prendre des Ă©crevisses deiner 5 mais alors elles ont soin de se cacher aux hommes nous en surprimes un jour dans cette occupation ; et nous vimes les unes se cacher dans les rochers , et les autres se tapir dans la mer jusqu'Ă  ce qu’elles eussent fait une ceinture et un tablier des herbes marines qu’elles purenttrouver, et encore elles ne se montraientqu’ deux sexes ont des trous aux oreilles, assez grands pour y passer le doigt, oĂč ils enfilent de l’étoffe, des plumes , des os d’oiseaux , quelquefois du bois, de JacqĂŻbs Cook. ĂŻdg Ou des clous que nous leur donnions , ou le du* ret de l’albatross , formant deux toulfes de la grosseur du poing et blanches comme la neige ils y suspendent aussi des ciseaux , des aiguilles de talc vert, des dents et des ongles de leurs parens morts , etc. les femmes se font des bracelets , des colliers d’os d’oiseaux et des coquillages ; les hommes portent un cordon autour du cou , auquel ils attachent un morceau de talc Vert ou d’os de baleine , sur lequel on a grossiĂšrement sculptĂ© la figure d’un homme nous avons vu un homme qui portait une plume au travers le cartilage de son nez. Leurs habitations sont grossiĂšrement cons - truites ; elles ont %o pieds de long , 10 de large , 6 de haut , et sont formĂ©es de perches minces , recouvertes d’herbes sĂšches , garnies quelquefois en-dedans d’écorces d’arbres ; on y entre en se traĂźnant sur ses mains prĂšs de la porte est un trou quarrĂ© qui sert de cheminĂ©e et de fenĂȘtre , et dans l’endroit le plus visible est suspeiĂźdue une planche sculptĂ©e dont ils font beaucoup de eas le toit s’avance sur les cĂŽtĂ©s , et forme un abri oĂč la famille s’assied sur des bancs ; le foyer est un quarrĂ© creux, entourĂ© de cloisons de bois ou de pierres ; un peu de paille Ă©tendue sur les cĂŽtĂ©s forme leurs lits. Un coffre qui renferme des paniers , des citrouilles vuidĂ©es, quelques outils grossiers , leurs habits , leurs armes , leurs plumes , est tout leur meuble , toutes leurs richesses ceux qui sont d’une classe distinguĂ©e ont des maisons plus grandes ces habitations sus- tj ->, Premier Voyage fĂźsent Ă  des hommes qui couchent presque toujours sous des buissons avec leurs f'emmĂ©s et leurs enfans , et qui ne cherchent pas mĂȘme d’abri pendant la pluie. Nous a vons parle de leurs, alimens ; ils n’ont point de vase pour faire bouillir l’eau ; ils font cuire la viande dans des fours ou l’enfilent Ă  une broche qu’ils Ă©lĂšvent et plantent prĂšs du fou dans la partie mĂ©ridionale , nous n’avons point vu que l’on cultivĂąt des vĂ©gĂ©taux. Ces hommes n’ont d’autre boisson que de l’eau. Leurs pirogues sont construites avec beaucoup d’art ; elles sont longues et Ă©troites ; les plus grandes sont destinĂ©es pour la guerre, et peuvent porter cent hommes ; le fond en est aigu , avec des cĂŽtĂ©s droits en forme de coins , composĂ© de trois longueurs creusĂ©es d’environ deux pouces, bien attachĂ©es par des cordages; chaque cĂŽtĂ© est fait d’une longue planche d’un, pied de large, d’un pouce d’épaisseur ; un grand nombre de traverses les assurent ; la poupe et la proue Ă©taient ornĂ©es do planches sculptĂ©es , et dans la derniĂšre elle avait 14 pieds de haut ; quelques-unes ne sont formĂ©es que d’un arbre creusĂ© , ne sont ornĂ©es que d’un visage hideux qui lance une langue monstrueuse’ et dont les yeux sont des coquillages blancs ; les. bĂątimens de guerre sont dĂ©corĂ©s de planches jour , et couverts de franges flottan tes de plumes noires ; les pagaies avec lesquelles ils les font mouvoir sont petites, lĂ©gĂšres , bien faĂźtes ; la. pĂšle est ovale, a deux pieds de long, et la manche quatre ; ils ne savent navĂźger que par 11» BB Ăźieçïss Cook. i ji vent favorable ; la voile de natte ou de rĂ©seau, st dressĂ©e en tre deux planches qui servent Ă -la- lois de mĂąts et de vergues ; deux pagaies leur tiennent lieu de gouvernail. Us ont des haches laites d ’une pierre noire et dure , ou d’un talc vert qui ne casse point ; leurs ciseaux sont laits d’ossemeris humains , ou de jaspe coupĂ©e en parties angulaires comme nos pierres Ă  fusil ; nous ne savons comment ils les aiguisent. Un long pieu Ă©troit et aiguisĂ© par un bout, avec une petite traverse de bois sur laquelle ils appuient le pied , leur sert de bĂȘche et de charrue ils 'cultivent leurs terres avec soin dans la partie septentrionale j l’art de la guerre seul est Ă©galement connu dans la mĂ©ridionale. Nous avons parlĂ© de leurs armes ; la principale est le patou- patou , qu’ils attachent Ă  leur poignet avec une forte courroie , pour qu’on ne puisse le leur arracher ils le portent dans la paix Ă  leur ceinture; une cĂŽte de baleine blanche comme la neige, dĂ©corĂ©e de sculpture , de poils de chien et de plumes, sert de bĂąton de distinction aux chefs , qui ordinairement sont ĂągĂ©s ; leurs paroles de dĂ©fi sont presque toujours les mĂȘmes. Haro mai , Jiaromai. , harre ula a patou patou oge. Ve- » nez Ă  nous , venez Ă  terre, et nous vous tue- » rons tous avec nos patou-patous » leur danse de guerre consiste en mouvemens violens , en contorsions hideuses ils tirent la langue et relĂšvent les paupiĂšres de maniĂšre qu’on ne voit que le blanc de l’Ɠil ; ils agitent leurs lances , Ă©branlent leurs dards , et frappent l’air avec leurs tj% Prb * r 1ER V o y a b patou-patous les couplets de leur chanson da guerre sont toujours terminĂ©s par un soupir long et profond dans leurs danses , ils montrent beaucoup d’adresse etds dextĂ©ritĂ©s et dans leurs chants beaucoup d’oreille et de goĂ»t ; les femmes y donnent l’accent le plus doux et le plus agrĂ©able , la mesure en est lente et la chute plaintive j il nous sembla que leurs airs Ă©taient Ă  plusieurs parties ; ils ont des instruirions sonores l’un est la coquille , appelĂ©e la trompette de Triton l’autre est une petite flĂ»te de bois, ou une espĂšce de sifflet ; ils ne s'en servent pas pour chanter avec des voix. Nous avons parlĂ© de leurs heppahs ; nous ajouterons ici que nous n J en trouvĂąmes point dans les environs de la baie de PauvretĂ© , de Hairke , de Tegadoo et de Tolaga , mais seulement des plate-formes longues , garnies de pierres et de dards Je peuple y paraĂźt vivre dans la plus grande sĂ©curitĂ© ; leurs plantations sont plus nombreuses , leurs pirogues mieux dĂ©corĂ©es, leurs Ă©toffes plus fines ; ils recounsaisent l’autoritĂ© d’un roi qu’ils nommaient Tcratie , et qui habitait Ă  Bay-plenty , ou dans la baie de l’Abondance son empire paraĂźt s’étendre sur 80 lieues de cĂŽtes il a sous lui plusieurs chefs Subalternes ; dans quelques districts l’autoritĂ© paraĂźt hĂ©rĂ©ditaire , presque toujours elle est dans les mains des vieillards. Les petites sociĂ©tĂ©s dispersĂ©es semblent avoir et conserver en commun leurs belles Ă©toffĂ©s et leurs filets de pĂȘche les deux sexes mangent ensemble, mais nous ne b K Jacqvis Cook. 171 connaissons point la maniĂšre dont ils partagent leurs travaux il nous parut que l’homme labourait , faisait des filets, allait Ă  la chasse et Ă  la pĂȘchĂ© ; que la femme recueille les racines de fougĂšre, ramasse prĂšs de la grĂšve les poissons Ă  coquilles , apprĂȘte les alimens , fabrique leg Ă©toffes. Il nous parut encore que ces peuples reconnaissaient finfinence de plusieurs ĂȘtres supĂ©rieurs , dont l’un commande Ă  tous nous ne savons quels hommages ils leur rendent, nous n’y avons vu aucun lieu destinĂ© Ă  un culte public , exceptĂ© peut-ĂȘtre une petite place quarrĂ©e environnĂ©e de pierres , au milieu de laquelle s’élĂšve un des pieux qui leur servent de bĂȘche , soutenant un panier rempli de racines de fougĂšre , que les Indiens nous dirent ĂȘtre une offrande pour se rendre les dieux favorables. Dans la partie septentrionale , on nous dit qu’ils enterraient leurs morts ; dans la mĂ©ridionale , qu’ils les jetaient Ă  la mer ils nous cachaient, comme un mystĂšre , tout ce qui est relatif aux morts les cicatrices des parens annoncent la mort de ceux qui leur surent chers. Leurs mƓurs ont assez de ressemblance avec celles des insulaires de la mer du Sud , pour faire croire qu’ils ont la mĂȘme origine ; ils disent que leurs ancĂȘtres vinrent, il y a trĂš$-long-temps , d’un autre pays , nommĂ© Heawise ; la conformitĂ© de langage en est une plusjforte preuve encore, car Tupia se fit entendre par-tout des ZĂ©landais la prononciation est diffĂ©rente dans les deux isles en quelques points, mais les mots sont les mĂȘmes devant les noms , *74 Premier VoyĂ€gs ils mettent les articles ko ou ; aprĂšs beaucoup de mots ils ajoutent celui à’csia , sur-tout lorsqu'ils rĂ©pondent Ă  une question une seconde fois , comme pour affirmer ce qu'ils ont dit d’abord. Mais quel pays peupla originairement celui-ci ? L’existence du continent Austral est plus que problĂ©matique, nous ii’ejs avons point trouvĂ© dans les parties de l’ocĂ©an que nous avons visitĂ©es , et plusieurs raisons appuient l’opinion contraire; mais pour la dĂ©cider, il faudrait un nouveau voyage entrepris dans ce but. Revenons Ă  notre voyage. AprĂšs avoir quittĂ© le cap Farev/el. , nous nous dirigeĂąmes au couchant il y avait douze jours que nous navigions lorsque nous v Ăźmes des oiseaux et des poissons volans qui nous annonçaient la terre ; mais nous ne la dĂ©couvrĂźmes que huit jours aprĂšs , c’était le 19 avril nous donnĂąmes Ă  la pointe la plus mĂ©ridionale de la terre que nous apperçûmes le nom de Points-Hicks , du nom de mon premier lieutenant, qui ht dĂ©couvrit le premier; et quoique par le Journal de Tasman , le milieu de la terre de Van Diemen dĂ»t ĂȘtre plus au midi, nous n’appercevions aucune terre au-delĂ  de ce promontoire, qui est sous le degrĂ© 58 minutes de latitude mĂ©ridionale , et le 166 e . degrĂ© 5 i minutes de longitude. Plus au nord , nous vĂźmes un mon drain rond qui ressemble au Ram-liead , tĂȘte de bĂ©lier , qui est Ă  l'entrĂ©e du goulet de Plymouth , et je lui en donnai le nom la terre nous parut basse, unie , le rivage couvert d’un sable blanc , l’intĂ©rieur l’était de verdure et de Î>E Ăź A C Q tr È 3 ÂŁ O O K . tf'B *bois ; nous vĂźmes lĂ  trois trombes Ă -la-fois , et sur le soir nous dĂ©couvrĂźmes une petite isle voisine d’un promontoire, derriĂšre lequel sont des collines rondes je le nommai Cap Hovte. Le '2o , la terre se prĂ©senta sous un aspect agrĂ©a, bie ; son Ă©lĂ©vation Ă©tait mĂ©diocre, elle Ă©tait mĂȘlĂ©e de collines qui s’élevaient insensiblement , de vallĂ©es, de plaines, de forĂȘts , entre lesquelles 1 on voyait quelques prairies ; nous continuĂąmes de nous diriger au nord, et le lendemain nous vĂźmes vis-Ă -vis de nous une haute montagne Ă  qui sa ligure fit donner le nom de Dromadaire ; au-dessous est un cap qui reçut le mĂȘme nom ; nous n’avions vu de lieu propre Ă  un mouillages qu’une baie qui nous parut mĂȘme peu sĂ»re ; plus haut est un cap formĂ© par un rocher coupĂ© Ă  pic, nous l’appelĂąmes Pointe Upright ; c’est prĂšs de lui que nous apperçûmes pour la premiĂšre fois de la fumĂ©e. Le lendemain 22 avril, nous vĂźmes sur le rivage plusieurs habitans qui nous parurent d’une couleur noirĂątre ou d’un brun trĂšs-foncĂ©. Une montagne qui ressemblait par sĂ  forme Ă  un colombier , s’élevait devant nous ‱ vis-Ă -vis Ă©tait une petite isle , derriĂšre laquelle nous espĂ©rĂąmes trouver un abri ; mais notre espĂ©rance fut trompĂ©e , et de grosses lames nous forcĂšrent de nous en Ă©loigner la cĂŽte nous offrait alors un mĂ©lange de rochers pointus et de grĂšves, derriĂšre lesquelles on voyait au loin de hautes montagnes couvertes de bois 5 presque toutes sont applaties au sommet , et leurs flancs sont hĂ©rissĂ©s de rochers escarpĂ©s les arbres qui ombra- PrbmiĂŻr Yoyags gent ce pays , sont gros et Ă©levĂ©s. Nous continuĂąmes de cingler au nord , et le jour de St. George je dĂ©couvris un promontoire , auquel je donnai ce nom , et deux lieues plus loin une baie que le vent ne me permit pas de visiter. Sa pointe septentrionale reçut le nom Ă eLong-Nose, long-nez plus avant dans Les terres est une colline ronde dont le sommet a la ligure d’un drapeau , et au bas de laquelle est une pointe que nous nommĂąmes Red - JPoi/it , ou Pointe- rouge. Sur le soir nous vĂźmes le long de la cote quelques colonnes de fumĂ©e , et des roclies blanches qui s’élĂšvent perpendiculairement de la mer Ă  une grande hauteur. Le aj , nous cherchĂąmes Ă  descendre Ă  terre avec l’esquif j nous voyions des hommes marcher Ă  grands pas sur le rivage ; quatre d’entr’eux portaient un canot sur leurs Ă©paules. J’allai Ă  eux suivi de Mrs. Banks et Solander,deTupia et de quatre rameurs. Les Indiens s’assirent sur les rochers, devant eux Ă©taient quatre petits canots, mais dĂšs que nous fĂ»mes prĂšs du rivage, ils s’enfuirent dans les bois; la houle ne nouspermitpas d’aborder, nous regardĂąmesde loin les canots , assez semblables aux petites pirogues delĂ  nouvelle ZĂ©lande ; nous remarquĂąmes qu’il n’y avait point de broussailles entre les arbres rĂ©pandus sur la cĂŽte ; nous y vimes des palmiers et des palmistes; aprĂšs ces observations , nous revĂźnmes assez mĂ©contens au vaisseau ; le calme rendait dangereux des brisans qui Ă©taient assez prĂšs de nous , et nous nous estimĂąmes heureux qu’une brise lĂ©gĂšre s’éleva pour nous en Ă©loigner b i3 Jacques Cook. 177 gner le lendemain Ă  la pointe du jour nous dĂ©couvrĂźmes une baie qui paraissait ĂȘtre Ă  l’abri de tous les vents , je m’en approchai , je la lis sonder , et nous rĂ©solĂ»mes d’y entrer. Les liabitans parurent armĂ©s de longues piques, et d’un espĂšce de sabre de bois ; les uns nous invitaient Ă  descendre , les antres agitaient leurs armes et nous menaçaient ; deux avaient le visage saupoudrĂ© d’une farine blanche , leur corps Ă©tait partagĂ© en larges raies de la mĂȘme couleur, qui sur la poitrine et le dos prĂ©sentaient l’apparence de bandouliĂšres , et de jarretiĂšres sur les jambes et les cuisses ; tous parlaient entr’eux avec beaucoup de chaleur. Nous jetĂąmes enfin l’ancre dans la baie , sur les pointes de laquelle nous voyions des huttes et des familles d’indiens prĂšs d’elles , des hommes , chacun dans une pirogue , harponnaient du poisson , et ils s’en occupaient si fortement qu’ils ne firent pas attention au vaisseau qui passa prĂšs d’eux vis-Ă -vis de nous Ă©tait un village de six Ă  huit maisons $ nous en vĂźmes sortir de jeunes enfans qui allĂšrent au-devant d’autres enfans et d’une vieille femme qui sortait d’un bois voisin, chargĂ©s de fagots Ă  brĂ»ler ; tous Ă©taient nuds la femme nous regarda sans craintes , sans surprise ; les hommes arrivĂšrent avec leur poisson , et apprĂȘtĂšrent leur dĂźnĂ© prĂšs du feu que la vieille avait allumĂ© tous Ă©taient nuds, ils ne faisaient nulle attention Ă  nous , et nous pensions qu’ils ne s’embarrasseraient pas davantage de notre descente Ă  terre ; nous nous trompions dĂšs que nous parĂ»mes , Tome /. . jft 178 Premier Voyage les tins s'enfuirent, deux vinrent nous disputer le passage , armĂ©s d’une pique longue de dix pieds et d’un bĂąton court ; ils nous parlĂšrent d’un ton Ă©levĂ©, dans un langage dur et dĂ©sagrĂ©able , oĂč ni Tupia, ni nous , ne pĂ»mes rien comprendre j’admirai leur courage , fis cesser de ramer , et tĂąchant de nous faire entendre par signes, nous cherchĂąmes Ă  les gagner en leur jetant des clous , des verroteries et autres bagatelles ; ils parurent s’appaiser , mais dĂšs que nous approchĂąmes , ils reprirent leur ton menaçant ; je fis tirer sur eux un coup de fusil sans plomb l’un d’eux Ă©tait jeune et fut d’abord effrayĂ©, bientĂŽt il reprit avec vivacitĂ© les armes que la surprise avait fait tomber de ses mains , et ils nous lancĂšrent une pierre alors je fis lĂącher un fusil chargĂ© Ă  petit plomb qui blessa le plus ĂągĂ© Ă  la jambe , et le mit en fuite , nous le crĂ»mes du moins ; mais Ă  peine Ă©tions-nous dĂ©barquĂ©s , qu’il revint avec une espĂšce de bouclier , et nous lança ainsi que son camarade des javelines ; il fallut encore un nouveau coup pour les forcer Ă  se retirer dans les bois , oĂč nous n’allĂąmes point les poursuivre. Nous vĂźmes des petits enfans dans leurs huttes , oĂč nous dĂ©posĂąmes des morceaux d’étoffes , des rubans et d’autres prĂ©sens ; mais d'oĂč nous emportĂąmes 5o lances, avec des branches armĂ©es d’os de poisson, toutes barbouillĂ©es d’une substance visqueuse de couleur verte , qui nous faisait croire qu’elles Ă©taient empoisonnĂ©es ; mais l’examen dĂ©truisit cette idĂ©e ; elles Ă©taient ainsi barbouillĂ©es , parce de Jacques Cook. 179 qu’ils s’en Ă©taient servis Ă  prendre du poisson dans des lieux embarrassĂ©s d’iierbes marines ; les pirogues voisines mal travaillĂ©es Ă©taient faites d’une seule Ă©corce d’arbre que des bĂątons tenaient ouverte nous cherchĂąmes de l’eau et n’en trouvĂąmes que dans un trou creusĂ© dans le sable ; mais en visitant la pointe septentrionale de la baie , nous en vĂźmes qui tombait du haut des rochers dans une mare ce lieu Ă©tait absolument dĂ©sert dans un autre endroit, nous en trouvĂąmes un courant oĂč il Ă©tait plus facile de remplir nos futailles. Sur le rivage, nous vimes des Ă©cailles d’huĂźtres plus grandes que toutes celles que j ’avais pu voir ailleurs ; quelques Indiens se montrĂšrent et s’enfuirent aussitĂŽt ; ils n’avaient pas touchĂ© aux prĂ©sens que nous avions laissĂ©s dans leurs huttes on en vit qui examinĂšrent avec beaucoup d’attention nos futailles sans y toucher , et emmenĂšrent leurs pirogues en vain leur faisait- on tous les signes d’amitiĂ© et de bienveillance qu’on pouvait imaginer , ils se retiraient avant qu’on pĂ»t les aborder , nous les entendĂźmes avant le jour entrer dans leurs huttes et pousser de grands cris , puis se promener le long de la grĂšve, et se retirer ensuite dans les bois oĂč ils allumaient des feux le 3o , ils parurent vouloir attaquer nos gens occupĂ©s Ă  cueillir des plantes , mais ils se bornĂšrent Ă  pousser des cris et rentrĂšrent dans la forĂȘt. Le 1 Mai , un de nos matelots nommĂ© Sutherland , fut enterrĂ© sur la pointe mĂ©r idionale de la baie qui reçut son nom nous M a ĂŻf>o Premier. Voyage allĂąmes ensuite visiter le pays; nos prĂ©sens Ă©taient toujours dans les huttes , nous v en ajoutĂąmes de nouveaux , tels que des Ă©toffes , des miroirs, des quincailleries la terre y est couverte d’un gazon Ă©pais et de grands arbres ; nous y vĂźmes un quadrupĂšde de la grosseur d’un lapin que nous ne pĂ»mes prendre , et la fiente d’un autre qui par analogie nous parut ĂȘtre de la taille du daim , des traces d’un animal dont les pattes Ă©taient comme celles du chien , et dhuĂźtres qui semblaient ĂȘtre celles d’un putois ou d’une belette nous vĂźmes un grand nombre d’oiseaux , parmi lesquels il y en avait d’une trĂšs-grande beautĂ©, tels que des loriots et des catacouas. Nous revĂźnmes de notre course , et nous apprĂźmes qu’une vingtaine d’indiens avaient suivi quelque temps deux de nos officiers sans les attaquer; que s’étant ensuite arrĂȘtĂ©s en voyant que les deux officiers avaient rejoint plusieurs d’entre nous , quelques matelots avaien t voulu marcher Ă  eux, mais que voyant qu’ils ne fuyaientpas, ils avaient eu peur enx-mĂȘmes, et qu'en se retirant avec prĂ©cipitation , ils avaient encouragĂ© quatre de ces Indiens , qui s’étant avancĂ©s , leur avaient lancĂ© leurs javelines nous arrivions alors , et pour faire voir aux Indiens que nous ne les craignions ni ne leur voulions du mal, nous allĂąmes vers eux en leur faisant des signes de paix ; mais ils s’éloignĂšrent les jours suivans , on en vit quelques-uns , tous s’enfuirent ; nos armes, dont ils nous avaient vu faire usage Ă  la chasse, leur avaient inspirĂ© de la terreur dans une de n e Jacques Cook. nos promenades nous en dĂ©couvrĂźmes dans de ; en nous voyant ils s’éloignĂšrent Ă  la rame lorsque nous revĂźnmes nous trouvĂąmes les restes d’un repas des Indiens, c’étaient des moules que chacun avait grillĂ©es Ă  part ; ils les avaient abandonnĂ©es en nous voyant ; nous en goĂ»tĂąmes , et plaçùmes auprĂšs quelques prĂ©sens. Un jour cependant , un de nos officiers rencontra un vieillard , une femme et quelques enfans , sous un arbre au bord de l’eau ; iis ne s’apperçurent mutuellement que lorsqu’ils furent prĂšs les uns des autres les Indiens tĂ©moignĂšrent d’abord des craintes , mais ne s’enfuirent pas ; ils refusĂšrent un perroquet que l’officier avait tuĂ© et leur offrait ; il resta peu- de temps avec eux ; ils avaient la peau d’un brun trĂšs-foncĂ© l’homme et la femme avaient les cheveux gris , et tous Ă©taient nuds. Deux autres Anglais eix- rencontrĂšrent six dans les bois , et un septiĂšme perchĂ© sur un arbre, qui, au signal qu’ils donnĂšrent , leur lança une javeline ; mais voyant que le coup n’avait pas portĂ© , ils s’enfuirent il fallut renoncer Ă  l’espĂ©rance de les apprivoiser. La baie oĂč nous Ă©tions Ă©tait sous le 34 e degrĂ© de latitude mĂ©ridionale , et le 160 e degrĂ© 53 minutes de longitude ; la grande quantitĂ© dĂ©plantĂ©s nouvelles qu’on y trouva, m’engagea Ă . l’appeler Baie de Botanique; elle est Ă©tendue,, sĂ»re commode reconnaissable par une terre- unie et mĂ©diocrement Ă©levĂ©e y son entrĂ©e a un quart de mille de largejla meilleure situation est vers la cĂŽte du nord ; on y peut facilement faire- M L i8r Premier Voyage du bois et de l’eau ; elle est trĂšs-poissonneuse, et on y trouve des pastenades de plus de 3 oo livres ; au fond il y a beaucoup d'oiseaux aquatiques , et par-tout d’excellens coquillages ; la marĂ©e y est haute de quatre Ă  cinq pieds des deux pointes qui en forment l’entrĂ©e, l'une reçut le nom de Solander , l’autre celui de Banks. Nous en partĂźmes le 6 mai , et suivĂźmes la cĂŽte toujours en cinglant vers le nord ; quelques lieues plus loin , nous vĂźmes un havre que nous appelĂąmes Bort Jackson ; un autre plus au nord fut nommĂ© Bay-Broken , ou Baie-rompue le lendemain nous eĂ»mes la vue d’une terre qui s’avançait en trois pointes arrondies, que nous nommĂąmes Cap des trois Pointes nous n’y vĂźmes point d'habitans , mais çà et lĂ  un peu de fumĂ©e. Le 10 , nous apperçûmes une montagne remarquable , un peu Ă©loignĂ©e de la oĂŽte elle avait la forme d’un chapeau ; sur le soir nous vĂźmes au nord d’une pointe basse de rocher une anse qui me parut Ă  l’abri de tous les vents; nous lui donnĂąmes ainsi qu’à la pointe le nom de Stephens ; Ă  son entrĂ©e sont trois petites isles dans l'intĂ©rieur, assez prĂšs de la cĂŽte , sont quelques montagnes hautes et rondes ; de la fumĂ©e s’élevait en divers endroits ; au-delĂ  du cap Havike , nous en vĂźmes s’élever du sommet d’une montagne parmi celles que nous voyions il en Ă©tait trois trĂšs-grosses, trĂšs-Ă©levĂ©es , qui se joignent l’une Ă  l’autre et se ressemblent elles peuvent ĂȘtre vues de 10 Ă  16 lieues au loin , nous les nommĂąmes les Trois FrĂšres. Nous nous ap- de Jacques Cook. Ăź83 prochaines de la terre vers un lien d’oĂč nous voyions des colonnes de fumĂ©e obscurcir l’air ; c’était un cap d’une hauteur considĂ©rable , surmontĂ© d’un mondrain rond, derriĂšre lequel il y en a deux plus gros et plus Ă©levĂ©s ; il reçut le nom de SmoaBey , ou de la fumĂ©e Ă  une assez grande distance de la cĂŽte , nous ne trouvions que de 21 Ă  3 o brasses. Plus nous nous Ă©loignions de la baie Botanique, plus, la terre devenait mon tueuse d’abord elle prĂ©senta un mĂ©lange agrĂ©able de hauteurs , de collines . de vallĂ©es et de plaines couvertes de bois ; prĂšs du rivage , la terre Ă©tait sablonneuse , coupĂ©e de rocs, et quelquefois de montagnes qui de loin paraissent des isles. Le 1 5 , Ă©tant Ă  une lieue de la cĂŽte , nous regardĂąmes avec nos lunettes vers le rivage, etnous viraes une vingtaine d’hommes qui avaient sur leur dos un gros paquet qui nous parut de feuilles de palmiers ils marchaient sans nous regarder le long d’un sentier qui conduisait sur une colline derriĂšre laquelle nous les perdĂźmes de vue prĂšs de lĂ  Ă©tait une pointe Ă©levĂ©e que nous nommĂąmes cap Byron ; Ă  l’orient d’une montagne coupĂ©e Ă  pic sont des brisans dangereux, ce qui nous lui fit donner le nom de Mount VFarning , ou Mont d’Avis. AprĂšs avoir passĂ© les caps que nous appelĂąĂčies Look-Out et Moreton , nous vĂźmes la baie de ce dernier nom , oĂč le fond est une terre basse , et oĂč quelques personnes supposaient une riviĂšre , parce que la mer y Ă©tait plus pĂąle; le vent ne nous permit pas de nous en assurer ; au nord de M 4 ' Premier Voyage ce lieu sont trois montagnes , remarquables par la forme singuliĂšre de leur Ă©lĂ©vation qui les lait ressembler Ă  une verrerie ; aussi les nommĂąmes- nous Glass-ilouse. Le 18 , nous vĂźmes une pointe de terre si inĂ©gale, qu’elle ressemble Ă  deux isles situĂ©es au-dessous de la terre ; nous l’appelĂąmes Double-lsland ; sur son flanc septentrional sont des roclres blanches , et la terre y forme une grande baie ouverte dont le fond est une terre trĂšs-basse cette partie de la cĂŽte est mĂ©diocrement Ă©levĂ©e, le sol en est sablonneux et stĂ©rile ; avec nos lunettes nous dĂ©couvrions des amas mobiles de sable qne le vent transportait, ils ne laissaient voir que la tĂȘte encore verte des arbres qu’ils avaient couverts, et abandonnaient des troncs dĂ©pouillĂ©s des terrains bas remplis de broussailles paraissaient habitables , mais ne nous laissaient voir aucun vestige d’habitans. PrĂšs de nous passĂšrent en nageant deux serpens d'eau ; ils ressemblaient Ă  des serpens de terre , et avaient de fort belles taches , mais leur queue Ă©tait large et plate, sans doute pour leur servir de nageoires le 19, nous vĂźmes un grand nombre d’indiens rassemblĂ©s sur une pointe ronde et noire } il s’en Ă©leva de la fumĂ©e pendant le jour , et des feux y brillĂšrent pendant la nuit une chaĂźne de rochers qu’on nomma Brise-mer , qui s’étendait au nord , semblait partir d’un cap couvert de deux monceaux de srririe blanc , que nous nommĂąmes S andy ; nous navigeames Ă  l’orient de ce banc jusqu’à ee que nous eussions trouvĂ© assea de fond pour le traverser ; nous le travej- be JacqĂŻes Cook. i 85 sĂąmes en effet Ă  huit lieuee du cap Sandy ; nous vĂźmes prĂšs de .1 Ă  pour la premiĂšre fois l'oiseau appelĂ© ; il en passait des volĂ©es continuelles qui volant le soir entre le nord et le couchant, en revenaient le matin et se dirigeaient entre le midi et le levant; nous conjecturĂąmes qiffil y avait dans cette direction au fond d’une baie profonde que nous appercevions un lagon , ou une riviĂšre , ou un canal d’eau basse, oĂč ils allaient pĂȘcher le jour , et qu’il, y avait vers le nord des isles oĂč ils se retiraient la nuit nous nommĂąmes cette baie , baie d’Hervey. Nous nous approchĂąmes de la terre qui Ă©tait liasse; mais au-delĂ  de laquelle il y avait des collines couvertes de bois. Plus loin nous vĂźmes une large baie oĂč je rĂ©solus de mouiller la terre autour de nous parut couverte de palmiers, et sur le rivage se promenaient des Indiens qui ne daff gnaient pas nous regarder. Nous y jetĂąmes l’ancre sur le soir, et je descendis Ă  terre le lendemain pour examiner le pays le vent Ă©tait si froid que nous fumes obligĂ©s de prendre nos manteaux ; nous trouvĂąmes dans la baie un canal qui conduisait dans nn grand lagon oĂč il y a des bas-fonds les vaisseaux peuvent mouiller dans le canal, qui a un quai t de mille de large autour sont des fondriĂšres et des marais salans sur lesquels croĂźt le vĂ©ritable palĂ©tuvier des isles de l’AmĂ©rique , que nous n’avions point vu encore sur ses branches nous remarquĂąmes des nids de fourmis vertes, qui sortaient en foule lorsqu’on agitait les branches ; leur piqĂ»re ests i86 Premier Voyage plus douloureuse que celle des autres fourmis sur ces arbres se trouvent encore des chenilles vertes , rangĂ©es sur les feuilles comme des liles de soldats ; leur corps est couvert d’un poil Ă©pais qui pique comme une aiguille ; mais la douleur qu’elle cause est moins durable. Parmi les bas- fonds Ă©taient de gros oiseaux , dont quelques- uns nous parurent ĂȘtre des pĂ©licans trĂšs-sauvages nous y tuĂąmes une espĂšce 7 d’outarde qui pesait ij livres et. demie , et qui fut le meilleur oiseau que nous eussions mangĂ© depuis notre dĂ©part d’Angleterre la mer y abonde en poissons ; on y trouve aussi des huĂźtres de toutes espĂšces , entr’autres le marteau, et de petites huĂźtres perliĂšres. Nous ne vĂźmes point d’habitans , mais du vaisseau on en apperçut une vingtaine qui vinrent l’examiner , puis se retirĂšrent nous remarquĂąmes bien de la fumĂ©e en divers endroits, et trouvĂąmes dix petits feux qui brĂ»laient les uns prĂšs des autres dans un bosquet d’arbres fort serrĂ©s , contre lesquels Ă©taient Ă©levĂ©s des morceaux d’écorce pour mieux les prĂ©server du vent cette Ă©corce Ă©tait molle , et d’autres morceaux Ă©tendus par terre paraissaient avoir servi de lits des vases d’écorces , des coquilles , des os de poissons, restes d’un repas , Ă©taient rĂ©pandus au tour nous n’apperçumes nulle part des maisons ni des dĂ©bris de cabanes. Nous partĂźmes de ce lieu le 24 , par un vent lĂ©ger ; nous cĂŽtoyĂąmes des brisans , puis nous suivĂźmes les sinuositĂ©s de la terre le lendemain nous passĂąmes le tropique du Capricorne , et de Jacques Cook. 187 nous donnĂąmes son nom Ă  un promontoire qui est situĂ© directement sous cette ligne il est Ă©levĂ©, blanc , stĂ©rile ; prĂšs de lui sont des rocs et des isles Ă  son coucliantest un lagon dont deux bancs de sable forment l’entrĂ©e ; sur ces bancs on dĂ©couvrait une multitude d’oiseaux ressernblans aux pĂ©licans au-delĂ  du promontoire la terre est basse et sablonneuse , coupĂ©e par des pointes de rocs ; l’intĂ©rieur est montueux et triste nous passĂąmes ensuite entre la terre et plusieurs isles hautes , d’un circuit resserrĂ© , et peu fertiles. Nous vĂźmes au loin dans les terres de la fumĂ©e ; l’aspect du pays nous lit croire qu’il y avait lĂ  un canal ou une riviĂšre , nous avions trop peu de fond pour tenter de le vĂ©rifier , et sans nous approcher de terre , nous fĂ»mes bientĂŽt obligĂ©s de jeter l'ancre, et de faire sonder tout autour de nous, pour trouver un canal plus profond ; pendant ce temps on s’amusait Ă  pĂȘcher , mais on ne prit rien que des crabes de deux espĂšces l’une du plus beau bleu sur le dos , les pinces et les jointures , avait le ventre du blanc le plus brillant l’autre marquĂ©e d'un outremer lĂ©ger sur les jointures et les pinces, avait sur le dos trois taches brunes qui formaient n coup d’Ɠil singulier. Nous cherchĂąmes un passage au travers des isles que nous nommĂąmes Keppel , ainsi que la baie qu’elles paraissent dĂ©fendre , et nous le trouvĂąmes la terre , les isl^s sont habitĂ©es ; nous y vimes de la fumĂ©e et des habitans. Plus loin est le cap Monifold , oĂč la terre est haute et s’élĂšve en collines devant lui sont trois isles. u8& Premier Voyage Au nord d’un cap que nous nommĂąmes Town~ shend y sont plusieurs isles, et le cap mĂȘme dont la terre est Ă©levĂ©e unie , presque nue , nous, parut en ĂȘtre une elles s'Ă©tendaient aussi loin que notre vue ; leur Ă©lĂ©vation , leur contour est trĂšs-variĂ© , aucune ne se ressemble ; des bas- fonds nous firent aller sans cesse la sonde Ă  la ‱main , ayant un bateau devant nous. Le 29 , nous vĂźmes un canal oĂč. je desirais entrer pour visiter le pays et attendre la pleine lune nous, y jetĂąmes l’ancre , et y descendĂźmes ; la terre y est couverte d’une herbe dont les tiges pointues ‱et barbelĂ©es s'attachaient aux habits et pĂ©nĂ©traient j usqu'Ă  la chair ; une nuĂ©e de mosquites. nous y tourmentaient ; aucun courant d’eau douce ne s’offrait , nous y remarquĂąmes des branches d’arbres , oĂč de petites fourmis blanches avaient fait des nids d’argile larges comme un boisseau , et d’autres qui Ă©taient perforĂ©es par une fourmi noire, qui en faisait sortir la moelle et s’y logeait ensuite ces branches Ă©taient verdoyantes et fleuries comme les autres . une multitude de papillons y reposaient ^ tandis que des millions d’autres voltigeaient dans l’air ^ lĂ  nous vĂźmes encore une espĂšce de poisson laissĂ© sur la grĂšve par la marĂ©e y armĂ© de deux nageoires de poitrine trĂšs-fortes, avec lesquelles il sautillait comme une grenouille. J'avais remarquĂ© que cette terre donnait des indices de minĂ©raux , et j’en eus bientĂŽt une preuve nouvelle ; je voulus prendre le plan de cette baie , et je- remarquai que l’aiguille de ma boussole variais- b 35 Jacques Coo e. i 8 p prodigieusement dans sa position ; j’en conclus qu’il y avait dans les collines des mines de fer. En remontant le golfe avec le docteur Solander, nous le trouvĂąmes, dans une espace de huit lieues , large de quatre Ă  cinq mille , puis ses cĂŽtĂ©s s’ouvraient et formaient un grand lac j’observai qu’un bras de ce lac s’étendait vers le levant , et peut-ĂȘtre il communique avec la baie situĂ©e au couchant du cap Townskend au midi je voyais des collines Ă©levĂ©es oĂč je dĂ©sirais gravir, mais le temps Ă©tait mauvais , le jour touchait Ă  sa fin , et nous revĂźnmes nous avions vu çà et lĂ . de la fumĂ©e, et mĂȘme deux hommes qui marchaient le long de la cĂŽte. Mr. Banks d’un autre cĂŽtĂ© , avec plusieurs personnes de l’équipage , visitĂšrent le pays ; ils entrĂšrent dans un marais fangeux , couvert de palĂ©tuviers , dont les branches enfoncĂ©es dans la boue leur servaient quelquefois d’appui , et qui s’échappant quelquefois sous leurs pieds, les faisait enfoncer plus avant ; souvent il fallait enfoncer ses pieds et ses mains dans la vase pour s’en tirer. Ils virent les restes d’un repas de quelques Indiens et des tas d’herbe oĂč ils avaient couchĂ©. Un autre dĂ©tachement entendit la voix de quelques hommes, vit les traces d’un grand animai, apperçut des outardes et d’autres oiseaux, parmi lesquels il y avait de beaux loriots. Le pays Ă©tait en gĂ©nĂ©ral sablonneux et stĂ©rile , coupĂ© par de profonds ravins , effets d’abondantes pluies qui forment des torrens. Nous donnĂąmes Ă  ce golfe le nom de. Thyrsty-Sound, ou canal de la soif, parce que 1Ç0 Premier Voyage nous n’y trouvĂąmes point d’eau douce chacune des pointes qui le forme a une colline Ă©levĂ©e, ronde, escarpĂ©e , et des deux cĂŽtĂ©s est un groupe d’isles les oiseaux y sont-si sauvages qu’on ne put en prendre. Sa latitude mĂ©ridionale est de 22 degrĂ©s 10 minutes , sa longitude est de 167 degrĂ©s 12 minutes. Nous quittĂąmes ce lieu , le 3 i mai ; nous na- vigeĂąines encore entre la cĂŽte et des isles ; bientĂŽt un banc nous força de jeter l’ancre nous nous Ă©loignĂąmes ensuite de ce lieu , et nous mĂźmes Ă  l’abri de trois isles , que nous restĂąmes jusqu’au lendemain , oĂč nous continuĂąmes notre route ; un grand nombre d'isles s’étendaient toujours Ă  perte de vue ; nous vĂźmes le large canal Broad-Sound' ; il a dix lieues Ă  son entrĂ©e , est embarrassĂ© d’isles et de bancs de sable, et a au nord une pointe que je nommai Balmerston notre navigation Ă©tait lente , et les bas-fonds la rendaient dangereuse , quoique nous fussions Ă  deux lieues de terre et Ă  quatre des isles plus loin est le cap Hillborough , promontoire Ă©levĂ© , de triĂšre lequel la terre paraĂźt entrecoupĂ©e de montagnes , de collines , de plaines , de vallĂ©es, couverte de verdure et de bois la plus grande des isles avait Ă  peine cinq milles de tour ; plus prĂšs de la terre il en Ă©tait de trĂšs-petites, d/oĂč nous vimes s’élever de la fumĂ©e. Le 3 juin , nous navigeĂąmes au couchant, vers un passage qui se trouva une baie dont le fond Ă©tait une terre trĂšs-basse , Ă©loignĂ©e de six lieues de son ouverture ; nous lui donnĂąmes le nom de »e Jacques Cook. 191 Baie Repuise nous Ă©vitĂąmes d’y entrer, et tournant au nord-ouest, nous passĂąmes encore entra la terre et d’autres isles, parmi lesquelles on en. remarque une petite , trĂšs-Ă©levĂ©e et se terminant en pic cette espĂšce de canal a ici cinq lieues de long ; le fond y est bon , et il peut ĂȘtre regardĂ© comme un havre sĂ»r , prĂšs duquel la terre offre des bassins ; la terre , les isles y prĂ©sentent aussi des prairies et des bois sur hune des derniĂšres nous vĂźmes deux hommes et une femme , et une pirogue mieux travaillĂ©e que celles que nous venions de voir nous donnĂąmes aux isles le nom de Cumberland , et au passage celui de BentecĂŽte , parce que nous le traversĂąmes durant ces fĂȘtes. Lorsqu’on en est sorti , on dĂ©couvre le cap Glocester il est Ă©levĂ© , et a prĂšs de lui l’isle d 'Holbome au couchant du cap est une baie profonde qui paraĂźt se joindre Ă  la haie Repuise nous l’appelĂąmes Edgcumbe Ă  son couchant est un promontoire qui s’élĂšve tout-Ă -coup au milieu de terres basses , et nous le nommĂąmes cap Upstart ; on le dĂ©couvre de 12 lieues ; derriĂšre sont des terres Ă©levĂ©es et stĂ©riles ; mais en gĂ©nĂ©ral la cĂŽte est basse , et presque par-tout nous voyions s’en Ă©lever de la fumĂ©e. Le 6 , nous vĂźmes l’embouchure d’une baie qui s’étend Ă  deux lieues de profondeur ; elle et le cap qui la termine au levant eurent le nom de Cleveland ; devant elle est une isle qui fut appelĂ©e MagnĂ©tique , parce qu’en s’en approchant l’aiguille se “dĂ©rangeait sans cesse tout autour, le terrain est rocailleux , brisĂ©, 192 P b ĂŻ su i » Voyage stĂ©rile ; cependant la fumĂ©e annonce qu’il n’est pas sans habitait». Au-delĂ  nous trouvĂąmes un groupe d’islcs situĂ©es Ă  cinq lieues de la terre, oĂč nous vines de grandes colonnes de fumĂ©e ondoyer dans l’air sur les isles nous vĂźmes quelques habitans et des pirogues nous crĂ»mes y dĂ©couvrir des cocotiers, et tandis que je m’en approchais avec le vaisseau , Mrs. Banks et So- lander s’y firent conduire dans la chaloupe ; en y dĂ©barquant , ils trouvĂšrent que ces cocotiers n’étaient que des palmistes ils y cueillirent quelques plantes , et y virent un homme qui, en les appercevant, fit un grand cri et se cacha. Nous cinglĂąmes vers le promontoire que nous appercevions au-delĂ  ; il Ă©tait Ă©levĂ© , et vers sa pointe est un mondrain rond qui semble en ĂȘtre dĂ©tachĂ© je l'appelai Pointe lĂŻillock, pointe du mondrain ; avec l’isle MagnĂ©tique il forme la large baie que nous nommĂąmes ĂŒallijaa ; entre le cap Hil/ock et celui de Sandwich , qui en est Ă  prĂšs de quatre lieues , est une terre Ă©levĂ©e, brisĂ©e, stĂ©rile plu-, loin sont de nouvelles isles , et vis-Ă -vis , une belle et grande baie qui semble offrir un bon abri; mais je ne m’y arrĂȘtai pas , et lui donnai le nom de RocHngham entre sa pointe septentrionale et quelques isles, est u» passage oĂč nous nous engageĂąmes, et d’oĂč, avec nos lunettes , nous dĂ©couvrĂźmes une trentaine d’habitans rassemblĂ©s sur une isle; ils Ă©taient nuds, bruns , et avaient les cheveux courts ils regardĂšrent le vaisseau avec curiositĂ© l’une tle ces isles semble toucher la terre , et nous la pommĂąmes; de Jacqvbs Cook. Iy 3 pommĂąmes Isle Dunck d'autres plus au nord reçurent le nom de Frankland devant elles est Une pointe Ă©levĂ©e qui eut le nom de Gras ion - elle commence une cĂŽte de 22 lieues , remplie de rochers, presque nue , mais cependant habitĂ©e prĂšs du cap est une isle basse , couverte de bois et de verdure , vis-Ă -vis de laquelle est une baie oĂč nous entrĂąmes pour faire provision d’eau douce le fond Ă©tait un sol bas rempli de palĂ©tuviers le pays s’élevait ensuite par-tout en. collines escarpĂ©es et n/offraient aucune commoditĂ© pour faire de l’eau , ce qui me dĂ©termina Ă  revenir au vaisseau et Ă  continuer notre route jusqu’alors , pendant un espace de i 3 oo milles au travers des bas-fonds , les noms que nous avions imposĂ©s n’avaient point Ă©tĂ© des monumens de dĂ©tresse. Un cap situĂ© au-delĂ  de la haie TrinitĂ© mĂ©rita que nous lui donnassions le nom de Cap de la Tribulation nous dĂ©couvrions vis-Ă -vis de lui diffĂ©rentes isles ou des rochers ; et voulant Ă©viter le danger oĂč nous pouvions nous jeter pendant la nuit , comme aussi m’assurer s’il n’y avait pas des isles en pleine mer , je voulus gagner le large le vent Ă©tait bon, la lune brillait , le fond Ă©tait de 21 brasses , et nous Ă©tions tranquilles pendant que nous soupions, on nous annonça que le fond n'Ă©tait plus que de huit brasses , et Ă  cette nouvelle nous courrions tous Ă  nos postes ; mais nous retrouvant l’instant aprĂšs dans une eau profonde , nous crĂ»mes avoir Ă©chappĂ© au danger vers les dix heures le fond diminua de nouveau ‱, de 20 brasses Tome I. __ N *ĂŻ 9 4 J* Ä ĂŒ M I S X VoĂżACX il vint Ă  17 , et avant qu'on, pĂ»t rejeter k sonde, le vaisseau toucha et n’eut de mouvement que celui que la houle lui donnait en le battant sur le rocher oĂč il Ă©tait en un instant nous fĂ»mes sur le tillac , tons Ă©pouvantĂ©s ; nous craignions que le vaisseau ne fĂ»t engagĂ© dans rm rocher de corail , le plus dangereux de tous lorsqu’ils se retirĂšrent nous voulĂ»mes les suivre » mais ils nous tĂ©moignĂšrent que nous leur ferions de la peine, et nous les laissĂąmes aller. Un jour ils vinrent au nombre de dix. ; avant d’approcher , ils posĂšrent leurs armes qu’ils firent garder par l 'an d’entr’eux, et montĂšrent sur le vaisseau 5 ils voulaient se procurer une des tortues que nous avions prises et qui leur faisait envie ; ils nous la demandĂšrent ; nous la refusĂąmes ; ils furent indignĂ©s, et essayĂšrent de l’enlever de force ; mais nous la dĂ©fendĂźmes, et elle nous' resta. TransportĂ©s de colĂšre , ils traversent la riviĂšre , et mettent le feu Ă  l’herbe sĂšche autour des instruirons que nous avions Ă  terre , elle s’enflamma avec rapiditĂ© Mr. Banks sauva Ă  peine sa tente de l’incendie ; un de nos cochons y fut brĂ»lĂ© , la forge consumĂ©e , et il aurait de mĂȘme consumĂ© des filets et des toiles que noS gens avaient lavĂ©s et Ă©tendus, si nous n’avionĂ© rĂ©ussi Ă  arrĂȘter les progrĂšs du feu ^ et Ă  Ă©loigner les incendiaires , en tirant sur eux un fusil chargĂ© Ă  petit plomb. Les bois les dĂ©robĂšrent Ă  notrĂŽ vue , puis iis revinrent et nous allĂąmes an-devant d’eux ; un vieillard s’avança et nous fĂźt une harangue , puis ils se retirĂšrent de nouveau ; nous les suivĂźmes quelque temps , aprĂšs nous ĂȘtre saisis de quelques-uns de leurs dards , et nous nous assĂźmes sur des rochers ; ils s’assirent aussi Ă  quelque distance ; et le vieillard s’avança vers nous , portant une javeline sans pointe ; Ă  tout ce qu’il nous dit et que nous ne pĂ»mes comprendre nous ne rĂ©pondĂźmes que par des signes Premier Voyage d’amitiĂ© le vieillard retourna vers eux , tous posĂšrent leurs armes, et vinrent Ă  nous d’un air pacifique. Nous leur rendĂźmes leurs armes, et la rĂ©conciliationfut achevĂ©e ils revinrent avec nous jusque prĂšs du vaisseau , sur lequel ils ne voulurent pas monter ; ils nous promirent de ne plus mettre le feu Ă  l’herbe , s’assirent , puis nous quittĂšrent. Cependant les suites de l’incendie nous montraient la nuit le spectacle le plus affreux et le plus magnifique $ le feu avait pris aux arbres, il s’étendait dans la forĂȘt , et toutes les collines autour de nous , dans un espace de plusieurs milles , Ă©taient en feu. Les habitans ne parurent point les jours suivans un de nos gens en rencontra tout-Ă -coup quatre qui faisaient griller un oiseau et un quartier de kangu- roo quoiqu’effrayĂ© , il ne voulut pas prendre la fuite il s’assit gaiement avec eux , leur offrit son couteau, qu’ils examinĂšrent, et le lui rendirent ; il leur fit signe qu’il allait les quitter , mais ils ne le voulurent pas ; ils examinĂšrent ses habits , lui tĂątĂšrent les mains et le visage , pour s’assurer que son corps Ă©tait comme le leur , puis lui permirent de se retirer et lui montrĂšrent son chemin. Mr. Banks avait trouvĂ© en tas toutes les Ă©toffes que nous leur avions donnĂ©es , sans doute parce qu’elles leur Ă©taient inutiles. Pendant que ceci se passait, je faisais chercher par-tout un passage ; montĂ©s sur une colline, nos regards erraient autour de nous dans l’espĂ©rance de gagner la haute mer , et de quelque cĂŽtĂ© que nous tournassions les yeux , nous ne voyions DE Jacques Cook, 209 1 Voy ions que des roc fiers et des bancs de sabla sans nombre , et point de passage que par les sinuositĂ©s dangereuses qu’ils forment; mais il n/y en avait pas d’autres , et le beau temps , le calme le rendant seul possible , il nous fallut l’attendre. Ăźfous nous nouvissious de notre pĂšche parmi les poissons que nous primes Ă©tait nue tortue , dans laquelle nous trouvĂąmes entre les deux Ă©paules un harpon de bois gros comme le doigt , long de quinze pouces , et dont la, pointe Ă©tait barbelĂ©e , comme nous en avions vus entre les mains le* liabitans du pays nous cherchĂąmes eu vain ce lĂ©gume auquel on donne le notu de en parcourant une vallĂ©e profonde , dont les cĂŽtĂ©s couverts d’arbres et de buissons Ă©taient presque perpendiculaires , nous trouvĂąmes Ă  terre plusieurs noix anacardes >' oi'lentale , ce qui nous fit chercher barbre qui les produit ; mais aprĂšs nous ĂȘtre Ă©puisĂ©s de fatigues , il nous fallut y renoncer , et nous n’avons pu l’y trouver. M. Banks prit un animal de la classe des opossums ; c’était une femelle qui avait deux petits ; il ressemblait au phalanges de M. de Ballon , mais notait pas h.' mĂȘme il avait avec cet animal quelque analogie , sur tout par la conformation extraordinaire de ses pieds qui le distingue de tout autre quadrupĂšde. Le Juillet, le calme survint ; nous nous disposĂąmes Ă  partir, mais la marĂ©e baissait, la barre qui bouchait le golfe ne se trouva avoir que Ăźfi pieds d’eau 4 et autre vaisseau en, prenait ci Wo me s& O Sio Premier "Vöyage demi , puis le vent se releva., et il fallut prendre encore patience nous occupĂąmes notre oisivetĂ© forcĂ©e avec le filet et la ligne ; nous visitĂąmes nos pompes, qui se trouvĂšrent en trĂšs-mauvais Ă©tat ; heureusement que notre vaisseau avait Ă©tĂ© assez bien rĂ©parĂ© le 3 , nous fĂźmes un effort inutile pour nous Ă©loigner ; le lendemain nous fĂ»mes plus heureux , et nous sortĂźmes , ayant devant nous la pinasse qui sondait continuellement quand nous fĂ»mes Ă  5 lieues du havre , nous jetĂąmes l’ancre pour avoir le temps d’examiner-les bas-fonds Ă  la marĂ©e basse. Nous donnĂąmes Ă  la riviĂšre que nous venions de quitter le nom de notre vaisseau elle forme le havre ou crique qui s’enfonce Ă  3 ou \ lieues dans un canal tortueux qui reçoit un ruisseau cl’eau douce Ă  un mille de la barre , l’eau n’est pas assez profonde pour un vaisseau un de ses bords trĂšs-escarpĂ©s le rend trĂšs-commode pour mettre un navire sur le cĂŽtĂ© ; l’endroit le plus sĂ»r pour en approcher est au raidi au nord il y a une lieue de grĂšve basse et sablonneuse , mais au midi est une terre Ă©levĂ©e ; le meilleur rafraĂźchissement qu’on y peut trouver est la tortue, et il faut l’aller prendre loin dans la mer j il y a beaucoup de poissons outre les vĂ©gĂ©taux dont j’ai parlĂ© , on du pourpier et une espĂšce de fĂšves Ă  tiges rampantes qui nous furent utiles contre le ous avons parlĂ© dukan- guroo et de l'opossum; il y a encore une espĂšce de putois, des loups, des chiens, plusieurs sortes de çerpens , dont quelques-uns sont venimeux ; »e Jacques Cook. ait nno grande variĂ©tĂ© d’oiseaux tels sont les milans , les faucons , deux sortes de catacouas , des loriots , des perroquets , deux ou trois sortes de pigeons , plusieurs espĂšces de petits oiseaux les hĂ©rons , les canards silllans , les oies saurages , les corlieux sont les principaux oiseaux aquatiques. Nous avons parlĂ© de l’aspect du pays ; ajoutons qu'on y trouve un grand nombre de nids de fourmis blanches, dont quelques-uns ont 8 pieds de haut et 16 de circonfĂ©rence. Les arbres y sont peu variĂ©s ; le plus commun est le palĂ©tuvier un grand nombre de ruisseaux s'y rendent dans la mer. La marĂ©e basse arriva, et de la grande hune j’examinai les bancs et les rocs , qui me prĂ©sentĂšrent un aspect trĂšs - menaçant ; c’est vers'Ie nord - ouest qu’ils offraient un passage moins dangereux , et c’est lĂ  que je rĂ©solus de tenter de sortir de cet amas d’écueils en attendant le moment de lever l’ancre , nous faisions une pĂȘche abondante ; mais quand la marĂ©e Ă©tait favorable , le vent fut trop fort , et il fallut attendre qu'il se calmĂąt. Nous levĂąmes l’ancre et nous avançùmes en louvoyant il fallut encore le jeter, parce que nous avions devant nous un banc de rocs qui n'avait que quatre pieds d’eau $ nous cherchĂąmes en vain de l’Ɠil un passage pour arriver au - delĂ , rien ne s’offrit qu'une multitude d’écueils dĂ©tachĂ©s , terminĂ©s par d’autres oĂč la mer brisait avec violence , ce qui me .fĂźt croire qu'ils Ă©taient les derniers qu’on trouverait en gagnant la haute yrsr; car dans l’in- O 3 '213 P REMI EU. V O Y A O E tĂ©rieur , la mer ne brisait pas , et par-lĂ  leg Ă©cueils n’en Ă©taient que plus dangereux on me conseillait de reprendre la route par laquelle nous Ă©tions venus dans le golfe , mais le vent ne le permettait pas ; il se renforça mĂȘme , et nous lit ciiasser sur nos ancres pour empĂȘcher qu’il ne nous jetĂąt sur les rocs qui nous environnaient , il nous fallut abattre nos mĂąts de perroquets , nos vergues , nos huniers. Ce ne fut que le 10 aoĂ»t que le vent s’affaiblit ; nous avançùmes d’une lieue vers la terre, toujours prĂ©cĂ©dĂ©s d’un bateau ; puis nous tournĂąmes plus au nord , et arrivĂąmes entre trois petites isles et une antre plus basse qui Ă©tait entre nous et la terre ; les Ă©cueils formaient comm une chaĂźne cpii suivait le rivage et laissait entre lui et feux un passage prĂšs d’un cap que nous nommĂąmes l'IaUery , nous crĂ»mes voir une ouverture pour sortir de cette situation dangereuse; nous avançùmes quelque temps , et dĂ©couvrĂźmes bientĂŽt une chaĂźne de rocs qui s’étendait devant nous ; elle semblait se joindre Ă  la terre, mais cette terre no me parut qu’un amas d’isles avant de nous ĂȘtre assurĂ©s si nous pouvions espĂ©rer d’y trouver un passage , il fallut venir jeter l’ancre Ă  un mille de la cĂŽte , et je dĂ©barquai pour voir du liant d’une pointe Ă©levĂ©e que je nommai Xiook-Out, dominant au loin sur une terre basse, couverte de sable blanc et de buissons verts ; j’y vis des pas d’hommes, mais rien qui put nous -tirer de l'incertitude cruelle oĂč nous Ă©tions des -isles , des bauçs , c’est tout ce qui s’offrit dajxs um pur solo lieu Mr. enti pra noi cita coi » 5 T I l 1 I I Ăź e Jacques Cook.’ 2i3 lin espace de dix lĂ»mes , et l’air n’était pas assez pur pour me permettre de voir au- delĂ  je rĂ©solus d’aller sur une isie Ă©levĂ©e qui Ă©tait Ă  5 lieues au loin dans la mer ; je m’y rendis avec Mr. Banks , et j'envoyai visiter un autre passage entre la terre et quelques isies basses. Nous y gravĂźmes la colline la pins Ă©levĂ©e , agitĂ©s tour-Ă  - tour par l’espĂ©rance et par la crainte de - lĂ  nous dĂ©couvrĂźmes h deux ou trois lieues une cliaine de rocs , coupce en divers endroits , et contre laquelle la mer brisait avsc violence au-delĂ  , disais-je , il n'y a donc plus de brisans qui rompent l’impĂ©tuositĂ© des vagues ; mais comment sortir de l'enceinte de ces brisans ? Le ciel tait obscur , et ne me pas de voir distinct rent et au loin , et nous rĂ©solĂ»mes de passer la nuit dans cette isle , dans l’espĂ©rance que Je lendemain le ciel serait plus, serein un buisson qui Ă©tait .sur la grĂšve nous servit d’abri dĂšs les trois heures j’envoyai sonder le canal entre la chaĂźne de rocs et l’isle oĂč nous Ă©tions , et je montai sur la colline ; mais le temps Ă©tait encore plus obscur qu'il n’avait Ă©tĂ© la veille la sonde annonça un fond suffisant jusqu’aux rochers ; on y vit un passage oĂč le vent ne permit pas de s’engager, et qui parut Ă©troit ; ce rapport me donna quelque espĂ©rance. Lisle* oĂč nous Ă©tions a 8 lieues de tour en gĂ©nĂ©ral elle est stĂ©rile et rocailleuse ; elle a cependant des- terres basses , couvertes d’une herbe longue clair - semĂ©e et de quelques arbres lĂ  se tien- sent de trĂšs-gros lĂ©zards , ce qui nous fit donnĂ©e 2,i4 Premier Voyage leur nom Ă  cette isle. On y trouve de l’eau douce dans un Ă©tang les Indiens la visitent, et nous y trouvĂąmes des morceaux de coquillages dont ils s’étaient nourris , et des huttes bĂąties sur des hauteurs , tandis que sur la terre-ferme elles sont dans des lieux moins exposĂ©s au vent ; ce qui nous persuada qu’il y avait un temps oĂč l’on jouit constamment dans ces climats d’un ciel pur et d’une mer calme. Mr. Banks trouva ici quelques plantes nouvelles il y a Ă  qualque distance de celle - ci d’autres isles, mais plus petites. En retournant au vaisseau, nous descendimes sur une isle basse , sablonneuse et couverte d'arbres, habitĂ©e par un nombre incroyable d’oiseaux ; nous y primes le nid d’un aigle et celui d’un oiseau inconnu, construit sur la terre avec des morceaux de bois ; il avait 26 pieds de circonfĂ©rence et deux pieds huit pouces de hauteur des monceaux de coquillages attestaient que cette isle 11’était pas non plus inconnue aux Indiens, et nous lui donnĂąmes le nom de Y Aigle. J’appris en arrivant qrdon avait dĂ©couvert un canal fort Ă©troit le long de la grande terre , resserrĂ© par des isles oĂč 011 avait trouvĂ© de la chair fraĂźche et des terres fraĂźchement remuĂ©es qui paraissaient ĂȘtre des tombeaux aprĂšs avoir examinĂ© ce qu’il nous convenait de faire , nous crĂ»mes que la saison , le dĂ©faut de provisions, une sĂ»retĂ© plus grande nous obligeaient Ă  tenter le passage vers l’isie des LĂ©zards nous nous y dirigeĂąmes, et aprĂšs avoir fait sonder le canal Ă©troit qu’on avait dĂ©couvert dans la chaĂźne des db Jacques Cook. 21 5 rocs , "nous l’enfilĂąmes , et bientĂŽt nous nous trouvĂąmes clans une mer libre et sans fond. La joie se manifesta sur tous les visages depuis trois mois nous Ă©tions environnĂ©s d’écueils , contre lesquels une ancre trop faible , un cable brisĂ© , un vent trop fort , une houle Ă©levĂ©e pouvaient Ă  chaque instant nous briser nous avions fait 160 lieues, obligĂ©s d’avoir dans tous les instans la sonde Ă  la main ; et nous trouvant tout-Ă -coup dans une mer ouverte et une eau profonde, il nous semblait que nous n’avions plus de danger Ă  craindre ; cependant de longues lames secouaient notre vaisseau, et lui faisaient faire 9 pouces d’eau par heure ; nos pompes Ă©taient mauvaises , et il nous restait encore une vaste mer Ă  traverser. L’isle des LĂ©zards est peut-ĂȘtre le meilleur endroit de la cĂŽte pour trouver des rafraĂźckisse- mens ; on y trouve de beau , du bois Ă  brĂ»ler ; les isles basses , les bancs qui l’environnent abondent en tortues et en poissons ; nous trouvĂąmes sur le rivage des bambous , des cocos et autres productions qui ne sont pas naturelles au pays, et que le vent y amĂšne du levant. BientĂŽt continuant notre route, nous ne dĂ©couvrĂźmes plus de terre ; nous ne la revĂźmes que le . soir du lendemain , et c’était sans doute la continuation de la cĂŽte que nous avions suivie si long-temps ; de nouveaux brisans nous environnĂšrent ; nous nous en Ă©loignĂąmes , et le lendemain nous nous y retrouvĂąmes encore ; la vague nous y portait, et nous n'avions point de fond O 4 SlHf -Premier Y o y a e s pour jeter l’ancre , ni de vent pour cingler au- delĂ  ; toute notre ressource fut de nous faire traĂźner par nos bateaux pour diffĂ©rer an moins notre perte ; malgrĂ© nos efforts , nous notions encore qu’à cent verges du rocher sur Jeunes la mĂȘme laine qui battait le flanc du brisait Ă  une hauteur effrayante, et nous u’é~ tiens sĂ©parĂ©s du naufrage que par une Ă©pouvantable vallĂ©e d’eau d’une largeur Ă©gaie Ă  la brise d’une vague nous Ă©tions perdus , ma!Ă© uns efforts, si un vent lĂ©ger ne s’était Ă©levĂ© sou secours joint Ă  celui des bateaux , nous Ă©loigna lin peu des rochers ; mais l’instant aprĂšs le vent tomba et nous revĂźnmes sur l’écueil un faible souille se fit appercevoir pendant dix minutes encore , et il nous suffit pour arriver devant une ouverture dans le rocher , large de la longueur dn vaisseau , au-dedans de laquelle la mer Ă©tait calme ; nous ne balançùmes pas Ă  tenter de la traverser ; nous y arrivĂąmes j mais comme alors la mer se retirait, le courant du reflux qui passait par la coupure ne nous permit plus d’y passer, et nous rejeta , aidĂ©s de nos bateaux , Ă  un quart de mille de lĂ . Le reflux cessa sans que le calme nous permĂźt de nous Ă©loigner , et le flot vint de nouveau nous rejeter sur le rocher dans cet instant nous y dĂ©couvrĂźmes une autre ouverture , et pendant que nous luttions contre le flot , je l’envovai visiter ; on trouva la coupure Ă©troite et pĂ©rilleuse , mais le passage possible 5 il fallait tenter l’eu ou pĂ©rir j nous y entrĂąmes poussĂ©s par Je flot, lovent et n b J a c q s k s Cook. %vj un retirant rapide ; nous j jetĂąmes Cancre sur un fond de 17 brasses mĂȘlĂ© de corail et de coquilles, et nous nous crames heureux tPĂ rs rentrĂ©s dans la mĂȘme situation d’oĂč nous Ă©tions sortis avec tant de joie ; je rĂ©solus mĂȘme de naviger dans l’espace qu’ils occupaient , parce que c’était le moyen de dĂ©couvrir si le pays dont nous suivions ki cĂŽte Ă©tait joint » la Nouvelle GuinĂ©e ; dĂ©couverte qui me paraissait intĂ©ressante nous avions Ă  braver des Ă©cueils inconnus, sonnĂ©s de rochers de corail qui s’élĂšvent perpendiculairement, n’ayant point de fond Ă  leur pied, couverts dans la marĂ©e , et contre lesquels brisent les lames Ă©normes du vaste OcĂ©an mĂ©ridional. Pendant que non Ă©tions Ă  l’ancre , nous envoyĂąmes chercher sur ces rochers des poissons Ă  coquilles , parmi lesquels il y avait des pĂ©toncles que deux hommes pouvaient remuer Ă  peine Mr. Banks y trouva des coquillages curieux, des et des coraux dont le plus remarqua Lie Ă©tais, le Tubipora Blusica la terre Ă©tait Ă  9 lianes de nous; et le lendemain nous nomes Ă  la voile , deux bateaux nous prĂ©cĂ©daient ; nous passĂąmes devant une isle basse et sablonneuse , Ă©vitant les bancs qui s’offraient Ă  nous , nous vinmes jeter l’ancre Ă  quelque distance de trois isles que nous nommĂąmes islesde Farben, Ă©loignĂ©e de 5 lieues de la terre , qui est basse et sablonneuse vers le couchant , mon- tueuse au midi le lendemain , aprĂšs une route interrompue par les Ă©cueils , nous vinmes dans un beau canal , qui nous conduisit Ă  une isl* so 8 Premier Voyage Ă©loignĂ©e de la terre de moins de 3 lieues , elle en a une de tour , et nous y -vĂźmes quelques liommes armĂ©s de lances; delĂ  nous voyions autour de nous une multitude de petites isles et de rochers ; mais nous commencions Ă  nous familiariser avec eux ; le vent ne nous permit pas de prendre les tortues que nous y dĂ©couvrions la grande terre nous paraissait basse et stĂ©rile , couverte de gros monceaux de sable blanc ; elle forme une pointe que nous nommĂąmes cap Greenville Ă  9 lieues plus au levant sont des isles Ă©levĂ©es , auxquelles je donnai le nom de Sir Charles Hardy d’autres reçurent celui de Cockhurn ; plus au nord, nous apper- çûmes des isles basses vers lesquelles nous nous dirigeĂąmes, et que le grand nombre d’oiseaux qui les couvraient nous firent appeler Bird-isles. Le 20 , des bancs et des rochers que nous vĂźmes tout-Ă -coup me firent plier les voiles jusqu’à ce qu’on y eut dĂ©couvert un passage prĂšs d’eux Ă©tait une petite isle garnie de quelques arbres , et sur laquelle nous vĂźmes quelques huttes d’indiens; derriĂšre il y en avait un giand nombre ; nous navigeĂąmas lentement entr’ellcs , et dĂ©couvrĂźmes devant nous une grande terre ; en cinglant vers elle , nous perdĂźmes de vue les bancs, les rochers et les isles ; nous nous ap- perçumes le lendemain que la terre que nous avions vue au nord , et que nous croyions la continuation de celle dont nous avions jusqu'alors suivi les cĂŽtes , en Ă©tait sĂ©parĂ©e par un dĂ©troit que nous pouvions traverser ; nous y de Jacques Cook. 219 cinglĂąmes , mais toujours en nous faisant prĂ©cĂ©der par des bateaux pour Ă©viter les Ă©cueils le canal entre les deux terres avait un mille de large ; nous y parvĂźnmes , et vĂźmes que la terre situĂ©e au nord n'Ă©tait que diverses isles assez, voisines les unes des autres. La pointe la plus septentrionale du pays que nous venions de parcourir reçut le nom de Cap Yorck sa longitude est de 160 deg. 6 min. , sa latitude, mĂ©ridionale 10 d. 3 7 m. ; auprĂšs sont de petites isles basses ; la terre elle-mĂȘme est plate , basse et sablonneuse la partie septentrionale du cap est montueuse , les vallĂ©es y offrent de beaux bois , la cĂŽte de petites baies toutes les isles qui sont au levant furent appelĂ©es Isles d’Yorck. AprĂšs les avoir dĂ©passĂ©es , nous dĂ©couvrĂźmes la terre devant nous, nous crĂ»mes d’abord qu’il nous faudrait retourner en arriĂšre ; mais en l’approchant, nous reconnĂ»mes qne diffĂ©rons canaux sĂ©paraient cette nouvelle terre de celle que nous suivions ; nous jetĂąmes l’ancre dans le plus grand , qui s’élargit au - delĂ  de son entrĂ©e, et devant nous il ne nous offrit qu’une mer ouverte. Aurions-nous enfin trouvĂ© un passage pour la mer des Indes? disions-nous. Leur nous en asrurer, nous rĂ©solĂ»mes de dĂ©barquer dans l’isle qui Ă©tait au sud-est du canal ; nous y voyions dix Indiens sur une colline , nous allĂąmes vers eux neuf avaient des lances, le dixiĂšme Ă©tait armĂ© d’un arc et d’un paquet de flĂšches ; ft'ois vinrent sur la grĂšve oĂč nous allions dĂ©barquer , puis ils se retirĂšrent tranquillement,.Hous '^10 P R K Ml ! !t V O Y A B gravĂźmes sur la plus liante colline, qui Ă©tait d’unff stĂ©rilitĂ© affreuse. Du sommet , nous ne vĂźmes point de terre entre le midi et le couchant vers le nord on dĂ©couvrait un grand nombre d’isles Ă©levĂ©es , et rangĂ©es les unes derriĂšre les autres. Tout nous persuada que nous Ă©tions parvenus Ă  la mer des Indes , et avant de quiiter ce pays , je lui imposai le nom de Nouvelle Galle mĂ©ridionale ‱, j’en pris possession en y arborant le pavillon anglais , et le bruit de l’artillerie rendit cet acte plus solemnel. L’isle oĂč fltious Ă©tions prit le nom de Possession. ; elle n’est tni haute ni Ă©tendue j nous nous rembarquĂąmes ensuite de notre vaisseau nous apperqĂ» mes de la fumĂ©e s’élever de la terre et des isles voisines , et des femmes nues cherchant des poissons Ă  coquilles. Nous mimes Ă  la voile , et dĂ©couvrĂźmes quelques isles basses, auxquelles nous donnĂąmes le nom de 'Wallis des bas-fonds nous forcĂšrent encore Ă  jeter l’ancre , et j’envoyai sonder on trouva un passage au nord Ă©tait une chaĂźne d'isles. Nous mimes Ă  la voile et descendĂźmes , Mr. Banks et moi, dans celle qui -Ă©tait prĂšs de nous c’était un rocher stĂ©rile et frĂ©quentĂ© par des oiseaux semblables Ă  des bolibres , et dont la limite l’avait blanchie presqu’en- ĂźiĂšrement il y avait quelques bouquets de bois ; Ùiousl’appelĂąines/vÇÂ? Boohy. Neveu us au vaisseau, le vent s’éleva, et la boule qui venait du sud-ouest, Ăźious assura plus encore que nous Ă©tions au couchant de la Nouvelle Galle mĂ©ridionale , oĂź que nous avions devant nous une mer ouverte^. v JacqĂŒĂŻs Cook, LLĂȘ. 'Ä Ă©tait donc prouvĂ© que le pays qu’on appelait Nouvelle Hollande , Ă©tait une vaste isle sĂ©parĂ©s de la Nouvelle GuinĂ©e. Au nord-ouest Ă©tait un groupe d’isĂźes de hauteur et d’étendue diverses, . qui paraissaient couvertes de plantes, de bois , et avoir des habitai*s ; nous les appelĂąmes Isles du prince de Galle ; sans doute qu’elles s’étendent jusqu’à la Nouvelle GuinĂ©e. Nous donnĂąmes au dĂ©troit le nom du vaisseau avec lequel* nous l’avions dĂ©couvert. La nouvelle Galle mĂ©ridionale est la plu grantle isle connue sa longueur en ligne droit* est de 675 lieues , et sa surface en quarrĂ© doit ĂȘtre plus grande que l’Europe entiĂšre ; les ter- reins Ă©levĂ©s paraissent n’en faire qu’une petit* partie ; elle offre un mĂ©lange de fertilitĂ© et d* stĂ©rilitĂ© ; c’est au nord qu’il y a le plus de rochers , c’est dans la partie mĂ©ridionale que l’herbe est plus Ă©paisse et les arbres plus grands ceux-ci sont ordinairement Ă  4 ° pieds de distance le* uns des autres, et l’intĂ©rieur ne parait pas mieux boisĂ© ; les terrains marĂ©cageux , inondĂ©s par les marĂ©es, sont hĂ©rissĂ©es de palĂ©tuviers ;-loin de 1 » mer les terreins humides produisent une herb* abondante, et des broussailles revĂȘtent les vallĂ©es; la plus grande partie du sol n’est pas susceptible d’une culture rĂ©guliĂšre ; on n’y trouve pas de grandes riviĂšres, mais beaucoup de petites et des ruisseaux la surface du pays est entrecoupĂ©e de criques salĂ©es ; nous y avons vu deux petits lacs*d"’eau douce dans des bois il n’y a que 4 eux sortes de bois de charpente ; du plus grand 222 Premier Voyage qui croĂźt par-tout le pays , distille une gomme on rĂ©sine d’un rouge foncĂ©, semblable au sang de dragon , et qui peut-ĂȘtre en est un ; ses feuilles sont semblables Ă  celle du saule ; l’autre ressemble Ă  nos pins le bois des deux est dur et pesant il y a un arbre couvert d’une Ă©corce douce qu’il est facile de peler , on se sert de cette Ă©corce dans les Indes orientales pour calfater les vaisseaux. Nous y trouvĂąmes trois, sortes de palmier ; le plus abondant a les feuilles plissĂ©es comme un Ă©ventail son chou est petit, d’une douceur exquise ; ses noix sont bonnes pour les cochons un autre , semblable au chou palmiste d’AmĂ©rique , a des feuilles ailĂ©es et grandes comme celles du cocotier ; son chou plus gros n’est pas si bon le tronc du troisiĂšme qu’on ne trouve qu’au nord , n’a que dix pied$ de haut ; ses feuilles petites, ailĂ©es , ressemblent Ă  celle de fougĂšre; il ne produit pas de choux , mais des noix de la grosseur d’un inaron, qui agirent sur nous comme un Ă©mĂ©tique , et rendirent malades les cochons qui en mangĂšrent ; la pulpe sĂ©chĂ©e peut ĂȘtre saine et nourrissante on y trouve un grand nombre de petits arbres et de buissons inconnus en Europe ; l’un porte de mauvaises figues, l’autre des prunes applaties sur ‱les eĂ»tes, un troisiĂšme une pomme couleur de pourpre , bonne quand elle est gardĂ©e quelques jours. Nous y dĂ©couvrĂźmes une variĂ©tĂ© infinie ‱de plantes inconnues , mais peu sont bonnes Ă  manger on y remarqua une plante Ă  feuilles longues , Ă©troites , Ă©paisses , semblables Ă  lg DK Jacques Cook. 22c» queue de chat , laquelle distille une rĂ©sine d’un, jaune brillant qui ressemble Ă  la gomme-gutte , mais ne tache pas comme elle ; l’odeur qu’elle exhale est douce nous avons dĂ©jĂ  pariĂ© de quelques autres plantes j ajoutons-y une espĂšce de persil, deux espĂšces d’ignames douces , mais petites, dont .nous n’avons pu trouver la plante entiĂšre. Nous avons trouvĂ© dans les bois un fruit de la couleur et de la forme de la cerise , qui a peu de saveur , dont le goĂ»t est aigrelet et agrĂ©able, et le noyau mou ; tet un autre assez ressemblant Ă  la pomme de pin , mais d'un goĂ»t qui dĂ©plaĂźt. Le chien , le kanguroo , l'opossum , une espĂšce de putois , nommĂ© Quoll par les ha- bitans , qui a le dos brun , tachetĂ© de blanc qui est la couleur du ventre , sont les seuls quadrupĂšdes que nous ayionsvus ; la chauve-souris qu’on y trouve , paraĂźt ĂȘtre le Rouget de Mr. de Bus son nous avons eu occasion de parler ailleurs des oiseaux qu'on y voit le pigeon y est trĂšs- beau et y vole en grande troupe parmi les reptiles on compte les serpens , les scorpions , les mille-pieds, les lĂ©zards les insectes y sont peu nombreux ; les mosquites et les fourmis sont les principaux il est des fourmis vertes qui font des nids d’une structure curieuse, en pliant avec force des feuilles langes comme la main , et en rĂ©unissant leurs bords avec une espĂšce d© glu qui s’élabore dans leur corps ; en troublant le travail de ces insectes , nous sentimes leur aiguillon, dont la piqĂ»re n'est guĂšres moins dangereuse que celle de l’abeill la fourmi 22^ Premier Voyage noire se loge dans l'intĂ©rieur des branches en cassant la branche , nous lĂ»mes couverts de ces animaux , qiji sortaient par essaims delĂ  branche rompu , et dardaient leur aiguillon avec violence; une troisiĂšme espĂšce trĂšs-petite fait son nid dans la racine d’une plante parasite qui croĂźt comme le gui sur les arbres ; elle est grosse comme un grand navet, et les fourmis la vaident par nue multitude de canaux tortueux qui me paraissent pas nuire Ă  sa vĂ©gĂ©tation leur piqĂ»re ne fait que chatouiller. Il y a une quatriĂšme espĂšce de fourmi, qui est blanche et sans aiguillon ; elles construisent deux habitations , lhtne sur un arbre , l’antre Ă  son pied ; la premiĂšre a quatre fois la grosseur de la tĂȘte d’un homme , et est composĂ©e dĂ©parties de vĂ©gĂ©taux pĂ©tries avec une matiĂšre glutineuse que ces insectes tirent probablement de leur corps sous celte croĂ»te on trouve dans un grand nombre de sinuositĂ©s une quantitĂ© prodigieuse de cellules, qui toutes communiquent entr'elles et avec d'autres sur le inctne arbre une grande avenue conduit Ă  la fourmiliĂšre construite au -pied d’un autre arbre , et communĂ©ment Ă  la racine ; celle-ci a la figure d’une pyramide dont les cĂŽtĂ©s sont irrĂ©guliers elle a environ six pieds de hauteur et de diamĂštre ; il en est de plus petites et dont les cĂŽtĂ©s sont plats ; leur extĂ©rieur est d’argile dĂ©trempĂ©e , d’environ deux pouces d’épaisseur sans communication au-dekors , elles n’en n’ont qu’avec les fourmiliĂšres qui sont sur Je s arbres ; il est probable que les fourmis se retirent de Jacques Cook. 22Z retirent clans leurs demeures souterraines durant la saison pluvieuse , et que pendant la saison sĂšche, oĂč elles n’ont pas Ă  craindre l’hunuditĂ© et le froid , elles se retirent dans leurs habitations sur les arbres. La mer fournit Ă  l’homme dans ces lieux plus d’alimens que la terre ; nous avons parlĂ© des poissons; ils sont d'espĂšces trĂšs-variĂ©es, et exceptĂ© le mulet , aucun n’est connu en Europe la plupart sont bons Ă  manger , et plusieurs sont excellens. Ce serait donc sur les bords de la mer qu’on devrait trouver des peuplades plus nombreuses d’habitans ; cependant elles y sont rares et faibles elles ignorent la culture , et sans doute les peuples de l’intĂ©rieur l’ignorent aussi les hommes y sont bien laits , sveltes , d’une vigueur , d’une activitĂ© et d’une agilitĂ© remarquables ; leur voix est douce et effĂ©minĂ©e ; leur peau est couverte de boue et de fumĂ©e, et elle en paraĂźt noire ; elle nous parut ĂȘtre couleur de chocolat ; ils n’ont ni le nez plat ni les lĂšvres grosses ; leurs dents sont belles, leurs cheveux longs et noirs ; mais ils les portent courts ; ils les bouclent lĂ©gĂšrement ; ils n’y mettent ni huile, ni graisse, et sont exemptsde vermine leur barbe est touffue ; ils la brĂ»lent quand elle est trop longue les deux sexes sont absolument nuds ; nous n’avons vu les femmes que de loin ; les hommes qui nous visitaient les laissaient toujours derriĂšre leur principale parure consiste dans l’os qui leur traverse le cartilage du nez il est gros comme le doigt, a cinq ou six pouces Tome J. J? 226 Premier Y o y a g e cle long , et bouche leurs narines , ce qui les fait nasiller quand, ils parlent outre ce bijou , ils ont des colliers faits de coquillages , taillĂ©s et attachĂ©s ensemble fort proprement, des bracelets , de petites cordes qui font deux ou trois fois le tour de la partie supĂ©rieure du bras , un cordon de cheveux qui leur passe autour des reins , des espĂšces de hausse-cols de coquillages suspendus sur la poitrine ils se font de larges tĂąches rouges sur la poitrine , et des raies blanches , les unes Ă©troites tracĂ©es sur les bras, les jambes, les cuisses; les autres larges sur le reste du corps ; le rouge paraĂźt ĂȘtre de l’ocre le blanc est peut-ĂȘtre une espĂšce de stĂ©atite ; ils ont les oreilles percĂ©es et n’y portent point de pendans ; ils estimaient beaucoup leurs orne- ĂŻiiens et ne faisaient aucun cas de nos verroteries et de nos rubans , et cette indiffĂ©rence fait qu’ils ne volent point. On voit aussi sur leurs corps des cicatrices irrĂ©guliĂšres , nionumens de la douleur qu’ils ressentent en perdant leurs parens. Ils paraissent n’avoir aucune habitation fixe leurs huttes sont petites , construites en forme de four avec des baguettes flexibles dont ils enfoncent en terre les deux extrĂ©mitĂ©s ; ils les recouvrent ensuite avec des feuilles de palmiers , ou de l’écorce ils s’y comment au nombre de trois ou quatre , le corps en rond ^ de maniĂšre que les talons de l’un touche la tĂȘte de l’autre ; l’ouverture est toujours opposĂ©e au cotĂ© oĂč le vent souille le plus ordinairement , et vis-Ă -vis du feu une horde errante les construit au lieu de Tacques Cook. 227 qu’elle vient habiter ; elle les abandonne lorsqu'elle le quitte. LĂ  oĂč elle ne demeure pas plusieurs jours , elle couche sur les buissons ou sur l’herbe sĂšche leur seul meuble est un vase d’écorce liĂ© avec une baguette pliante dont le bout sert d’anse ils ont encore un sac Ă  mailles qu’ils portent sur le dos, et oĂč ils renferment leurs hameçons , leurs lignes , des coquilles » des pointes de dards. Leurs hameçons sont faits avec art leur principale nourriture est le poisson ; ils mangent aussi des kanguroos et des oiseaux ; ils font griller tout ce qu’ils mangent ; l’igname est le seul vĂ©gĂ©tal dont ils se servent pour aliment ; ils mĂąchent continuellement da certaines feuilles qxre bous n’avons Ils font des entailles aux arbres pour y monter , et peut-ĂȘtre que lĂ  ils attendent et surprennent les oiseaux. S’ils veulent allumer du feu , ils tournent promptement et avec force la points Ă©moussĂ©e d’un bĂąton sur un morceau de bois plat, en un instant ils ont du feu et le propagent. Leurs armes sont la javeline et differentes espĂšces de lances ; quelques-unes ont quatre pointes- garnies d’un os pointu , barbelĂ©es , et enduites d’une rĂ©sine dure ; vers le nord , les lances n’ont qu’une pointe ; ce sont des espĂšces de cannes ou de jonc droit et lĂ©ger qui ont huit Ă  quatorze pieds de long, composĂ©es de piĂšces enchĂąssĂ©es les unes dans les autres , et qu’on arme d’une pointe de bois dur , ou d’un os de poisson, ou de morceaux aigus de coquilles brisĂ©es ; ils les lancent arec beaucoup do forcent de dextĂ©ritĂ© P 2 2 g Premier Voyage avec la main ; pour de grandes distances , ils la mettent au bout d’un morceau de bois façonnĂ© qui augmente la force du jet comme la fronde ils ont pour armes dĂ©fensives un bouclier ou targe de trois pieds de long, de la moitiĂ© de large , fait d'Ă©corces d’arbres , qu’ils dĂ©coupent mĂȘme sur l’arbre avant que de l'enlever ; de sorte qu’ils semblent ne pas ignorer que l’écorce d’un arbre devient plus Ă©paisse et plus forte lorsqu'on la laisse sur le tronc aprĂšs l’avoir entaillĂ©e en rond. Leurs pirogues sont grossiĂšres et mal faites dans la partie mĂ©ridionale, elles ne font qu’un morceau d'Ă©corce duquel on maintient l’ouverture par des cerceaux ; elles peuvent porter trois personnes sur les bords ils la poussent avec une perche, ailleurs avec une rame longue d’un pied et demi ; elles tirent peu d’eau, sont trĂšs- lĂ©gĂšres, et commodes pour la pĂȘche des coquillages dans la partie septentrionale , les pirogues sont faites d’un tronc d’arbre creusĂ© , elles ont quatorze pieds de long, et trĂšs-peu de largeur ; ce qui leur rend un balancier nĂ©cessaire ils les font avancer avec des pagaies, elles ne portent que quatre hommes ; on ne sait comment ils les font ; le seul instrument qu’on leur ait vu , est une hache de pierre fort mal faite, quelques coins de pierre , un maillet de bois et des stagnions de corail ils polissent leurs bĂątons et les pointes de leurs lances avec la feuille d’une espĂšce de figuier. Les armes qu’ont ces peuples annoncent qu’ils de Jacques Cook. 229 ont des guerres entr’eux , mais nous n’en ayons point vu d’exemples , et nous ne pouvons dire si c’est la guerre qui a dĂ©peuplĂ© cette vaste contrĂ©e , ou si sa stĂ©rilitĂ© ou d’autres causes s’y opposent Ă  la population. Nous quittĂąmes l’isle Booby , le 2 H AoĂ»t nous perdĂźmes le lendemain en de vains efforts pour retrouver / une ancre perdue ; mais le a5 , nous reprimes notre route jusqu’au moment oĂč,u 11 bas-fond nous arrĂȘta nous nous appercĂ»mes qu’il nous environnait de toute part , exceptĂ© dans la ligne qui nous y avait conduits il fallut donc rebrousser par le mĂȘme chemin ; nous n’étions pas Ă©loignĂ©s de terre de quatre lieues , et cependant nous l’appercevions Ă  peine du haut du tillac c’est qu’elle est unie et fort basse nous nous en approchĂąmes d’une lieue j elle Ă©tait couverte de bois , et parmi les arbres que nous vimes , nous crĂ»mes y distinguer le cocotier la fumĂ©e s’en Ă©levait de divers endroits ; des bas-fonds nous arrĂȘtĂšrent encore, et nous reprimes le large aprĂšs avoir passĂ© devant un golfe qu’une petite isle met Ă  couvert des vents. A minuit , nous recouvrĂąmes une grande profondeur et revĂźnmes vers la terre que nous appercĂ»mes ĂȘtre toujours basse et boisĂ©e une Ă©cume brune couvrait la mer ; vue au microscope, eil e offrait une quantitĂ© innombrable de particules longues de demi ligne , dont chacune semblait ĂȘtre formĂ©e de 3o ou 4° tubes ; les matelots qui avaient cru d’abord que c’était du frai, lui donnĂšrent ensuite le nom de Sea-Saw-Dust, sciure de mer _ P 3 23 o Premier Voyage Nous Urnes plusieurs tentatives inutiles pour approcher de la cĂŽte , d’oĂč une brise lĂ©gĂšre nous amenait une odeur qui ressemblait un peu au benjoin. Nous parvĂźnmes enfin Ă  la voir Ă  quatre milles de nous lapinasse fut lancĂ©e Ă  la mer, et je m’y enbarquai avec onze personnes, parmi lesquelles Ă©taient Mrs. Banks et Solander l’eau Ă©tait si liasse que la pinasse toucha le fond Ă  plus de 3o toises de terre ; nous y parvĂźnmes Ă  guĂ© la terre nous y dĂ©couvrit des pas d'hommes; prĂšs de nous Ă©tait une forĂȘt , que nous suivĂźmes jus- tpdĂ  un bois de cocotiers bordĂ© par un ruisseau d’eau saumĂątre les arbres Ă©taient petits, mais chargĂ©s de fruits ; prĂšs de lĂ  Ă©tait une cabane , couverte de feuilles encore en partie, et aux environs des coques de fruits rĂ©cens nous regardions ces fruits avec aviditĂ© ; cependant , la crainte d’un danger inconnu ne nous permit pas de monter sur les arbres pour en cueillir , et nous n’en goĂ»tĂąmes pas. Plus loin nous rencontrĂąmes des planes et un arbre Ă  pain, mais ils n’avaient point de fruits ; bientĂŽt nous trois Indiens qui poussĂšrent un cri horrible , et courant vers nous, l’un d’eux lança quelque chose qui brĂ»lait comme la poudre Ă  canon et qui ne fit point de bruit, les deux autres nous jetĂšrent leurs javelines ; nous tirĂąmes sur eux Ă  petit plomb sans les atteindre , et sans les effrayer ils nous lancĂšrent une nouvelle javeline ; nous tirĂąmes Ă  balle , et tous s’enfuirent avec agilitĂ© ; en nous rapprochant du bateau, nous, vĂźmes les matelots laissĂ©s dans lapinasse, qui Bs J acqĂŒĂŻs Cook. 23a rions faisaient signe qu’un grand nombre 'cVinsulaires approchaient nous les appercĂ»mes nous- mĂȘmes un instant aprĂšs ; dĂšs qu’ils nous eurent dĂ©couverts , ils firent halte ; nous revĂźnmes c;ans notre pinasse et ramĂąmes vis-Ă -vis d'eux ; ils Ă©taient plus de soixante ils ressemblent aux habitans de la Nouvelle-Hollande , iis ont leur taille, les cheveux courts comme eux , et sont aussi nuds , mais moins bruns; ils nous dĂ©fiaient et nous lĂąchaient des feux dont nous ne connaissions ni la nature ni le but ; dans leurs mains Ă©taient des bĂątons courts, peut-ĂȘtre creux, qu’ils agitaient de cĂŽtĂ© et d’autre , et Ă  l’instant no s voyions du feu et de la fumĂ©e de la mĂȘme maniĂšre qu’il part d’un fusil; iis duraient peu, et ne faisaient entendre aucune explosion. Nous finies siffler quelques balles parmi les,arbres qui Ă©taient dans leur voisinage, et ils s’en allĂšrent tranquillement les javelines qu’ils nous avaient lancĂ©es avaient quatre long ; elles Ă©taient mal faites, d’une lame de bambou rouge , garnies d’une pointe de bois dur , barbelĂ©es , et lancĂ©es avec roideur. ; Cette terre est Ă  65 lieues du Cap walche , ou du port de Sr. Augustin elle est trĂšs-basse couverte d’herbes et de bois Ă©pais le cocotier le plane , l’arbre Ă  pain y prospĂšrent; on y trouve beaucoup d’arbres , de plantes , de buissons communs aux pays que nous venions de parcourir. DĂšs que nous fumes sur le vaisseau nous fĂźmes voile au couchant ; le temps nous , pressait, le vaisseau faisait beaucoup d’eau , eg P4 2.^2 ' Premier V o r a * k il fallait incessamment nous rendre Ă  Batavia pour le radouber. D'ailleurs la nouvelle-GuinĂ©e est connue des Hollandais et des Espagnols , et il Ă©toit probable qu’il n’y avait pas de grandes dĂ©couvertes Ă  y faire. L’espace qui sĂ©pare la Nouvelle - GuinĂ©e de la Nouvelle - Galle mĂ© idionale , est semĂ© d’isles qui semblent devoir faciliter la communication entre les deux pays ; cependant \es vĂ©gĂ©taux utiles de la premiĂšre n’ont point Ă©tĂ© transplantĂ©s dans la seconde ; la langue paraĂźt n’y ĂȘtre pas la mĂȘme , et l’on peut supposer que les peuples y ont une origine diffĂ©rente. Le 3 septembre nous nous Ă©loignĂąmes de cette cĂŽte 3 le 6 , nous vĂźmes deux petites isles, et je serais descendu dans l’une d’elles , si le vent eut Ă©tĂ© moins fort ce sont ses isles Arrou , et elles ne sont point marquĂ©es sur les cartes elles sont sous le je. degrĂ© 6 minutes de latitude mĂ©ridionale , et le idae. degrĂ© 3 o minutes cle longitude ; les jours suivans nous en vĂźmes encore une qui doit ĂȘtre Timor Laoet. Le 9 , nous dĂ©couvrĂźmes Timor 3 nous approchĂąmes de ses cĂŽtes 5 la nuit nous y vĂźmes des feux , le jour de la fumĂ©e ; la terre Ă©tait haute , partagĂ©e en collines couvertes de bois Ă©pais3 entr’elles sont des clariĂšres trĂšs-Ă©tendues qui paraissent ĂȘtre l’ouvrage des hommes nous vĂźmes un golfe qui rĂ©pond Ă  la description qu’on en trouve dans te voyage de Dampierre prĂšs de la grĂšve s’élĂšvent de grands arbres pyramidaux 3 derriĂšre sont des criques d’eau salĂ©e ombragĂ©es par le palĂ©tuvier d e Jacques Cook. a33 et le cocotier du rivage au pied de la premiĂšre colline , la terre est unie dans l’espace d’une lieue , et nous n’y vimes ni plantations , ni maisons ; cependant, tout y annonce qu’elle est fort peuplĂ©e. Nous suivĂźmes les cĂŽtes jusqu’au i 5 nous y vĂźmes toujours de la fumĂ©e sur les monts, et sur la terre qui est Ă  leur pied, et que la mer borde les montagnes semblaient diminuer de hauteur ; nous dĂ©couvrions en divers endroits de grands bocages de cocotiers ; enfin le dernier jour nous vimes des maisons et de nombreuses plantations ; celles-ci Ă©taient enfermĂ©es de haies jusque sur le sommet des plus hautes collines ; celles-lĂ  Ă©taient ombragĂ©es par des bois de palmier Ă©ventail , ou Borassus cependant nous n’y vimes ni hommes ni bĂ©tail. La navigation le long de ces cĂŽtes y est sans danger. Le 16, nous dĂ©couvrĂźmes les isles de Hotte et de 'Semait , ou S imao , et nous passĂąmes entr’elles. La premiĂšre n’est pas si montueuse que Timor, mais elle est agrĂ©ablement entrecoupĂ©e de colline- et de vallĂ©es; elle fournit au commence beaucoup de sucre sur sa cĂŽte septentrionale on voit quelques palmiers-Ă©ventails, et un grand nombre d’arhi es qui y sont sans feuilles. Semau p, Ă©sente Ă  peu - prĂšs le mĂȘme aspect. Sur les 10 heu, es du soir , nous vĂźmes une lueur rongeĂąt, e et obsc n e , qui s'Ă©levait de 20 degrĂ©s sur l'horison,et dont l’étendue variait par intervalles ; Ă  travers et en dehors de cette premiĂšre couleur , passaient des rayons d’une couleur beaucoup plus vive , qui s’évanouissaient et reparaissaient au mĂȘme ins- ?34 Pb nuits Voyage taii E ]e phĂ©nomĂšne conserva son "Ă©clat jusqu’ils minuit que nous cessĂąmes de le regarder. Nous croyions ira voir plus d’isles Ă  dĂ©couvrir jusqu’à Javaj cependant le 17 nous en vĂźmes une encore nous allĂąmes Ă  elle , et bientĂŽt nous y remarquĂąmes des maisons , des cocotiers , de nombreux troupeaux de moutons cette vue , le nombre de mes malades , leur regret de ce qu’on n’avait pas descendu Ă  Timor , me dĂ©terminĂšrent Ă  y aborder et de commercer avec les habitons du vaisseau nous remarquĂąmes deux hommes Ă  cheval qui examinaient notre vaisseau , et nous comprimes que des EuropĂ©ens y avaient formĂ© quelqu’établissement. Mon second lieutenant y dĂ©barqua , et rencontra quelques insulaires qui, par leur habillement et leur ligure, ressemblaient aux Malais ; ils Ă©taient honnĂȘtes , mais ne purent Eentendre , et il n”y trouva point de mouillage pour le vaisseau. Je l’v renvoyai avec de Targent pour acheter au moins quelques rafra'- chissemens pour les malades ; avant qu’il pĂ»t aborder , nous apperçĂčmes deux autres cavaliers portant un habit bleu , une veste blanche , un chapeau bordĂ© , qui regardaient curieusement le vaisseau d’autres cavaliers se rassemblĂšrent autour de nos gens ; nous vĂźmes qu’on leur apportait des noix de coco ; ils revinrent , et nous firent signe qu’il y avait une baie on nous pourrions mouiller Ă  quelque distance de ce lieu ; nous y allĂąmes jeter l’ancre , prĂšs d’une grande ville Indienne , qui peu aprĂšs arbora pavillon Hollandais et fit entendre trois coups de canon r » e Ja i Qu is Cook. j’envoyai Mr. Gore visiter le gouverneur s'il y en avait un ; il fut reçu par une trentaine cl’in- diens armĂ©s de fusils , qui , marc liant sans ordre , le conduisirent chez le Ht ja ou roi de l’isle ; il lui dit qui nous Ă©tions et ce dont nous avions besoin le faja dit qu’il ne pouvait commercer avec nous sans l’aveu de l’agent de la compagnie Hollandaise , qu’il allait consulter l’agent vint bientĂŽt lui-mĂȘme c’était un Saxon nommĂ© Lange; il consentit Ă  ce que nous desirions , et voulut nous visiter sur le vaisseau il y vint avec le raja , et je leur donnai Ă  dĂźner ; le raja parut hĂ©siter si nous lui permettrions de s’asseoir avec nous ; j’eus bientĂŽt dissipĂ© ses scrupules ceux d’entre nous qui savaient le Hollandais on le Portugais servaient d’interprĂȘtes avec l’agent et le raja , on avec ses sujets. Le raja nous demanda un mouton ; il ne nous en restait qu’un , nous le lui donnĂąmes ; il demanda un chien anglais, Mr. Banks lui donna son lĂ©vrier. Mr. Lange demanda une lunette, il l’obtint ; ils nous promirent que le lendemain, sur la grĂšve , nous trouverions des buffles , des moutons , des cochons , de la volaille , et que nous pourrions en acheter autant qu’il nous plairait satisfaits de leurs promesses, nous les renvoyĂąmes ivres, aprĂšs qu’ils eurent vu faire l’exercice Ă  nos soldats nous les saluĂąmes de neuf coups de canon ; Mrs. Banks et Solan- cler les accompagnĂšrent , visitĂšrent les maisons de lĂ  ville, qu’ils trouvĂšrent assez grandes , ©onsistant en un toit de feuilles de palmier 9 236 P r. b h i s b Voyage soutenu sur un plancher de bois par des colonnes hautes de tjnatre pieds on leur y fit boire du suc de palmier non fermentĂ© ; il est doux, assez agrĂ©able , et on espĂ©ra trouver en lui un anti- scorbutique. Le lendemain rien, ne parut sur la grĂšve oĂč je descendis le roi, nom niĂ© Madacho Loml Djara , nous y donna Ă  dĂźner il fut servi dans trente-six paniers qui renfermaient vu du porc ou du riz ; trois vases Ă©taient pleins de bouillon dans lequel le porc avait Ă©tĂ© cuit chacun de nous fut conduit vers un trou fait dans le plancher , oĂč. l’on nous versa de l'eau contenue dans un vase de feuilles de palmier ; nous nous lavĂąmes, puis nous nous plaçùmes Ă  terre autour des plats. Le roi avait disparu , nous le demandĂąmes ; on nous assura que l’usage ne permettait pas Ă  celui qui donnait Ă  dĂźner de s’asseoir avec scs hĂŽtes le porc , le riz Ă©taient exceilens ; aprĂšs dĂźner, nous fĂźmes encore demander le roi pour boire avec lui ; l’usage ne lui permettait pas de s’enivrer dans un repas qu’il donnait , et pour ne pas s’enivrer il fallait ne point boire. Nos matelots, nos domestiques prirent la place que nous avions quittĂ©e , et ne pouvant consommer tout ce que nous y avions laissĂ© , on les obligea Ă  emporter les restes dans leurs poches. Dans le moment de la gaietĂ© nous voulĂ»mes parier des provisions promises , mais l’agent avait reçu Ă  propos une lettre du gouverneur de Concordia dans l’ de Timor, qui y mettait obstacle c'Ă©tait un moyen de se les faire acheter plus cher j nous n’emportĂą- DE JACQÏIS G O O JC. 2Z7 mes au vaisseau que quelques volailles et un sy- rop fait de suc de palmier , meilleur que la mĂ©lasse et beaucoup moins cher. On Ă©prouva toujours de nouveaux obstacles , de nouvelles dĂ©faites de l’agent et du raja qu’il faisait agir. Le 20 , nous descendĂźmes, je marchandai un petit buffle , et parce que je n’en voulus pas donner le double de ce qu’il valoit, nous vĂźmes arriver une dĂ©claration du roi, qui nous annonçait que ses sujets ne commerceraient pas avec nous , parce que nous avions refusĂ© d’en payer le prix fixĂ© on faisait rĂ©trograder les volailles , le syrop, les buffles , les moutons. Je vis que ce renvoi dĂ©plaisait Ă  un Indien qui jouissait d’une grande autoritĂ© je lui donnai un sabre , et alors il fit trembler le collĂšgue de sagen t en l’agitant sur sa tĂȘte , liai ordonna de s’asseoir,et bientĂŽt le marchĂ© fut approvisionnĂ© nous nous procurĂąmes toutes les provisions nĂ©cessaires , et ne payĂąmes que les premiĂšres Ă  haut prix. L’isle s’appelle Savu quelques cartes l’appellent Saow elle a huit lieues de long, sa lai> geur m’est inconnue ; le nom du havre oĂč nous mouillĂąmes est Seba ; la cĂŽte de la mer ,y est liasse ‱ au centre s’élĂšvent de grandes collines quand la saison sĂšche y dure long temps , on n’y trouve plus d’eaux douces que dans de petites sources Ă©loignĂ©es de la mer telle Ă©tait sa situation quand nous y arrivĂąmes ; cependant l’aspect du pays Ă©tait trĂšs-beau ; le cocotier , le palmier arecas ornent les bords de la mer les col- s38 Premier Voyage lines sont richement couvertes jusqu’au sommet de plantations du palmier-Ă©ventail, qui y forme des bocages impĂ©nĂ©trables Ă  l’ardeur du soleil entre ces arbres prospĂšrent le maĂŻs , le millet, l’indigo ; rien n’est plus beau que les arbres et la verdure qui ornent cette terr e le cocotier, le tamarin , le limonier , l’oranger, le mangue , sont, avec le palmier-Ă©ventail , les principaux de ses arbres ; le sol produit aussi du bled sarazin, du riz , des melons d'eau , des calii- vances, une espĂšce de canne Ă  sucre , du cĂ©leri , de la marjolaine, du fenouil, de l’ail, quelques autres lĂ©gumes d’Europe, du bĂ©tel, des noix d’arĂ©que, du tabac, du coton, de la eanelie mĂȘme ; on y trouve le fruit du savonier, le blimbi qui croĂźt sur un arbrisseau , qu’on ne peut manger crud , mais qui est bon marinĂ© et cuit Ă  l’étu- vĂ©e. Le buffle , le cheval, le mouton, la chĂšvre , le cochon , l’ñne , le chien , le chat, la poule, le pigeon y sont apprivoisĂ©s ; les montons sont couverts de poils , ont les oreilles longues et pendantes , et le museau arquĂ© ; leur chair est nnfgre et sans saveur les habitans prĂ©fĂšrent le chien et le chat au mouton et Ă  la chĂšvre ; les cochons y- sont gras et succuleus ; les poules y sont grosses , et n’y font que de petits Ɠufs. Les habitans sont petits , leur teint est un brun foncĂ© , leurs cheveux sont noirs, lisses, et attachĂ©s au haut de la tĂȘte avec un peigne j ils sont bien laits , vigoureux , actifs ; leurs traits sont variĂ©s / ijs s’arrachent la barbe ; les femmes la glĂšbe , mais le, propriĂ©taire n’a point d’autoritĂ© sur sa personne sa valeur commune est celle d’un cochon gras ; ils accompagnent les hommes de distinction , l’un porte son Ă©pĂ©e ou son coutelas , l’autre un sac plein de bĂ©tel , d’arĂ©que , ou de tabac tel homme en possĂšde 5 oc. Une longue suite d’ancĂȘtres y est un grand motif de vanitĂ© les maisons oĂč ces gĂ©nĂ©rations se sont Ă©coulĂ©es ; une pierre sur laquelle elles se sont tour-Ă -tour, assises , y ont le plus grand prix. De grandes pierres Ă©levĂ©es sur des collines y attestent l’existence passĂ©e de chaque roi , et servent de table au festin gĂ©nĂ©ral qu’on donne Ă  ses funĂ©railles. Ils savent faire une Ă©toffe de coton , ils la filent, la tissent, la teignent leur religion est une espĂšce de fĂ©tichĂ©isme ; chaque homme y a Ă©oudieu, dont il en est le prĂȘtre et qu’il adore Ă  son grĂ© ; leur morale est irrĂ©prochable chaque Tome I. Q s4 Premier Voyage homme n’ya qu’une femme , et tout commĂšres illicite entre les deux sexes y est inconnu le vol y est un crime rare, l’assassinat y est sans exemple. Ils sont propres , et jouissent d’une santĂ© constante on y traite la petite vĂ©role comme la peste. Il y a dix ans que la compagnie Hollandaise lit un traitĂ© avec les rajahs , par lequel elle leur fournit de la soie , des toiles, de la coutellerie, de l’arrack, etc. , et en reçoit du riz , du maĂŻs , des callivances ; elle seule a le droit d’y commercer elle y avait placĂ© trois personnes, un agent avec son substitut qui veille Ă  l’exĂ©cution du traitĂ©, et un instituteur qui enseigne la jeunesse. Nous partĂźmes de Sa vu le 21 septembre ; non» apperçûmes deux petites isles dans son voisinage. Le 27 , nous dĂ©couvrĂźmes la pointe occidentale de Java, puis les isles du Prince et de Cralaca celle-ci est Ă©levĂ©e et se termine en pic. Nous primes quelques rafraĂźchissemens sur la cĂŽte de Java, sur-tout pour Tupia qui Ă©tait trĂšs-mal le pays semblait un bois continuel un vaisseau Hollandais nous apprit que le Sxvallow y Ă©tait abordĂ© deux ans auparavant ; cette nouvelle nous lit plaisir , car on Ă©tait encore incertain de son sort lorsque nous partĂźmes d’Angleterre un autre bĂątiment vint nous vendre toutes sortes de rafraĂźchissemens. Un pros arriva de Batavia pour nous faire diffĂ©rentes questions parmi lesquelles il y en avait d’indiscrettes ; nous rĂ©pondĂźmes simplement que nous Ă©tions Anglais , et allions de Jacques Cöok. 2^3 en Europe. Nous finies long-temps de vains efforts pour arriver Ă  Batavia dont un. courant nous Ă©loignait ; nous parvĂźnmes enfin le 8 octobre Ă  mouiller prĂšs d'une des Mille-lsles qui peut avoir aoc toises de long et 5o de large; elle renferme une maison, une petite plantation , oit parmi d’autres fruits croissait le T aima- Christi on y tua une chauve-souris qui avait trois pieds d’envergure. Le 9 , nous arrivĂąmes dans la rade d e Batavia. Nous y trouvĂąmes un vaisseau de la compagnie anglaise , deux bĂątimens anglais , i 3 grands vaisseaux hollandais , et un grand nombre de petits navires. Nous y apprĂźmes que le Falmouth , vaisseau dont parle le capitaine Wallis , avait Ă©tĂ© vendu Ă  l'encan il y avait six mois , et son malheureux Ă©quipage renvoyĂ© en Europe. Mes canons Ă©taient en mauvais Ă©tat, et par cette raison je ne saluai pas , j’en fis mes excuses. Je m’occupais incessamment du soin de faire rĂ©parer mon vaisseau. Nous nous logeĂąmes dans l’hĂŽtel destinĂ© aux Ă©trangers , puis je rendis visite au gouverneur, qui me reçut honnĂȘtement, et me promit tout ce qui nous Ă©tait nĂ©cessaire. Ce mĂȘme jour , un navire hollandais qui Ă©tait prĂšs de nous , eut le grand mĂąt de hune et son grand perroquet mis en piĂšces par le tonnerre ; nous aurions partagĂ© son sort, si nous n’avions depuis quelque temps dressĂ© une chaĂźne Ă©lectrique qui conduisit la foudre aux cĂŽtĂ©s du vaisseau. Nous demeurĂąmes donc Ă  Batavia Mr. B mks prit un logement particulier, il y fit venir Tupia et son valet, tous les deux malades ; en sortant Qa 244 Premier Voyage du vaisseau il Ă©tait abattu et engourdi , mais en entrant dans la ville , il lut animĂ© d’une nouvelle vie. Les maisons, les voitures , les rues , les liabitans , une multitude d’objets nouveaux pour lui , se prĂ©cipitĂšrent Ă -la—fois dans son imagination , et y produisaient une sorte d’enclian- tement, Tayeto exprimait son. Ă©tonnement en dansant dans les rues, saisi d’une espĂšce d'extase la diversitĂ© des habillemens frappait Tupia, nous lui d mes que chaque, nation portait ici l’habille, ment de son pays , et il voulut prendre celui de ’ Tahiti. On reconnut Ă  Batavia qu’il Ă©tait du meine pays que Taourou , le Tahitien qu’y avait amen» Mr. Bougainville. Mais bientĂŽt nous sentĂźmes les-funestes effets du climat et de la situation hasse et marĂ©cageuse de cette ville cĂ©lĂš- ' Lie presque tout l’équipage tomba malade, le docteur, Solandcr prit .la. liĂšvre , d’autres personnes' Ă©taient mourantes., Tupia retomba dans sa premiĂšre langueur, elle empira encore, Taveto prit une inflammation de poitrine ils dem an _ deren t .Ă  revenir au vaisseau oĂč ils respiraient un air plus libre , mais on le mettait alors Ă  la bande , et on les conduisit sur l’isle Cooper oĂč on leur fit dresser une tente Mr. Banks demeura deux jours auprĂšs d’eux , quoiqu’il eĂ»t ' aussi une fiĂšvre violente et intermittente. Mr. Monkhouse , notre chirurgien , homme Ă©clairĂ© et sage , en fut la premiĂšre victime le docteur Solander eut Ă  peine la force d’assister Ă  ses funĂ©railles ; nous voyions approcher la mort sans pouvoir l’éviter ni la fuir ; Tayeto mourut, Tupia Te Jacques Cook.; 2 45 le suivit bientĂŽt aprĂšs. Il fallut louer une maison.' de campagne pour sauver Mrs. Banks' et Solan- der j’étais alors trĂšs-mal ; il n’y avait plus que dix personnes en Ă©tat de faire le service. Cepen dant notre vaisseau percĂ©, Ă©branlĂ© presque dans toutes ses parties , se rĂ©parait avec la plus grande diligence ; nous le voyions regrĂ©er , Ă©quiper de nouveau avec impatience la saison pluvieuse avait commencĂ© le croassement continuel et insupportable des grenouilles se faisait entendre de toutes parts ; les cousins , les mosquites sortaient en foule de dessus les eaux stagnantes des marais, et la maladie et la mort mettaient de la lenteur dans tous nos prĂ©paratifs. Le 8 dĂ©cembre, notre vaisseau fut entiĂšrement radoubĂ© ; nous ne pĂ»mes cependant mettre Ă  la voile que le 26 ; nous avions alors 40 malades, et le reste de l’équipage Ă©tait trĂšs-faible un seul n’avait pas Ă©tĂ© malade, c’était le voilier, vieillard d’environ 80 ans, qui s’enivrait tous les jours Ă  Batavia. Tupia ne fut pas victime de la seule insalubritĂ© du climat accoutumĂ© Ă  ne vivre que de vĂ©gĂ©taux , de fruits mĂ»rs , le changement de nourriture l’accabla bientĂŽt de toutes les maladies des marins , et il est probable que lors mĂȘme que nous n’aurions pas relĂąchĂ© Ă  Batavia , il n’’aurait pu rĂ©sister jusqu’en Angleterre. Batavia est situĂ©e dans une plaine basse et marĂ©cageuse, oĂč plusieurs petites riviĂšres qui descendent des montagnes bleues dĂ©bouchent dans la mer , sous le 6 e . d. 10 m. de latitude mĂ©ridionale et le 124 e . d. 22 m. de longitude,. '^'4 6 Premier V O y a g- e Elle a peu de rues qui n’aient un large canal oĂč l’eau coule trĂšs-lentement, et dont plusieurs se prolongent Ă  plus d’une lieue dans l’intĂ©rieur du pays ; elle occupe un vaste terrain , parce que les maisons y sont grandes et les rues larges , celles-ci sont belles ; les canaux y sont bordĂ©s d’arbres, mais ils arrĂȘtent la circulation de l’air dans la saison des pluies , une partie des maisons est inondĂ©e , et l’eau y dĂ©pose une quantitĂ© inconcevable d’ordure et de vase ; on nettoie les canaux , et la boue noire mĂȘlĂ©e d’excrĂ©mens qu’on en tire, se dessĂšche sur les bords et exhale des vapeurs putrides ; les charognes abandonnĂ©es sur le bord des eaux courantes y en exhalent aussi, et ajoutent Ă  l’insalubritĂ© naturelle de ce climat. La plus grande force de Batavia est d’ĂȘtre Ă©levĂ©e au milieu des marais , oĂč il suffit d’arrĂȘter l’ennemi quelques jours pour l’affaiblir et bientĂŽt le dĂ©truire. Les soldats EuropĂ©ens qui la dĂ©fendent , sont aussi, par l’effet de ce climat malsain , pĂąles , faibles, et se traĂźnent avec peine ; tous les blancs qu’elle renferme sont soldats ; les plus jeunes somt toujours sous le drapeau, les antres peuvent toujours y ĂȘtre rappelĂ©s. Les Portugais qui l’habitent , sont accoutumĂ©s au climat, et sont bons tireurs , parce qu’ils s’exercent Ă  la chasse des porcs sauvages; les Chinois, les Indiens libres ou Mardikers sont braves , et savent manier avec adresse le sabre , la lance et la dague ; mais ne connaissent pas l’usage de l’arme Ă  feu. Telles sont les principales dĂ©fenses de Batavia ; de Jacques Coox. a \j car ses murs , ses fossĂ©s , sa citadelle sont peu redoutables. Il est presqu'irnpossible d’en former le siĂšge par mer, parce que l’eau y est trop basse, que le seul canal profond qu’il y ait est dĂ©fendu par deux mĂŽles , un chĂąteau, et une chaĂźne de poutres flottantes. Son havre est un des plus beaux de l’Inde , le fond en est bon , la mer n’y est jamais incommode pour les vaisseaux , et la plus grande flotte peut ĂȘtre Ă  couvert dans son enceinte. Au dehors et autour du havre, sont diverses isles que les Hollandais emploient Ă  diffĂ©rons usages celle d 'Edam est la demeure des coupables EuropĂ©ens qui n’ont pas mĂ©ritĂ© la mort ; ils y travaillent comme esclaves , pendant un terme plus ou moins long , Ă  faire des cardes ou Ă  d’autres travaux utiles dans celle de Turemereiit est un hĂŽpital, oĂč l’on jouit d’un air plus sain que celui de Batavia ; Kuiper renferme des magasins de riz et d’autres denrĂ©es j c’est sous la rive de celle d’Onrust que les vaisseaux mettent Ă  la bande et dĂ©posent leurs Ă©qui- pemens et leurs cargaisons- Les environs de Batavia sont semĂ©s dĂ© maisons de campagne et de grands jardins, plantĂ©s d’autant d’arbres que le terrain en peut porter , usage qui rend les fruits abondans mais qui. nourrit l’humiditĂ© de l’air. Ces forĂȘts d’arbres fruitiers occupent un sol entrecoupĂ© par des riviĂšres et des canaux navigables tous les champs y sont environnĂ©s d’un fossĂ© plein d'eau ou de boue ; et au milieu des terres cultivĂ©es , on trouve des marais et des fondriĂšres ; aussi- Q4. * P i! em ier Voyage y est - on familiarisĂ© avec les maladies, et les remĂšdes qu'on prend se suivent aussi rĂ©guliĂšrement que les repas tout y a un air malade, la mort n’y cause point d'Ă©tonnement., et n/y excite point la sensibilitĂ© ni la tristesse dans une Ă©tendue d’une douzaine de lieues , le sol est exactement parallĂšle , exceptĂ© deux hauteurs qui s’élĂšvent d’environ 3o pieds, sur l’une desquelles s’assemble un marchĂ© frĂ©quentĂ©. Au-delĂ  de cette vaste plaine sont deux collines Ă©levĂ©es oĂč l’air est sain et frais, oĂč les vĂ©gĂ©taux d’Europe qui craignent la chaleur viennent fort bien , oĂč les insulaires sont vigoureux et colorĂ©s. Quelques riches habitans y ont des maisons, oĂč ils vont une fois par annĂ©e ; les malades s’y guĂ©rissent en peu de temps , mais en s’éloignant de ces hauteurs , on perd rapidement la vigueur qu’on y avait recouvrĂ©e. Le sol est trĂšs-fertile dans cette plaine le riz y croĂźt abondamment, et y reste sous l’eau autant qu’il est nĂ©cessaire; sur les collines on en sĂšme une espĂšce qui demande moins d’can ; cependant il faut le semer au commencement de la saison pluvieuse , et on le recueille au commencement de la saison sĂšche; les- habitans recueillent le maĂŻs avant qu’il soit mĂ»r et le grillent en Ă©pi ; un de leurs principaux alimensest la lentille, nommĂ©e cadjag on y recueille du millet, des ignames fondantes et chantres , des patates douces , des pommes-de- terre trĂšs-bonnes. Les jardins potagers sont plantĂ©s de choux , de laitues , de concombres , de rayes blanches de la Chine , de la plante aux Ăź>e Jacques Gook. 2 49 eufs , de carottes , de persil, de cĂ©leri, de pois - d'angole , d’un lĂ©gume semblable Ă  l'Ă©pinard , de petits ma s excellens oignons, d'asperges, de sauge , d’hysope , etc. On y recueille une quantitĂ© immense de belles cannes Ă  sucre et beaucoup d’indigo. On y compte ay espĂšces de fruits les principaux sont la pomme Ă  pin broTsielia ananas qui y est trĂšs-abondante , pleine de suc et d’un bon goĂ»t, de bonnes oranges douces , des pimplemousses , d’excelĂźens limons , des mangues qui ressemblent Ă  une pĂȘche fondante , diffĂ©rentes sortes de bananes , de mĂ©diocres raisins, du tamarin dĂ©sagrĂ©ablement apprĂȘtĂ© , de bons melons d’eau , de bonnes citrouilles , le cachiman ou cƓur de bƓuf, noriu reticulata de Linnens, qui est un fruit estimĂ© , la noix de mangoustan, qui a un heureux mĂ©lange de doux et d’aigrelet qui le rend aussi sain qu'agrĂ©able , des jambos , des grenades, le durion dont la saveur approche d’un mĂ©lange de crĂšme , de sucre et d’oignons 5 le rambutam qui ressemble Ă  la chĂątaigne par sa forme , et dont le goĂ»t acide est trĂšs-agrĂ©able ; le salach qui renferme des amandes jaunes dont la saveur ressemble Ă  la fraise. Ces fruits ne sont pas les seuls, mais ils sont les meilleurs on en consomme une quantitĂ© incroyable Ă  Batavia ; il y a dans ses environs beaucoup de fleurs diffĂ©rentes inconnues en Europe ; le champacka a 10 pĂ©tales d’un jaune plus foncĂ© que la, jonquille , Ă  laquelle il ressemble par son parfums; le cananga a un parfum agrĂ©able qui lui est ĂŒ 5 o Premier V o y a b * particulier ; il est verd ; le mulatti est le jasmin d’Arabie ; le combang , petite lieur trĂšs- odorifĂ©rante , du genre des apocins ; le bonja tanjong a la forme d’une Ă©toile de 7 Ă  8 rayons, jaunĂątres, d’un parfum agrĂ©able ces fleurs sont presque sans odeur durant le jour ; c’est sur le soir qu’on les vend il y a beaucoup d’autres fleurs, trop rares pour qu’on en voie au marchĂ© ; on en orne ses cheveux... on en rĂ©pand dans sa chambre, on en couvre sou lit, on brĂ»le sans cesse des aromatiques et des rĂ©sines , sans doute par luxe , et encore pour affaiblir l'influence des exhalaisons infectes qui s’élĂšvent des canaux t des fossĂ©s. Java produit du poivre , dont on envoie annuellement en Europe pour de grandes sommes elle nourrit des chevaux, des vaches, des buffles, des moutons , des chĂšvres, des cochons 1 les. chevaux paraissent en ĂȘtre originaires ; ils sont petits et pleins de feu ; les bƓufs , quoique de la mĂȘme espĂšce que ceux d’E’arope , ont une figure diffĂ©rente ; on y en trouve de sauvages les buffles y sont abondans ; mais les Ja vans et les Chinois peuvent seuls en boire le lait , et en manger la chair les moutons y ont de grandes oreilles pendantes , du poil au lieu de laine , et line chair dure et coriace ; les chĂšvres n’y sont pas meilleures ; mais les cochons y sont bons et fort gras. On y voit aussi des chiens, des chats sauvages, et deux espĂšces de daims les parties dĂ©sertes nourrissent encore un grand nombre de tigres , de singes, et quelques rhinocĂ©ros. r>E Jacques Cook. 2 5 i 'Le poisson est trĂšs-abondant Ă  Batavia , et il en est d’excellens ; la raretĂ© de quelques-uns en fait le prix et le mĂ©rite auprĂšs des riches , qui dĂ©daignent d’excellens poissons que leur abondance rend la nourriture du peuple on y trouve des tortues , mais moins tendres et moins grasses que celles des isles de l’AmĂ©rique , de grands lĂ©zards ou iguans dont quelques-uns, Ă  ce qu’on assure, sont aussi gros que la cuisse d’un homme; la chair en est excellente. Les poules y sont trĂšs-grosses , les canards et les oies y sont Ă  trĂšs-grand marchĂ© , les pigeons sert chers j. le prix des coqs-d’Inde exorbitant ; le gibier volant y est rare ; les bĂ©cassines de deux espĂšces, sont peut-ĂȘtre les oiseaux de ce genre qu’011 y voit le plus communĂ©ment , c’est aussi l’oiseau le plus gĂ©nĂ©ralement rĂ©pandu sur la terre. - Parmi les habitans de Batavia, il y en a Ă  peine la cinquantiĂšme partie qui soit Hollandaise les Portugais en forment le plus grand nombre , mais les Hollandais seuls exercent le pouvoir presque toutes les femmes blanches qu’on y voit, descendent de parens EuropĂ©ens de la troisiĂšme ou quatriĂšme gĂ©nĂ©ration le climat leur y est moins funeste qu’aux hommes elles imitent en tout les femmes Indiennes et mĂąchent du bĂ©tel comme elles le commerce y est facile , chaque manufacture est dirigĂ©e par un Chinois, qui n’en peut vendre le produit qu’à un nĂ©gociant Batave. On y nomme les Portugais Oranseranç ou hommes NazarĂ©ens , et Cager * 5 %. Premier Voyage o vtCafir, nom injurieux donnĂ© par les raaho- mĂ©tans ils sont devenus luthĂ©riens, ne connaissent plus leur patrie , se servent prĂ©fĂ©rablement de la langue malaise, vivent de chasse, blanchissent le linge , travaillent comme artisans , comme manƓuvres ils ressemblent aux Indiens par leurs mƓurs et leurs vĂȘtemens ; ils en diffĂšrent par les traits, at ont le teint plus foncĂ© et le nez plus pointu. Les Indiens sont mĂ©langĂ©s d’hommes rassemblĂ©s dans les isles voisines, et l’on voit quelle est leur patrie , par les vices et les vertus qui les distinguent ils cultivent les jardins , vendent des fruits, le bĂ©tel, l’arĂ©qne , vont Ă  la pĂȘche , voiturent les marchandises par les'canaux le riz est leur principale nourriture , iis mangent aussi beaucoup de fruits j ils sont trĂšs-sobres , mais somptueux dans leurs festins ils sont mahomĂ©tans, et le mariage est leur cĂ©rĂ©monie la plus brillante ; les fĂȘtes en durent j, 5 jours , pendant lesquels les femmes empĂȘchent le mari de visiter son Ă©pouse leur langue est le malais, mais elle en est un dialecte corrompu les femmes y ont beaucoup de cheveux , ils sont noirs , et forment une tresse circulaire sur le sommet de la tĂȘte oĂč elle est attachĂ©e Ă©galement avec une aiguille , et surmontĂ©e d’une tresse de fleurs. Ils se baignent frĂ©quemment , ont grand soin de leurs dents, qu’ilsusent et rendent Ă©gales avec une pierre Ă  aiguiser ; ils y tracent dans le milieu le leur longueur un sillon profond , et les conservent trĂšs-saines. Il se passe rarement une semaine sans que l’on voie quel- D JaCQÖE! COOS. ques-uns d’entr’eux s’élancer dans les rues enivrĂ©s d’opimn , armĂ©s d’un poignard , et tuanfc tout ce qu’ils soupçonnent vouloir les saisir, jusqu’à ce qu’ils soient tuĂ©s eux-mĂȘines , ou arrĂȘtĂ©s des outrages , quelques injustices , la jalousie lĂ©s prĂ©cipitent dans les excĂšs ils sont condamnĂ©s Ă  ĂȘtre rompus vifs, çt ceux qui les arrĂȘtent en vie sont bien rĂ©compensĂ©s. Ces liommes imbus d’opinions absurdes , croient que satan est la cause de tontes les maladies, et ils lui font des offrandes de tout ce qu’ils estiment le plus; c’est lui qui leur prĂ©sente dĂšs songes, qui cause leurs insomnies, et ils vont vers les prĂȘtres ou cav/ins , chercher des Ă©clair- cissemens ; ceux-ci leur font ordinairement entrevoir, que le diable a besoin de vivres et d’argent , et ils en suspendent aux branches d’un arbre aux bords des riviĂšres , oĂč des passans et sans doute les cawins viennent s’en saisir ils croient que les femmes accouchent souvent d’un enfant et dhm jeune crocodile que la sage- femme porte sur-le-champ Ă  la riviĂšre, sur les bords de laquelle la famille, et sur-tout le jumeau , porte des Ă limens pour mĂ©riter par ce devoir fraternel de n’ĂȘtre point puni par des maladies ou par la mort. Cette opinion est rĂ©pandue sur toutes les isles jusqu’à Timor et Cerarn, sans qu’on puisse en dĂ©couvrir l’origine. On en raconte mille exemples , mille faits dont les circonstances ridicules font sentir la faussetĂ©. 'Quelques peuples de ces isles , tels que les Bon- gis et les Macassars, font cm souvenir de oes cro- *54 P K I M t E 4 VoVAGS odiles jumaux , qu’on nomme Sudaras , une CĂ©rĂ©monie pĂ©riodique iis se rendent par troupes en des bateaux fournis de provisions et de musiciens , pleurer et chanter alternativement, invoquer leurs parens jusqu'Ă  ce que le crocodile paraisse alors la musique s’arrĂȘte, et on lance Ă  l'eau les provisions , du bĂ©tel , du tabac ils croient ainsi se rendre agrĂ©ables Ă  leurs parens. Les Chinois sont nombreux Ă  Batavia , ils sont pauvres , tiennent boutique , vendent des fruits, sont charpentiers, menuisiers , forgerons , tailleurs, brodeurs ; plusieurs cultivent des jardins , les champs de riz et de sucre , nourrissent des vaches , des buffles , et en portent le lait Ă  la ville. En gĂ©nĂ©ral ils sont industrieux et actifs , mais il n'est point de gain dĂ©shonnĂȘte pour leur aviditĂ© le jeu est leur dĂ©lassement , et ils s’y adonnent avec fureur rarement ils sont oisifs propres dans leur extĂ©rieur , leurs maniĂšres sont serviles ; sobres, peu somptueux , le riz bouilli est le fondement de leurs repas ; niais ils mangent encore des chiens , des chats , des grenouilles , des lĂ©zards , des serpens de plusieurs sortes , et beaucoup de poissons , surtout de ceux qui sont mĂ©prisĂ©s des autres. Ils renferment leurs morts dans une biĂšre de bois large et Ă©paisse, faite d’un tronc d’arbre creusĂ© comme un canot, sur laquelle ils placent une couche de 9 pouces d'Ă©paisseur , d’un, mortier nommĂ© chinant qui devient bientĂŽt aussi dur que la pierre 5 et jamais quoi qu’il leur en. 2>e Jacques Cook. %5$ coĂ»te, ils ne dĂ©posent cette biĂšre dans une terre qui ait dĂ©jĂ  servi au mĂȘme usage. La loi veut Ă  Batavia que les morts y soient ensevelis selon, leur Ă©tat, et on prĂ©lĂšve les frais de la cĂ©rĂ©moni* avant de consulter le bien que le mort laisse on- celui qu’il doit. Les esclaves forment une classe nombreuse des habitans du pays on les tire de Sumatra , de Malacca, des isles Ă  l’est ; ils sont paresseux, vivent de peu , et diffĂšrent par la figure comme par le caractĂšre les plus voleurs , les plus incorrigibles sont les Papuas, tirĂ©s de l’Afrique ; les plus fainĂ©ans et les plus vindicatifs sont les Macassars les meilleurs et les plus chers viennent de l’isle Bail ; les plus belles femmes , bien plus chĂšres que les hommes , sortent de la petits isle Nias ; mais elles succombent bientĂŽt sous l”air mal-sain de Batavia. Les maĂźtres ont le pouvoir d’infliger Ă  leurs es* claves tous les chĂątimensqui ne les privent pas dĂ© la vie ; mais s’ils les font mourir , ils sont puniĂ© capitaleinent. Aussi ne punissent-ils pas eux- mĂȘmes leurs esclaves, mai* ils les livrent Ă  un officier chargĂ© de leur faire administrer un nombre de coups de fouets proportionnĂ© Ă  leur dĂ©lit. Les Ă©tats sont distinguĂ©s avec soin, Ă  Batavia les ornemens des voitures, l’habillement des cochers l’indiquent une subordination exacte y retient tout dans une soumission qui paraĂźt ĂȘtre de l’ordre. Tous les gouverneurs des tablissemens Hollandais dĂ©pendent du gourer* D§6 P R JS M I E a VoYAGE nenr gĂ©nĂ©ral de Batavia , il les juge , il les punit Ă  son grĂ© ; sons lui sont les membres du comeii, auxquels on dĂŒnne le titrĂ© de nobles quiconque rencontre leur voiture s’arrĂȘte se lĂšve , fait la rĂ©vĂ©rence ; on rend les mĂȘmes respects Ă  leurs femmes et Ă  leurs en fan s. La justice y est administrĂ©e par un' corps dĂ© magistrats divisĂ©s en plusieurs classes ; dans les jugelmns criminels ils se montrent sĂ©vĂšres pour l'indien , indulgens pour l’EuIĂŽpééri les Malais-', les Chinois ont des juges civils qui leur sont particuliers ; ce privilĂšge et celui de porter des cheveux longs , est achetĂ© par des impĂŽts qu’ils paient tous les mois. ' Nous partĂźmes de Batavia le 27 DĂ©cembre 1770 , et bientĂŽt nous eĂ»mes dĂ©passĂ© de petites isles qui ne sont pas loin de la cĂŽte naviguant tamĂŽt vers Sumatra , tantĂŽt vers Java , nous abordĂąihes le 5 Janvier sur les cotes de l’isle du Prince pour y faire du bois et de Peau, pour nous,y procurer des rafraĂźchissemens nĂ©cessaires Ă  nos malades , qui empiraient des Indiens parurent sur la grĂšve , et l'un deux parut ĂȘtre leur roi nous l’abordĂąmes , lui parlĂąmes , sans pouvoir convenir avec lui du prix d’une tortue nous parĂ»mes le nĂ©gliger pour parcourir la cĂŽte , ‱îüi nous trouvĂąmes un ruisseau d’eau douce , et des insulaires qui nous vendirent trois tortues; le lendemain elles devinrent moins chĂšres et plus abondantes ; nous en achetĂąmes 2 ou 3 oo ‱livres par jour des volailles , de petits che-j- vreuils , des poissons , quelques vĂ©gĂ©taux nous furent J ĂŻ>e Jacques Cook. i5j furent apportĂ©s par les naturels du pays. L’isle renferme une ville d’environ 400 maisons , cou- pĂ©e en ville vieille et nouvelle par une riviĂšre d’eau saumĂątre les habitans y sont moins nombreux dans le temps des moissons, parce qu’alors les habitans rĂ©sident au milieu de leurs champs' de riz , pour les dĂ©fendre des oiseaux et des singes; et c’est lĂ  que Mr. Banks trouva sa majestĂ© qui le reçut gracieusement , quoiqu’occupĂ© Ă  prĂ©parer son soupe au milieu de son champ de riz. Cependant, nos gens faisaient notre provision d’eau et coupaient du bois des insulaires les environnaient , et l’un deux leur vola une hache tolĂ©rer ce vol eut Ă©tĂ© les encouragera en commettre de nouveaux nous nous plaignĂźmes au roi, et la hache fut rendue le lendemain. Rien ne nous retenait plus Ă  l’isle du Prince ^ situĂ©e sous le 6' d. 4y m. de latitude mĂ©ridionale , et nommĂ©e Pulo Selan par les Malais, Pulo Pariertem par ceux qui l’habitent. Leur principale bourgade se nomme S amadang. En prenant congĂ© du roi, nous lui limes prĂ©sent de deux mains de papier qui lui lirent plaisir ; le conseil que rions lui donnĂąmes de nourrir des buffles , des moutons et d’autres bestiaux , pour attirer des vaisseaux vers son isle , parut lui en faire moins , et il n’anrioriça pas des dispositions Ă  le suivre cependant il dĂ©sirait que les visites des EuropĂ©ens devinssent plus frĂ© - queutes. Nous en tirĂąmes diverses provisions, parmi lesquelles on peut remarquer deux espĂšces de daims 5 Tome I. R 2,58 P R E M I Ăź! R V O Y ACrl l’une le la grosseur du mouton , l’autre de celle du la- in ; des .o ‱ ues , de la volaille, des citrons , des fruits du des noix, de cocos et divers vĂ©gĂ©taux elle est couverte de bois , de champs cultivĂ©s; sa surface est plate, et on n’y distingue quhrne petite Ă©minence on a prĂ©fĂ©rĂ© quelque temps une baie de Sumatra , ou une petite isle voisine de ses cĂŽtes, et on a eu tort l’isle du Prince vaut mieux ; l’eau n’en est mauvaise que dans la partie du ruisseau qui touche Ă  la mer les tortues y sont vertes, peu grasses , peu savoureuses on y trouve encore de grosses poules, de petits chevreuils , plusieurs espĂšces de poissons , des pommes de pin , des melons d’eau, des citrouilles , du riz, des ignames. Le rajah ou prince dĂ©pend du roi de Bantam ; les liabi- tans sont Javans , ils en ont les moeurs , la religion , mais on n ’y a point vu de mosquĂ©es ils mangent des noix du palmier appelĂ© circi- nalis qui, sur les cĂŽtes de la Nouvelle Galles, empoisonnĂšrent nos porcs et rendirent malades plusieurs de nos gens. ; mais ils la coupent en tranches minces qu’ils-font sĂ©cher au soleil , puis tremper trois mois dans l’eau douce ; aprĂšs quoi ils en expriment le suc et leur font encore Ă©prouver Faction du soleil c’est ainsi qu’ils les dĂ©pouillent de sa qualitĂ© vĂ©nĂ©neuse mais ils ne la mangent que dans les temps de disette. Leurs maisons sont Ă©levĂ©es sur des poteaux de 4 Ă  5 pieds le plancher en est Ă  jour et formĂ© de cannes de bambou ; le toit est en pente et de feuilles de palmier l’enceinte est encore une ĂŻ> e Jacques Cook. claie de bambous chacune forme un quarrĂ© long, a une porte et une fenĂȘtre, et est partagĂ©e en deux parties dont chacune l’est en deux chambres ; l’une sert de cuisine , la seconde est pour les enfans , la troisiĂšme pour le maĂźtre et sa femme , la quatriĂšme pour les Ă©trangers les maisons des pauvres ne se distinguent de celles des riches que par leurs petitesse telles sont aussi les cabanes Ă©levĂ©es dans les champs de riz ; mais elles sont sur de plus hauts poteaux. Le petit peuple ne paraĂźt'pas mĂ©chant ; il montra mĂȘme de la bonne-loi dans le commerce; il parle deux langues, l’une en usage dans les montagnes de Java d’oĂč il paraĂźt sortir, l’autre est la malaise ; l'une et l’autre ont des mots qui leur sont presque communs avec celle des liabi- tans des isles de la mer du Sud ; la ressemblance est sur-tout frappante dans les mots qui expriment les nombres , et elle l’est mĂȘme avec ceux en usage dans l’isle de Madagascar cependant les peuples qui habitent ces isles , paraissent ĂȘtre d’une origine diffĂ©rente le Ja van couleur olive a les cheveux longs , le natif de Madagascar est noir , et sa tĂȘte est couverte de laine ; cette distinction n'est pas une raison dĂ©cisive ; le climat , les mƓurs , les alimens , peuvent Ă  la longue faire passer les hommes de l’un de ces Ă©tats Ă  Lautre. Nous dĂ©sirions ardemment d’arriver au cap de Bonne-EspĂ©rance , les maladies dont nous avions pris les germes Ă  Batavia, se dĂ©veloppaient avec violence ; les dyssenteries, les fiĂšvres len^ R 2 Ă€5o Premier Voyage tes nous enlevĂšrent, dans l’espace de six semaines, Mr. Parkinson, peintre d’histoire naturelle ; Mr. Green , Gastronome ; Mrs. Sporing , Mon- khouse, l’officier de poupe , notre vieux voilier, son aide , notre cuisinier , trois charpentiers, neuf matelots, etc. malgrĂ© les soins que nous prenions de mĂȘler le jus de citron Ă  l’eau que nous buvions , et de laver toutes les parties du vaisseau avec du vinaigre ; nous dĂ©sespĂ©rĂąmes longtemps de la vie de Mr. Banks ; notre vaisseau devenait un hĂŽpital , quand en lin , le i5 mars, nous jetĂąmes l’ancre en travers du cap que nous avions dĂ©sirĂ© d’atteindre si vivement. Nous fĂźmes peu de remarques utiles dans cette traversĂ©e nous no trouvĂąmes le vent alisĂ© gĂ©nĂ©ral quinze jours aprĂšs avoir quittĂ© la pointe Java; jusqu’alors les vents furent variables, le temps brĂ»lant et l’air mal sain ; le vent alisĂ© Peu de jours aprĂšs notre dĂ©part de Java, nous vimes des boubies voltiger autour de nous cet oiseau , qui se juche tous les soirs Ă  terre , nous annonçait qu’il y avait quelque isĂźe dans le voisinage c’est peut-ĂȘtre celle de Sclam, dont le nom et la situation sont Ă©galement incertains dans nos cartes. Les courans ne nous parurent considĂ©rables qu'en approchant du mĂ©ridien de Madagascar , et alors ils faisaient dĂ©river de 20 lieues dans 24 heures. Sous le 27 e . degrĂ© / minutes de latitude mĂ©ridionale , nous lĂ»mes environnĂ©s d'oiseaux d’espĂšces diverses, et ils devinrent d’autant plus nombreux que nous approchĂąmes davantage de la cĂŽte il en Ă©tait un de Jacques Cook. 26=1 de la grosseur du canard , d’une couleur obscure , ayant un bec jaunĂątre. Mon premier soin au cap fut de louer une maison pour nos malades ; ils Ă©taient en grand nombre , et cependant j’appris que notre Ă©tat Ă©tait bien moins fĂącheux que celui de divers vaisseaux qui avaient paru au cap et dont le voyage n’était pas le tiers du nĂŽtre par sa durĂ©e. Je restai prĂšs d’uii mois sur cette plage, et quand je rembarquai mes malades , plusieurs Ă©taient encore en danger ; j’y pris des provisions, j’y rĂ©parai mon vaisseau et ses agrĂȘts , et fus prĂȘt de remettre Ă  la voile le 14 avril. Je dirai peu de chose du Cap l’aspect du pays est dĂ©sert ; le sol en est stĂ©rile des montagnes hautes et nues , des plaines couvertes d’un sable lĂ©ger oĂč croĂźt la bruyĂšre , voilĂ  ce qu’on y trouve 5 la milliĂšme partie du terrain peut-ĂȘtre y est cultivable et cultivĂ© lĂ  , on voit des jardins , des vergers , des vignobles , mais ils sont Ă©cartĂ©s les uns des autres. On y trouve peu d’arbres , et ils y sont tortus , minces et petits , les plus grands n’y ont que six pieds de haut ; le bois de charpente y vient de Batavia ; on y dĂ©pense autant Ă  se chauffer qu’à se nourrir. On y apporte des provisions de l’intĂ©rieur du pays qui ne paraĂźt pas ĂȘtre plus fertile. Nous vĂźmes un fermier qui venait de quinze journĂ©es de distance apporter des provisions , et amenait son jeune enfant ; nous lui demandĂąmes s’il n’aurait pas mieux valu le laisser entre les mains de son voisin ; » Un voisin ! rĂ©pondit R 3 fis 2 Premier. Voyage -5 cĂ«t homme pour en trouver un il faut fair© 53 cinq journĂ©es de marche ». Il semble qu’un pays dont les cultivateurs sont si Ă©loignĂ©s les uns des autres , n’annonce pas de la fertilitĂ©. La seule ville qu’y aient les Hollandais est appelĂ©e la Ville du Cap ; elle a mille maisons , construites en briques et blanches Ă  l’extĂ©rieur, mais couvertes de chaume , Ă  cause de la violence des vents ; les rues en sont larges , commodes , coupĂ©es Ă  angles droits un canal ombragĂ© de chĂȘnes assez beaux , traverse la rue principale ; les canaux qui la coupent ont uns pente si rapide qu’il a fallu les hĂ©risser d’écluses. Les hommes y ont des coutumes diverses ; mais les femmes s’y asservissent aux modes de la mĂšre-patrie avec tant de fidĂ©litĂ© , que toutes font porter encore une chaufferette devant elles , quoiqu’elle leur soit fort inutile elles sont belles en gĂ©nĂ©ral, ont la peau fine , et le teint beau ce sont des modĂšles comme femmes, mĂšres et ma'tresses de famille. Le principal commerce du pays consiste dans les rafraĂźchisse mens qu’on y vend aux vaisseaux qui viennent y relĂącher. L’air est sain au cap les maladies apportĂ©es d’Europe s’y guĂ©rissent promptement mais celles d’Asie sont plus tenaces l’industrie y a suppléé Ă  la stĂ©rilitĂ© du sol ; et on y trouve l’abondance des choses nĂ©cessaires rĂ©unies avec les commoditĂ©s du luxe le bƓuf et le mouton originaires du pays y sont excellons ; les derniers sont couverts d’une toison qui tient le milieu entre ton 3 s a c q TT » s Cook. 26ZI -Ja laine et le poil, ils traĂźnent de longues et pesantes queues ; les vaches y sont petites , leur taille est Ă©lĂ©gante, leurs cornes longues et Ă©cartĂ©es , leur lait donne du trĂšs-bon beurre et du fromage trĂšs-mĂ©diocre ; les cochons, la volaille y sont abondons les liĂšvres y ressemblent Ă  Ceux d’Europe ; les gazelles y sont d’espĂšces diverses on y trouve deux espĂšces de caille et des outardes les jardins y rapportent tous nos vĂ©gĂ©taux , tous nos fruits , ceux du plane, des goyaves , des jambos ; le froment et l’orge prospĂšrent dans les champs cultivĂ©s ; parmi les vignobles , celui de Constance donne seul un vin. estimĂ©. A l’extrĂ©mitĂ© de la rue haute est le jardin de la Compagnie , long de deux tiers de lieue, partagĂ© Ă  angles droits .par des allĂ©es plantĂ©es de chĂȘnes qui produisent un ombrage agrĂ©able dans celle du milieu ; ces arbres y ont toute leur hauteur ; ailleurs ils ne forment qu des palissades on y cultive des lĂ©gumes deux quarrĂ©s y sont destinĂ©s Ă  la botanique au bout est une mĂ©nagerie qui renferme des quadrupĂšdes et des oiseaux qu’on n"’a point vus en Europe tel est le coe-doe , grand comme un cheval, et dont la tĂȘte est ornĂ©e de grandes cornes spirales. Les habitations des Hottentots les plus voisines de la ville en sont Ă  quatre journĂ©es de marche ceux qui servent les Hollandais sont plus maĂźgres que gras , forts , trĂšs-vifs, trĂšs- actifs leur taille est ordinaire , leurs yeux sont ternes et sans vie , leur peau est couleur de suie, 264 ÎKĂŻMiBS Vor AGI leurs cheveux sont frisĂ©s en boucles pendantes de 7 Ă  8 pouces de long leur lxabit est une peau de mouton jetĂ©e sur les Ă©paules une ceinture ornĂ©e de verroterie suspend une petite poche dans les hommes , un large tablier de cuir dans les femmes ; tous portent des colliers , plusieurs des bracelets de verre ; ils entourent leur cheville du pied d’un cercle de cuir dur pour la dĂ©fendre des Ă©pines; quelques-uns ont des sandales de bois ou d’écorce ; plusieurs vont nuds-pieds leur langue grossiĂšre est distinguĂ©e par une espĂšce de gloussement, qui sert Ă  en marquer les phrases Ă  peine articulĂ©es leur modestie est stupide leurs danses sont alternativement lentes ou rapides Ă  l’excĂšs la mesure de leurs chansons est prompte ou lente comme leurs danses. Ils forment des tribus qui se distinguent par leurs usages ; elles vivent en paix, exceptĂ© l’une d’elles , fixĂ©e Ă  l’orient , qui ne vit que de pillages nocturnes , qui est armĂ©e de lances et de zagayes empoisonnĂ©es ils lancent une pierre avec tant de force et d’adresse , qu’à cent pas de distance ils frappent plusieurs fois de suite un but de la largeur d’un Ă©cu. On se dĂ©fend de l’attaque de ces voleurs en dressant des taureaux qui, Ă  leur approche, se rassemblent et s’opposent Ă  eux , jusqu’à ce qu’ils entendent la voix de leurs maĂźtres , Ă  laquelle ils obĂ©issent avec la docilitĂ© d’un chien quelques-unes de ces tribus connaissent, l’art de fondre, de prĂ©parer le cuivre , et ds travailler le 1er leurs chefs sont riches en bĂ©tail, et couverts de peaux de lions , de tigres ou de de Jacques Cook. s65 zĂšbres, bordĂ©es de franges ils s’oignent souvent le corps d’une graisse quelquefois rance , et quelquefois avec du beurre l’amputation d’un testicule , le tablier naturel des femmes nous ont paru exagĂ©rĂ©s, etn’ùtre que des faits particuliers. La baie du cap est large, sĂ»re et commode, ouverte aux vents de nord-ouest, qui rarement y souillent avec force prĂšs de la ville est un. quai en bois, qui se prolonge assez loin pour servir Ă  la facilitĂ© des dĂ©barquemens et des em- barquemens des canaux y conduisent de l’eau douce on y entretient de grandes chaloupes pour porter des provisions aux vaisseaux Ă  l’orient de la ville , sur la grĂšve , est un fort quarrĂ© qui dĂ©fend la baie , aidĂ© des redoutes et des batteries qui s’étendent le long de la cĂŽte ; mais ces dĂ©fenses sont exposĂ©es Ă  l’artillerie des vaisseaux la garnison est de 800 hommes, et la milice du pays, rassemblĂ©e par des signaux, peut assez promptement s’y joindre. Les Français de Fisse de France tirĂšrent, en 1770, dix cap, 5 o 0,000 livres de bƓuf, 400,000 de fleur de farine , autant de biscuit, et 1200 tonneaux de vin. Nous levĂąmes l’ancre et approchĂąmes de Fisse Robe ou PĂ©nquiri , dont les Hollandais nous interdirent l’entrĂ©e , parce que c’est lĂ  qu’ils relĂšguent les criminels qu’ils y emploient Ă  tirer de la pierre Ă  chaux des carriĂšres , et qu’un vaisseau Danois y en avait enlevĂ© peu de temps auparavant. Il ne nous arriva rien de remarquable jusqu’au 29 , que nous traversĂąmes notre -% 66 Premier Voyage premier mĂ©ridien , aprĂšs avoir fait le tour du globe du levant au couchant. Le 1 mai, nous dĂ©couvrĂźmes l’isle Ste. HĂ©lĂšne , et nous jetĂąmes Lauere devant le fort James. L’isle est situĂ©e au milieu de l’ocĂ©an Atlantique , Ă  4 °° lieues de l’Afrique , Ă  602 de l’AmĂ©rique c’est une montagne immense oĂč la mer est sans fond elle fut le sommet d’un volcan l’affaissement de la ‱terre qui forma ses vallĂ©es profondes, a Ă©tĂ© l’effet d’un feu souterrain qui a consumĂ© ses pierres , et les a amalgamĂ©es avec des corps Ă©trangers , tels que la marcassitc. De loin, cette isle qui a 12 milles de long sur 6 de large , ne prĂ©sente qu’un amas confus de rochers bornĂ©s par des prĂ©cipices , composĂ©s d’une pierre Ă  moitiĂ© friable et sans indice de vĂ©gĂ©tation. On dĂ©couvre ensuite la vallĂ©e Chapel, oĂč est situĂ©e la ville son sol est revĂȘtu d’une herbe clair-semĂ©e; mais des rocs nuds la bordent c’est dans les vallĂ©es de l’intĂ©rieur qu’on dĂ©couvre le plus de fertilitĂ©. La ville est sur le bord de la mer son Ă©glise, ses halles tombent en ruines , ses maisons sont la plupart mal bĂąties ; tous les blancs y sont Anglais ; la compagnie Ă  qui Ste. HĂ©lĂšne appartient , ne leur permet pas d’y commercer c’est des rafraĂźchissemens qu’ils fournissent aux vaisseaux , qu’ils tirent seuls leur subsistance , et cependant ils ne cultivent pas le sol aussi bien qu’il pourrait l’ĂȘtre 5 elle pourrait produire les vĂ©gĂ©taux et les fruits de l’Europe et de l’Inde ; sur ses hautes montagnes croĂźt le chou palmiste } sur ses coteaux prospĂšrent le bois rouge et le D L JacqĂŻis Cook. %6j gommier ; ses plaines sont courertes de plantes d’Europe et des plus communes de celles des Indes ; on n’y entretient des chevaux que pour la selle tout le travail s’y fait par des esclaves , qui paraissent assez misĂ©rables. Parmi ses productions , on peut compter l’ébĂšne ; il est trĂšs-noir , et d’une duretĂ© qui approche de celle du fer , mais il est trĂšs-rare on y trouve peu d’insectes sur le sommet des plus hautes montagnes , on voit une espĂšce de serpent. Nous sortĂźmes de cette isle arec i3 vaisseaux, que le notre ne put suivre nous approchions du terme de notre course , lorsque mon lieutenant Jlicks expira ; il Ă©tait attaquĂ© de consomption en quittant l’Angleterre , il en fut consumĂ© durant tout notre voyage , mais depuis notre arrivĂ©e Ă  Batavia, il avait vu la mort s’approcher rapidement. Ce fut seize jours aprĂšs , que lĂ© mĂȘme matelot qui dĂ©couvrit la Nouvelle ZĂ©lande nous annonça les cĂŽtes de notre patrie $ et le ia> juin, nous jetĂąmes l’ancre Ă  Douvres. ^5MK^ s ^v ‱ warnt*- GHM- . . A. ^ 'tzk G' ' './-" ’5 .‱ y ‱?{;'‱ ih.» W * ' ' ‱ v' >'ï» ' >ĂȘi, M’-' - ‱‱ !» 1 HISTOIRE ABRÉGÉE DES VOYAGES. HISTOIRE ABRÉGÉE DES PREMIER , SECOND E T TROISIEME VOYAGES, AUTOUR DU MONDE, Par COOKj Mise Ă  la portĂ©e de tout le monde , par BĂ©renger. TOME SECOND. fi b 3 3ĂŽ ÂŁ& Vs A B A S L E , Bk sachez J. J. Thurneysen. - M MW 1 7 9 5. KATALOG /A Y QiT Y V\. ^ I A X A X .X 4 n s HISTOIRE ABRÉGÉE DES VOYAGES FAITS AUTOUR DU MONDE. SECOND VOYAGE DE JACQUES COOK. e ‱voyage eut pour objet de s’assurer si la partie inconnue de l’hĂ©misphĂšre austral renfermait un vaste continent, d’y faire des dĂ©couvertes , de fixer 'ce que les dĂ©couvertes des Navigateurs laissaient d’incertain encore. Pour remplir cet objet avecsuccĂšs, il fallait connaĂźtre la grandeur et la forme des vaisseaux les plus convenables pour faire des dĂ©couvertes 5 ils doivent pouvoir contenir assez de munitions et de provisions pour nourrir l’équipage pendant un espace de temps considĂ©rable,ĂȘtre d’une construction solide et ne pa stirer beaucoup d’eau ils doivent ĂȘtre enfin tels que l’ Eruleavour. On acheta donc deux vaisseaux ; l’un , de 462 tonneaux, fut nommĂ© la. .RĂ©solution , l’autre, de 336 tonneaux, fut appel» Tome II. A 3 Second Voyage l ’Adventure l’ñventure ; on voulut d’abord les doubler en cuivre , mais comme ce mĂ©tal ronge les ferrures ,on suivit l’ancienne mĂ©thode le premier vaisseau fut montĂ© par 112 hommes , le second par 81 , tous hommes choisis , surtout les officiers ; on pourvut avec soin les vaisseaux de tout ce qui pouvait leur ĂȘtre nĂ©cessaire; ils eurent les meilleures munitions , les meilleures provisions pour plus de deux ans au gruau d’avoine on substitua le froment , Ă  l’huile le sucre on ajouta aux provisions ordinaires de la drĂȘche, du Sauerkraut, des tablettes de bouillon portatives , du salep , de la moutarde , de la marmelade de carotte , du jus de moĂ»t de bierre Ă©paissi lĂ©s premiersobjet sĂ©taient dĂ©jĂ  reconnus comme de bons anti scorbutiques , les autres devaient ĂȘtre Ă©prouvĂ©s relativement Ă  ce but; on embarqua aussi sur chacun des vaisseaux les matĂ©riaux prĂ©parĂ©s pour faire une patache du port de 20 tonneaux , si la nĂ©cessitĂ© ou l’utilitĂ© le demandaient ; on les fournit de filets de pĂȘche , de lignes , d’hameçons, de toutes sortes de marchandises pour Ă©changer avec les Indiens , ou pour gagner leur amitiĂ© ; d’habits pour les climats froids, et des meilleurs instrumens astronomiques. On engagea Williams Hodges , peintre de paysage ; M. Reinhold Förster et son fils, naturalistes cĂ©lĂšbres , et M. Williams Wales et Bayley , astronomes, Ă  s’embarquer avec nous. Je fis voile de Deptlord le 9 avril 1772 , sur le vaisseau la RĂ©solution , accompagnĂ© de Ï'A- d jr Jacques Cook. 3 tenture ; mais les vents contraires, et l’expĂ©rience qui m’apprit que mon vaisseau portait mal la voile , ne nous permirent d’entrer dans le canal dePlymouth que le 3 de juillet. C’est lĂ  que je reçus mes instructions le premier objet de mon voyage Ă©tait de retrouver le cap de la Circoncision dĂ©couvert par M. Bouvet , sous le 5 o e . degrĂ© de latitude mĂ©ridionale , et vers le e . de longitude , de m’assurer s’il Ă©tait une isle ou une partie du continent , d’y faire des recherches et des observations de toute espĂšce , de reconnaĂźtre les hab i tan s et de s’en faire aimer. On m’enjoignait ensuite de m’approcher du pĂŽle austral autant qu’il Ă©tait possible , d’y chercher un continent, et de dĂ©couvrir les isles qui peuvent ĂȘtre dans cette partie inconnue. Avant de sortir du port , nous fĂ»mes exposĂ©s Ă . faire naufrage 3 le bĂątiment avait Ă©tĂ© amarrĂ© Ă  une petite bouĂ©e qui, ne pouvant supporter des efforts violens , dĂ©riva promptement ainsi que le vaisseau la promptitude Ă  dĂ©plier les voiles et Ă  dĂ©gager les manƓuvres nous sauva. Le i 3 juillet , nous sortĂźmes de Plymouth je jetai un dernier regard sur les montagnes fertiles de l’Angleterre , et je fus attendri la beautĂ© du matin, le spectacle des vaisseaux qui marchent sur la mer Ă©claircirent mes tristes idĂ©es. Nous passĂąmes devant la tour Ă©levĂ©e d distone , fanal utile aux navigateurs et nous frissonnĂąmes de crainte , en pensant au sort des gardes solitaires qui sont souvent obligĂ©s d’y passes trois mois sans communiquer avec personne 5 A s 4 SĂŻCOKD VOYAftB Ă  celui de Winstanley, qui fut Ă©crasĂ© par la chute du premier Ă©difice qu’il venait d’élever , et au mouvement de la tour actuelle , lorsqu’elle est assaillie par les vents furieux et les vagues Ă©mues. Plus bous nous Ă©loigmons-de la cĂŽte , plus le yent augmentait les vagues devenaient plus Ă©levĂ©es , le roulis Ă©tait plus violent le mal de mer saisit ceux qui n’étaient point accoutumĂ©s Ă  naviguer , et meme quelques matelots accoutumĂ©s Ă  vivre feur l’OcĂ©an le vin de Porto , brĂ»lĂ© avec des Ă©pices et du sucre , termina ou soulagea leurs maux aprĂšs trois jours de douleur. Le 20 , nous dĂ©couvrĂźmes et passĂąmes le cap Ortegal sur la cĂŽte de Galice ses environs sont montueux ; ses rocs pelĂ©s et blancs sont surmontĂ©s par des montagnes dont le sommet est couvert de bois on y vĂźt des champs de bled presque mĂ»r , et des cantons semĂ©s de bruyĂšre. Deux jours aprĂšs on vit le fanal de Corunna l’air Ă©tait calme , la mer unie ; des champs cultivĂ©s, des enclos, de petits hameaux, des maisons de plaisance , variaient agrĂ©ablement la cime des monts ; autour de nous flottaient des myriades de petits crabes d’un pouce de diamĂštre , de l’espĂšce appelĂ©e par LinnĂŠus Cancer depurator. Ce spectacle nous inspira de la gaietĂ© sur le soir nous vĂźmes une tartane Française qui portait de la farine dans deuxports d’Espagne los vents avaient retardĂ© leur route, ils manquaient d’eaĂč , et vivaient de pain et d’un peu de vin 5 des frĂ©gates espagnoles leur avaient refusĂ© des secours ; nous remplĂźmes leurs de Jacques Cook. H futailles , et ils nous comblĂšrent de bĂ©nĂ©dictions. Le lendemain 24 > nous rencontrĂąmes trois vaisseaux de guerre espagnols le dernier portait pavillon anglais , mais il l’abattit dĂšs qu’il eĂ»t vu le notre , prit le sien, et tira un coup dĂ© canon sur chacun de nos vaisseaux nous mimes Ă  la cape ; il nous demanda qui nous Ă©tions, nous le satisfĂźmes ; mais aux questions que nous lui fĂźmes Ă  notre tour , il ne fit que rĂ©pondre Je vous souhaite un. bon voyage. Nous nous en Ă©loignĂąmes un peu 'humiliĂ©s de notre faiblesse. D’autres objets vinrent nous distraire ; des marsouins jouaient autour de nous pendant le jour , et la nuit, la mer paraissait lumineuse, sur-tout au sommet des vagues et dans le sillage du vaisseau des masses d’une lumiĂšre pure Ă©clairaient la surface des flots , et il S’ën Ă©lançait de petites Ă©tincelles brillantes. Le 28 , nous dĂ©couvrĂźmes Porto Santo , isle de cinq Ă  six lieues de long , dont le sol stĂ©rile est coupĂ© de vignobles qui offrent cependant un beau tapis de verdure. On y compte 700 habi- tans. Plus loin on voit MadĂšre , les Isles dĂ©sertes et Santa Crux ; leurs montagnes coupĂ©es par des vallĂ©es profondes, des maisons situĂ©es parmi les vignes et des cyprĂšs Ă©levĂ©s embellissent leurs coteaux , et tout le pays est trĂšs-pittoresque. Le soir du lendemain notts mouillĂąmes Ă  Funchiale dans l’isĂźe de MadĂšre ; je saluai, je fus saluĂ© Ă  mon tour , et nous dĂ©barquĂąmes. Funchiale est bĂątie en amphithéùtre autour de la baie , et sur la A 3 Ç SeCDĂźTD "V O T A G 7. pente des collines qui la bordent ses maisons sont blanches , Ă  deux Ă©tages , couvertes de toĂźts bas , d’une architecture simple et d’une Ă©lĂ©gance orientale des plate-formes, diffĂ©rentes batteries donnent sur la mer un vieux chĂąteau situĂ© sur un r oc noir que la mer entoure lorsqu’elle est haute , commande la rade un autre commande la ville les collines qui sont derriĂšre sont couvertes de vignes , de plantations , de bosquets , de maisons et d’églises , elles rappellent l’idĂ©e des jardins supendus de SĂ©miramis. La ville mĂȘme dĂ©truit le charme du paysage ses rues sont Ă©troites , mal pavĂ©es et sales , les maisons de pierres ou de brique $ elles sont sans vitres , un treillis en tient lieu des boutiques et des magasins sont au rez-de-chaussĂ©e les Ă©glises, les monastĂšres sont bĂątis sans goĂ»t , obscurs au dedans , dĂ©corĂ©s par des ornemens entassĂ©s et mesquins. Nous allĂąmes chercher des plantes dans l’intĂ©rieur du pays , et en suivant un ruisseau, nous arrivĂąmes Ă  un bocage de chĂątaigniers , voisin du sommet le plus Ă©levĂ© de l’isle Lair y Ă©tait vif, et une jolie brise le rendait plus frais encore de-lĂ  nous promenions nos regards sur l’isle et nous nous en entretĂźnmes elle a dix-neuf lieues de long et trois et demi de large Gonzales Zarco la dĂ©couvrit en Funcliiale est sa seule CitĂ© , elle a sept autres villes. Le gouvernement y est Ă  la tĂȘte de tous les dĂ©partemens civils et militaires un Corregidor nommĂ© par le Roi , amovible au grĂ© delĂ  Cour, y administre la de Jacques Cook, j justice chaque judicature a un sĂ©nat, prĂ©sidĂ© par un juge Ă©lu dans l’isle les marchands Ă©trangers Ă©lisent le leur les domaines et les revenus du Roi montent Ă  environ 2,700,000 livres la paie des officiers civils et militaires, celle des troupes, Fentretien des bĂątimens publics , enlĂšvent la plus grande partie de cette somme cent soldats rĂ©guliers , 3 ooo hommes de milice composent les forces de l’isle, se rassemblent sous, le drapeau une fois FannĂ©e et s’exercent pendant un mois. On y compte 1200 prĂȘtres sĂ©culiers , la plupart instituteurs des enfans des particuliers il n’y a d’école publique qu’un sĂ©minaire, oĂč un prĂȘtre instruit dix Ă©tudians 1 pour entrer dans les ordres , il faut avoir Ă©tudiĂ© Ă  Coimbre. Un Ă©vĂȘque, un chapitre, un doyen y prĂ©sident sur tout le ClergĂ© le premier a eu vin et bled un revenu qui Ă©quivaut Ă  6 j 5 oo livres 5 o ou 60 franciscains sont dispersĂ©s dans quatre monastĂšres ; les religieuses n’en ont pas davantage, et y sont au nombre de 3 oo. Toute l’isle est divisĂ©e en 43 paroisses, qui renferment environ. 6400 habitans. Le climat y est excellent en Ă©tĂ©, il est doux et tempĂ©rĂ© ; il y a peu d’hiver ; la neige demeure plusieurs jours sur les hauteurs , mais disparaĂźt en un jour dans les plaines les hommes y ont un teint basanĂ© ; ils sont bien faits , et ont le pied large. Ces insulaires ont le visage oblong , les yeux et les cheveux noirs les femmes sont petites , brunes , sans, couleurs et sans grĂąces, dans leur maintien. La culture y est peu per- A4 8 Second Voyaoe sectionnĂ©e , un gouvernememt trop dur s’y oppose ; cependant on y est gai on y travaille en chantant, et le soir on se rassemble et se dĂ©lasse en dansant au son d’une guitare les plus malheureux habitent dans les villes les femmes y vivent enfermĂ©es , et les hommes nourrissent leur orgueil de quelques vieux titres ; ils sont insociables , ignorans, et ridiculement graves. Toutes les terres v appartiennent Ă  un petit nombre de familles qui habitent dans les villes. L’isle n’est qu’une grande montagne dont les flancs s’élĂšvent du fond de la mer au centre est une vallĂ©e , toujours couverte d’une herbe dĂ©licate et tendre. Toutes les pierres semblent avoir Ă©tĂ© brĂ»lĂ©es , elles sont noirĂątres, percĂ©es, et plusieurs sont de la lave ; le sol est un terreau mĂȘlĂ© de craie , de chaux et de sable , il semble qu'elle fut un volcan dont la vallĂ©e Ă©tait le cratĂšre. Des sources d’eaux y descendent des parties hautes dans les vallons et les crevasses profondes dont 1 isle est dĂ©coupĂ©e j on n’y voit pas de plaines , ses petites riviĂšres sont des torrens qui entraĂźnent les pierres des collines ; des canaux en conduisent l’eau dans les vignobles , auxquels la chaleur du climat rend l’arrosement nĂ©cessaire. Par-tout oĂč il y a desterrainsunis , on en fait des plantations d’eddoes , renfermĂ©es par lin fossĂ© oĂč se rassemblent des eaux stagnantes qui servent Ă  les fertiliser les cochons mangent les feuilles, et les hommes les racines de cette DK Jacques Cook. y plante. On y consomme beaucoup de patates douces et des chĂątaignes le bled, l’orge succĂšdent au vignoble Ă©puisĂ© , mais ils ne suffisent qu’à la consommation de trois mois on bat le bled en plein air sur la terre durcie, avec une planche quarrĂ©e , hĂ©rissĂ© de clous , traĂźnĂ©e par deux bƓufs par-tout oĂč l’on peut planter une vigne , elle y est bientĂŽt des sentiers bordĂ©s de murs les sĂ©parent on y forme comme des espĂšces de berceaux en treillages de bambous , sur lesquels le sarment s'appuie le raisin y est Ă©levĂ© Ă  l’ombre ; on peut facilement arracher les mauvaises herbes , et couper les grapes, dont quelques-unes pĂšsent jusqu’à six livres. Le vin n’y est pas par-tout d’une Ă©gale bontĂ©, ni d’un prix Ă©gal le malvoisie, produite par un plant tirĂ© de Candie , est le meilleur un inuid en coĂ»te plus de 600 livres le plus commun ne vaut que la moitiĂ© de ce prix on croit qu’on en recueille annuellement 4^000 muids. Ces vignes sont enceintes de murs , de haies de poiriers , de grenadiers , de et de rosiers sauvages les jardins produisent des pĂšches, des abricots, des coins , des pommes, et autres fruits d’Europe, ainsi que des bananes , des goyaves et des pommes de pin le mouton , le bƓuf y sont petits et de bon goĂ»t les chevaux sont petits aussi , mais ils ont le pied sĂ»r , et ils grimpent avec agilitĂ© les bƓufs y sont attelĂ©s Ă  des traĂźneaux, qui sont les seuls voitures qu’on y connaisse. Parmi les bĂȘtes sauvages, on ne remarque que lo Second V o y a o s le lapĂźn gris parmi les oiseaux sont i’épervier j la. corneille, la pie, l’alouette, l’étourneau , l’emberiza, les moineaux, le pigeon ramier , l’hochequeue , le rouge-gorge , l'hirondelle qui y passe un hiver de quelques jours dans des crevasses , la perdrix rouge , l'oxia , le pinçon , le chardonneret, le canari r la volaille telle que les poules, les canards, les oies, les coqs d'Inde y sont rares il n’y a point de serpens , mais tout y fourmille de lĂ©zards j il y a peu d’insctes. Madere et les isles voisines ne manquent pas de poissons. Funchiale est sous le 32 33' 3/p de latitude septentrionale sous le i° 23' de longitude. AprĂšs y avoir pris de l'eau, du vin et quelques provisions , nous en partĂźmes par un vent frais le 4 AoĂ»t nous dĂ©passĂąmes TPaima , Isle haute qu'on dĂ©couvre de quatorze lieues au loin sur la mer, qui fait partie du groupe des Canaries connu des anciens sous le nom à’Isles fortunĂ©es y oubliĂ© ensuite jusqu’à la fin du quatorziĂšme siede autour de nous , on apperce- vait la bonite et le dauphin poursuivant le poisson volant qui leur Ă©chappait dans l’air , il vole dans toutes sortes de directions, en ligne droite, en ligne courbe, perce les vagues et les traverse ces poissons forment des bancs immenses souvent en Ă©chappant Ă  l’aviditĂ© qui les poursuit, ils trouvent des boubies , des frĂ©gates , des oiseaux du tropique , et autres tyrans de l’air qui les dĂ©vorent. Et nous disions quel Empire ne ressemble pas Ă  l’ocĂ©an ? quel gouvernement; dz Jacques Cook. iz peut-on citer oĂč les grands armĂ©s du pouvoir , Ă©blouis de leur magnificence , n’oppriment point le faible et le malheureux sans appui ? Nous vĂźmes aussi l’isle Fero , et c’est aprĂšs l’avoir dĂ©passĂ©e , que nous fĂźmes de la bierre , en mettant une mesure de jus Ă©paissi de la drĂȘche dans dix mesures d’eau ce mĂ©lange joint au roulis du bĂątiment et Ă  l’air , y excita une telle fermentation , que plusieurs des futailles se dĂ©foncĂšrent avec une explosion aussi forte que celle d’un fusil, prĂ©cĂ©dĂ©e toujours d’une espĂšce de vapeur la ,fumigation du soufre l’arrĂȘtait pour quelques jours peut- ĂȘtre le mĂ©lange d’un esprit double distillĂ© saurait empĂȘchĂ©e. DĂ©jĂč nos livres et nos meubles se couvraient de moisissures ; le fer , l’acier commençaient Ă  se rouiller , il fallut fumiger le vaisseau avec de la poudre Ă  canon et du vinaigre des ‱particules salines , des parties animales pu - trifiĂ©es journellement dans la mer, peuvent produire ces effets. Peut-ĂȘtre la chaleur des tropiques volatilise l’acide marin qui attaque ces mĂ©taux 3 il se peut aussi que cet acide entrant dans les poumons et dans les pores, devienne salutaire aux pulmoniques , raffermisse les fibres relĂąchĂ©es par la chaleur, et arrĂȘte la transpiration trop violente. Nous rĂ©solĂ»mes de toucher Ă  St. Yago pour faire de l’eau , et le 9 nous, dĂ©couvrĂźmes les isles qui en sont voisines ; dĂšs le lendemain nous jetĂąmes l’ancre dans le Port de Fraya- t* S-Eco K TJ Voyage que nous cherchions. C’est une petite baie sur la cĂŽte mĂ©ridionale de l’isle , facile Ă  reconnaĂźtre par une colline ronde et pointue qui en est voisine, un fort la protĂšge, nous fĂźmes de l’eau Ă  un puits qui est Ă  son entrĂ©e ; elle est bonne , mais peu abondante , et la houle en rend l’approche difficile. On peut y acheter des boeufs dont le commerce est dans les mains d’une compagnie exclusive, des cochons, des moutons qui y sont mauvais , des chevres maigres qui sont de l’espĂšce antilope , de la volaille et des fruits. St. Yago, la plus grande des isles du Cap Verd , porte le nom de sa capitale , situĂ©e au centre du pays, et le siĂšge de l’évĂȘque on y compte 4 -ood maisons divisĂ©es en quatre paroisses. Praya est sur un rocher escarpĂ© oĂč l’on monte par un sentier serpentant vers la mer ses murs tombent eu ruines ; vers la terre elle a un mauvais parapet de pierres sĂšches quelques cabanes y tiennent lieu de maisons. L’isle est peu peuplĂ©e les babitans sont de taille mĂ©diocre , laids , presque noirs , les cheveux lainĂ©s et frisĂ©s , les lĂšvres grosses comme les nĂšgres peut-ĂȘtre le climat , ou leur alliance avec les nĂšgres ont rapprochĂ© ces deux peuples on y voit peu de blancs les habitans les plus distinguĂ©s portent de vieux habits que les matelots EuropĂ©ens leur vendent , le plus grand nombre n’est vĂȘtu qu’en partie les femmes y sont laides , leurs Ă©paules sont couvertes d’une longue corde de coton Ă  franges qui descendent jusqu’aux t> e Jacques Cook. i3 genoux pardeyant et' par-derriĂšre les enfans impubĂšres sont nuds un climat brĂ»lant y rend l’homme indolent et paresseux ; ils mandient avec insensibilitĂ© et fuient le travail qui trouble leur repos sans augmenter leurs jouissances la sol y est brĂ»lĂ©, la vĂ©gĂ©tation s’y dĂ©truit dĂšs que les pluies lui manquent, et la population y est trĂšs-faible. Les isles du Cap Yerd sont montueuses, mais les collines infĂ©rieures y sont couvertes de verdure et sont coupĂ©es par des vallĂ©es l’eau ne s’y trouve que dans des mares et des puits il y a cependant une riviĂšre qui se dĂ©charge Ă  Izibeira dans l’isle St. Yago prĂšs de Prava est une vallĂ©e plantĂ©e de cocotiers , de cannes Ă  sucre , de bananiers , de cotonniers, de goyaviers , mais les broussailles y prospĂšrent plus encore. Une nation active et libre pourrait y faire croĂźtre le cafĂ© , l’indigo , la cochenille ; une nourriture saine y remplacerait les racines; et des maisons agrĂ©ables les trous que les hommes y habitent. S. Yago est couverte de pierres qui paraissent ĂȘtre de la lave ; le sol y est une espĂšce de charbon de terre et de cendre ocreuse ; les rochers sur la cĂŽte sont noirs et brĂ»lĂ©s ils annoncent un ancien volcan , et l’isle Fuego n’est encore qu’une montagne brĂ»lante l’intĂ©rieur du pays a des montagnes escarpĂ©es et sourcilleuses , ce sont peut-ĂȘtre les volcans les plus anciens. Nous y avons trouvĂ© peu de plantes du tropique et point d'inconnues, quelques nouveaux insectes , ĂŻ4 Second Voyage de nouveaux poissons et diffĂ©rens oiseaux , tel» que la poule de GuinĂ©e , qui court vite et vole rarement. Les cailles et les perdrix rouges y sont trĂšs-communes ; mais l’oiseau le plus remarquable est le martin pĂȘcheur , qui se nourrit de gros crabes de terre rouges et bleus qui remplissent les trous de ce sol sec et brĂ»lĂ© on y voit beaucoup de singes. Nous nous rembarquĂąmes Ă  la fin du jour ; la houle nous força de nous dĂ©shabiller pour'nous rendre Ă  nos chaloupes, et nous courĂ»mes le danger d’ĂȘtre mordus par les goulus de mer qui sont nombreux dans le havre des raffales et eut dĂšs que nous fĂ»mes en mer, le temps fut Ă©pais et brumeux un soir nous vimes un metĂ©ore lumineux d’une forme oblongue et d’une couleur bleuĂątre j sa forme fut rapide et il disparut bientĂŽt. Une hirondelle suivait notre bĂątiment et se juchait le soir sur un des sabords le jour elle voltigeait autour du vaisseau des bonites jouaient aussi sur les ondes , mais nous n’en pĂ»mes prendre un goulu fut moins dĂ©fiant il fut amenĂ© sur le port avec 4 poissons suceurs qui s’étaient attachĂ©s Ă  lui ; sa chair frite est bonne , mais sa graisse le rend difficile Ă  digĂ©rer. Le 19 aoĂ»t , un charpentier sobre et bon ouvrier, arrangeant un des Ă©coutillons , tomba dans la mer et disparut tous nos efforts pour le sauver furent inutiles nous le regretĂąmes longtemps. Nos futailles commençaient Ă  se vuider une pluie qui tombais en toriens le$ »emplit ; des ondees de pluie nous atteignii D L Jacques Cook. i5 ç’est un grand besoin que l’eau fraiclie sur la mer ; en la buvant, le sang se dĂ©laie, on rĂ©pare la perte causĂ©e par une transpiration abondante, et alors on a moins Ă  craindre les maladies putrides , sur-tout si l’on change souvent de linge. Je reviens Ă  notre hirondelle $ dans la solitude de l’OcĂ©an un oiseau intĂ©resse , et j'en vais raconter la mort. La pluie avait dĂ©trempĂ© son plumage , elle se laissa prendre ; on la sĂ©cha , on lui permit de voltiger dans la chambre , et cette prison ne parut pas l’affliger on ouvrit les fenĂȘtres Ă  midi , elle s’élança dans l’air libre, revint le soir , s’envola le matin , et revint nous trouver encore. Elle paraissait sentir que nous ne lui voulions point de mal , et passait sans trouble une partie du jour dans la chambre de l’un de nous ; mais bientĂŽt elle disparut pour jamais. Peut-ĂȘtre elle entra dans le poste de quelque matelot, qui la tua pour en nourrir son chat ; peut-ĂȘtre le chat mĂȘme lui Ă©pargna cette peine, j^insi presque toujours la familiaritĂ© des oiseaux avec nous leur est fatale. Le 22 nous Ă©prouvĂąmes un calme parfait, qui fut suivi de raffales, de pluies, de chaleurs Ă©touffantes ; le thermomĂštre Ă©tait Ă  midi de 79 Ă  82° pendant ce temps , la mer nous offrit des poissons longs de quinze Ă  vingt pieds ; c’étaient des Dauphins peut-ĂȘtre , parmi lesquels nous remarquĂąmes des Sauteurs , qui sont d’une couleur brunĂątre nous Ă©tions alors au midi de la cĂŽte de GuinĂ©e , et la vue de ces poissons surprit nos officiers, qui st’ea yoientpas ordinairement i 6 Second Voyage dans ces parages. Nous n’avions point de malades , malgrĂ© les effets de la pluie dans ces climats chauds ; c’était l’effet sans doute de nos soins pour faire aĂ©rer et sĂ©cher le vaisseau , y allumer des feux entre les ponts , fumer l’intĂ©rieur, obliger les Ă©quipages d’exposer Ă  l'air leurs lits et tenir leurs habits propres. Le 27 nous vimes des mouettes, des frĂ©gate», des oiseaux de tropique qui ne volent jamais loin de la terre ; cependant nous nous en croyions encore Ă  quatre-vingt lieues nous mesurĂąmes le courant, il portait au Nord d'un tiers de mille par heure; le thermomĂštre en plein air se tenait Ă  d. Ăż. , Ă  la surface de l’eau il descendait au 74 j Ă  8o brasses de profondeur , il fut au 66 e . degrĂ©. Le Ăź septembre , nous vimes un diable de mer Ă  sa forme extĂ©rieure , on l’eut cru du genre des rayes ; mais il paraĂźt ĂȘtre une espĂšce nouvelle de poissons volans et leur ennemi, les bonites reparurent nous primes un dauphin dont la chair est sĂšche , mais la vivacitĂ© inimitable de ses couleurs qui changent continuellement d’une teinte Ă  l’autre , tandis qu’il meurt, prĂ©sentait un des spectacles les plus admirables qui puisse s’offrir aux regards d’un voyageur. Le 8 septembre , nous passĂąmes la ligne et fĂźmes la cĂ©rĂ©monie ordinaire la gaĂźtĂ© qu’elle inspire, les ablutions forcĂ©es mĂȘmes ne nuisent point Ă  la santĂ©. Le vent Ă©tait favorable , le temps beau , nous avancions rapidement, des oiseaux noua annonçaient la terre ; peut-ĂȘtre venaient-ils des isles Ascension ou S. Mathieu, que nous laissĂąmes de Jacques Cook. 17 saints Ă  peu de distance quelquefois la mer nous paraissait couverte d’animaux de la classe de^ mollusca , et que nous nommĂąmes glanais dtlan,- tiens. L’rn d'eux, dont la couleur Ă©tait bleue, avait la forme d’un serpent et quatre pattes divisĂ©es en plusieurs brlilmhes d’autres Ă©taient trans- parens comme des cristaux , et en s’unissant, formaient de longues chaĂźnes nous vĂźmes aussi celui que les Portuguais nomment vaisseau de guerre, et les Anglais salĂ©e. Nous apperçumĂšs un vaisseau auquel nous ne parlĂąmes point, pour 11e pas perdre de temps ; nous commencions Ă  sentir le froid, qnoiquhipeine parvenus sous le 2 5 e . degrĂ© de latitude ; mais nos corps relĂąchĂ©s par la zone torride v Ă©taient devenus plus sensibles. Vers le 4 octobre, nous vĂźmes pour la premiĂšre fois de petits petrels Ă  couleur de suie et Ă  croupion blanc , des pintades et des albatrossĂ©s , et le 11 nous obssrvĂąrnes une Ă©clipse de lune , qui fixa la ' longitude du lieu oĂč nous nous trouvions de nouveaux oiseaux parurent avec ceux dont nous avons parlĂ© tels sont le coupeur d’eau et la petite hirondelle de mer sur la mer nous dĂ©couvrĂźmes U hĂ©lix Janlfi ina, coq ni! lĂ€ge d e cou leur violette, qui n’est point le purpura d~s anciens, remarquable par la minceur extrĂȘme de sa texture , et qui semble destinĂ© Ă  fuir les coms bordĂ©es de rochers un lion marin fut pris pour un homme tombĂ© dans la mer et fit pousser des cris d’ail arm es ; on revira sur-le-champ , on ne vit rien ; on fit l’appel, il ne manqua personne j Tome IL JB Ăź8 Second V o y a b nos amis de l’Aventure nous apprirent ce qui nous avait trompĂ©s. n Parvenus sous le parallĂšle de Tristan de Cunha, nous vĂźmes une grande baleine et un* espĂšce de goulu de couleur blanchĂątre , ayant deux nageoires sur le dos , et long d’environ vingt pieds ; nous nous rĂ©galĂąmes de quelques alba- tross dont nous examinĂąmes deux espĂšces malgrĂ© ces Ă©vĂ©nemens passagers , l’ennui d’une longue navigation commençait Ă  nous gagner la vie solitaire et monotone des vaisseaux nous attristait; des observations d’histoire naturelle parvenaient Ă  nous distraire. Nous approchions du cap de Bonne-EspĂ©rance ; dĂ©jĂ  les oiseaux de mer commençaient Ă  nous quitter pour faire place Ă  l’oiseau noir ou Poule du Cap , que nous dĂ©couvrĂźmes avec la terre, aprĂšs une navigation plus heureuse que ne nous l’avaient promise des hommes expĂ©rimentĂ©s qui s’attendaient Ă  de longs t f’rĂ©quens calmes , et Ă  des ouragans dans le voisinage de la ligue dans le temps oĂč nous la passĂąmes. Ce fut le 29 que nous dĂ©couvrĂźmes la montagne de la Table nous forçùmes de voiles pour gagner la baie avant la nuit et nous ne pĂ»mes y rĂ©ussir nous la passĂąmes Ă  louvoyer. LĂ  nous vĂźmes la mer toute en feu , phĂ©nomĂšne sur la cause duquel nous n’élio»s pas d’accord je fis tirer quelques seaux d’eau , et nous y trouvĂąmes une quantitĂ© innombrable de petits insectes trans- parens et globuleux , de la grosseur d'une tĂąte d’épingle ordinaire, d’unçsubstance gĂ©latineuse de Jacques Cook. joj panel l'eau Ă©tait en repos , leur nombre paraissait diminuer et la lumiĂšre se dissipait insensiblement , en l’agitant on lui rendait son Ă©clat, et les binettes se mouvaient dans des directions contraires aux ondulations de l’eau en remuant l’eau avec la main , une Ă©tincelle lumineuse s’attachait aux doigts -, et avec une forte lentille , nous dĂ©couvrĂźmes l’orifice d’un petit tube qui entre dans le corps de cet atome dont quatre ou cinq sacs intestinaux remplissaient l’intĂ©rieur. On ne put faire de dĂ©couvertes plus exactes pour connaĂźtre leur nature et leurs organes ; le toucher les gĂąte , et ils n’offrent plus qu’une masse confuse de linĂ©amens flottans nous soupçonnĂąmes qu’ils Ă©taient le frai d’une espĂšce de mĂ©duse ou d'ortie de mer tel Ă©tait l'animalcule qui couvrait l’OcĂ©an dans un grand espace, se mouvait d’un lieu Ă  un autre , jouissait de la facilitĂ© de briller quand il lui plaĂźt, et d’éclairer tous les objets qu'il touche la mer paraissait enflammĂ©e ; le sommet de chaque vague semblait un. phosphore , une ligne lumineuse marquait la trace du navire de grands corps de lumiĂšre se remuaient Ă  nos cĂŽtĂ©s, quelquefois avec lenteur, quelquefois avec vitesse ; iis s'Ă©loignaient, se rapprochaient de nous , avaient la forme des poissons , et lorsque les plus gros approchaienC des petits , ceux-ci se retiraient on hĂąte. Le jour naissant nous fit voir un beau ciel, et nous vĂźnmes mouiller dans la baie delĂ  Table, Ă  un mille du dĂ©barquement , prĂšs du fort ; bientĂŽt nous reçûmes la visite des officiers d, B L » 2S Second Voyage la Compagnie , qui venaient examiner les vaisseaux, la sautĂ© des Ă©quipages, et s'assurer si la petite vĂ©role Ă©tait Ă  bord , maladie redoutable an Cap. J’allai visiter le Gouverneur qui me reçut avec politesse et m'apprit que des vaisseaux de l'isle Maurice avaient dĂ©couvert une terre sous le mĂ©ridien de cette isle , et le Jd. de latitude mĂ©ridionale , et qu’un coup de vent les en avait Ă©cartĂ©s. Nous fumes frappĂ©s du contraste qu’offre cette colonie et S. Yago dans celle-ci le sol susceptible de culture , est nĂ©gligĂ© de ses liabitans paresseux et opprimĂ©s au Cap, on voit une ville propre et bien bĂątie au milieu d’un dĂ©sert entourĂ© de masses de roc , entrecoupĂ© de montagnes noires et effrayantes ; au bord de l’eau sont les magasins les maisons sont rĂ©pandues derriĂšre sur un coteau lĂ©gĂšrement inclinĂ© j il n'y a qu’une Ă©glise , les LuthĂ©riens y ont une chapelle, mais n’y peuvent avoir un PrĂȘtre ; ils sont obligĂ©s de se servir des AumĂŽniers Danois ou SuĂ©dois , qui abordent au Cap. Les esclaves ne paraissent y avoir aucune Religion , et on ne s’en occupe pas. La Compagnie a plusieurs centaines d’esclaves qui logent, vivent et travaillent dans une maison spacieuse un autre grand bĂątiment sert d’hĂŽpital aux matelots des vaisseaux de la Compagnie , et il en est ordinairement rempli entassĂ©s dans un vaisseau , sous la zone torride , vivant Ă  petites rations de viandes salĂ©es , la fiĂšvre et le scorbut les moissonnent on leur y donne des mĂ©dicamcns ; mais % de Jacques Cook. sr les pins salutaires sont les provisions fraĂźches et un air pur ; prĂšs d’eux est le jardin oĂč l’on cultive les herbes potagĂšres, les antiscorbutiques, il est dĂ©fendu contre les tempĂȘtes destructives par de hautes allĂ©es de chĂȘnes, qui forment les seules promenades aĂ©rĂ©es et couvertes qu’on trouve dans ces climats chauds. Nous nous Ă©tablĂźmes dans la maison de Mr. Brands dont les soins empressĂ©s nous furent utiles pour trouver des provisions et pourvoir Ă  nos besoins tandis qu’on s’en occupait, nous fĂźmes des excursions botaniques dans la campagne le sol bas et marĂ©cageux prĂšs de la mer s’élĂšve insensiblement de tous les cĂŽtĂ©s vers les trois montagnes qui forment le fond de la baie 1* bas est couvert de quelque verdure ; les cantons Ă©levĂ©s ont un aspect horrible et sec ; mais on y voit des buissons dispersĂ©s , habitĂ©s par des lĂ©zards , des serpens , des tortues, des oiseaux, et une grande variĂ©tĂ© de plantes quelques plantations sont Ă©levĂ©es dans les lieux qu’un filet d’eau fertilise on y fĂźt des collections immenses de plantes, et y trouva un grand nombre d’animaux inconnus aux naturalistes. Nous visitĂąmes la montagne de la Table la route en est trĂšs-roide , difficile et semĂ©e de cailloux. Vers le milieu , on entre dans une crevasse effrayante et vaste dont les cĂŽtĂ©s perpendiculaires sont garnis de rochers menaçans , empilĂ©s et couchĂ©s des ruisseaux sortent des fentes , ou tombent des prĂ©cipices en gouttes , et donnent la vie aux plantes et aux arbrisseaux B L 22 SbcoiĂźd Voyage qui sont plus bas des plantes y rĂ©pandaient une odeur aromatique. Le sommet de la montagne est stĂ©rile et presquede niveau par-tout quelques cavitĂ©s y Ă©taient remplies d'eauetde terre vĂ©gĂ©tale qui nourrissaient quelques plantes odorifĂ©rantes; des babnirts hurlans , des antilopes , des vautours solitaires , des crapaux habitent aux environs la vue y est trĂšs-Ă©tendue , la baie n’y paraĂźt qu’un Ă©tang, les vaisseaux que de petites barques, la ville que des ouvrages d'en fans les autres montagnes nous paraissaient petites mais au- delĂ  des collines blanches, une chaĂźne majestueuse de hautes montagnes arrĂȘtait notre vue ‱un grouppe de masses irrisĂ©es de rochers enfermait la baie , et se terminait an cap des TempĂȘtes. Entre le midi et l’orient, nous dĂ©couvrions de nouvelles plantations enfermĂ©es par d’immenses bruyĂšres, dont la verdure contrastait avec le reste du pays , et Constantin cĂ©lĂšbre par ses vignobles- Un air froid et perçant nous força de descendre cette montagne aprĂšs y ĂȘtre demeurĂ©s deux heures. C’est sur-tout au stid-esl* de cette montagne que nous dirigeĂąmes nos excursions, parce que le sol y produit un grand nombre de simples diverses prĂšs des collines l’aspect en est trĂšs-agrĂ©able au bord de chaque ruisseau on voit des plantations variĂ©es de vignobles , de champs et de jardins , entourĂ©s de chĂȘnes hauts de dix Ă  vingt pieds qui les mettent Ă  couvert des vents destructeurs. Le gouverneur Tulbagli les fonda et y a construit des maisons et des jardins pour de Jacques Cook. 23 ses successem-s ; ils n’ont de remarquable que Toinbre et l’eau qu’on y trouve la Compagnie y a des hangards , on y voit une brasserie , et plus loin la belle vallĂ©e qui renferme la plantation appelĂ©e 1 eParadis, oĂč l’on trouve des bosquets dĂ©licieux , et d’excellens fruits. Nous vĂźmes arriver dans la baie deux vaisseaux Hollandais dont l'Ă©quipage Ă©tait dans un dĂ©labrement extraordinaire , et dont l’un avait touchĂ© au port de Praya un mois avant nous notre voyage plus rapide n’avait point rĂ©pandu de maladies parmi nous, et cette raison fit que notre sĂ©jour au Cap pouvait ĂȘtre fort court cependant nous n’apareillĂąmes que le 22 novembre pendant ce temps l’équipage se nourrit de bƓuf ou de mouton frais, de pain nouvellement cuit , de beaucoup de lĂ©gumes ; on calfata et on peignit les vaisseaux , et on acquit un nouveau secours pour les dĂ©couvertes en histoire naturelle. Ce fut Mr. SpĂ©armann, Ă©lĂšve de LinnĂŠuSj et dont l’enthousiasme pour les sciences ne s’est jamais dĂ©menti; il Ă©tait versĂ© dans la mĂ©decine , avait une ame sensible , Ă©tait un vrai philosophe. Avant de nous embarquer , nous achetĂąmes Ă  haut prix un Ă©pagneul qui allait Ă  l’eau , afin que cet animal' ramassĂąt tous les oiseaux qui tomberaient hors de notre portĂ©e. Nous avons parlĂ© ailleurs de la colonie du Cap , nous n’en dirons qu’un mot aujourd’hui. Il y a ordinairement cinq esclaves pour un blanc ceux-ci les traitent avec douceur , les habillent bien, mais les obligent Ă  ne porter ni bas n! B 4 2-4 Second Voyage souliers. On y voit un grand nombre de Malais, de Bengalois et quelques nĂšgres. Les colons sont Hollandais , Français protestans , et la plupart Allemands ils sont industrieux, aiment l’aisance , et peuvent mĂȘme jouir de l’abondance ; ils sont hospitaliers et sociables ; ils ont peu de moyens et peu le goĂ»t de s’instruire ceux qui veulent que leurs en sans le soient , les envoient en Hollande ; l’éducation des femmes y est nĂ©gligĂ©e, et leur conversation est peu intĂ©ressante plusieurs parlent le français, l’anglais, le portugais, le malais ; elles dansent, chantent, jouent du luth , mais manquent de dĂ©licatesse. Il y a cependant des colons instruits rarement ils y amassent d’aussi grandes fortunes qu’à Batavia, et les plus grandes surpassent rarement la somme de 5 00,000 livres. A la campagne , les fermiers sont simples , ignorans , hospitaliers , et la plupart d’une corpulence remarquable. La compagnie ne concĂšde plus de terrain Ă  perpĂ©tuitĂ© ; elle le livre Ă  un fermier pour la redevance annuelle de ia 5 livres pour 6o acres, renie qui nelcĂ  encourage pas Ă  cultiver la-vigne ils Ă©lĂšvent beaucoup de bĂ©tail tels fermiers ont de 7 Ă  j 5 ,ooo moutons et des vaches Ă  proportion les vignobles sont dans les plantations voisines du cap , les champs de bled sont les plus Ă©loignĂ©s. Lorsqu’ils viennent Ă  la ville, ils amĂšnent leur lĂ mille avec eux , dans des chariots couverts de toile ou de cuir traĂźnĂ©s par 8 Ă  12 paires de bƓufs. Souvent les plus opidens confient Ă  un jeune homme un troupeau de 4 Ă  5 oo de Jacques Cook. 26 moutons qu'il conduit dans un canton Ă©loignĂ© abondant en eau et en herbe il a pour sa part la moitiĂ© des agneaux, et bienlĂŽt il est aussi riche que son bienfaiteur. Le bled qu'on y recueille sert Ă  l’approvisionnement des isles de France et de Bourbon , et il y aurait plus de productions si les plantations Ă©tai eut inoinsĂ©loignĂ©es, et les chemins moins impraticables. La compagnie dĂ©fend Ă  ses colons de s’établir Ă  moins d’un mille de distance les uns des autres. Celte colonie serait florissante si elle n’appartenait pas Ă  une sociĂ©tĂ© de marchands. L’atmosphĂšre y est sujet Ă  des variations frĂ©quentes , ce qui cause beaucoup de rhumes ; il neige , il gĂšle dans les montagnes , rarement dans la plaine. Cette extrĂ©mitĂ© de l’Afrique est uue masse de hautes montagnes dont les extĂ©rieures sont noires , escarpĂ©es , stĂ©riles et composĂ©es d’un garnit grossier qui ne contient aucune production de volcan les intĂ©rieures paraissent ĂȘtre mĂ©talliques on y trouve des sources chaudes. La colonie de Stelleiiboch passe pour la plus fertile du cap les chĂȘnes y deviennent trĂšs- hauts prĂšs de la ville , les plus hauts n’ont pas 3o pieds d’élĂ©vation la botanique peut s’y enrichir, et deux savans y ont rassemblĂ© plus de mille plantes inconnues avant eux. Le rĂšgne animal n’y est pas moins riche les plus g^an Js quadrupĂšdes , comme l’élĂ©phant, le rhinocĂ©ros, la gi- raffe ou camelĂ©opard, l’hippopotame, le gnou, le lion , le bu 111e s’y trouvent, ce dernier y est trĂšs- fĂ©roce ; il attaque les fermiers dans leurs voyages, %6 Second Vor ace tue et sonie au pied leur bĂ©tail ; telle est sa tores qu’attelĂ© Ă  un chariot, avec six bƓufs ordinaires, on ne peut le faire changer de place. On y trouve aussi des antilopes, des liĂšvres, des jerhuas, et beaucoup d’autres quadrupĂšdes plus petits , proie ordinaire et facile des lions , des lĂ©opards , des tigres, des hyĂšnes rayĂ©es et tachetĂ©es, des jackalls et de plusieurs autres animaux fĂ©roces qui n’y sont pas rares. Les oiseaux , les poissons y offrent une grande variĂ©tĂ© d’espĂšces dont plusieurs sont mal connues , ou ne le sont pas du tout. AprĂšs avoir reçu du cap tous les secours possibles, nous entrĂąmes Ă  bord, et mimes Ă  la voile ; le temps Ă©tait variable etnousavions desondĂ©es de pluie,qui ne nous empĂȘchaient pasd’avancer,nous revĂźmes encore la mer lumineuse comme nous l’avions vue en arrivant. Nous disposĂąmes notre route pour chercher le cap de la Circoncision, et prĂ©voyant que nous allions arriver dans un climat froid , loin de tout lieu de relĂąche , je fis distribuer des braies , des chausses de drap et la jaquette qu'avait accordĂ©e l’AmirautĂ©, et prendre toutes les prĂ©cautions possibles pour ne pas perdre de l’eau douce on lavait avec l’eau de la mer, et on en distillait sans cesse. Sous le Ă y° 4/ de latitude , nous fĂ»mes accueillis d’une tempĂȘte qui dura une semaine entiĂšre c’était la premiĂšre que nous Ă©prouvions , la mer Ă©mue brisait avec violence contre le vaisseau tout ce qu’il renfermait de mobile s’ébranlait , se heurtait, se brisait le hurlement de la tempĂȘte , le rugisse- UE Jacques Cook. i rj. ment des vagues , l’agitation du vaisseau nous interdisaient tout travail, et nous prĂ©sentaient des scĂšnes nouvelles et souvent affligeantes. Un volontaire logĂ© dans l’avant du vaisseau , s’éveilla tout-Ă -coup une nuit, et entendit l'eau courir dans son gĂźte , il saute de son lit, et se trouve dans l’eau jusqu’à mi-jambe il crie , on se lĂšve, on emploie les pompes , tout travaille avec vigueur et l’eau semblait s’accroĂźtre encore , on ajouta les pompes Ă  chapelets aux autres ; mais tous nos efforts auraient Ă©tĂ© vains si le volontaire s’était rĂ©veillĂ© plus tard, et si l’on n’avait dĂ©couvert que l’eau entrait par une Ă©coutille enfoncĂ©e par le clioc des vagues on la rĂ©para et nous Ă©cliapĂąmes au danger d’ĂȘtre ensevelis dans les flots ait milieu d’une nuit trĂšs-sombre. Cette tempĂȘte nous jeta bien loin Ă  l’orient de la route projetĂ©e , et nous perdĂźmes l’espoir de gagner le cap de la Circoncision un plus grand mal encore fut qu’elle tua la plus grande partie des moutons, des cochons , des oies que nous avions embarquĂ©s ; le passage brusque d’un temps doux et chaud Ă  un autre trĂšs-iroid et trĂšs-humide nous affecta tous , et pour en tempĂ©rer l’effet, je sis ajouter quelque chose Ă  la ration ordinaire des boissons fortes. La tempĂȘte cessa enfin , nous eĂ»mes une nuit sereine , un beau matin qui fut bientĂŽt suivi d’une brume Ă©paisse le baromĂštre Ă©tait trĂšs-bas , le vent s’accroissait Ă  chaque instant , et une seconde tempĂȘte s’éleva il nous fallut abattre toutes nos voiles , mais sa violence fut Ă©puisĂ©e dans un jour. Un grand nombre 28 Second Voyage d'oiseaux du genre des peterels et des hirondelles, nous avaient accompagnĂ©s depuis le Cap , et la tempĂȘte semblait avoir accru leur nombre ; parmi ces oiseaux Ă©tait la pintade et le pelercl bleu dont i aile est coupĂ©e en travers par une bande de plumes noirĂątres. Quelquefois nous appercevions trois espĂšces d’aibatross , et nous prenions de ceux-ci Ă  la ligue avec un morceau de mouton pour appĂąt la chair en Ă©tait bonne. Nous rencontrĂąmes aussi des pingoius et de touffes de goesmon , quoiqu’à une grande distance des cĂŽtes ; ils ne les annoncent donc pas. Il est probable que d’aprĂšs le degrĂ© de fraĂźcheur ou de putrĂ©faction oĂč on les trouve , on pourrait conjecturer depuis quel temps les plantes flottent sur la mer , et dans des cas trĂšs-rares, combien elles sont Ă©loignĂ©es de terre ; mais des circonstances accidentelles rendront toujours le calcul in - certain. Le vent s’affaiblit par degrĂ©s , et dĂ©gĂ©nĂ©ra en grains accompagnĂ©s d’ondĂ©es de neige nous pĂ»mes cependant dĂ©plier nos voiles , quoique la mer lut trĂšs-grosse encore la nuit du neuf au dix donna une gelĂ©e trĂšs-vive , et le lendemain nous vĂźmes des isles de glace il en Ă©tait qui avaient an moins 2000 pieds de long sur 400 de large , et s’élevaient au moins de 200 pieds , ce qui. annonçait une Ă©paisseur d’environ 2000 pieds çes masses de glace ne flottent probablement qu’avec lenteur , parce que les vents et les vagues ne heurtent que la petite partie qui s’élĂšve au - dessus de la surface de la mer .les de Jacques Cook. 29 courans sont peut-ĂȘtre lesagens principaux qui les mettent en mouvement en nous assurant par nos courses qu’il n’y avait pas de continent austral , nous nous persuadĂąmes que ces isles se forment dans la mer ; car on ne cloute plus que l’eau salĂ©e ne puisse se geler. Au reste on peut juger de la diffĂ©rence du froid qui rĂšgne dans les deux hĂ©misplxĂšres par le lieu et le temps oĂč nous rencontrĂąmes ces glaces nous Ă©tions au milieu de dĂ©cembre qui rĂ©pond dans cet hĂ©misphĂšre Ă  noire mois de juin , et la latitude Ă©tait de 5i° 5'. Dans un temps obscur , on peut se perdre contre ces isles nous en vĂźmes une qui avait do pieds d'Ă©lĂ©vation et demi mille de circonfĂ©rence, platte Ă  son sommet, ayant ses bords coupĂ©s perpendiculairement. Le capitaine Furneaux , qui commandait l’Aventure , la prit pour une terre, et s'y serait jetĂ© si mon signal ne lui avait dĂ©couvert son erreur; nous marchĂąmes avec prĂ©caution sur-tout la nuit , allant Ă  petites voiles , faisant de courtes bordĂ©es , tantĂŽt cl’un cĂŽtĂ© , tantĂŽt de l’autre; c’est dans ces circonstances que je dĂ©couvris des oiseaux que je ne connaissais point encore ils Ă©taient blancs , ayant le bec et les pieds noirs , et de la grosseur des pigeons ; ils paraissent ĂȘtre de la classe des pete- rels et indigĂšnes de ces mers froides. Nous Ă©tions toujours obligĂ©s Ă  de plus grandes prĂ©cautions, parce qu'un brouillard Ă©pais nous environnait, qu’il se mĂȘlait Ă  de la pluie et de la neige fondue , et que les isles de glace augmentaient ; on 3o Second V o y a si h voyait dans le jour lorsque nous passions entre elles j parce qu’alors le thermomĂštre baissait de trois Ă  quatre degrĂ©s quelques-unes avaient prĂšs d'une lieue de circuit la mer Ă©tait enflĂ©e, et les vagues en se brisant s’élançaient jusqu’à leur sommet ; mais ce spectacle, d’abord agrĂ©able Ă  nos yeux , nous remplit d’épouvante , en pensant qu’une vague pouvait nous lancer sur elles et nous briser en un instant. DiffĂ©rons oiseaux qui nous avaient accompagnĂ©s jusqu’alors disparurent ; les pingouins se montrĂšrent , le pete- rel blanc se jouait autour des masses de glace , dont on peut le regarder comme l’avant-coureur; plusieurs baleines se montraient aussi parmi les glaces , et variaient un peu la scĂšne affreuse de ces parages. Nous vovions quelquefois vingt de ces isles Ă -la-fois ; l’une d’elles avait des taches noires qu’on prit pour des animaux ; cependant elles ne changeaient point de place. Nous navigions avec peine ; nos voiles , nos agrĂȘts Ă©taient gelĂ©s , et il en tombait des glaçons qui leur sonnaient des espĂšces de franges. Comme nous Ă©tions sous le parallĂšle du cap de la Circoncision , et que nous nous attendions Ă  voir la ferre , tout attirait notre attention ; chacun desirait dĂ©couvrir le premier la cĂŽte souvent on croyait la voir , et ce n’était qu ’une isle de glace ou un brouillard. Un jour l’Aventure nous annonça qu’on voyait distinctement la terre nous vĂźmes une immense plaine de glaces brisĂ©es et des isles de toutes formes , de toutes grandeurs f qui , s’étendant au loin par de Jacques Cook. Si derriĂšre , Ă©levĂ©es encore par les vapeurs brumeuses qui couvraient Fhorison , ressemblaient en effet Ă  des montagnes quelques officiers persistĂšrent Ă  croire qu’ils avaient vu la terre , jusqir’à ce que deux ans aprĂšs nous eussions naviguĂ© prĂ©cisĂ©ment dans le meme lieu , sans y trouver ni terre ni glace. Les memes scĂšnes se reproduisirent les jours suivait s toujours des masses dĂ©glacĂ© , des pingouins , des peterels et des poissons , parmi lesquels nous en remarquĂąmes deux plus petits que les haleines ordinaires , et cl hm blanc qui approchait de la couleur de chair. La mer Ă©tait tranquille , et nous nous concertĂąmes avec le capitaine Furneaux ; nous nous donnĂąmes des rendez-vous en cas de sĂ©paration , et il en Ă©tait temps ; car en effet nous fĂ»mes sĂ©parĂ©s peu de jours aprĂšs. Quelques travaux jetaient de la variĂ©tĂ© dans notre marche uniforme et lente nous coupions des masses de glace pour en tirer de l’eau douce en la fondant MM. Förster et Males voulurent rĂ©pĂ©ter des expĂ©riences sur la tempĂ©rature de la mer Ă  une certaine profondeur ; mais la brume les environna, et ils perdirent de vue les deux vaisseaux au milieu d’une mer immense , sur un bateau Ă  quatre rames , sans mĂąts , sans voiles , loin de toute espĂšce dĂ©cotes, environnĂ©s de glaces , dĂ©nuĂ©s de provisions , leur situation Ă©tait effrayante et terrible ils voguaient au hasard faisant de vains efforts pour se faire entendre ; iis Ă©coutaient eux - mĂȘmes , et tout Ă©tait en silence autour deux ; ils rĂ©solurent 3a Second Voyage Ăźle ne plusse mouvoir dans la crainte Je s’écarter, et ils y demeurĂšrent quelque temps. Enfin dans le lointain le son d’une cloche frappa leurs oreilles , ils ramĂšrent avec vigueur de ce cĂŽtĂ©-lĂ  ; ils poussĂšrent des cris perçans , auxquels l’Aventure rĂ©pondit , et ce vaisseau les prit Ă  bord , bien joyeux d’avoir Ă©chappes Ă  une mort lente amenĂ©e par le froid et la faim. Nous cĂŽtoyĂąmes pendant quelques jours des bancs immenses de glace qui ne laissaient point d'ouverture entr’eux ; les bonis en Ă©taient plus brisĂ©s qu'Ă  l’ordinaire , et on en voyait de toutes parts flotter d’innombrables isles le vent nous portait de l’une Ă  l’autre, et nous Ă©tions sans-cesse en danger de nous briser contre ces Ă©cueils flottans , ou de prendre fond sur eux, situation plus alarmante qu’on ne pourrait dire car quelquefois des vaisseaux y demeurent attachĂ©s j et nous avions Ă  craindre le mĂŽme sort cependant ce spectacle nous devint enfin aussi familier que celui des brouillards et de la mer. La multitude de ces plaines de glace nous fit faire quelques observations. Nous Ă©tions sĂ»rs de rencontrer de la glace dans tous les endroits oĂč nous appercevions une forte rĂ©llection de blanc prĂšs de Fhorison la glace n’est pas toujours blanche , prĂšs de la iner elle parait souvent d'un beau bleu de saphir , ou plutĂŽt de bervl cette couleur s’élevait quelquefois Ă  3o pieds de la surface , et provenait peut-ĂȘtre des particules d’eau lancĂ©es contre la masse , et qui en avaient pĂ©nĂ©trĂ© les interstices quelquefois le haut formais » 3 n Jacques Cook. 33 malt une large'couche de blanc formĂ©e probablement par des neiges accumulĂ©es. Je rĂ©solus de marcher Ă  l’est, puis de reprendre au midi s’il Ă©tait possible , pour gagner les derriĂšres de ces plaines de glace il ne dĂ©gelait point, le froid au contraire devenait plus incommode , et je crus devoir faire allonger les manches des jacquettes des matelots , et couvrir leurs tĂȘtes d’un bonnet des symptĂŽmes de scorbut commençaient aussi Ă  se dĂ©velopper, et je lis distribuer aux malades du moĂ»t frais de drĂȘchc et du jus de limon et d’orange ce dernier , inutile pour quelques-uns , en guĂ©rit totalement d’autres. Le temps variait, quelquefois il s’éclaircissait, et la vue pouvait s’étendre au loin nous en profitions pour avancer avec plus de vitesse et encore pour aller Ă  la chasse ; on tua quelques peterels bleus cet oiseau est de la grosseur du pigeon ; ses ailes , ses pieds, son bec sont gris-bleu; son ventre et la partie infĂ©rieure de ses ailes sont blancs et lĂ©gĂšrement teints de bleu une trace de cette couleur traverse ses ailes et le dos un peu au-dessus de sa queue ; elle teint encore les extrĂ©mitĂ©s des plumes de la queue ; son bec est large , sa langue l'est beaucoup aussi son plumage est abondant et chaud , ses ailes sont trĂšs-fortes et longues on chassa aussi au pingouin , chasse rarement heureuse , parce que ces oiseaux plongent et restent longtemps sous l’eau , et que lorsqu’ils en sortent , ils parcourent une ligne droite avec une vitesse si prodigieuse , qu’il est difficile de les atteiu- Torne II. Q 34 Second Votaoe dre. Nous en tuĂąmes un qui nous coĂ»ta une douzaine de coups de fusil son plumage est dur , luisant, Ă©pais, composĂ© de longues plumes Ă©troites , placĂ©es les unes sur les autres aussi prĂšs que des Ă©cailles ; leur peau t es-forte et leur graiss» les rendent propres Ă  rĂ©sister Ă  l’hiver perpĂ©tuel de ces climats rigoureux leur ventre large, leurs pieds en arriĂšre , leurs nageoires qui leur tiennent lieu d'ailes , facilitent le mouvement de leur corps , d’ailleurs trĂšs-lourd ; il semble que ces oiseaux et sur-tout les premiers vivent de diverses espĂšces de mollusca qui montent Ă  la surface de l’eau dans un beau temps; il paraĂźt aussi qu’ils peuvent vivre assez long - temps sans alimens. Nous passĂąmes au travers de plusieurs bancs de glace brisĂ©e et Hol tan te ils Ă©taient Ă©troits mais fort longs ; des morceaux Ă©taient de forme platte , d’autres offraient diverses branches en forme de rayons de miel, comme des rochers de corail , et prĂ©sentaient mille ligures va - liĂ©es. On tua deux peterels dont le bec Ă©tait moins large que celui dĂ©s autres cette diffĂ©rence indiquait-elle une autre espĂšce , ou dislingnait-elle la femelle du mĂąle dans lĂ  mĂȘme espĂšce? on disputa sur ce point, et hou ne prouva rien. Je rĂ©solus de courir an couchant jusqu’au mĂ©ridien du cap de lĂ  Circoncision , le vent Ă©tait trĂšs-favorable et la mer assez dĂ©barrassĂ©e de glaces , mais irons n’avanoĂąnies pas autant que -nous le dĂ©sirions ; de hautes isles de glaces. de Jacques Cook. 35 nous dĂ©robaient le vent sur lern - sommet nous voyions des pingouins qui grimpaient par ira cĂŽtĂ© qui s’élevait en pente ces glaces leur tenaient lieu de terre ; car il n’y en avait probablement point qu’à 6 ou 700 lieues de distance. On dit cependant qu’ils doivent aller sur les cĂŽtes pour faire leurs petits $ peut-ĂȘtre leurs femelles y Ă©taient , et que nous n'avons vu que des mĂąles. Nous tuĂąmes aussi un oiseau blanc de la classe des peterels ; son bec un peu court est d’une couleur mitoyenne entre le noir et le bleu foncĂ© , ses jambes et ses pieds sont; bleus. AprĂšs avoir Ă©chappĂ© au danger d’une plaine immense de glace qui Ă©tait entre nous et de nombreuses isles sur lesquelles nous apperçû- ines un veau marin , nous reprimes notre route Ă  l’ouest , et l’aprĂšs-midi du 1 Janvier 1773'^ rions vimes la lune pour la premiĂšre fois depuis notre dĂ©part du Cap ; ce qui peut faire juger du temps que nous avions eu jusqu’alors. Nous en profitĂąmes pour faire diverses observations , et nous trouvĂąmes que nous Ă©tions Ă - peu-prĂšs Ă  la longitude qu’on donne au cap -de la Circoncision , sous la latitude du 58 ° „ 60' 3 o tJ . Nous n’étions donc qu’à une cinquantaine de lieues plus au midi du lieu ou on 3 e place le temps Ă©tait serein , et nous pouvions voir Ă  i 4 oui 5 lieues autour de nous, etnous ne vimes rien il est donc trcs-probable qu’on s’est trompĂ© en croyant dĂ©couvrir cette terre , et qu’on a pris pour elle des montagnes et des C a A6 Second Voyage bancs de glace qui nous trompĂšrent nous-mĂȘmes dans les premiers jours. Nous revĂźnmes dans les parages que nous avions dĂ©jĂ  parcourus , et passĂąmes dans le mĂȘme lieu oĂč nous avions vu un grand banc de glace cinq jours auparavant; nous n’en vi- mes pas de traces; sans doute il avait dĂ©rivĂ© au nord , et c’est une nouvelle raison pour croire qu’il n’y a pas de terre sous ce mĂ©ridien. Nous faisions route Ă  l'est-sud-est afin de reconnaĂźtre un plus grand espace vers le midi un vent Irais nous favorisait , mais il pleuvait , et la pluie se gelait sur les agrĂȘts , de sorte que les cordages Ă©taient couverts de la plus belle glace transparente que j’aie jamais vue , et qu’on ne les pouvait manier sans douleur ; cependant le temps Ă©tait plus doux et la mer plus dĂ©barrassĂ©e de glace qu’elle ne l’avait Ă©tĂ© depuis plusieurs semaines. Nous parvĂźnmes jusqu'au 6i° 1 ad de latitude mĂ©ridionale; lĂ  nous vĂźmes les glaces se multiplier, et nous en ramassĂąmes des morceaux durs comme des rochers, qui nous donnĂšrent quinze tonneaux de bonne eau douce en les fondant dans des chaudiĂšres ; seulement l’air fixe en avait Ă©tĂ© chassĂ© , et tous ceux qui en burent Ă©prouvĂšrent une endure dans les glandes de. la gorge , effet ordinaire produit par l’eau de neige ou de glace. Je continuai encore ma route au Sud avec un vent de nord- ouest accompagnĂ© d’ondĂ©es de neige le 64° 12' de latitude ; lĂ  nous vĂźmes encore des allpatrosses, et l’on en tua un sa de Jacques Cook. 3/ couleur Ă©tait mitoyenne entre le brun et le gris foncĂ© ; la tĂȘte et le dessus des ailes Ă©taient un peu noirĂątres 5 il avait le fd des yeux blanc ces oiseaux Ă©taient alors les seuls quinenous eussent pas abandonnĂ©s. Nous mesurĂąmes le courant il portait au nord-ouest et faisait pies d’un tiers de mille par heure nous plongeĂąmes un thermomĂštre Ă  cent brasses dans la mer, on l’y laissa dix minutes , et on le retira qu’il Ă©tait au point de la congĂ©lation exposĂ© Ă  l’air , il remonta Ă  quatre degrĂ©s. Nous observĂąmes plusieurs distances du soleil et de la lune qui fixĂšrent notre longitude. C’est ainsi que nous remplimes cinq jours assez beaux , dont on profita encore pour faire laver le linge et les habits de l’équipage avec l’eau de glace fondue. Le 17 nous passĂąmes le cercle antarctique le temps Ă©tait beau , et nous ne voyions qu’une isle de glace le matin; mais vers les quatre heures la mer nous en parut couverte nous en comptĂąmes trente-huit, et nous eĂ»mes assez de peine pour les Ă©viter enfin elles augmentĂšrent , et bientĂŽt nous ne vĂźmes plus qu’une immense plaine de glaces diffĂ©rentes qui formaient ici des collines Ă©levĂ©es , lĂ  de monceaux brisĂ©s et serrĂ©s les uns contre les autres un radeau dont le sommet Ă©tait plat et uni, haut de seize Ă  dix-huit pieds, nous parut trĂšs-grand , car nous n’en pouvions appercevoir l’extrĂ©mitĂ© des baleines jouaient autour de ses bords, et des pintades brunes et blanches volaient dans ses environs cet oiseau avait la C 3 38 Second Y o y a c , t , partie antĂ©rieure brune , la postĂ©rieure blanche; nous voyions avec lui des peterels blancs et bleus, des albatrosses d'un gris ronce, mais les autres espĂšces ne se montrĂšrent plus. Parvenus au 67 ° i5 y lorsepue nous rencontrĂąmes ce banc , nous crĂ»mes qu’il Ă©tait imprudent de marcher plus encore an midi, d'autant plus que la moitiĂ© de l’étĂ© Ă©tait dĂ©jĂ  passĂ©e ; je rĂ©solus donc de chercher directement la terre qne les Français croyaient avoir dĂ©couverte , et nous revĂźnmes vers le nord. Nous nous en Ă©tions dĂ©jĂ  rapprochĂ©s de trois degrĂ©s , lorsque nous ap- perçumes un de ces oiseaux que dans notre premier voyage nous avions appelĂ©s poules du Port Egmont c’est la grande mouette du nord elle Ă©tait Ă©paisse et courte , de la grosseur d’une grande corneille, te couleur de chocolat elle avait une raie blanchĂątre en forme de demi-lune au dessous de chaque aile on en voit aux isles Tero dans le nord de l’Ecosse jamais je n’en avais apperçu Ă  plus de 4 ° lieues loin des terres , ni moins de deux ensemble celle-lĂ  voltigea plusieurs fois sur le vaisseau , puis s’éloigna vers le nord-ouest. Quelques jours aprĂšs nous en virnes une encore qui s’élevait Ă  une grande hauteur sur nos tĂȘtes , et nous regardait avec attention ; ce qui Ă©tait un spectacle pour nous z accoutumĂ©s comme nous l’étions Ă  voir les oiseaux raser la surface de la mer dans le mĂȘme temps des marsouins blancs et noirs passĂšrent devant nous avec une vitesse Ă©tonnante qui les dĂ©roba bientĂŽt Ă  notre vue. Nous marchions tou»- T j! JacqttĂŻs Cook, 3q Jours an nord , le temps Ă©tait brumeux, la pluie et la neige l’onduo ne ceseairnt point, le froid augmentait, et l'eau de nos iuuĂčlies [»lacĂ©es sur les ponts geir." te 'e> les nuits c’est dans ces parages eue nous .ne..s albatrosse blanche aux ailes teintes en noir et c pintade. La mer qui venait du non.’-ouest Ă©tait trĂšs-grosse et n’annonçait pas de terre dans cette direction , c’était lĂ  cependant eue nous nous attendions Ă  la trouver le vent Ă©tait fvais , il augmen ta encore , bientĂŽt il devint une tempĂȘte accompagnĂ©e d'Ă©pais brouillards , de neige et de pluie j elle dura prĂšs de deux jours , puis le soleil et la lune se montrant par intervalle, on en profita pour faire des observations. Le 3o Janvier, un vent trĂšs-frais dĂ©chira plusieurs de nos peiites voiles; vers le sĂŽir nous marchĂąmes au couchant sous nos basses voiles.; le vent diminua le lendemain et nous revinmes au nora nous Ă©tions dĂ©jĂ  sous le 5o° 5o ! de latitude, et nous voyions toujours des isles de glace en passant prĂšs de l’une d’elles , un craquement inattendu nous apprit qu’elle se brisait ou tombait en piĂšces nous n’en revimes plus aussi long-temps que nous gardĂąmes la mĂȘme direction. On nous avait appris au Cap de Bonne EspĂ©rance que Mr. de Kerguelen partant de l’isle Maurice avec deux vaisseaux vers la lin de 177 t, avait dĂ©couvert le 3i Janvier de l’annĂ©e suivante deux isles, qu’il appela Isles de la Fortune , et le- Jour suivant une troisiĂšme qidii nomma 1 ’lsle-, Fonde , de sa forme , puis une terre d’une Ă©ten— 4 o Second Voyage due et d’une hauteur considĂ©rables , qu'un des vaisseaux la cotoya dans l’espace de 20 lieues , que la voyant trĂšs-Ă©levĂ©e , inaccessible et nue , il l’abandonna pour cingler vers la Nouvelle- Hollande j que Mr. de Kerguelen fut chargĂ© de revoir cette terre , qu’il la vit, mais n’y jeta qu'un coup d’Ɠil, et revint sans faire de dĂ©couvertes. Mr. Marion en 1772 avait dĂ©couvert aussi de petites isles en trois endroits difĂŻĂ©rens du 4 6 ~ au de latitude, toutes peu considĂ©rables, Ă©levĂ©es , pleines de rochers et sans arbres de lĂ  il se rendit aussi Ă  la Nouvelle-IIolIande , oĂč il fut tuĂ©. Je voulus vĂ©rifier ces dĂ©couvertes , et me concerter avec le capitaine Furneaux il m'informa qu’il venait de voir un grand radeau de goesmon autour duquel Ă©taient plusieurs de ces oiseaux qu’on nomme plongeurs. C’était un signe d’une terre prochaine, mais il ne nous fut pas possible de connaĂźtre si elle Ă©tait au levant ou au couchant je rĂ©solus de suivre cette latitude pend an ^'quatre ou cinq degrĂ©s Ă  l’ouest, puis de revenir Ă  l’est ; mais les vents ne me le permirent pas. La grosse 111er qui venait du nord-est, du nord-ouest, de l’ouest, prouvait qu’il n’y avait point de terres Ă©tendues vers le couchant ; nous gouvernĂąmes donc au levant ; nous vimes du goesmon , et de ces oiseaux qu’011 nomme oiseaux d’Ɠufs, mais aucune terre je gouvernai plus vers le sud , rien ne nous y annonça son voisinage vers le nord-ouest, la 111er Ă©tait tranquille alors , quand le vent soufflait de. Jacques Cook. Jans cette direction ; nous allĂąmes donc vers le couchant, et ne fĂ»mes pas plus heureux. Une carte de Mr. de Vaugondy pourrait faire croire que nous n’allĂąmes pas assez vers le levant, que deux degrĂ©s de longitude nous sĂ©paraient d’une terre cela peut ĂȘtre, mais nos vains efforts prouvent au moins que cette terre est une petite isle, et non le Cap nord d’un continent austral comme on Pavait supposĂ©. Le 7 FĂ©vrier, le jour Ă©tait beau, et je fis mettre tous les lits Ă  Pair, tous les habits sur le tillac; je fis nettoyer le vaisseau , et fumer entre les ponts. Nous voyions des poules du Port Egmont et des plongeurs de deux espĂšces ; pendant la nuit nous entendĂźmes des pingouins; cela nous fit jeter la sonde , et nous ne trouvĂąmes point de fond Ă  2,10 brasses. Le vent Ă©tait Ă  l’est et soufflait avec force; il Ă©tait accompagnĂ© de nuages sombres que suivit une brume Ă©paisse ; dans cet intervalle on tira un coup de canon toutes les heures Ă  midi je fis signal de revirer ; mais l’Aventure qui n’avait point rĂ©pondu aux premiers signaux, ne rĂ©pondit point non plus Ă  celui-lĂ  j’eus alors trop de raison de craindre que nous ne fussions sĂ©parĂ©s , quoiqu'il fĂ»t assez difficile de dire comment cela Ă©tait arrivĂ© dans ce cas, nous Ă©tions convenus de croiser trois jours dans les parages oĂč nous nous serions quittĂ©s ; je le fis en tirant un coup de canon toutes les demi-heures , et en allumant des feux pendant la nuit ; mais nous ne pĂ»mes dĂ©couvrir l’Aventure , et nous perdĂźmes PespĂ©rance de la rejoin- 'Jfz Seconb Voyage dre. Tout l’équipage fut affligĂ© de cette sĂ©paration ; nous ne jetions plus les yeux sur l’OcĂ©an .sans ressentir le chagrin de nous voir seuls la vue d’un vaisseau avait jusqu’alors adouci nos peines et inspirĂ© la gaietĂ© il fallut renoncer Ă  tette consolation. Une preuve assez forte qu’il y avait une terre voisine , c’est que tandis nous louvoyions, des pingouins et des plongeurs frappĂšrent souvent nos yeux, et que plus loin vers le sud, nous ne vĂźmes plus que des uetcrels , des alba- ĂŻrosses , des coupeurs d’eau, etc. Ces pingouins Ă©taient plus petits que ceux que nous avions vus sur la glace ; ils avaient le bec rougeĂątre -et la tĂȘte brune nous vĂźmes aussi des veaux marins, ce qui me fit sonder sans trouver encore de fond. Des isles de glace reparurent, et le 37 , nous apperçiunes dans les cieux des clartĂ©s semblables Ă  une aurore borĂ©ale 3 elles paraissaient en diffĂ©rons temps , en diffĂ©rentes parties du ciel , et rĂ©pandaient leur lumiĂšre sur tout TatmospliĂšre. Nous vĂźmes une isle de glace de 200 pieds de haut , et nous pensions Ă  en couper quelques morceaux lorsqu'il s’en dĂ©tacha de grosses masses qui dĂ©rivaient promptement Ă  l’ouest, oĂč bientĂŽt elles furent rĂ©pandues sur un grand espace nous allĂąmes en ramasser , et nous pĂ»mes en remplir huit Ă  dix tonneaux. Nous tournĂąmes alors au levant, un peu vers le midi, et cette route au milieu dĂčui grand nombre de masses flottantes, nous obligea Ă  beaucoup de de Jacques Cook. 43 prĂ©cautions. Le zo , Ă  midi , nous crĂ»mes fortement voir terre au sud-ouest. Je revirai pour m’en approcher, ]e tempe Ă©tait bon, et je reconnus bientĂŽt que ce n’était qu’un brouillard, qui disparut le soir la nuit nous montra une aurore australe ti Ăšs-brillante et trĂšs-lumineuse qui parut d’abord au levant , et se rĂ©pandit ensuite dans tout le ciel elle diffĂ©rait des aurores borĂ©ales, en ce qu’elle Ă©tait toujours d’une couleur bleuĂątre , au-lieu que vers le nord , elles prennent diffĂ©rentes teintes et sur - tout une couleur de feu et de pourpre. Quelquefois elle cachait les Ă©toiles , quelquefois aussi on les voyait au travers. Tandis que nous Ă©tions encore occupĂ©s Ă  ramasser de la glace Ă©parse sur la mer , une isle qui n/avait pas moins de 4°° toises de tour et trois ou 4 oo pieds d'Ă©lĂ©vation au-dessus de l’eau , se renversa entiĂšrement la base occupa la place du sommet, le sommet celle de la base , et ce renversement ne changea rien Ă  sa hauteur. Lu plus grand nombre s’offrait toujours Ă  nos regards , une nuit orageuse , Ă©paisse, neigeuse nous enveloppa , et nous soupirions aprĂšs le jour ; il vint encore augmenter nos allarmes , en nous prĂ©sentant des montagnes escarpĂ©es de glace que nous avions dĂ©passĂ©es sans les appercevoir. Ces dangers , ces nuits sombres me firent renoncer Ă  passer de nouveau le cercle arctique je dirigeai donc au nord par un vent qui mit en piĂšces des isles dont les dĂ©bris embarrassĂšrent encore davantage notre chemin pendant la nuit om 44 Second V o r a si e peut distinguer les Lies par leur Ă©lĂ©vation ; niais on ne voit les morceaux que lorsqu’ils sont sous le vaisseau ; cependant l'habitude du pĂ©ril en Ă©cartait l’inquiĂ©tude, et nous permettait de jouir de l’aspect qu’elles ollraient il Ă©tait trĂšs-pittoresque ; l’écume des vagues bruyantes s’insinuant dans les crevasses et les cavernes de ces isles ajoutaient Ă  la beautĂ© lu spectacle quelques- unes Ă©taient percĂ©es de part en part et on voyait le jour au travers ; plusieurs ressemblaient Ă  un clocher , ou avaient une forme spirale ; ^imagination en comparait d’autres Ă  des objets connus ; et le temps en devenait moins long. L’air Ă©tait un peu plus chaud qu’il ne Lavait Ă©tĂ© un mois auparavant dans les mĂȘmes latitudes , et cependant des vents plus frĂ©quens, plus forts, plus humides , nous faisaient ressentir un froid qui nous donna des engelures aux mains et aux pieds, et fit pĂ©rir neuf’ petits cochons , malgrĂ© tous nos soins pour les conserver telle Ă©tait la fin de notre Ă©lĂ©. Le i mars , nous eĂ»mes un calme de 2 4 heures dont une forte houle ne nous permit pas de jouir. Nous Ă©tions alors sous le 60 e . degrĂ© 36 minutes dĂ© latitude mĂ©ridionale, nous commençùmes Ă  voir moins d’islcs de glace le ciel Ă©tait toujours couvert , et rarement nous voyions le disque du soleil. Le 6 , une isle de glace d’une lieue de tour se prĂ©senta devant nous ; elle avait au-moins cent pieds de haut, et cependant telle Ă©tait l’impĂ©tuositĂ© des vagues , qu’en se luisant Controlle elles s'Ă©lançaient au - dessus du som- de Jacques Cook. ^,5 met le lendemain nous eĂ»mes une nuit agrĂ©able , le ciel Ă©tait clair et pur, le temps serein et doux , et nous ne voyions point de glace ; mais ce plaisir fut de courte durĂ©e vers le soir du jour qui suivit , le ciel s’obscurcit, le vent sauta an sud et la tempĂȘte s’éleva ; la pluie et la neige la rendirent plus incommode encore elle lit place Ă  un vent d'ouest, Ă  un froid trĂšs-Ăąpie la boule que le vent du midi avait Ă©levĂ©e dura deux jours aprĂšs lui , malgrĂ© des vents qui lui Ă©taient contraires , et cette marque me persuada toujours plus qu'il n’y avait point de terre au sud. Des jours agrĂ©ables et un temps modĂ©rĂ© qui suivirent , me firent cependant regreter de n/y avoir pas toujours dirigĂ© ma course , et j’étais tentĂ© d’en prendre la direction, lorsque la brume et le froid nous dĂ©terminĂšrent Ă  porter au nord; nous Ă©prouvĂąmes dans cette route des alternatives de vents violens, de grĂȘle, de neige, de pluie, de jours sereins , de nuits Ă©clairĂ©es par des brillantes aurores. Le 16 mars , nous Ă©tions sous le 58 e . degrĂ© 58 minutes de latitude et le i6u e Z de longitude , quand nous observĂąmes la dĂ©clinaison de oi minutes Ă  l’est ; et je fus satisfait d’avoir pu dĂ©terminer avec quelque prĂ©cision la ligne oĂč. l’aiman n’a plus ou presque pins de dĂ©clinaison. Dans ces parages nous viines aussi de grosses mouettes grises qui chassaient une albatrosse blanche elles l’atteignirent malgrĂ© la longueur de ses ailes , et cherchĂšrent Ă  l’attaquer par- jd S I C O K D V O Y A G S dessous le ventre l’albatrosse leur Ă©chappait en plongeant son corps dans i’ean son bec formidable les Ă©cartait alors ces mouettes sont fortes et voraces ; nous ne vĂźntes pas la lin du combat. Je portai Ă  l'est, en tirant vers le sud jusqu’à ce que j’eusse atteint le §9. degrĂ© 7 minutes de latitude, lĂ  je rĂ©solus de quitter ces latitudes mĂ©ridionales , et de marcher Ă  la Nouvelle-ZĂ©lande pour y apprendre des nouvelles de l’Aventure, y rafraĂźchir mon Ă©quipage, et m’assurer en chemin si la cĂŽte de Van -Diemen Ă©tait jointe Ă  la nouvelle-Galles mĂ©ridionale nous nous en approchĂąmes par un ciel toujours plus incertain , souvent dĂ©corĂ© le soir par de brillantes aurores australes nous vĂźmes un veau marin, des pingouins , des poules d’Egmont , desgoesmons, signes regardĂ©s comme certains du voisinage de la terre ; et cependant la plus voisine de celles qui nous Ă©taient connues , Ă©tait encore Ă©loignĂ©e de deux cents soixante lieues. Le vent ne nous permit pas de toucher Ă  la terre de Van- Diemen , et nous nous approchĂąmes Ă  force ds voiles le jour et la nuit de la Nouvelle-ZĂ©lande parvenus sous le 49°. degrĂ© 65 minutes de latitude, nous jouissions d’un temps doux , d’une tempĂ©rature agrĂ©able notre route Ă©tait semĂ©e d’oiseaux Je mer et de veaux marins , et le a .5 nous apperçùuies enfin la Nouvelle-ZĂ©lande qui Ă©tait encore Ă  la distance de dix lieues je gouvernai vers elle avec un vent frais et vui temps assez, clair qui dura peu nous d ÂŁ Jacques Cook. 4 ? en Ă©tions encore Ă  une lieue et demie lorsqu’une brume Ă©paisse vint nous en dĂ©rober la vue , et craignant une plage inconnue , je revirai et pris d’abord le large vers le sud , puis vers le nord la mer Ă©tait trĂšs-agitĂ©e et irrĂ©guliĂšre. Le lendemain de grand matin le vent diminua , et Ă  midi nous entrĂąmes dans la baie JDuski dont je ne connaissais point l’intĂ©rieur je la remontas l’espace de deux lieues au travers de diverses isles couvertes de bois. Le- 26 mars , nous y mouillĂąmes prĂšs de la cĂŽte, et par cinquante brasses d’eau nous avions fait en cent dix - sept jours trois mille six cents soixante lieues sans voir une seule fois la terre. Une si longue navigation ne donna le scorbut qu’à un seul homme mal constituĂ© c’est Ă  la fumigation , au soin de tenir propre , au moĂ»t de biĂšre doux, aux tablettes de bouillon portatives, au sauerkcraut que je le devais ; nous essuyĂąmes d’autres maux; nos voiles, nos agrĂȘts avaient Ă©tĂ© mis en piĂšce , le tangage et le roulis avaient Ă©tĂ© si violeris que les Ɠuvres mortes du vaisseau avaient Ă©tĂ© rompues des tempĂȘtes affreuses , des pluies , la grĂȘle, la neige s’étaient succĂ©dĂ©es , des rocs de glace flottans qui nous menaçaient sans cesse , un air dĂ©vorant, un» mer Ăąpre et toujours houleuse , un ciel obscur et chargĂ© de brouillards , nous avaient tenus dans une inquiĂ©tude constante , et dans ces latitudes Ă©levĂ©es on ne peut pĂȘcher que des baleines. En nous avançant dans la baie Duski , le ^8 Second Voyage temps Ă©tait trĂšs-doux ; des arbres toujours verds y offraient un contraste agrĂ©able avec la teinte jaune que l'automne rĂ©pand sur les campagnes des troupeaux d’oiseaux de mer animaient les cĂŽtes, et le pays retentissait du chant de ceux des forĂȘts nous avions tant souhaitĂ© de voir la terre , qu’elle eĂ»t Ă©tĂ© moins belle que nous l’aurions trouvĂ©e encore charmante. De superbes points de vue , d'antiques forĂȘts, de nombreuses cascades , qui se prĂ©cipitaient de toutes parts avec un doux murmure , nous annonçaient un des plus beaux pays de la terre. Je sis chercher un mouillage plus commode, et on en trouva un ; le bois y Ă©tait si abondant que nos vergues Ă©taient enlacĂ©es dans des branches d’arbres. AuprĂšs Ă©tait un courant d’eau douce je sis pĂȘcher pour avoir des a Ihnen s frais , et nous primes assez de poissons pour en dĂźner tous. Des cĂŽtes et des bois remplis de volaille , semblaient nous promettre encore de ces jouissances qu’on peut regarder comme le luxe de la vie. BientĂŽt nous commençùmes nos recherches d'histoire naturelle ; nous apperçûmes un grand nombre d’animaux et de plantes presque toutes inconnues ; et tandis qu'on prĂ©parait une place pour nos tentes , pour la forge , pour l'observatoire de l’astronomie , qu’on brassait de la biĂšre mĂȘlĂ©e avec des feuilles d'un arbre semblable au sapi- nette d'AmĂ©rique , nous nous enfonçùmes dans les forĂȘts. biais une dĂ©couverte nous rendit plus prudens des officiers qui chassaient loin du vaisseau vinrent T e Jacques Cook. Jq rent nous avertir qu’ils avaient vu des ZĂ©lan- dais qui lançaient Ă  l’eau un canot. A peine eurent-ils parlĂ© , qu’une pirogue parut au travers d’une pointe Ă©loignĂ©e d'un mille ; une ondĂ©e do pluie la lit retirer , elle reparut de nouveau montĂ©e de sept Ă  huit hommes qui nous regardĂšrent, mais ne rĂ©pondirent point aux signes d’amitiĂ© que nous leur fĂźmes , ils s’en retournĂšrent. AprĂšs midi j'allai dans l'anse avec deux chaloupes , espĂ©rant de les revoir ; nous ne trouvĂąmes que la pirogue Ă©chouĂ©e prĂšs de deux petites huttes , dans lesquelles on voyait des vestiges de feu , quelques filets de perle , quelques poissons rĂ©pandus sur la grĂšve ; sans doute ils s’étaient retirĂ©s dans les bois voisins nous laissĂąmes dans 3a pirogue des mĂ©dailles , des miroirs, de la ras- sade , et une hache plantĂ©e dans des branches d’arbres pour leur en marquer l'usage , et nous revĂźnmes au vaisseau. Nous allĂąmes cependant encore chercher des plantes ; notre excursion fut pĂ©nible et fatiguante sur un sol glissant d’humiditĂ© des plantes encore en fleur et des arbres , des arbrisseaux dĂ©pouillĂ©s nous donnĂšrent l’idĂ©e des vĂ©gĂ©taux inconnus que produisait cette contrĂ©e. AprĂšs notre retour , nous allĂąmes voir si les Indiens avaient pris nos prĂ©sens ; tous Ă©taient encore dans la pirogue il ne paraĂźt pas qu’ils y soient revenus. L’anse oĂč nous Ă©tions Ă©tait spacieuse une flotte entiĂšre pourrait y mouiller au sud-ouest. elle a des collines Ă©levĂ©es toutes couvertes de bois ail" leurs des pointes , des isles formaient un coup- Tome IL D 5 Ă  Second Voyage d’Ɠil pittoresque ; la mer tranquille et Ă©clairĂ©e par le soleil couchant, les nuances variĂ©es de la verdure , et le chant des oiseaux qui rĂ©sonnaient de toutes parts , adoucissaient la duretĂ© qu’olf rait d’ailleurs ce paysage. Des jours pluvieux nous retenaient Ă  bord , mais dĂšs que le temps redevenait agrĂ©able , les uns allaient Ă  la chasse , les autres Ă  la recherche des productions de la nature ceux-ci firent une collection prĂ©cieuse d’oiseaux nouveaux et des plantes nouvelles ; ceux-lĂ  tuĂšrent des canards , des poules de bois , divers oiseaux sauvages , et trois veaux marins , dont l’un avait six pieds de long , et pesait deux cents vingt livres ; furieux de ses blessures , il attaqua la chaloupe et ne fit que hĂąter sa mort. En visitant le pays nous dĂ©couvrĂźmes une belle anse , dont les bords Ă©taient escarpĂ©s , et au fond de laquelle de jolies cascades formaient un ruisseau d’eau douce nous revĂźmes des Indiens dans une petite isle voisine c’étaient un homme et deux femmes il nous appela, et parut craindre lorsque nous l’approchĂąmes leur teint Ă©tait olive , ou brun foncĂ© ; leurs cheveux noirs et bouclĂ©s Ă©taient remplis d’huile et de craie rouge en poudre ceux de l’homme Ă©taient attachĂ©s sur la tĂšte; ceux des femmes Ă©taient courts leurs corps Ă©taient bien proportionnĂ©s, mais leurs jambes mal faites et minces Ă©taient tournĂ©es en-dehors. J’allai Ă  l'homme qui m’attendait sur son rocher, tenant en main des feuilles de papier blanc , je l’embrassai , et lui offris les bagatelles que j’avais de Jacques Cook. 5 i sur moi sa frayeur se dissipa ; nous nous rassemblĂąmes ; les femmes causĂšrent beaucoup sans se faire entendre ; ils refusĂšrent le poisson et la volaille que nous leur offrĂźmes , parce qu’ils n’en avaient pas besoin quand nous les quittĂąmes le soir , la plus jeune des femmes dansa devant nous 5 l’homme se borna Ă  nous examiner , et nous nous retirĂąmes. Nous leur fĂźmes d’autres visites et des dons qu’ils reçurent avec indiffĂ©rence ; les haches et les clous seuls leur firent plaisir. Nous vĂźmes alors toute la famille , qui renfermait encore deux jeunes-gens et trois en- fans j tous avaient bonne mine iis nous menĂšrent dans leur habitation placĂ©e au milieu des bois ; elle consistait en deux petites huttes formĂ©es avec des bĂątons et des Ă©corces ; prĂšs d’elle Ă©tait une piro gue double. Quand nous les quittĂąmes l’homme nous prĂ©senta une piĂšce d’étoffe de leur fabrique , un ceinturon d’algues , des colliers d’os , de petits oiseaux et des peaux d’al- batrosses, en Ă©change d’une couverture de drap rouge que je lui fis prĂ©senter ; lorsque je la portai , nous les trouvĂąmes occupĂ©s Ă  se parer, Ă  huiler leurs cheveux , Ă  les orner de plumes arrangĂ©es de diffĂ©rentes maniĂšres , et ils nous reçurent avec beaucoup de courtoisie l’homme fut si charmĂ© de sa couverture ou de son manteau rouge qu’il me donna son patou-patou leur langue avait une duvetĂ© que les antres ZĂ©- landais ne font pas remarquer. Ils nous vinrent visiter Ă  leur tour, mais sans vouloir monter sur notre vaisseau le tambour Ă©tait l’instrument D a 5a Secottd VoTAfiĂŒ qui paraissait le plus leur plaire ; ils s’établirent ensuite plus prĂšs de nous. Nous vivions lĂ  en ictyophages , les pluies et les brouillards Ă©taient frĂ©quens dans ce lieu , mais ils n’enveloppaient Ă -la-fois qu’une partie delĂ  baie de hautes montagnes toujours couvertes de nuages s’élevaient au-dessus du vaisseau ; exposĂ©s aux vapeurs qu’on voyait se mouvoir avec diffĂ©rons degrĂ©s de vitesse sur les flancs des collines , et qui se convertissaient en. pluies ou en brumes, lesquelles nous mouillaient jusqu’aux os ; une humiditĂ© mal-saine gĂątait les collections de plantes ; les bois qui nous couvraient nous faisaient vivre dans l’obscuritĂ© , et il fallait allumer des flambeaux Ă  midi cependant le poisson frais , la biĂšre de inyrthe et de pin nous maintenaient en santĂ©. Parmi les poissons , il en Ă©tait un dont le goĂ»t ressemblait Ă  la morue , et en effet il est de ce genre sa chair est ferme , succulente et nourrissante une trĂšs - belle Ă©crevisse , des poissons Ă  coquille , et de temps en temps un cormoran , un canard , un pigeon ou un parrot , nous procuraient un rĂ©gal extraordinaire. Nous nous occupions Ă  disfĂ©rens objets. Ici je faisais dessiner une cascade qui paraĂźt peu considĂ©rable quand on la regarde du bas mais elle offre le plus beau spectacle quand on est montĂ© cent toises plus haut. Une colonne transparente et argentĂ©e , d’environ trente pieds de tour , qui se prĂ©cipite impĂ©tueusement d’un rocher perpendiculaire Ă©levĂ© de trois cents pieds , frappe d e Jacques Cook. 5 3 d’abord les regards ; au quart de sa hauteur , un roc inclinĂ© la convertit en une nappe limpide , qui se brise en tombant sur de petites Ă©minences ses eaux se rĂ©unissent enfin au milieu d’un beau bassin entourĂ© de rochers entassĂ©s, au travers desquels l’eau s'Ă©chappe et s’enfuit en Ă©cumant le long de la colline jusqu’à la mer. Sa chute rĂ©pand autour d’elle une vapeur Ă©paisse, qui, frappĂ©e des rayons du soleil se peint des couleurs de l’arc-en-ciel le bruit qu’elle fait Ă©touffe tout autre son -, ce n’est^ qu’à quelque distance qu’on distingue le chant aigre des grives, les accens plus graves des oiseaux Ă  cordon , et la mĂ©lodi* enchanteresse des pivoines aupiĂšs de soi on voit des rochers escarpĂ©s , bruns , festonnĂ©s au sommet par des arbres et des arbrisseaux, et d’autres rocs, tous de granit, de fĂ xum , ou de talc, revĂȘtus de mousses de fougĂšres, d’herbes et de fleurs ; le courant est ombragĂ© par des arbres hauts de quarante pieds ; plus loin est une baie Ă©tendue, jonchĂ©e de petites isles couronnĂ©es d’arbres , enfermĂ©es par des montagnes majestueuses, dont la tĂȘte couverte de neige est cachĂ©e dans les nuages. La crĂ©ation vĂ©gĂ©tale et animale Ă©tait plus belle et plus abondante que par-tout ailleurs oĂč nous avions dĂ©barquĂ©s , sans doute, parce que les rocs , rĂ©flĂ©chissant les rayons du soleil , et Ă©loignant les tempĂȘtes , y rendaient le climat plus doux. Un jour je montai la pinasse pour reconnaĂźtre les isles et les rochers de l’entrĂ©e de la baie ^ nous en parcourĂ»mes plusieurs , et y tuĂąmes D 3 S 4 Second Voyage quatorze veaux marins , tous de l’espĂšce qu'o» appelle ours de mer , et qu’on trouve dans le Kamtchatka ceux de la baie Duski sont petits , mais difficiles Ă  tuer. On mange leur chair, qui est presque noire , ainsi que le cƓur et le foie le hasard nous fit rencontrer le bateau de nos chasseurs , au moment oĂč il allait ĂȘtre mis en piĂšces par les rochers nous les vĂźmes eux - mĂŽmes sur une petite isle oĂč la marĂ©e basse nous empĂȘchait d’arriver , et nous dĂ©barquĂąmes Ă  peu de distance sur une grĂšve nue , oĂč nous soupĂą- mes frugalement avec du poisson que nous finies griller sur un feu que nous allumĂąmes ; nous dormĂźmes ensuite sur un rivage pierreux oĂč le dais du firmament nous servit de couverture. Vers les quatre lieu-es du matin la marĂ©e montante nous permit d’aller chercher nos chasseurs en chemin nous apperçûmes une quantitĂ© innombrable de peterels bleus les uns volaient, d’autres Ă©taient dans des trous en terre , au milieu des bois , sous des racines d’arbres , dans des crevasses de rochers oĂč on ne pouvait les atteindre , et oĂč peut-ĂȘtre vivaient leurs petits , les vieux paraissaient aller sur la mer pour leur chercher de la nourriture le bruit qu’ils faisaient ressemblait au croassement des grenouilles ; on - les voit peu le jour, et ils volent beaucoup durant la nuit. Nous revĂźnmes avec nos chasseurs au vaisseau. Je commençai une nouvelle course deux jours aprĂšs , j’examinai les havres et les isles qui se trouvaient sur la route ; puis nous nous rĂ©unĂźmes de Jacques Cook. 55 pour faire une chasse gĂ©nĂ©rale des tireurs se mirent en embuscade de diffĂ©rons cĂŽtĂ©s , et avec le bateau je vins faire lever le gibier, je rĂ©ussis si bien qu’une centaine de canards allĂšrent tomber dans notre embuscade en visitant un bon havre oĂč est un mouillage sĂ»r et au fond duquel est une belle grĂšve sablonneuse , je pris vingt poules de bois , qui me rĂ©compen - seront de la peine d’avoir parcouru un is - thme au travers de bois humides, oĂč je marchais dans l’eau jusqu’à la ceinture la pluie nuisit Ă  l’abondance de notre chasse ; cependant nous abordĂąmes dans notre vaisseau avec sept douzaines de piĂšces de volaille et deux veaux marins. Enfin notre ZĂ©landais se dĂ©termina Ă  venir Ă  bord. Avant d’y poser le pied , il se tira Ă  l’écart, plaça une patte d’oiseau et des plumes blanches dans ses oreilles , rompit une branche verte d’un arbrisseau voisin, la prit Ă  la main, et en frappa plusieurs fois les flancs du vaisseau en rĂ©pĂ©tant une harangue ou priĂšre qui semblait avoir des cadences rĂ©guliĂšres dĂšs qu'il eut fini , il la jeta dans les grandes chaĂźnes de haubans et entra. Pendant la cĂ©rĂ©monie , la jeune femme qui riait et dansait toujours , fut trĂšs-sĂ©rieuse et se tint aux cĂŽtĂ©s de l’homme qui parlait. Je conduisis ces ZĂ©landais dans la chambre oĂč nous dĂ©jeunions , mais ils ne voulurent pas nous imiter l’homme cherchait Ă  savoir oĂč nous dormions , mais son attention Ă©tait errante , rien ne la fixait en entrant il nous avait fait prĂ©sent D 4 56 Second Voyage d’une piĂšce d’étoffe et d’une huche de talc vert; ils nous en donnĂšrent deux encore, et reçurent Ăč leur tour des huches et des clous de fiche toute autre chose paraissait sans prix Ă  leurs yeux nos oies les amusĂšrent ; ils caressĂšrent un petit chat, mais en lui redressant le poil pour mieux voir sans doute la richesse de sa fourrure ; ils furent charmĂ©s d’apprendre l’usage des chaises et de voir qu'on les portait de place en place. Pour nous montrer son affection, l’homme tira de dessous son vĂȘtement un petit sac de cuir fort sale, y trempa ses doigts qui en sortirent couverts d’une huile puante dont il voulut oindre mes cheveux, mais je m’y refusai. Mr. llodge plus complaisant garda une touffe de pl unies trempĂ©es dans cette huile, dont la femme voulut orner son cou. Nous allumes visiter le fond de la baie en nous Ă©loignant de la mer, nous trouvĂąmes les montagnes plus Ă©levĂ©es , plus escarpĂ©es et plus stĂ©riles. La hauteur et la grosseur des arbres diminuaient insensiblement ; on ne voyait plus que des buissons. Nous appercevions les monts les plus Ă©levĂ©s dont le sommet Ă©tait couvert de neiges Ă  cĂŽtĂ© de lions Ă©taient de petites isles couvertes qui avaient de petites anses et des ruisseaux, plus loin nous vĂźmes une belle cascade et un grand rocher revĂȘtu d’arbres et de buissons l'eau Ă©tait au bas calme et transparente, et on y voyait comme dans une glace le paysage des environs une foule de points pittoresques rĂ©unis par des masses de lumiĂšre et d’oui- ns Jacques Cook. bre , produisaient un effet admirable. Nous rĂ©solĂ»mes de couclier sur la grĂšve prĂšs d’un ruisseau et d’un bois ; on y dĂ©barqua les rames , les voiles , les manteaux , les haches , les fusils , les provisions. Les uns ramassĂšrent du bois sec , les autres l’allumĂšrent ceux-ci dressaient une tente ; ceux-lĂ  prĂ©paraient le poisson , plumaient et rĂŽtissaient la volaille ; d’autres mirent la table ; nous soupĂąmes avec appĂ©tit, discourant sur la petite dĂ©licatesse de nos nations civilisĂ©es. Nos matelots se divertissaient autour du feu , se rĂ©galaient et s’entretenaient Ă  leur maniĂšre puis nous nous enveloppĂąmes dans nos manteaux et dormĂźmes. Le lendemain nous dĂ©barquĂąmes sur un cĂŽtĂ© de la baie, et me glissant derriĂšre les buissons , je tirai un canard Ă  ce bruit, des ZĂ©landais que nous n’avions point apperçus , poussĂšrent des cris horribles nous nous retirĂąmes dans notre chaloupe, et les mĂȘmes cris se rĂ©pĂ©tĂšrent, mais un bras de riviĂšre ne permettait pas aux habitans de nous joindre, et nos deux chaloupes remontĂšrent cette riviĂšre en tuant des canards sauvages. Enfin un homme et une femme se montrĂšrent sur le bord; la femme agitait dans sa main quelque chose de blanc en signe d’amitiĂ© ; et il est singulier que cette couleur annonce chez toutes les nations des intentions pacifiques ils n’attendirent pas cependant que nous eussions dĂ©barquĂ©s, ils se retirĂšrent au fond des bois. Je remontai la riviĂšre , et bientĂŽt la force du courant me força de rebrousser chemin, Mr. Förster monta, sur une colline 58 Second Voyage au travers des fougĂšres , des arbres pourris et d’épaisses forĂȘts , et il arriva au bord d’un joli lac dont l’eau Ă©tait limpide, douce et de bon goĂ»t ; mais les feuilles des arbres d’une forĂȘt sombre qui l’environnait, lui donnait une couleur brunĂątre il n’y vit que l’esox ou aiguille , poisson sans Ă©cailles , brun, tachetĂ© de jaune , ressemblant Ă  la truite ses environs Ă©taient dĂ©serts et silencieux, point de plante n’y montrait sa fleur ; ce lieu tranquille inspirait une douce mĂ©lancolie. J’apperçus deux Indiens sur le bord opposĂ© , mais nous ne pĂ»mes leur parler lorsqu’ils nous virent approcher de la cĂŽte , ils s’enfoncĂšrent dans leurs Ă©paisses forĂȘts , et nous revĂźnmes dans le mĂȘme lieu oĂč nous avions passĂ© la nuit nous y dĂ©jeunĂąmes , et revenions Ă  bord , lorsque nous apperçûmes des hommes qui nous appelaient. J’aillai Ă  eux, je dĂ©barquai sans armes avec deux compagnons, les insulaires Ă©taient aminĂ©s de piques, et ne se laissĂšrent approcher que lorsque je dĂ©barquai seul je les engageai Ă 'mettre bas leurs piques ; P un deux la quitta, et vint Ă  moi avec une plante dont il nie donna Ă  tenir une extrĂ©mitĂ© , ensuite il commença une harangue , fit de longues poses , puis reprenait son discours lorsque j’avais prononcĂ© quelques mots. Le discours fini , nous nous saluĂąmes ; il ĂŽta son vĂȘtement, et me le mit sur le dos , la paix parut conclue et nous nous rassemblĂąmes amicalement ils avaient des traits rudes et rĂ©guliers leur tqiut Ă©tait olive, leurs cheveux de Jacques Cook. 5g touffus. leur barbe noire et frisĂ©e leurs jambes , leurs cuisses Ă©taient minces et leurs genoux gros ; cependant ils paraissaient forts et montrĂšrent beaucoup de courage. Je leur donnai Ă  chacun un couteau et une hache , n’ayant pas autre chose j c’était ce qui pouvait leur ĂȘtre le plus utile. Ils dĂ©siraient nous conduire Ă  leur habitation ; mais la marĂ©e et d’autres circonstances ne me permirent pas d'accepter leur invitation ils vinrent Ă  notre chaloupe, parurent craindre nos fusils , qu’ils regardaient comme des instrumens de mort, parce qu’ils leur avaient vu tuer des canards ; nous ne leur vĂźmes ni pirogues ni canots ; deux ou trois morceaux de bois attachĂ©s ensemble les transportaient d’un bord Ă  l’autre de la riviĂšre sur laquelle ils vivaient. Le poisson et les oiseaux leur offrent une proie abondante ; leurs voisins peu nombreux ne les inquiettent pas, car peut-ĂȘtre ce canton ne renfermait que trois familles. Nous quittĂąmes ces ZĂ©landais, et revĂźnmes au vaisseau oĂč la famille ZĂ©landaise avait aussi rendu visite 5 mais le lendemain elle quitta le canton, et nous ne la revĂźmes plus ; ce qui Ă©tait d’autant plus extraordinaire , que nous l’avions enrichis de haches et de clous de fiche , effets prĂ©cieux pour ce peuple. Nous fĂźmes encore quelques expĂ©ditions nous allĂąmes Ă  la pĂȘche d-, veau marin , dont la peau servait Ă  nos agrĂšts, la graisse nous fournissait de l'huile Ă  brĂ»ler, et la chair des mets dont la sapeur Ă©galait celle des tranches de bƓuf fricas- 6 o Second Voyage 8668. Nous montĂąmes sur le sommet d’une montagne oĂč nous allumĂąmes du l'eu, et d’oĂč nous vĂźmes que celles de l’intĂ©rieur du pays Ă©taient stĂ©riles, couvertes de neige, de rochers escarpĂ©s,, bordĂ©es par d'affreux prĂ©cipices sĂ©parĂ©s par des abĂźmes effrayans. Au sommet de l'une d'elles on trouva de petits buissons , des plantes alpines qu’on n’avait vues encore nulle part le bas Ă©tait revĂȘtu de bois Ă©pais , et les arbres qui approchaient le plus du pied Ă©taient aussi les plus grands. On y avait montĂ© avec peine Ă  cause de l’entrelacement des ronces et des lianes ; on en descendit avec danger, Ă  cause des prĂ©cipices dont on ne s’écartait qu’à l’aide des arbres et des buissons. On y trou va une espĂšce de dragon vĂ©gĂ©tal, Ă  feuilles larges, dont la branche centrale, lorsqu’elle est tendre , a Je goĂ»t d’un noyau d’amande et un peu la saveur du chou. On dĂ©couvrit aussi la chaĂźne de roclters sur lesquels la mer se brisait, et qui sont les premiers objets" qui frappĂšrent nos regards lorsque nous dĂ©couvrĂźmes la terre. Nous dĂ©posĂąmes cinq oies dans un lieu oĂč elles devaient trouver beaucoup de nourriture et n'ĂȘtre point troublĂ©es par le voisinage des hommes. Nous tuĂąmes prĂšs de lĂ  un hĂ©ron blanc , oiseau qu’on voyait autrefois en Angleterre. Nous profitĂąmes de huit jours d'un ciel beau et serein pour faire nos provisions d'eau et de bois , pour- raccommoder nos agrĂȘts, calfater notre vaisseau , et nous disposer au dĂ©part mais avant de quitter ces lieux , je trouvai tua de Jacques C o o k„ 6t canal qui communique de la baie Ă  la mer , plus commode que celui par lequel nous y Ă©tions entrĂ©s -, et nous tuĂąmes en cliemin quarante-quatre oiseaux , pies de mer , canards , etc. Nous rembarquĂąmes nos tentes , nos munitions, et faisant bĂȘcher le terrain assez mauvais que nous avions occupĂ© , nous y semĂąmes diffĂ©rentes graines de jardin ce canton , Ă©clairci par nos mains , qui montrait d’abord un cahos de plantes entassĂ©es » devint une espĂšce de jardin et un champ bien ordonnĂ©. Nous y avions abattu de grands arbres dont nous avions fait des planches , facilitĂ© baignade en creusant l’entrĂ©e d’un ruisseau , et fait une boisson agrĂ©able de plantes indigĂšnes dont les naturels ignoraient l'usage ; nous y avions offert une scĂšne animĂ©e par diffĂ©rens travaux les collines retentirent des coups redoublĂ©s qu’on avait frappĂ©s sur l’enclume. Le paysage sembla revivre sur le papier par le crayon d'un jeune artiste ; l’Ɠil d’un astronome y suivit le mouvement des astres , on y observa les plantes et les animaux des forĂȘts et des mers, mais bientĂŽt sans doute on ne retrouvera plus de traces dĂ© nos travaux , et les ronces y Ă©toufferont les plantes utiles. Nous levĂąmes l’ancre enfin et sortĂźmes de la baie le 1 mai , mais la brise qui soufflait s’éteignit, et reculant plus que nous n’avancions, nous fumes obligĂ©s de rentrer dans une anse oĂč nous mouillĂąmes si prĂšs de la cĂŽte , que notre pavillon se perdait dans des branches d’arbres nous en visitĂąmes les environs , et y trouvĂąmes des huttes habitĂ©es depuis peu ; prĂšs d’elles Ă©taient 62 Second Voyage deux larges foyers ou fours lĂ  encore nous dĂ©couvrĂźmes de nouveaux oiseaux et de nouveaux poissons. Une luise lĂ©gĂšre s’éleva et put nous conduire dans un nouvĂ©au passage que je dĂ©sirais visiter. Ses cĂŽtes Ă©taient fort escarpĂ©es et formaient divers paysages embellis par un grand nombre de petit escascades et de dragons vĂ©gĂ©taux. Pendant qu’avec la chaloupe on visitait un bras de mer qui tournait Ă  Fest, je lis nĂ©toyer et aĂ©rer avec du feu les entreponts et les ponts, soin- importuns, sur-tout dans les temps humides. La chaloupe revint le lendemain aprĂšs avoir essuyĂ© une violente tempĂȘte on avait apperçu des deux rives une foule de cascades , des bois, des arbrisseaux dĂ©pouillĂ©s , parce que le voisinage des hautes montagnes, blanchies par la neige , y rendait l'hiver liiltif les nuits y Ă©taient trĂš -Ironies, et cependant il fallut y en passer deux sans couvert ; dans la derniĂšre , aprĂšs avoir amarrĂ© la chaloupe le mieux qu’il fut possible , on monta sur une colline , oĂč l’on fit du feu au milieu d'un rocher Ă©troit , et on y rĂŽtit quelques mi-sons quoique ceux qui Ă©taient lĂ  fussent mouillĂ©s jusqu'aux os , et que le vent fĂ»t trĂšs-froid, ils ne purent se tenir prĂšs du feu, parce que les flammes se prĂ©cipitaient tout autour en tourbillons , et Ă  chaque moment ils Ă©taient obligĂ©s de changer de place pour ne pas ĂȘtre brĂ»lĂ©s. La tempĂȘte s’accrut le terrain Ă©tait glissant , cependant il fallut descendre pour passer la nuit dans les bois , sous le vent des hautes montagnes on y fut encore plus mal que sur la de Jacques Cook. 63 colline l’humiditĂ© empĂȘchait le feu d'y brĂ»ler rien ne mettait Ă  couvert de la pluie ; l'eau qui tombait des feuilles mouillait encore davantage , et la fumĂ©e , que le vent ne laissait pas monter , Ă©touffait. On se coucha sans souper, sur un terrain humide, enveloppĂ© dans des manteaux trempĂ©s , accablĂ© de douleur que le sommeil soulagea un instant ; un coup de tonnerre fut le signal du rĂ©veil, et fit appercevoir que la tempĂȘte Ă©tait devenue un vĂ©ritable ouragan le rugissement des vagues qu’on entendait de loin , l’agitation des forĂȘts, la chĂ»te des gros arbres inspiraient l’épouvante les Ă©clairs illuminaient la mer, et en montrant les vagues Ă©cumantes se roulaient en montagnes les unes sur les autres , et les tonnerres rĂ©percutĂ©s par les rocs environnans, en devenaient plus effrayans. On reconnut que ce bras de mer s’étendait Ă  l’orient dans un espace de trois lieues, qu’il y avait un bon mouillage, du bois, de l’eau douce, des oiseaux de mer, du poisson. Je visitai encore un autre bras, mais sans en voir l’extrĂ©mitĂ© ; nous chassĂąmes, et tuĂąmes des oiseaux de mer et des veaux marins ; puis nous levĂąmes l’ancre et dĂ©pliĂąmes les voiles par un temps assez orageux , pour continuer notre route. Cette baie Dus^i est un des lieux oĂč les navigateurs peuvent trouver le plus de rafraĂźchisse- mens, et il est utile d’en donner une courte description. Elle a deux entrĂ©es ; la mĂ©ridionale se distingue par des rochers pointus que leur figure nous fit appeler les cinq doigts ils forment une 64 Second V o y a g * pĂ©ninsule Ă©troite qui va du midi au nord , d’une hauteur mĂ©diocre , par - tout Ă©gale et couverte de bois cette entrĂ©e n’est pas difficile , parce que si elle renferme des dangers , elle n'en cache aucun Peau v est trĂšs-profonde , et l’on n’y peut mouiller commodĂ©ment que dans ses anses et ses havres, il en. est d’excellens. L’entrĂ©e septentrionale est Ă  cinq lieues au nord de la pointe des cinq doigts ses cĂŽtes trĂšs-Ă©levĂ©es font qu’on ne peut Pappercevoir de loin elle est dĂ©fendue des grosses vagues par quelques isles. Ce pays est trĂšs-montueux , les sites y sont sauvages , et les montagnes cPune hauteur Ă©tonnante et couronnĂ©es de roches stĂ©riles ou de neiges Ă©ternelles; mais la terre qui touche la cĂŽte de la mer , est revĂȘtue de bois Ă©pais jusques au bord de l’eau. On n’apperçoit aucune prairie, et il n’y a de terrain plat qu’au fond dss anses profondes oĂč un ruisseau se rend Ă  la mer, et a formĂ© le canton bas en amenant la terre et les pierres du haut des collines tout y est couvert de forĂȘts on de ronces on y trouve des arbres propres Ă  l 'architecture navale , Ă  la bĂątisse des maisons , Ă  l’ébĂ©nisterie et Ă  d’autres usages les plus beaux sont les sapinettes , et ils ont huit Ă  dix pieds de tour sur quatre-vingt-dix Ă  ceut de haut il y a beaucoup d’arbrisseaux aromatiques, la plupart de l’espĂšce des rnyrthes, mais il n’est aucun de ces arbres qui donne un fruit bon Ă  manger les bois sont remplis de liane , dont plusieurs ont cinquante Ă  soixante brasses de long avec les ronces et les buissons , elles rendent le pays DE J A C e Jacques Cook. y5 vĂ©s , dont les bords sont escarpĂ©s et le sommet nni vers le pied , il y a des marais couverts de diffĂ©rentes herbes , et sur-tout de la plante daim de la Nouvelle-ZĂ©lande au sommet on trouve des herbes sĂšches et des buissons qui fourmillent de cailles. Des cavitĂ©s profondes qui se prolongent jusqu’à la mer , Ă©taient remplies d’ar bres et de ronces habitĂ©es par des petits oiseaux et des faucons ; de grosses troupes de jolis cormorans construisaient leurs nids sur de petites roches brisĂ©es, ou dans de petits creux que ces'oiseaux paraissent avoir Ă©largis eux-mĂȘmes. Les environs du canal de la Reine Charlotte sont composĂ©s de collines argilleuses , disposĂ©es en couches obliques , d’un gris verd , ou bleu , ou d’un brun jaunĂątre , veinĂ©es quelquefois de quartz blanc. On y trouve un talc verd , demi- transpĂąrent, dur , susceptible d’un beau poli les Indiens en font des ciseaux , des haches , des patou-patous sur les montagnes , on voit de vastes couches de diffĂ©rentes parties de corne et d'ardoises argilleuses , qui semblent remplies de particules de fer ; sur le rivage on trouve des cailloux et des morceaux d’un basalte noir, ferme et pesant ailleurs sont des couches du saxuin noirĂątre de LinnĂŠus, composĂ© d'un mica noir, compact , entre - mĂȘlĂ© de petites particules de quartz sur la cĂŽte on remarque des morceaux de pierre-ponce blanchĂątre. J’avais un bĂ©lier et une brebis, que je dĂ©barquai dans la Nouvelle-ZĂ©lande , dans l’intention de les y faire multiplier, mais peu de jours aprĂšs j 6 Second YoyacĂ€ je les trouvai morts , probablement pour, avoir mangĂ© quelque plante empoisonnĂ©e. Des Indiens vinrent nous visiter ils ressemblaient Ă  ceux de la baie Dusky , mais ils Ă©taient plus turbulens , plus familiers , plus iusoucians iis ne voulurent boire que de l’eau , et l’aimaient beaucoup adoucie avec du sucre ils estimaient singuliĂšrement les bouteilles de verre, mettaient la main sur tout ce qu’ils voyaient, mais 1 abandonnaient dĂšs qu’on le leur disait. Ceux que nous vimes ensuite, demandĂšrent des nouvelles de Tupia , ce TaĂŻtieu qui m’avait accompagnĂ© Ă  mon retour ; ils s’afili- gĂšrent de sa mort la mĂȘme demande nous fut laite par d’autres qui n’avaient jjamais vu ni lui ni nous ; ce qui prouve qu’ils communiquent entr'cux. Tupia leur Ă©tait devenu cher par sa facilitĂ© Ă  parier leur langue et par ses connaissances. Nous visitĂąmes l’intĂ©rieur du pays les collines sont plus Ă©levĂ©es quand on s’éloigne de la mer ; les forĂȘts y sont impĂ©nĂ©trables, et peuplĂ©es de pigeons , de parrots et de petits oiseaux qui y viennent passer l’hiver les pies de mer, diffĂ©rentes espĂšces de cormorans animent les bords de l’OcĂ©an ; la baie occidentale renferme de belles anses elle est entourĂ©e de collines couvertes d’arbrisseaux et d’arbres , dont les sommets prĂ©sentent une plaine revĂȘtue de fougĂšre. Tel est encore l’état de plusieurs isles voisines nous y trouvĂąmes une espĂšce de poivre , dont le goĂ»t ressemblait au gingembre. Nous trouvĂąmes Ăč bord des Indiens , et parmi si ,T a c q u ĂŻ s Cook. 77 eux lin jeune liomme de douze Ă  quatorze ans , qui paraissait plus vif et plus intelligent que les autres ; il but avec dĂ©lices du vin doux du Cap . et en demanda un second verre , qui mit ses esprits en mouvement; il babilla avec une volubilitĂ© prodigieuse , cabriola , voulut tout ce qui frappait ses regards , s’impatienta, et devint presque furieux de nos refus. Sa conduite nous prouva combien ces hommes impatiens et emportĂ©s Ă©taient heureux de ne pas connaĂźtre de boissons enivrantes. On montra Ă  quelques-uns d’entre eux des plantes de pornmes-de-terre, des tumeps, des navets des carottes , des panais , racines utiles, dont ils parurent sentir le prix ils avaient des femmes , dont les lĂšvres Ă©taient remplies de petits trous peints en bleu noirĂątre un rouge vif formĂ© de craie et d’huile couvrait leurs joues feur teint Ă©tait d’un brun clair , leurs cheveux noirs , leur visage rond , leur nez et leurs lĂšvres un peu Ă©paisses , des yeux noirs et expressifs le haut de leurs corps est proportionnĂ© , mais elles ont les jambes minces et torses , et de gros genoux leurs pĂšres , leurs frĂšres les offraient aux matelots pour des clous , une chemise , etc. ; les femmes seules sont astreintes Ă  une fidĂ©litĂ© qu’elles ne dĂ©mentent jamais. Les hommes ont beaucoup de physionomie , sur-tout les vieillards, qui portent une barbe et une chevelure blanche on grise des cheveux touffus qui tombent en dĂ©sordre sur le visage des jeunes gens , rendent leurs regards plus farouches encore ils portent des vetemens faits avec la plante de lin ; des morceaux de pee* 78 Second Voyage de chien-pendaient aux quatre coins des Iialnts des plus riches. Quelques-uns se mirent Ă  voler ce qui leur tombait sous la main ; nous les chassĂąmes, et ne leur permĂźmes plus de montera bord; ils s’en irritĂšrent et nous menacĂšrent, mais ne firent rien de plus. Quelques-uns'se fixĂšrent prĂšs denous et nous fournirent abondamment du poisson , parce qu’ils Ă©taient plus habiles pĂ©cheurs que nous. Le i juin , il en arriva que nous rĂ vions point vus encore leurs pirogues vieilles et usĂ©es Ă©taient de diffĂ©rentes grandeurs , et trois avaient des nattes triangulaires attachĂ©es au mĂąt , et Ă  une vergue qui, formant un angle aigu avec le pied du mĂąt, se pliaient avec facilitĂ© ; cinq touffes de plumes brunes dĂ©coraient le bord extĂ©rieur de la voile Ă  l’avant et Ă  barriĂšre , on voyait un visage tors ; leurs pagayes proprement faites avaient la pĂąlie pointue ils nous vendirent des morceaux de pierre verte , taillĂ©s en forme de haches , des pendans d’oreilles , des petits anneaux , en ligures humaines contournĂ©es et ramassĂ©es , qu’ornaient de monstrueux yeux de nacre de perles , ou d’autres coquillages ; ils les portaient Ă  leur cou, et elles paraissaient ĂȘtre une espĂšce de talisman. Ils Ă©changĂšrent un tablier de la natte la plus fine , couvert de plumes rouges , de morceaux de peau de chien blanche et ornĂ© de coquillages, des hameçons de bois barbelĂ©s d’os et d’une forme grossiĂšre sur leur poitrine Ă©taient des dents humaines, qu’ils vendirent pour des outils de fer et des verroteries de Jacques Cook. 79 ils avaient des cliiens Ă  longs poils , Ă  Oreilles pointues et de diverses couleurs ; iis les aiment beaucoup , et les tiennent attachĂ©s par le milieu du ventre ; ils les nourrissent de poissons ou de racines comme les hommes. Nous remarquĂąmes des lignes spirales qui sillonnaient leurs visages r l’un d’eux, qui Ă©tait grand et fort, d’un Ăąge mĂ»r, avait des marques rĂ©guliĂšres sur le menton , les joues, le front et le nez ; il montrait de l’autoritĂ© sur les autres , ce que nous 11’avions point observĂ© encore ; c’était peut-ĂȘtre l’effet naturel de son Ăąge. Quelques-uns qui Ă©taient de bonne humeur, nous donnĂšrent le spectacle d’un Heiva, ou d’une danse. PlacĂ©s de file , ils se mirent nuds jusqu’à la ceinture ; l’un d’eux chanta , le reste accompagna les gestes qu’il faisait ils Ă©tendaient leurs bras, et frappaient alternativement du pied contre terre avec des contorsions de frĂ©nĂ©tiques ils rĂ©pĂ©taient en chƓur les derniers mots , et l’on y distinguait une sorte de mĂštre $ mais on ne sait s’il y avait de la rime la musique Ă©tait grossiĂšre et peu variĂ©e. Nous dĂ©posĂąmes dans ce lieu un bouc et une chĂšvre , un verrat et deux jeunes truies, poux en rĂ©pandre l’espĂšce dans la Nouvelle-ZĂ©lande. On avait cru d’abord que ses habitans vendaient leurs enfans, parce qu’ils venaient nous les prĂ©senter ; mais ils ne nous les prĂ©sentaient qu’afin. de leur faire offrir des prĂ©sens on m’en prĂ©senta un de cette maniĂšre , et je compris bientĂŽt que c’était pour lui faire donner une chemise blanche je les satisfis et on remporta l’enfant ils So Srcokd Tor acĂŻ s’enfuirent tons en voyant leurs ennemis s’approcher du vaisseau , et que nous ne voulions pas leur faire tirer dessus. Ces nouveaux ZĂ©- Ăźandais Ă©taient dans une grande double pi-ogne deux hommes de belle taille , l’un Ă  l’avant, l’autre Ă  l’arriĂšre de la pirogue , se levĂšrent lorsque nous en fĂ»mes voisins le premier avait un manteau noir de natte trĂšs-serrĂ©e, garni de çornpartimens de peau de chien il tenait Ă  la main une plante de lin encore verte , et de temps en temps il disait quelques mots Ă  son camarade, prononçait trĂšs-haut et d’une maniĂšre sol einteile , une longue harangue bien articulĂ©e , et il Ă©levait et abaissait sa voix de toutes sortes de maniĂšres diffĂ©rentes. D’aprĂšs ses ton» divers et Res gestes, il semblait faire des questions , se vanter , dĂ©fier au combat quelquefois il parlait sur un mode assez bas ; puis tout-Ă -coup il poussait les exclamations violentes , et s’arrĂȘtait. Quand il eut fini , nous l'invitĂąmes Ă  monter Ă  bord , il fut d’abord indĂ©cis , mais bientĂŽt il vint suivi des siens , et nous salua par une application de nez. La paix fut promptement Ă©tablie entre nous ces hommes Ă©taient plus grands que ceux que nous avions vus jusqu’alors ; ils venaient de la cĂŽte de l’isle septentrionale, avaient des habits , des ornemens , des armes plus riches que ceux que nous connaissions , et parlaient avec beaucoup de volubilitĂ©; ils avaient plusieurs manteaux couverts de peau de chien , et ils y mettaient un grand prix ; ils en avaient encore de fibre de lin., embellis d’élĂ©gantes bordures de J a c q u s s Cook. Si et de diverses couleurs ; le noir y Ă©tait si fortement imprimĂ© , qu’il mĂ©rite l’attention ; car nous manquons de productions vĂ©gĂ©tales qui donnent cette couleur d'une maniĂšre durable leurs manteaux sont quarrĂ©s , ils attachent deux de leurs coins sur la poitrine avec une Ă©pingle d’os de baleine ; une ceinture de fines herbes en- lie la partie infĂ©rieure sur leurs reins , ils descendent souvent jusqu’à mi-jambe ; d’ailleurs ils Ă©taient mal-propres, et avaient le visage sillonnĂ© , ou peint d'un ocre rouge dĂ©layĂ© dans une huile puante tous leurs outils Ă©taient sculptĂ©s evec Ă©lĂ©gance et faits avec soin $ le tranchant d’une hache qu’ils nous vendirent Ă©tait du plus beau jaspe vert, et le manche relevĂ© par une jolie ciselure. Ils avaient quelques instrumens de musique une espĂšce de trompette longue de quatre pieds dont le son Ă©tait trĂšs-sauvage j un autre instrument composĂ© d’une sorte de murex, montĂ© en bois, sculptĂ© , percĂ© Ă  la pointe oĂč s’applique la bouche , qui lorsqu’ils l’embouchaient , exoitait dans l’air un mugissement horrible ; une espĂšce de flĂ»te large dans son milieu oĂč Ă©tait une grande ouverture, outre celle des extrĂ©mitĂ©s. La figure humaine qui dĂ©core la proue de leurs pirogues,avait une longue langue qui sortait de la bouche ; ils en placent une aussi Ă  l'extrĂ©mitĂ© de leurs haches de guerre qu’ils portent sur leur poitrine , suspendue Ă  un collier ; on voit encore ce mĂȘme ornement sur les pagaies et Ăąes pelles avec lesquelles ils vident l’eau nous limes arec eux up. commerça d’échange et Tome II. ÂŁ Lr Seconb VoĂżagb quand ils se furent retirĂ©s, nous les vĂźmes se rĂ©unir avec quatre ou cinq pirogues ; nous allĂąmes aussi les y joindre , et nous achetĂąmes beaucoup d’armes, d’outils, de vĂȘtemens, etc. Ces Indiens avaient avec eux tous leurs meubles ; lors mĂȘme qu’ils s’éloignent peu de leurs habitations, ils transportent ainsi tous leurs biens ; tout canton qui leur fournit leur subsistance est leur patrie, et par consĂ©quent ils ne sont jamais hors de chez eux. Ils mĂšnent une vie errante , rassemblĂ©s en petites peuplades toujours sur leurs gardes, et soit qu’ils voyagent ou qu’ils travaillent, ils ont toujours les armes Ă  la main les femmes mĂȘmes en portent quelquefois. Ceux qu’on a vus dans un temps ont fait place Ă  d’autres peu de temps aprĂšs tel lieu parut habitĂ©, qui bientĂŽt aprĂšs devient dĂ©sert. Nous quittĂąmes nos ZĂ©landais pour v enir cĂ©lĂ©brer entre nous l'anniversaire de la naissance du roi Georges III ; j’accordai une doube ration aux matelots , et la joie fut gĂ©nĂ©rale. Le jour suivant , je donnai au capitaine Furneaux le dĂ©tail de la route que je me proposais de faire je lui assignai des rendez-vous en cas de sĂ©paration , et quoique non» fussions au cƓur de l’hiver, je projetai des dĂ©couvertes jusqu’au /[ 6 r . degrĂ© de latitude mĂ©ridionale. Je n’avais pas de temps Ă  perdre, et il fallait profiter de tout celui que nous avions. D’ailleurs les deux vaisseaux Ă©taient bien pourvus , les Ă©quipages en bonne santĂ© , et on ne pouvait employer la saison plus utilement. Le 7 juin, nous partĂźmes par un vent favo- de Jacques Cook. 83 able ; mais bientĂŽt il cessa de l’ĂȘtre , et nous saurions pu sortir du dĂ©troit si le reflux ne nous avait Ă©tĂ© favorable une brise de nord vint nous aider Ă  en sortir , et nous en fbines le lendemain Ă  midi Ă  la distance de 7 lieues. Nous contemplĂąmes cet ocĂ©an immense oĂč l’on plaçait un continent trĂšs-vaste , que les courses prĂ©cĂ©dentes avaient dĂ©jĂ  resserrĂ©, et que la nĂŽtre resserra plus encore , si elle n’en dĂ©montre pas la non-existence. Nous espĂ©rions le trouver , et d'aborder sur des cĂŽtes dont les produs- tions prĂ©cieuses nous dĂ©dommageraient de nos peines. Je rĂ©voquais en doute ces nouveaux pays , mais j’étais loin d’aifirmer qu’on n’eu trouverait point je n’en Ă©tais pas assurĂ© moi- mĂȘme, et’je ne voulais point dĂ©courager. Nous appercevions encore les hautes montagnes dont nous venions de nous Ă©loigner, quand je diii- geai ma course entre le midi et l’orient, mais un peu plus vers celui-ci. De grands poissons cĂ©tacĂ©s ,un nombre infini d’albatrosses nagĂšrent autour de nous ; nous avancions assez rapidement, mais bientĂŽt le vent nous força de diriger vers le nord le temps Ă©tait variable 5 un beau ciel succĂ©dait Ă  la pluie, un vent trĂšs-frais Ă  un calme profond. J’appris du capitaine F urneaux que deux de ses matelots Ă©taient malades du mal vĂ©nĂ©rien ; ils l’avaient pris dans la Nouvelle- ZĂ©lande oĂč cette peste avait pĂ©nĂ©trĂ© , oĂ» i 1 est fort probable mĂȘme qu’elle est indigĂšne. Un vent violent nous força d’abattre toutes nos voiles hautes la mer Ă©tait trĂšs-grosse , mais cette es* F 3, 84 S X C O K B V O r A G B pĂšce de tempĂȘte ne dura que jusqu'au lendemain. Nous voyions souvent des albatrosses , des pete- reles , des passes-pierres, et presque tous les matins un arc-en-ciel une nuit, ce phĂ©nomĂšne , causĂ© par la rĂ©fraction de la lune, fut assez frappant. Un jeune bouc tomba dans la mer ; aprĂšs l’avoir repris, on le frotta , on lui injecta des clystĂšres de fumĂ©e de tabac , etc., et malgrĂ© tous ces soins , on ne put le rappeler Ă  la vie il faisait alors un calme qui fut suivi d’un vent du midi assez faible, mais suivi cependant d’une grande houle creuse qui venait du couchant, et qui prouve qu'il n’y a point de terre un peu Ă©tendue dans cette direction le soir du i5 juillet nous vĂźmes flotter une bĂ»che de bois qui semblait couverte de bernacles ; mais nous ne pĂ»mes deviner d’oĂč et comment elle y Ă©tait venue , et depuis quel temps elle Ă©tait dans cette mer. Nous parvĂźnmes enfin Ă  un degrĂ© et demi plus au couchant que je ne me l’étais proposĂ© , et rien n’y annonçant la terre , nous primes la direction nord-est. Nous venions de passer des jours trĂšs-ennuyeux Ă  la chercher le climat avait Ă©tĂ© rigoureux, les vents contraires , et il n’était survenu aucun Ă©vĂ©nement intĂ©ressant $ mais nous Ă©tions assurĂ©s qu’il n’y avait point de terre Jans les latitudes moyennes. Nous continuĂąmes pendant quelques jours notre route vers le nord, quelquefois plus au couchant, quelquefois vers le levant, et nous parvĂźnmes au 3i degrĂ© de latitude. LĂ  , le temps Ă©tait si chaud, qu’il ĂŻ> i J a c q tr * 9 Cook; 85 nous fallut mettre nos habits les plus lĂ©gers. La gaietĂ© de l'Ă©quipage se ranimait Ă  mesure que nous nous rapprochions du tropique , et les matelots employaient leurs soirĂ©es Ă  toutes sortes de jeux la douceur de l’air nous en chantait Le 20 juillet fut remarquable , en ce que nous ne vĂźmes pas un seul oiseau. Ceux que nous avions vus , dont nous avons parlĂ© ailleurs , frĂ©quentent l’ocĂ©an dans les latitudes plus Ă©levĂ©es enfin nous ne dĂ©couvrĂźmes rien qui pĂ»t nous faire penser qu’il y eĂ»t quelque terre dans la nature quatre jours aprĂšs nous essuyĂąmes une tempĂȘte qui dĂ©chira toutes nos voiles , et quand elle fĂ»t appaisĂ©e , que le ciel eut repris sa sĂ©rĂ©nitĂ© , nous vimes le premier oiseau du tropique que nous ayĂźons apperçu dans ces mers. Ce jour 9 le soleil couchant rĂ©pandit sur lĂšs nuages le jaune le plus brillant ; ce qui nous persuada encore davantage que les couleurs du firmament ne sont nulle part aussi riches et aussi belles qu’aux environs du tropique. J’envoyai Ă  bord de l’Aventure pour m’informer de la santĂ© de l’équipage ; j’appris qu’il y avait des malades , que le cuisinier Ă©tait mort j, que le scorbut et le flux de sang retenaient sur les cadres vingt de ses meilleurs matelots. Nous ri'avions que trois malades, et un seul l’était du scorbut quelques-autrer en avaient des symptĂŽmes , et on leur donnait du moĂ»t de biĂšre , de. la marmelade de carottes , du jus de limon s d’orange cette diffĂ©rence venait probablement, de ce que VAventure ne prenait pas autant d L* 3 L6 Second Voyage nouvel air que la RĂ©solution , qui pouvait ouvrir plus d'Ă©coutilles ; de ce que nous consommĂąmes plus de choux-ci out ou svuerh'aut et de moĂ»t de biĂšre , et de ce que nous appliquions les grains du moĂ»t sur toutes les pustules ou enflures ; rĂ©gime que n’observait pas Y Aventure. D’ailleurs son Ă©quipage ne mangea pas autant de vĂ©gĂ©taux que le mien dans le canal de la Reine Charlotte , parce qu’ils les connaissaient moins bien et y Ă©taient moins accoutumĂ©s mon exemple donna du goĂ»t pour les anti-scorbutiques Ă  tous ceux qui agissaient sous moi, et dans la suite je n’eus pas taesoin d'ordonner d’en cueillir ; chacun se hĂątait de s’en emparer le premier. Il n’est pas inutile de remarquer que le scorbut est plus dangereux , plus virulent sous les climats chauds que sous les climats froids ; car la chaleur contribue Ă  l’inflammation et Ă  la putrĂ©faction. Le cidre diminua ensuite le nombre des scorbutiques sur l’Aventure. Parvenus au milieu du parage que le capitaine Carteret assigne Ă  l’isle Pitcairn, je la cherchai sans l’appercevoir je devais la recouvrer pour en vĂ©rifier la longitude , et corriger par elle toutes celles des isles dĂ©couvertes par le mĂȘme navigateur qui ne put confirmer ses longitudes par des observations astronomiques j mais nos malades m’obligeaient Ă  hĂąter ina marche , et je la continuai, bien sĂ»r de ne plus trouver sur mon passage de continent un peu Ă©tendu , comme je m’étais assurĂ© qu’il n’en de Jacques Cook. 87 existait pas dans l’espace de plus de 3 o degrĂ©s en latitude que je venais de - parcourir il pouvait ĂȘtre dans des latitudes plus avancĂ©es , et c’est ce que je me promettais de dĂ©terminer dans l’étĂ© suivant. Vers le 21 degrĂ© de latitude , nous commençùmes Ă  voir des poissons volans , des mouettes, des oiseaux d’Ɠuf. Un ciel nĂ©buleux , un temps incertain semblaient nou* annoncer les approches du vent alisĂ© ; nous ne l’atteignĂźmes que vers le 19 degrĂ© 36 minutes de latitude ; nous avions espĂ©rĂ© de trouver dans les latitudes moyennes les vents rĂ©guliers , et cependant nous n J y avions Ă©prouvĂ© que des vents trĂšs-variables qui ne se fixaient qu’à l’est d’oĂč ils soufflaient avec violence. Ainsi le nom de pacifique donnĂ© Ă  cet ocĂ©an , ne lui est appli-, cable que dans la partie situĂ©e entre les Tropiques , oĂč en effet les vents sont uniformes » le temps doux et beau , et les flots peu agitĂ©s DĂšs que nous eĂ»mes atteint le vent alisĂ© , nous mettions toutes nos voiles durant le jour ; nous faisions petites voiles durant la nuit, pour ne pas laisser Ă©chapper quelques nouvelles dĂ©couvertes , ou pour ne pas donner contre des isles noyĂ©es nous jouissions du spectacle de la chasse faite par les bonites et les dauphins Ă  des bandes de poissons volans, Ă  celle des frĂ©gates, oiseaux noirs Ă  longues ailes et Ă  queue fourchue , qui s’élevant dans l’air Ă  une grande hauteur, fondaient avec une vitesse Ă©tonnante sur un pois- -son qu’ils voyaient nager et ne manquaient jamais de l’atteindre cette derniĂšre nous rappe- F 4 88 S k c o fcr n V o r a c, T. lait le stratagĂšme employĂ© par les Anglais , qui placent une pelamide ou un h*reng sur la pointe d’un couteau attachĂ© Ă  une planche flottante , et l’oiseau , en se prĂ©cipitant dessus , se transperce lui-mĂȘme. Le h aoĂ»t ', nous dĂ©couvrĂźmes une isle qui? pouvait avoir deux lieues d’étendue , revĂȘtue de bois , au-dessus duquel les cocotiers montraient leurs tĂȘtes Ă©levĂ©es. Cette vue rĂ©jouit nos yeux fatiguĂ©s de l’uniformitĂ© de l’ocĂ©an ; nous lui donnĂąmes le nom de la RĂ©solution , mais nous 110 nous y arrĂȘtĂąmes pas ; elle Ă©tait trop petite pour fournir Ă  nos besoins, et les rafraĂźchissement devenus nĂ©cessaires, nous faisaient presser notre route pour O-TaĂŻti oĂč nous Ă©tions surs de les trouver nous voguions avec tranquillitĂ© ; la chaleur n’était pas incommode , parce que le vent alisĂ© accompagnait le beau temps , et que Dos abris Ă©taient Ă©tendus sur les ponts. Nous marchions Ă  l’ouest sur le soir du mĂȘme jour , on nous annonça une autre isle du haut des mĂąts ; nous l’appellĂąmes douteuse , et passĂąmes plus au nord. Le lendemain Ă  la pointe du jour , nous dĂ©couvrĂźmes terre devant nous Ă  la distance d’un peu plus de demi-lieue; c’était une de ces isles Ă  moitiĂ© submergĂ©es , ou plutĂŽt un banc de corail de 20 lieues de tour, au milieu duquel Ă©tait un grand lac ; Ă  son centre Ă©taient quelques islots couverts de bois, parmi lesquels on distinguait des cocotiers une pirogue montĂ©e de six ou sept hommes , Ă©tait Ă  la voile dans ce ĂŻae si le jour ne nous avait Ă©clairĂ©s Ă  temps , d t J a c q u jr s Cook. 89 nous allions nous briser sur ce banc contre lequel la mer brisait et formait une houle terrible. Je lui donnai le nom de Furneaux , et elle paraĂźt ĂȘtre une des isles vues par Mr. de Bougainville. Sans l’examiner davantage , nous nous en Ă©loignĂąmes Ă  toutes voiles en continuant notre route Ă  l'ouest. Plus loin, nous vĂźmes encore une de ces isles basses ; il en est beaucoup dans cette mer entre les Tropiques ; elles sont de niveau avec les flots dans leurs parties infĂ©rieures, Ă©levĂ©es de quatre Ă  cinq pieds dans les autres j leur forme est sou vent circulaire; ejies renferment un bassin d’eau de la mer les rochers s'Ă©lĂšvent perpendiculairement du fond ; elles produisent peu de chose , et les cocotiers paraissent ĂȘtre ce qu'elles ont de meilleur ; mais malgrĂ© leur stĂ©rilitĂ© , malgrĂ© leur peu d’étendue , la plupart sont habitĂ©es. D’oĂč viennent leurs habitarrs ? d'oĂč viennent ceux des autres isles? c’est ce qu’il est difficile de dĂ©terminer. Ceux de ces isles submergĂ©es semblent craindre les Ă©trangers , caractĂšre qui leur vient peut-ĂȘtre de la raretĂ© de lettre provisions , et de leur petit nombre qui les expose Ă  l’oppression. On ne connaĂźt, ni leur langue , ni leurs coutumes , qui seules pourraient faire conjecturer d'oĂč ils tirent leur origine. ĂȘ A cinq heures nous vĂźmes encore une terre ; c’était l’isle de la ChaĂźne , dĂ©couverte dans mon premier voyage pour Ă©viter les dangers oĂč ces isles pouvaient nous jeter durant la nuit que je voulais mettre Ă  profit pour avancer, je fis mettre S J ACQfĂźS CoĂŽĂŻ. lo3 Afin de nous mieux traiter , on nous offrit une gousse de noix de cocos remplie de petits poissons frais qu’on y mange cruds , sans autre sauce que de l'eau , nous les goĂ»tĂąmes et ne les trouvĂąmes pas dĂ©sagrĂ©ables. Nous approchĂąmes des collines , malgrĂ© les sollicitations des Naturels , qui auraient voulu nous suivre, et craignaient la fatigue , nous engageĂąmes quelques guides Ă  conduire nos pas. Nous y trouvĂąmes des plantes sauvages, et nous cĂŽtoyĂąmes un ruisseau rapide" jusqu’à un rocher perpendiculaire festonnĂ© par diffĂ©rens arbrisseaux, d’oĂč il tombait en colonne de cristal des fleurs odorifĂ©rantes environnaient au pied une nappe tranquille et limpide. Ce lieu, d'oĂč l’on dĂ©couvrait la plaine et la mer , Ă©tait d’une beautĂ© frappante. A l’ombre des arbres dont les branches se courbaient mollement sur les ondes , nous jouĂźmes d’un zĂ©phir agrĂ©able qui calmait la chaleur du jour le bruit uniforme et imposant de la cascade n’était interrompu que par le gazouillement des ruisseaux. Nos guides se reposĂšrent et nous examinĂšrent dans un profond, silence , dessinant des plantes. Nous redescendimes ensuite dans la plaine nous y rencontrĂąmes une foule d’insulaires , qui environnaient notre peintre Hodges et Mr. Grin- dall ; ils Ă©taient sans armes, et cette confiance en donna aux TaĂŻtiens. Nous nous joignĂźmes Ă  eux, et entrĂąmes dans une hutte spacieuse oĂč. une grande famille Ă©tait rassemblĂ©e. Un vieillard Ă  longue barbe blanche y Ă©tait couchĂ© Hpr une natte propre, et appuyait sa tĂȘte sur uja G 4 ici Second Voyage petit tabouret qui lui servait de coussin son yisage Ă©tait calme et non sillonnĂ© , parce qu’il vivait content il jouait avec de petits enf'ans nuds ; des hommes bien faits , des nymphes sans art en qui la jeunesse supplĂ©ait Ă  la beautĂ© , entouraient le patriarche et conversaient avec lui ; on nous pria de nous asseoir ; nous nous assĂźmes ils nous examinaient, mais assez rapidement , demandaient nos noms , les changeaient Ă  leur maniĂšre , et les rĂ©pĂ©taient avec plaisir ; on nous donna des fruits , on nous lit entendre le son de la flĂ»te et des chants sans variĂ©tĂ© , mais qui ne blessaient point l’oreille par des sons dis- cordans. CharmĂ© de ces tableaux de bonheur , Mr. Hodges remplit ses portes-feuilles de dessins , et les naturels le regardaient attentivement dessiner quelques mots , et une pantomime muette nous tinrent lieu des discours suivis que nous aurions aimĂ© avoir avec ces bonnes gens notre docilitĂ© et nos efforts pour leur plaire , leur Ă©taient aussi agrĂ©ables , que leur caractĂšre social et leur empressement Ă  nous instruire j, l’étaient pour nous. Le vieillard nous lit plusieurs questions sur notre pays , sur notre sĂ©jour dans l’isle , sur nos femmes nous le satisfĂźmes et leur limes de petits prĂ©sens , puis nous continuĂąmes notre excursion ces pauses dans des cabanes hospitaliĂšres nous rafraĂźchissaient , et nous n’étions point du tout latiguĂ©s les sentiers de la plaine Ă©taient biĂšn battus , la surface Ă©tait de niveau et couverte de jolis gramens ni çousins , ni mous- de Jacques Cook. io5 quites ne bourdonnaient autour de nous , et nous ne craignions la piqĂ»re d’aucun insecte des boc- cages Ă©pais nous sauvaient de l’ardeur du midi ; une brise de nier nous rafraĂźchissait. Nous arrivĂąmes Ă  un endroit oĂč la mer formait un petit golfe, prĂšs de lui est une plaine au milieu de laquelle Ă©tait un moraĂŻ composĂ© de trois rangĂ©es de pierres en forme d’escaliers couverts d’herbes , de fougĂšres et d’arbrisseaux, Vers l’intĂ©rieur dn pays , l’édifice Ă©tait terminĂ© par un enclos oblong de pierres , Ă©levĂ© de trois pieds , au-dedans duquel Ă©taient deux ou trois palmiers solitaires , et des casuarinas avec leurs rameaux pleurans plus loin s’élevait un grouppe Ă©pais d’arbrisseaux sous lequel on entrevoyait une hutte qui renfermait une espĂšce de théùtre , oĂč Ă©tait dĂ©posĂ© un cadavre couvert d’une Ă©toffe blanche, qui retombait en diffĂ©rens plis et environnĂ© de jeunes cocotiers , de bananiers et de dragons vĂ©gĂ©taux non loin de lĂ  Ă©tait encore une hutte oĂč l’on avait placĂ© des alimens pour la DivinitĂ©, et un bĂąton plantĂ© en terre sur lequel nous vĂźmes un oiseau mort, enveloppĂ© dans un morceau de nattes. Au milieu Ă©tait une femme assise qui achevait les obsĂšques du mort. Nous revĂźnmes par la cĂŽte de la mer quelques-uns de nous se baignĂšrent , et l’un d’eux vĂȘtit Ă  la mode de TaĂŻti, ce qui fit un plaisir infini aux insulaires. Nous arrivĂąmes Ă  une- habitation propre, oĂč un gros homme se berçait voluptueusement sur son coussin de bois, et recevait les mets dont on remplissait sa bouche il les Ăźo6 Second Voyage dĂ©vorait avec un appĂ©tit vorace sur son visage Ă©tait peinte l'insensibilitĂ© on jugeait que ses pensĂ©es Ă©taient bornĂ©es au soin de remplir son ventre il daigna nous regarder Ă  peine, il excitait ses domestiques par des monosyllabes Ă  remplir leur devoir la vue de ce chef diminua le plaisir dont nous avions joui dans nos promenades prĂ©cĂ©dentes un homme voluptueux passant sa vie dans l’inaction la plus stupide, ravissant Ă  la multitude qui travaille 1 es productions quelaterre rĂ©pand sur tous, fit disparaĂźtre les idĂ©es riantes de l'Ă©galitĂ© qui paraissaient rĂ©gner dans cette isle. Nous cherchĂąmes Ă  Ă©carter de notre imagination ce tableau dĂ©sagrĂ©able, en entrant dans une cabanne petite, mais propre, oĂč un jeune homme que notre confiance et des honnĂȘtetĂ©s nous avaient attachĂ©,, nous reçut aidĂ© de son pĂšre et de sa mĂšre qui tĂ©moignĂšrent beaucoup de joie de voir les amis de leur fils , et nous priĂšrent d'accepter le repas qu’ils nous avaient prĂ©parĂ© oes bonnes gens se croyaient heureux de ce que nous goĂ»tions leurs agrĂ©ables mets ; il nous semblait ĂȘtre dans la cabane de PhilĂ©mon et Baucis ; des grains de verre , des clous , une hache , une chemise rĂ©compensĂšrent leur hospitalitĂ©- ApprovisionnĂ©s d'eau, de fruits , de racines , je rĂ©solus de partir pour le havre de Matavai un des naturels nommĂ© Tuahow coucha sur le vaisseau pour s’y rendre il avait connu Mrs. Banks et Solander , et dĂ©sirait beaucoup de les revoir f il reconnut son isle dans une carte que j'avais dressĂ©e , et nous montrant le havre d'O- T e J a c - pectable , mĂšre de Toutahah > vint me prendre par les deux mains , et me dit en versant des larmes Toutahah , votre ami , est mort. Je fus touchĂ© de sa tendresse , et mes larmes allaient se confondre avec les siennes , lorsque le roi m’éloigna d’elle. Nous revĂźnmes Ă  notre demeure , oĂč le commerce se faisait avec avantage un grain de verre y Ă©tait l’équivalent d’un panier de fruits Ă  pain ou de noix de cocos. M. Förster y retrouva son ami O-Wahow, qui lui lui fit des prĂ©sens et ii’en voulut point recevoir plusieurs haĂŻtiens firent des vols sur les vaisseaux des femmes y accoururent et y passĂšrent la nuit avant que l'ombre vĂźnt cacher les plaisirs des matelots , elles firent des danses indĂ©centes au son d’une fiĂčte .que l’une d’elles embouchait avec son nez ; leur .simplicitĂ© donne un caractĂšre d’innocence Ă  leurs actions blĂąmables en Europe. Tome II 1 H Second V o y a g 2 O-Too me fit mis seconde visite , et m'apporta des Ă©toffes , des cochons , des fruits ; il lit aussides prĂ©sens au capitaine Furneaux , et je lui en rendis plus qu’il ne m’en avait donnĂ©s , et j’habillai -sa sƓur avec Ă©lĂ©gance ; je l’accompagnai ans on des cornemuses qu’il aimait beaucoup. Je lui rendis sa visite le lendemain , et lui lis prĂ©sent encore de diverses choses qu’il ne connaissait pas ; tel fut un large sabre dont il craignit de se ceindre , et qu’il lit ĂŽter promptement de devant ses yeux , parce qu’il en Ă©tait effrayĂ©. Il fit jouer devant nous une espĂšce de drame dont nous ne pĂ»mes deviner le sujet ; il Ă©tait mĂȘlĂ© de danses, trois tambours en formaient la musique. Il nous renvoya chargĂ©s de fruits et de poissons. Nous allĂąmes visiter les produc’ions du pays nous parĂ»mes le matin une rosĂ©e abondante avait rafraĂźchi tous les vĂ©gĂ©taux ; des insulaires nous suivirent jusqu’à une riviĂšre large de soixante pieds , qu’ils traversĂšrent en nous portant sur les Ă©paules pour un grain de verre. ArrivĂ©s dans les boccnges , nous vĂźmes les insulaires prendre leurs bains accoutumĂ©s , pratique salutaire , sur-tout dans les climats chauds. Nous arrivĂąmes Ă  la hutte dhine veuve qui avait une famille nombreuse , dont l’a nĂ© avait vingt- quatre ans et le plus jeune vingt an s de moins; son lils aĂźnĂ© Noona , d’une phisionomie heureuse , aimait les EuropĂ©ens , et nous comprenait avec facilitĂ© nous y primes des fruits qu’un homme robuste suspendit par portions Ă©gales aux c-xtrĂ©- de Jacques Cook. ii5 mitĂ©s d’un bĂąton , et il le porta sur ses Ă©paules ; Noona et son jeune frĂšre nous suivirent en riant ; nous avions enrichi sa famille de grains de verre , de doux, de miroirs et de couteaux, nous montĂąmes sur une colline aride , oĂč nous ne trouvĂąmes que deux petits arbrisseaux et une fougĂšre sĂšche ; mais nous en vimes s’élever une grosse troupe de canards sauvages. Nous en traversĂąmes une autre oĂč les dĂ©bris des vĂ©gĂ©taux brĂ»lĂ©s tachĂšrent nos habits nous descendĂźmes dans une vallĂ©e fertile , oĂč un joli ruisseau fuyait en serpentant vers la mer des Ă©cluses en retenaient l’eau pour la rĂ©pandre sur des plantations d’arum, qui demande un sol humide on y en cultive une espĂšce grossiĂšre , Ă  larges feuilles lustrĂ©es , Ă  racines longues de quatre pieds ; et une autre dont les feuilles sont petites et veloutĂ©es , dont les racines sont moins grandes et meilleures ; toutes, deux sont caustiques , si on ne les dĂ©pouille de leur ĂącretĂ© en les faisant bouillir ; les cochons cependant les mangent cimes. En remontant le ruisseau , la vallĂ©e se rĂ©trĂ©cissait entre des collines escarpĂ©es et chargĂ©es de bois ; en le descendant la plaine s’ouvrait couverte d’arbres fruitiers , de plantes diverses , de maisons commodes et voisine» scs bords Ă©taient formĂ©s dĂ©dits de cailloux ronds le flanc des collines nous offrit de nouvelles plantes. A deux lieues du rivage de la mer, noua nous assĂźmes Ă  l’ombre sur le gazou , et nous fĂźmes un repas champĂȘtre des insulaires le partagĂšrent , et furent Ă©tonnĂ©s de l'usage que nous H a il6 Se CO in V o Y a g b faisions 3u sel ils ne le trouvĂšrent pas bon ; leur coutume est de tremper leur poisson dans l’eau de la mer , qui leur tient lieu de tout assaisonnement. Nous revĂźnmes au vaisseau , aprĂšs avoir remarquĂ© dans notre promenade plus d’hommes oisifs , des cabanes et des plantations plus nĂ©gligĂ©es , des hommes plus incommodes par leurs demandes qu’à Oaitepeha. Vers les dix heures du soir , nous lĂ»mes rĂ©veillĂ©s,par un grand bruit sur la cĂŽte et des cris de meurtre. Craignant que nos gens n’eussent causĂ© le tumulte , je me hĂątai d’y envoyer ma chaloupe pour les ramener elle revint avec trois soldats et un matelot ; on saisit encore ceux qui n’étaient pas Ă  leur poste , et on les mit en prison il me parut que. c’était-lĂ  leur seul dĂ©lit, et je les en punis les naturels s’enfuirent au milieu de la nuit , la terreur se rĂ©pandit au loin , le roi s’éloigna , et j'eus de la peine Ă  en obtenir audience. Il parut troublĂ© , consternĂ©; mais il se rassura peu-Ă -peu , et le son de la cornemuse achq^a de,lui rendre sa gaietĂ©. Cette visite devait ĂȘtre la derniĂšre, et je lui donnai trois moutons dĂ» Cap qu’il avait dĂ©sirĂ©s ; il nous envoya trois cochons ; mais l’un d’eux Ă©tait si petit, que le dop parut peu digne d’un grand Ă  un Otaliitien , qui l’emporta et en lit apporter deux gros en sa place. Nous donnĂąmes encore aux spectateurs des outils de fer , et d’autres marchandises , et eux en retour nous enveloppĂšrent les reins de piĂšces d'Ă©toffes. J’annon- çai mon dĂ©part au roi qui en parut affligĂ©, et U de Jacques Cook. ny m’embrassa plusieurs ibis. Nous reyinmes Ă  bord „ tandis que nos savans faisaient encore une excursion , suivis d’un homme robuste qui portait leur sac , ils traversĂšrent une jolie colline , et descendirent dans une vallĂ©e, oĂč ils virent un des plus beaux arbres du monde qu’ils appelĂšrent Baringtonia ses fleurs plus larges que des lys , en avaient la blancheur ; mais la pointe de leurs nombreux filets Ă©tait d’un cramoisi brillant les naturels lui donnent le nom d ’Huddoo sa noix enyvre les poissons, qui viennent alors Ă  la surface de l’eau , et se laissent prendre avec la main. Ils entrĂšrent dans une maison de roseaux , entourĂ©e d'arbres odorifĂ©rans , et de trĂšs-jolis cocotiers ; on les y reçut avec hospitalitĂ© ; un jeune homme monta sur un des plus hauts palmiers , et se replia avec tant d’aisance et de promptitude le long de l’arbre pour en cueillir les fruits , qu’ils ne purent s’empĂȘcher de l’admirer ils remontĂšrent la vallĂ©e et gravirent sur une colline escarpĂ©e, oĂč une jolie brise les rafraĂźchit et les dĂ©lassa. LĂ  , sous l’ombre d'un pandangou palmier solitaire, ils jouirent d’une vue dĂ©licieuse sur la plaine de Matevai , la baie oĂč mouillaient les vaisseaux , les innombrables pĂźrog es qui les entouraient , le rĂ©cif qui environne l’isle, et l’immense OcĂ©an qui termine l’horizon.. Devant eux Ă©tait Tedhuora , isle basse , dĂ©serte , mais quelquefois visitĂ©e, et dont deux pirogues des pĂȘcheurs revenaient Ă  pleines voiles. Ils approchĂšrent des montagnes intĂ©rieures pour eu, visiter les .riches boccages , dont ils ne voyaient H. 3.“ lĂźB S T. c o N D Voyage pas que des collines et des vallĂ©es stĂ©riles les sĂ©paraient, ils s’en apperçnrent; et la difficultĂ© des chemins , la certitude de n'y trouver ni maisons , ni habitons , ni fruits , jointes Ă  ce qu’ils ignoraient le temps du dĂ©part des vaisseaux, les dĂ©terminĂšrent Ă  rebrousser ils descendirent par un chemin difficile qu’ils ne purent franchir sans 3e secours de leur guide , qui fit connaĂźtre leur approche aux Insulaires de la plaine , qui accoururent avec des noix de cocos pour les dĂ©saltĂ©rer. Ils arrivĂšrent au bas, et s’y reposĂšrent sur une herbe molle. Ils se disposaient Ă  se rendre au vaisseau , lorsqu’un homme d’une phisiono- inie heureuse , accompagnĂ© de ses filles ĂągĂ©es d’environ seize ans , les invitĂšrent Ă  dĂźner ils acceptĂšrent, et remontĂšrent les bords de la riviĂšre au travers des boccages de cocotiers , d’arbres Ă  pain , de pommiers , d’arbres d’étoffes , de plantations de bananiers etd’addoes. Son habitation Ă©tait au haut d’une petite Ă©minence oĂč un ruisseau murmurait sur un lit de cailloux. On Ă©tendit dans la cabane de roseaux une belle natte, sur une herbe sĂšche. Toute la famille s'assit avec eux; la fille de leur hĂŽte , la plus belle peut-ĂȘtre de TaĂŻti, aidĂ©e de ses compagnes , leur frottĂšrent les bras et les jambes avec leurs mains pour les dĂ©lasser , et leur opĂ©ration fut en effet salutaire notre repas , nous dirent-ils Ă  leur retour , fut gai, et bientĂŽt nous nous trouvĂąmes pleinsde force comme le matin. Notas passĂąmes deux heures sous cette cabane hospitaliĂšre , et aprĂšs lui avoir fait des prĂ©sens , nous nous rapprochĂąmes du rivage t> e Jacques Cook. 119 et traversĂąmes dii'ferens hameaux, dont les habi- tans rassemblĂ©s jouissaient Ă  l’ombre de la beautĂ© de l’aprĂšs-dĂźnĂ©. Nous y vimes prĂ©parer avec deux sucs jaunes le cramoisi brillant dont on teint les Ă©toiles , en usage parmi les grands de petits clous , des grains de verre nous en procurĂšrent quelques piĂšces. ArrivĂ©s Ă  nos tentes , nous nous embarquĂąmes dans une pirogue de TaĂŻtiens, qui nous conduisirent au vaisseau pour deux grains de verre. Nos malades Ă -peu-pxĂšs guĂ©ris , nos futailles rĂ©parĂ©es et remplies, je rĂ©solus de ne pas diffĂ©rer notre dĂ©part je fis enlever tout ce qui se trouvait sur la cĂŽte , et prĂ©parer les vaisseaux Ă  dĂ©marrer. Mon lieutenant revint d’Atthouron » canton oĂč je l’avais envoyĂ© pour en rapporter les cochons qu’on lui avait promis. Il y trouva la vieille Oberea dĂ©pendante et presque mĂ©prisĂ©e elle lui disait je suis pauvre et ne puis donner un cochon Ă  mes amis. Son mari, qui l’avait rĂ©pudiĂ©e , Ă©tait dĂ©trĂŽnĂ© et vivait avec son fils , dont la concubine Ă©tait une des plus jolies filles du pays celle-ci suivit les EuropĂ©ens, et voulut s’assurer s’ils Ă©taient en tout semblables Ă  ses compatriotes. Pottatow , qui Ă©tait mon ami dans mon premier voyage , voulut me faire visite ; mais avant de partir , il mit dans les mains du lieutenant un petit panache de plumes jaunes, tandis qu’il lui faisait la promesse que Cook serait l’ami de Pottatow ; il enveloppa ensuite soigneusement les plumes dans un morceau d’étoile et les mit sous son turban ; c’est une maniĂšre de H 4 12,0 Second V o y a c. e serment, et le chef marqua lenĂ»s ce temps la plus grande coniiance il vint Ă  nous avec sa famille , des cochons et des Ă©toiles ; et quoique la multitude et ses femmes Ă©plorĂ©es le supplias-' sent de ne pas s’exposer Ă  la mort en montant dans notre vaisseau , il entra dans la chaloupe, en disant avec majestĂ© Ă  ceux qui l’environnaient Cook ne tuera pas ses amis. C’était un des plus grands hommes de l’isle, il Ă©tait fort, et la circonfĂ©rence d’une de ses cuisses Ă©galait presque celle du corps d’un matelot ; un mĂ©lange de douceur et de noblesse se remarquait dans ses traits , et son courage se faisait remarquer plus encore , parce qu’on le comparait Ă  la timiditĂ© d’Otoo. Sa femme avait aussi dans le poit quelque chose’de trĂšs-mĂąle , et semblait nĂ©e pour la supĂ©rioritĂ© et le commandement. Le vent qui dans ce moment tourna vers l’est, nous força de les congĂ©dier plutĂŽt que nous ne le dĂ©sirions ; ils voulurent savoir dans quel temps nous reviendrions , et ne nous quittĂšrent pas sans verser des larmes. Avant que nous missions Ă  la voile, Poreo „ jeune Otahitien , vint nous prier de l’embarquer avec nous, j’y consentis ; d’autres le dĂ©sirĂšrent comme lui, mais je les refusai on vint redemander Poreo , je le laissai libre , et il prĂ©fĂ©ra de rester ; cependant il versa des larmes lorsqu’il vit la terre s’éloigner; il semblait craindre qu’on ne le tuĂąt, et que son pĂšre n’eĂ»t Ă  pleurer sa mort. Nous l’assurĂąmes qu'il serait notre lils , et n e Jacques Cook. irr /il nous serra dans ses bras avec tendresse sa gaĂźtĂ© revint avec sa confiance. Nous quittĂąmes cette isle dĂ©licieuse aprĂšs y avoir demeurĂ©s quatorze jours dans un si court intervalle nous eĂ»mes peu de loisir pour Ă©tudiĂ©e le caractĂšre des insulaires ; tous les objets d’administration , leurs usages , leurs cĂ©rĂ©monies Ă©taient neufs etintĂ©ressans pour nous, partageaient notre attention et la distrayaient en quelque maniĂšre ; cependant nous pouvons avoir aj outĂ© quelques remarques Ă  celles des voyageurs prĂ©cĂ©dens. La brise modĂ©rĂ©e qui nous portait, nous permit d’admirer encore toute la soirĂ©e le riche paysage que cette isle offrait Ă  nos yeux , mĂȘme pendant l’hiver ; de rechercher les causes de sa population , de voir les effets que pourrait avoir cette population augmentĂ©e , et les suites de l’inĂ©galitĂ© qui existe entre ses habitans. Nous vĂźmes que la simplicitĂ© de leur maniĂšre de vivre , tempĂ©rait ces distinctions et les dĂ©truisait mĂȘme tout le monde peut s’y vĂȘtir sans peine , sans efforts les plantes y prĂ©sentent Ă  chaque pas les moyens d’élever une habitation dĂ©cente, semblable Ă  celle de tout le monde ; la fertilitĂ© du sol fait qu’avec peu de travail chacun peut pourvoir Ă  ses besoins entre l’homme le plus Ă©levĂ© et l’homme le plus vil , il n’y a pas Ă  O-TaĂŻti la distance qui subsiste en Angleterre entre un nĂ©gociant et un laboureur une affection mutuelle fait qu’ils paraissent ne faire qu’une mĂȘme famille ; l’origine de ce gouvernement est; 124 Second Voyage patriarchale ; la familiaritĂ© qui rĂšgne entre le souverain et le sujet y offre des traces de l’antique simplicitĂ© le dernier homme de la nation parle aussi librement au roi qu’à son Ă©gal; il le voit quand il le dĂ©sire tous deux font souvent les mĂȘmes travaux ; il est vrai que l'un les fait par plaisir , l’autre par nĂ©cessitĂ© ; mais ces travaux les rassemblent cependant, et font qu’ils ne sont point avilissans. Cet Ă©tat bien doux ne durera pas long-temps; il y aura des opprimĂ©s, des oppresseurs , des rĂ©voltes , des rĂ©volutions; mais rien ne les annonce encore , Ă  moins que la frĂ©quentation des EuropĂ©ens n’en hĂąte le moment. DĂšs que nous fĂ»mes hors de la baie , je fis route vers Huaheine , isle Ă  vingt-cinq lieues d’Otaliiti , oĂč je me proposais de mouiller. Nous l’apperçûmes le trois au matin , et Ă  neuf heures nous jetĂąmes Eanere dans le havre d’Owharre; l’Aventure Ă©choua sur le cĂŽtĂ© septentrional de l’isle ; mais le secours de nos chaloupes la tirĂšrent de danger , la remirent au large , et elle vint mouiller en sĂ»retĂ© prĂšs de nous. DĂšs que les habitans nous apperçurent , ils nous apportĂšrent des fruits, et de la grosse volaille dont nous n’avions pu avoir Ă  Otaliiti nous dĂ©barquĂąmes et ils nous reçurent amicalement je leur fis des prĂ©sens et ils nous amenĂšrent des codions, des chiens , de la volaille, des fruits qu’ils Ă©changĂšrent contre des haches, des clous , du verre etc. J’appris que le chef O-RĂ©e vivait encore et que je le verrais bientĂŽt. Le commerce se fai- de Jacques Cook. ia3 sait avec honnĂȘtetĂ©, ]e descendis moi-mĂȘme pour m’en assurer. BientĂŽt aprĂšs je sus qu’O-RĂ©e m’attendait ; mais ayant de dĂ©barquer sur le rivage voisin de sa maison , les babitans apportĂšrent Ă  notre bord , les uns aprĂšs les autres , et avec quelques simagrĂ©es , cinq petits bananiers , qui sont leurs emblĂšmes de paix , trois petits cochons dont les oreilles Ă©taient ornĂ©es de fibres de noix de Cocos , puis un chien chacun avait un nom, et un sens mystĂ©rieux ; on nous pria ensuite de dĂ©corer trois petits bananiers de miroirs , de clous , de mĂ©dailles , de verroteries , et nous allĂąmes, en les portant ainsi parĂ©s, au travers des habitans rangĂ©s en haie. A quelques pas du chef, on prit nos arbres pour les poser devant lui 1 hm aprĂšs l’autre Ihm Ă©tait destinĂ© au Dieu, le second au roi , le troisiĂšme Ă  l’amitiĂ©. O-RĂ©e vint se jeter Ă  mon cou , il versa des larmes , sg livra Ă  toute l’effusion de sa tendresse , et me prĂ©senta Ă  ses amis. Je lui offris tout ce que j’avais de plus prĂ©cieux ; il me lit des prĂ©sens et promit de fournir Ă  tous nos besoins ; il tint parole. R me vint voir le lendemain avec un enfant de onze ans ‱ nous nous limes de nouveaux prĂ©sens, et pendant notre sĂ©jour , il m’envoyait tous les jours rĂ©guliĂšrement les meilleurs de ses fruits et des racines apprĂȘtĂ©es. En peu de temps nous achetĂąmes cent cinquante cochons , beaucoup de volailles et de fruits. Nos savans visitĂšrent le pays , oĂč ils virent les poules se jucher sur les arbres fruitiers , et les cochons errer en libertĂ©. Ils remarquĂšrent une aa4 Second Yotage vieille femme qui en nourrissait un avec la pĂąte aigrelette et fermentĂ©e du fruit Ă  pain les femmes en gĂ©nĂ©ral soignent et carressent ces animaux tnpides avec une affection singuliĂšrejquelquefois elles leur prĂ©sentent la mamelle elles en font de mĂȘme pour les chiens quand elles ont perdu leurs enfĂ ns ces chiens sont courts , ils ont la tĂȘte large , le museau effilĂ© , les yeux petits , les oreilles droites , les poils lisses , durs et de diffĂ©rentes couleurs ; ils aboient rarement, heur- lent quelquefois , et haĂŻssent les Ă©trangers. On tua des martins - pĂȘcheurs, auxquels ils donnent le nom de la divinitĂ© , mais ils n’en parurent point offensĂ©s ; il paraĂźt cependant qu’ils les vĂ©nĂšrent ils ne demandaient rien , ne se pressaient pas autour de nous avec importunitĂ© ; les femmes n’avaient pas autant de lubricitĂ© que celles d’Otahiti; en gĂ©nĂ©ral les hahitans nous regardaient avec une sorte d'in diffĂ©rence ; ils ne connaissaient pas l’usage des prĂ©sens rĂ©ciproques y leur dĂ©marche Ă©tait hardie et insouciante ; l’explosion de la pondre ne les frappait ni de crainte ni d’étonnement. Cependant ils nous donnĂšrent toujours des marques d’hospitalitĂ© et de bienveillance ; il en faut excepter quelques malveillans , tels qu’un chef barbouillĂ© de rouge , regardĂ© comme un mĂ©chant homme parmi les sien, qui nous menaça tenant une massue dans chaque main ; je la lui arrachai , et je la fis briser Ă  ses yeux ; tels encore que deux Indiens qui atteignirent, battirent, pillĂšrent le docteur Spanuiuin. Nous nous plaignĂźmes Ă  O- DE J A C Q TT E S C O O K. Ăź 2-^ RĂ©e de cet outrage , il en marqua le plus violent chagrin j et aprĂšs avoir fait des reproches Ă  son peuple , il vint se remettre dans nos mains comme otage. Ses sujets le retenaient, il ne les Ă©couta point ; ils furent dĂ©sespĂ©rĂ©s de le sentir en notre pouvoir , ils pleuraient , priaient , suppliaient , essayaient de l’enlever de force. Je joignis mes priĂšres aux leurs , tout fut inutile j il voulut qu’on le conduisit dans notre chaloupe, sa sƓur l’y suivit nous parcourĂ»mes la cĂŽte avec lui , mais je ne voulas pas le suivre dans l’intĂ©rieur des terres oĂč il vouloit poursuivre les voleurs ; ce qu’on avait perdu ne valait pas la peine qu’il voulait prendre. Il desira se rendre avec nous au vaisseau ; il y vint avec sa sƓur que sa fille dĂ©sespĂ©rĂ©e voulait arrĂȘter , et qui-se mettait la tĂȘte en sang avec des coquilles, parce que ses priĂšres Ă©taient inutiles. Il dĂźna de bon cƓur avec nous ; puis nous descenditnes le frĂšre et la sƓur au milieu de plusieurs centaines ds leurs sujets qui les attendaient, et les embrassĂšrent avec des larmes de joie ; tout respira, dĂšs ce moment, le contentement et la paix le commerce se rĂ©tablit , les provisions arrivĂšrent en foule , on nous rapporta tous les effets enlevĂ©s les femmes qui avaient tĂ©moignĂ© plus d’allarmes , montrĂšrent aussi plus de reconnaissance , et nous eĂ»mes occasion de remarquer parmi les habitans de ces isles les sentimens les plus humains et les plus dĂ©licats. Ainsi finit cette journĂ©e tumultueuse , oĂč la confiance du chef en notre honnĂȘtetĂ©, en mon amitiĂ©, termina 126 Second Voyage nos diffĂ©rends , et fit renaĂźtre le calme et la joie. J’allai lui faire visite avant notre dĂ©part, et nous lui finies des prĂ©sens utiles, il m’en donna Ă  son tour nous nous embrassĂąmes les larmes aux veux 3 il vint encore sur notre vaisseau , oĂč se rendirent des pirogues remplies de cochons , de volaille et de fruits pour faire des Ă©changes il nous accompagna demi lieue en mer, et revint sur sa pirogue, qu’il aidait lui-mĂȘme Ă  faire voguer. Tel fut notre sĂ©jour Ă  Huaheine , isle qu’un golfe profond sĂ©pare en deux pĂ©ninsules, rĂ©unies par un isthme que la mer inonde, lorsqu’elle est haute. Ses collines sont moins Ă©levĂ©es que celles d’OtaĂŻti ; mais leur respect annonce des restes de volcan on crut y reconnaĂźtre un crater et un rocher de lave il y a moins de plaines, il y a cependant d’agrĂ©ables points de vue , et la circonfĂ©rence de 1 isle entiĂšre n’excĂšde pas huit lieues. Elle nous fournit beaucoup de cocos et de fruits , et environ trois cents porcs. Un des insulaires voulut s’embarquer avec nous sur l’Aventure il s’appellait O-MaĂŻ ; il Ă©tait de la classe du peuple, cependant il avait beaucoup de pĂ©nĂ©tration , de la vivacitĂ© , des principes honnĂȘtes il intĂ©ressait, et savait Ă©viter de se faire mĂ©priser ; il Ă©vitait les excĂšs pour n’ĂȘtre pas ivrogne , il lui a suffi de voir que le bas peuple seul buvait beaucoup il a su ĂȘtre sobre et retenu, imiter la politesse des gens de Cour, et faire des progrĂšs Ă©tonnans dans le jeu d’échecs 3 mais son entendement en gĂ©nĂ©ral fit peu » e Jacques C ö o k. 127 de progrĂšs ; il fut accueilli du roi, du lord San- wich, des docteurs Banks etSolander. Les plaisirs qu’on lui procurait ne lui ĂŽtaient pas le souvenir de sa patrie il voyait avec contentement approcher l’instant oĂč il pourrait la revoir ; il est parti chargĂ© de prĂ©sens , pĂ©nĂ©trĂ© de reconnaissance des bontĂ©s qu’on a eues pour lui , et aprĂšs avoir Ă©tĂ© inoculĂ©. Il emporte Ă  ses. compatriotes nue orgue portative , une machine Ă©lectrique , une armure completse , point de machines utiles, mais des animaux domestiques, qui pourront augmenter la masse des jouissances de ses compatriotes. Nous limes voile pour UĂźietĂ©a , rĂč je comptais- demeurer quelques jours. Nous arrivĂąmes prĂšs du havre d’Ohamaneno, dans le commencement d’une nuit fort sombre , mais nous fĂ»mes guidĂ©s par les flambeaux des pĂȘcheurs ; nous entrĂąmes dans le havre Ă  la pointe du jour ; nous fĂźmes sonder , nous nous louĂąmes rĂ©ciproquement , et enfin les deux vaisseaux furent assurĂ©s sur leurs ancres. DĂšs lors nous fĂ»mes entourĂ©s de pirogues chargĂ©es de cochons et de fruits nous re pĂ»mes acheter des premiers , parce que nous manquions de place , cependant on nous obligea Ă  en prendre plusieurs qu’on guinda sur le vaisseau, nous fĂźmes Ă©change de nos clous et de notre verroterie contre leurs fruits. Par son aspect , cette isle ressemble beaucoup Ă  celle d’Otahiti j elle est trois fois plus grande que Huaheine; ses plaines sont plus larges , ses collines plus Ă©levĂ©es. Un de ses chefs monta sur le vaisseau ; il . i s8 S e c o n K Voyage Ă©tait trĂšs-robuste , mais il avait de trĂšs - petites mains ; ses bras Ă©taient piquĂ©s en figures quar- rĂ©es y de grandes rayures noires traversaient sa poitrine., son ventre et son dos. Ses reins et ses cuisses Ă©taient noirs par-tout. Il prit M. .Förster Ăźe pĂšre pour son ami , et lui envoya bientĂŽt aprĂšs une pirogue chargĂ©e de noix de cocos et Ăźle bananes , sans vouloir rien accepter en retour. Un autre chef nous rendit visite ; sa grosseur Ă©tait extraordinaire il avait cinquante- quatre pouces de circonfĂ©rence Ă  la ceinture , et une de ses cuisses en avait plus de trente-un ; ses cheveux pendaient en longues tresses flottantes jusqu’au bas de son dos, et ils Ă©taient si touffus que sa tĂȘte en paraissait Ă©norme. JSous allĂąmes faire notre visite Ă  O-Rco , elles de cette partie de l’isle ; on nous mena chez lui sans cĂ©rĂ©monie ; il Ă©tait assis dans sa maison sur le rivage , et nous reçut avec cordialitĂ© ; il Ă©tait d’une taille moyenne , mais trĂšs-gros ; sa physionomie Ă©tait pleine d'expression il badinait avec nous , et riait de bon cƓur ; sa femme Ă©tait ĂągĂ©e , ses enfans jeunes , sa fille Ă©tait petite , et avait des yeux Ă  la chinoise , mais toutes les formes de son corps avaient de l’élĂ©gance et de la grĂące ‱ ses maniĂšres Ă©taient engageantes , et sa voix si douce , qu’il n’était pas possible de lui rien refuser. Le chef changea de nom avec moi ; c est la pins grande marque d'amitiĂ© qu’ils puissent donner aprĂšs nous ĂȘtre fait des prĂ©sens mutuels , nous retournĂąmes Ă  bord quelques Anglais se promenĂšrent au milieu des boc- cages, de Jacques Coök. 129 cages , cueillirent des plantes, et tuĂšrent quelques oiseanx , et Ă«ntr’autres un martin-pĂȘcheur; ce qui affligea beaucoup la fille du roi , et lui donna de l’éloignement pour le chasseur ; les femmes partageaient sa douleur , et le chef les supplia de n’en plus tuer Ă  l'avenir, non pins que des hĂ©rons , mais il leur permit de tuer tous les autres oiseanx. Nous n’avons pu trouver la cause de cette vĂ©nĂ©ration. Dans une autre visite au chef, il fit jouer une comĂ©die domestique ; trois tambours composaient la musique il y'avait huit acteurs ; le sujet Ă©tait un vol commis avec adresse; le voleur y triomphe , quoique par leurs usages ce crime soit puni de la bĂątonnade. AprĂšs la piĂšce nous allĂąmes diuer Ă  bord , et durant la fraĂźcheur du soir , nous retournĂąmes nous promener dans l’isle nous y apprimes qu’elle en avait neuf petites Ă  son couchant, dont deux sont inhabitĂ©es ‱- nous en visitĂąmes une , et nous trouvĂąmes des plantes nouvelles dans ses vallĂ©es le sommet est formĂ© d’une pierre de marne , ses flancs le sont de cailloux dispersĂ©s on y trouve quelques ' morceaux de lave caverneuse , qui semble receler du fer. Les vaisseaux Ă©taient presque toujours environnĂ©s de pirogues montĂ©es de personnes des deux sexes , qui venaient Ă©changer’ des fruits et des Ă©toffes contre des grains de verre ou des doux. Vers le soir, en nous promenant, nous dĂ©couvrĂźmes un hangard dans lequel e'tĂ it 3 un cadavre , environnĂ© d’un boCeage Ă©pùßs dĂ©d diffĂ©rons arbres ; autour, le-terrain Ă©tait seins Tome II. I i3o Second Voyage de crĂąnes et d’ossemens ; nous ne pĂ»mes avoir d’éclaircissemens sur ce sujet. Le lendemain de grand matin , Ü-Reo et son lils vinrent nous visiter le dernier me lit prĂ©sent de fruits et d’un cochon. Je lui donnai une hache , je l’habillai Ă  l’EuropĂ©enne, ce qui lui inspira une vanitĂ© singuliĂšre. Ils s’amusĂšrent avec nous; O-Reo lit des marchĂ©s avantageux avec ses sujets en notre nom , et nous rendit tous les services, nous lit tous les plaisirs qui dĂ©pendirent de lui. Le roi Oo-Ooroo vint aussi nous rendre visite , et nous faire recevoir des piĂ©sens. 11 lĂ»t content de notre rĂ©ception quelques femmes du peuple restĂšrent sur nos ponts , et se montrĂšrent complaisantes pour nos matelots. Ces prostituĂ©es se donnaient le titre de Dames , elles avilissaient le titre sans s’ennoblir elles-mĂȘmes. Nous limes encore quelques courses le long des cĂŽtes , et trouvĂąmes au nord des criques profondes , des marais remplis de canards et de bĂ©cassines , fuyardes , parce que les insulaires en aiment la chair et les poursuis eut. J’envoyai une chaloupe et des bateaux dans l’isle d’O-Taha pour y acheter des bananes et des plantains que je voulais embarquer ils en revinrent chargĂ©s j les habitans se montrĂšrent obligeans et hospitaliers , mais voleurs. Le pays et ses habitans ressemblent aux autres isles de cet archipel, les productions vĂ©gĂ©tales et animales y sont les mĂŽmes. Le chef se nommait O-Tah il rĂ©gala ses hĂŽtes d’une comĂ©die ou un grand nombre de piro-r guĂ©s Ă©taient rangĂ©es le long de la cĂŽte devant sa de Jacques Cook. i3i maison , et dans Finie Ă©tait un cadavre couvert d’un toit on en faisait les funĂ©railles. Les Anglais vinrent coucher dans leurs bateaux , et le lendemain , ils doublĂšrent la pointe septentrionale de l'isle , et ils virent au-dedans de la chaĂźne des rocs qui la ceint , de petites isles basses , couvertes de palmiers et d’autres arbres ils y achetĂšrent d’excellentes bananes , et y furent volĂ©s ils ne purent recouvrer leurs effets qiFa- prĂšs avoir usĂ© de reprĂ©sailles ils firent de nouveaux achats de bananes , et remarquĂšrent une maison trĂšs-vaste , remplie d’habitans de diffĂ©rentes familles , et qui semblait ĂȘtre un bĂątiment public, Ă©levĂ© pour servir d’asyle aux voyageurs , plutĂŽt qu’une habitation particuliĂšre. Durant l’absence de nos bateaux, j’allai dĂźner chez O-Reo ; j'y portai du poivre , du sel, des couteaux , quelques bouteilles de vin. En arrivant nous vĂźmes le plancher couvert de feuilles vertes ; nous nous assĂźmes tout autour ; un homme apporta sur ses Ă©paules un cochon fumant qu’il jeta sur les feuilles un second fut apportĂ© de mĂȘme la table Ă©tait garnie de fruits Ă  pain chauds , de bananes , et de noix de cocos destinĂ©es Ă  servir de verres. On se mit Ă  manger sans cĂ©rĂ©monie , et rien de plus propre et de mieux apprĂȘtĂ© que leurs alimens. Quoique les cochons- fussent entiers, toutes les parties en Ă©taient Ă©galement bien cuites et d’un excellent goĂ»t. Le chef et son fils mangĂšrent avec nous , et on envoyait des morceaux Ă  d’autres qui Ă©taient assis derriĂšre. Les femmes et le bas peuple I a i32 Second Voyage nous demandaient des morceaux d’un ton trĂšs- suppliant les hommes mangeaient de bon appĂ©tit ce qu’on leur donnait , les femmes enveloppaient soigneusement leurs tranches , et ne les mangeaient que lorsqu’elles Ă©taient seules leur empressement , les regards envieux des chefs sur les femmes qui obtenaient quelque chose, nous persuadĂšrent que ces alimens sont destinĂ©s aux riches. O-Reo but avec plaisir du vin de MadĂšre , les matelots et le peuple enlevĂšrent les restes de notre dĂźner et les dĂ©vorĂšrent ce qui annonce que le cochon est une viande rare pour le peuple les insulaires qui se rendaient Ă  notre bord pour avoir les entrailles de ces animaux le prouvent encore. Us connaissent une liqueur Ă©nyvrante qui se fait avec le poivre, et elle fut la cause peut-ĂȘtre de la dĂ©sertion de Porea , cet Otahitien qui avait voulu s’embarquer avec nous il s’ényvra avec une de ses nouvelles connaissances ; son visage Ă©tait en leu , et ses yeux semblaient sortir de sa tĂȘte. Il recouvra sa raison j mais parut accablĂ© de honte le poivre passe pour un signe de paix, peut-ĂȘtre que parce s’ényvrer suppose de la bonhommie on est puni de cet excĂšs par la maigreur , les yc-ux rouges , la peau Ă©cailleuse et tachĂ©e suivant, toute apparence la plante du poivre engendre la lĂšpre. Le lendemain , nous fumes surpris de ne voir aucun insulaire nous nous rendĂźmes Ă  terre lit maison d’O-Reo Ă©tait dĂ©serte il s'Ă©tait en'ni avec sa famille quelques habit a ns qui se laissĂšrent atteindre , se plaignirent qu’on avait tuĂ© I E Jacques Cook. i33 quelques-uns des leurs ; et ne pouvant lieu comprendre' Ă  ces plaintes., je me rendis chez le roi de l’isle nous i’apperçûmes dans une pircfc gue il dĂ©barqua, et s’enfonça dans l’intĂ©rieur du pays d'autres Indiens nous attendirent, et nous priĂšrent de les suivre j mais cette histoire , toujours plus mystĂ©rieuse .Ă  nos yeux , m’inquiĂ©tait et nous Ă©tions sans armes je revins dans la chaloupe, et lui lit suivre les pas du cher. Nous parvĂźnmes enlin Ă  une maison oĂč on nous dit qu’il Ă©tait ; nous dĂ©barquĂąmes. , dont l’air Ă©tait respectable, vint Ă  nous, et se jeta, dans nos bras en versant des larmes. Je lui donnai le bras , je trouvai le chef assis Ă  l’ombre d’une maison, devant laquelle il y avait une vaste cour remplie d’insulaires!} je sabordai , il jeta ses bras autour .de mon cou et fondit en larmes tous les assistans pleurĂšrent aussi l’étonnement ne me permit pas de pleurer comme eux. Enfin aprĂšs bien des questions, j’appris la cause de tant d'affliction et de tant d’effioij l’absence de nos bateaux qui Ă©taient'Ă  O-Taha, leur faisait craindre que les Anglais qui les montaient n’eussent dĂ©sertĂ©s , et que je n’ejnplov^sse des moyens violens pour les recouvrer. Quand nous leur eĂ»mes protestĂ© que les chaloupes reviendraient^ ils recouvrĂšrent le calme et la gaietĂ© , et ils convinrent que personne n’avait reçu de blessures ni d’offenses nous retournĂąmes Ă  bord , on annonça par-tout que la paix Ă©tait faite , et les Indiens se rendirent au vaisseau comme a l’ordinaire. Ce fut pendant cç tumulte, que l’orea Io i 3 .{ Second Voyage dispai'ut, effrayĂ© peut-ĂȘtre tlu tumulte , ou entraĂźnĂ© par la maĂźtresse avec laquelle il s’était enyvrĂ©. AprĂšs avoir fait une bonne provision de rafraĂź- cliissemens , je me dĂ©cidai Ă  partir le lendemain, et j’en informai O-Reo , qui vint me voir encore avec son fils et quelques amis , suivi de plusieurs pirogues chargĂ©es de cochons et de fruits ; les Indiens nous disaient Je suis votre ami , prenez mon cochon et donnez-moi une hache mais nos ponts en Ă©taient remplis ; cette isle nous en avait fourni quatre cents, dont quelques-uns pesaient cent livres et davantage, d’autres quarante Ă  soixante livres. Le chef ne nous quitta que lorsque nous lĂ»mes sous voile , qu’a- prĂšs m’avoir embrassĂ© , et demandĂ© dans quel temps je reviendrais ces bons insulaires nous virent partir en versant des larmes , plusieurs Anglais les remarquĂšrent avec insensibilitĂ© c’est l’effet de notre Ă©ducation si vantĂ©e. A la place de i’Otahitien qui nous avait quittĂ©, nous acceptĂąmes l’offre d’un insulaire qui voulut nous suivre, il n'Ă©tait pas le seul celui-ci , ĂągĂ© de dix-sept Ă  dix-huit ans , s’appelait EdidĂ©e , et Ă©tait nĂ© dans Baiahola la peinture de*la rigueur de notre climat , des travaux et des dangers auxquels nous allions ĂȘtre exposĂ©s , de nos mauvais alimens , ne purent le dĂ©tourner de sa rĂ©solution. Nous partĂźmes , et dĂšs que nous fĂ»mes dehors du havre , nous apperçûines une pirogue qui nous suivait je l’attendis elle nous apportait de la part d’O-ReĂŽ des fruits grillĂ©s et de Jacques Cook. i35 des racines. AprĂšs avoir reconnu son honnĂȘtetĂ© par des prĂ©sens, je cinglai Ă  l’ouest avec l’Aventure , pour entrer dans le parallĂšle des isles de Middelbonrg et d’Amsterdam , pour y touclier si je le jugeais convenable , avant de me rendre de nouveau Ă  la Nouvelle-ZĂ©lande. Toutes les nuits je mis en panne , pour ne point laisser Ă©chapper de terres. Nous Ă©tions bien portans et pleins de courage ; il n’y avait point de scorbutiques sur nos vaisseaux ; nos provisions f’ra ches nous promettaient la santĂ© pour long - temps nous tuĂąmes et salĂąmes les animaux malades , afin de conserver leur chair plus saine et plus succulente que celle que nous avions apportĂ©e d’Angleterre. EdidĂ©e fut trĂšs-malade du mal de mer. Cependant Ă  la vue de Balabola , il eut assez de force pour nous dire qu’il y Ă©tait nĂ© , et qu’il Ă©tait parent de son roi,qui Ă©tait alors dans l’isle de Mow- rua , que nous vĂźmes l’aprĂšs-midi elle est composĂ©e d’une montagne conique , et dont les productions sont les mĂȘmes que celles de ses voisines. EdidĂ©e se rĂ©tablit le lendemain , et mangea un morceau de chair de poisson crud qu’il trempait dans l’eau de mer ; mais auparavant il en offrit un morceau Ă  sa divinitĂ© , en prononçant une espĂšce de priĂšre ce qui annonce que ses compatriotes ont des principes de religion. - Le 20 septembre, Ă  dix heures du matirf on vit la terre du haut des mĂąts ; nous l’approchĂąmes ; elle Ă©tait composĂ©e de trois ou quatre petits islots rĂ©unis par des brisans ; ils ont une I 4 j 36 Second Voyage l'onne triangulaire' et six lieues de circuit ; ils sont couverts de bois, la cote est sablonneuse , revĂȘtue çà et lĂ  de verdure rien n’y annonçait des habitans ; je lui ai donnĂ© le nom d’Hervey, et ne voulant pas perdre du temps, je poursuivis ma route le 2,5., nous eĂ»mes consumĂ© nos fruits ; il fallut recourir au biscuit ; mais il nous restait encore du porc Irais. Nous vĂźmes divers oiseaux, parmi lesquels en .Ă©tait un qu’on ne rencontre guĂšres que prĂšs des cĂŽtes ; ce qui nous lit conjecturer que nous avions passĂ© prĂšs d’une grande terre. Le i5 octobre , nous rimes l’isle Mid- delbourg et d’autres petites rĂ©pandues Ă  quelque distance. Nous n’apperçiimes en rasant la premiĂšre aucun bon mouillage , et nous cinglĂąmes vers Amsterdam que nous avions en vue ; mais l'eĂ»mes-nous fait que nous dĂ©couvrĂźmes sur Middelbourg un lieu propre Ă  aborder ; nous y courĂ»mes. Nous appellerions des plaines au pied des collines, et des plantations de jeunes bananiers le jour ne faisait que poindre et nous voyions-plusieurs feux biiiier entre les bois bientĂŽt nous distinguĂąmes des hommes sur la cĂŽte , ils lancĂšrent leurs pirogues Ă  la mer et rainĂšrent vers nous. L’un d’eux, vint nous prĂ©-' ßentermme racine de poivrier., et aprĂšs avoir touchĂ©, soir nez avec cette racine en signe d’amitiĂ© , 4 .ib S’assit en silence sur le pont. Je lui oiiris uu clou ; il en parut satisfait il Ă©tait nud jusqu’à; la ceinture de-lĂ  , une Ă©toile semblable a celle de Tari , brune et collĂ©e, lui pendait jusqu’aux genoux sa taille Ă©tait moyenne , soir T e Jacques Cook. 187 teint chĂątain, ses traits rĂ©guliers et doux sa barbe Ă©tait coupĂ©e , ses cheveux noirs , IrisĂ©s en petites boucles et biĂčlĂ©s Ă  la pointe ; sur ses bras Ă©taient des taches circulaires , formĂ©es de cercles concentriques de points tatouĂ©s ; d’autres piqĂ»res noires Ă©taient dispersĂ©es sur son corps un petit cylindre Ă©tait suspendu Ă  chacun des trous de son oreille ; sa main gauche manquait du petit doigt. De nouvelles pirogues s’avancĂšrent , quelques Indiens montĂšrent Ă  bord , touchĂšrent nos nez , et par leur confiance en nous , nous en donnĂšrent pour eux. Je rĂ©solus de relĂącher parmi eux ; ie trouvai un mouillage et jetai l’ancre nous lĂ»mes bientĂŽt environnĂ©s de vendeurs d’étoffes et de clous , etc. ; ils faisaient beaucoup de bruit leur langage n’est pas dĂ©sagrĂ©able ; mais il a un ton chantant. Je sis prĂ©sent Ă  un chef d’une hache, et de clous de fiche qui 1e rendirent content ; son maintien Ă©tait trĂšs- libre et trĂšs-dĂ©terminĂ© il admirait nos Ă©toffes et nos toiles nos maniĂšres RattachĂšrent Ă  nous, et il nous suivit lorsque nous dĂ©barquĂąmes dans une crique formĂ©e par des rochers oui la mettaient Ă  l’abri de la houle on nous reçut avec des acclamations les insulaires Ă©taient sans armes , et ils nous serraient de si prĂšs que nous avions de la peine Ă  dĂ©barquer ils semblaient plus empressĂ©s Ă  donner qu’à recevoir , car les plus Ă©loignĂ©s nous jetaient leurs Ă©toffĂ©s-, et se retiraient sans rien attendre; autour de nous , on en voyait qui nageaient en nous montrant des anneaux d’écaiile de tortue, des hameçons de ĂŻ38 Second Voyage nacre de perles qu’ils voulaient vendre. Le chef fit faire place, et les insulaires nous portĂšrent Ă  terre sur leur dos; il nous mena dans son habitation Ă  quatre cents pas de la mer, au fond d’une belle prairie , ayant Ă  ses cĂŽtĂ©s des plantations qui annonçaient la fertilitĂ© et l’abondance l’intĂ©rieur Ă©tait sĂ©parĂ© par des cloisons d’osier et le plancher couvert de nattes le peuple nous entourait. Je fis jouer de la cornemuse j le chef fit chanter trois femmes ; leur chantest musical et harmonieux , plus savant que celui d’O-TaĂŻti. Durant ce concert, un vent lĂ©ger embauma l’air d’un parfum dĂ©licieux que r Ă©pandaient des espĂšces d’orangers Ă  fleurs blanches , plantĂ©s derriĂšre la maison. BientĂŽt on nous offrit du fruit de ces arbres. Nous allĂąmes dans une autre maison du chef, ombragĂ©e par des arbres fruitiers ; on nous y donna des bananes et des cocos ; ils mĂąchĂšrent de la racine de l’Eava, qu’ils mirent dans un grand vase de bois ; ils y jetĂšrent de l’eau, et la laissant reposer, ils la versĂšrent dans des feuilles vertes fabriquĂ©es en coupes, et nous en donnĂšrent Ă  boire. J’en bus seul ; la mĂȘme coupe ne sert qu’une fois. On ne peut recevoir d’une maniĂšre plus cordiale que elle de ces aimables insulaires ; ils Ă©taient sans dĂ©fiance , et tout en eux nous annonçait que nous Ă©tions les bien-venus. Nous nous promenĂąmes aussi dans la campagne , et nous nous sĂ©parĂąmes pour la mieux examiner la prairie Ă©tait environnĂ©e d’une haie de roseaux dia- gonalement entrelacĂ©s et couverts de lianes en »i Jacques Cook. i31 L ĂŻ5o Second Voyage rien Ă  tout ce que je pus dire , mais il conversa avec Attago , avec une vieille femme , et il riait en dĂ©pit de sa gravitĂ© stupide. Puis il se leva , et se retira. Nous allĂąmes dans un autre cercle , oĂč Ă©tait assis le vieux chef ou prĂȘtre , nous avions tout donnĂ© Ă  l’autre, et nous ne savions quel clon lui faire , lorsqu/en fouillant dans nos poches , nous trouvĂąmes encore de quoi satisfaire lui et ses amis. 11 avait un air de dignitĂ© naturelle , et se montrait grave sans imbĂ©cillitĂ©. Il lui arrivait souvent de se mettre tout-Ă -coup Ă  prier; mais les assistons n’y faisaient point attention. Nous retournĂąmes Ă  bord, accompagnĂ©s d’At- tago Ă  qui je lis des prĂ©sens , et qui me pressa beaucoup de revenir avec des marchandises ce bon insulaire nous fut trĂšs-utile , dans tous les momens du jour , Ă  bord ou Ă  terre , il Ă©tait toujours prĂȘt Ă  nous rendre tous les services qui dĂ©pendaient de lui ; et il nous en coĂ»tait peu pour rĂ©compenser sa fidĂ©litĂ©. En levant l’un de nos rompit au milieu de sa longueur, parce qu’il avait Ă©tĂ© rongĂ© par les rochers , et nous perdĂźmes l’ancre ; un second fut endommagĂ©. Nous nous procurĂąmes dans cette isle cent quarante cochons, et autant d’ignames, de bananes , de cocos que nous en pĂ»mes placer. Nous y trouvĂąmes des plantes nouvelles , des oiseaux inconnus, et une nouvelle Ă©corce de jĂ©suite ou cinchona aussi efficace que celle du PĂ©rou. On y trouve la canne Ă  sucre , et un fruit semblable au brugnon. Nous y laissĂąmes toutes de Jacques Cook. i5i les graines de nos jardins. On ne voit ni bourgs, ni villages dans les isles des Amis ; chaque maison a sa plantation qui l’entoure le plancher des maisons est un peu Ă©levĂ© , couvert de nattes Ă©paisses et fortes d’autres les ferment du cĂŽtĂ© du vent, et le reste est ouvert tous les meubles consistent en des vases de bois , des coquilles de noix de cocos, des coussins en escabeaux Ă  quatre pieds ; le vĂȘtement et une natte y servent de lit. Les seuls quadrupĂšdes qu’on y voit , sont des cochons et de petits lĂ©zards ; la volaille y est excellente on y trouve des pigeons, des tourterelles, des parrots , des perroquets , des chouettes , des foulques au plumage bleu , diffĂ©rons petits oiseaux , et de grosses chauve-souris. Rien ne montre mieux l’industrie des habitans que leurs pirogues et leurs rĂ©seaux les premiĂšres sont faites de diffĂ©rentes piĂšces si bien unies ensemble par un bandage , qu’il est difficile d’en appercevoir les jointures les attaches sont en- dedans, retenues par des coches, ou derriĂšre des bosses prĂ©parĂ©es dan 6 ce but sur les bords et aux extrĂ©mitĂ©s des planches qui forment le bĂątiment. Les hommes et les femmes y sont de la mĂȘme taille que les EuropĂ©ens le teint de tous es d'une lĂ©gĂšre couleur de cuivre , ils ont des traits rĂ©guliers , et sont vifs , gais , animĂ©s 1 es femmes y sont babil lardes , joyeuses , libres et cependant modestes leurs cheveux sont noirs ils les portent courts ils se rasent ; et ont de belles dents jusques dans un Ăąge avancĂ©. Les hommes s’y IC 4 t52 Second V o y a c a tatouent lu milieu de la cuisse Ă  la hauche les, femmes ne le sont que sur les bras et les doigts. Us sont nuds , et oints de la ceinture en haut une piĂšce de natte ou d’étoffepend. de la j usqu’aux genoux. Leurs orncniens sont des amulettes , des coquillages, des nacres de perles , des Ă©cailles de tortues, des colliers et des luacelets d os, des anneaux d’écaille trĂšs- bien.' '♩ Les lemines ont quelquefois un tablier fait de libres extĂ©rieures de la coque des noix de cocos , parsemĂ© de morceaux d’étoiles, coupĂ©s en Ă©toiles, en demi lunes, eu quarrĂ©s, garni de coquillage.'., et couvert de plumes rouges ils fabriquent des Ă©toiles, comme Ă  O-TaĂŻti, moins fines, mais pins durables, et les teignent en differentes couleurs ; ils font des paniers , des nattes , et tous leurs ouvrages montrent qu’ils ont du goĂ»t pour le dessin. Les femmes chantent dans leurs moiuens ils ont deux instrmnens de musique nous avons parlĂ© de l'un d'eux; l'autre est une grande flĂ»te de bambous Ă  quatre trous , dont ils jouent avec le nez leur tambour est un arbre creux , qui rend tm son sourd , moins musical que celai d'un tonneau vuide. Pour saluer , ils frottent leur nez ; pour remercier , iis mettent sur la tĂȘte ce qu’on leur donne j le plus grand nombre d’entre eux manquent d’un doigt , souvent de deux c’est une mutilation qu’ils se font Ă  la mort de leurs pareris ; iis se brĂ»lent prĂšs de l’os de la joue, ils Vy font des incisions , et sans doute par remĂšde. On n’y voit ni malades , ni. boiteux , ni estropiĂ©s. Ils paraissent soumis Ă  des chefs qui de Jacques Cook. ĂŻ53 reconnaissent un supĂ©rieur ils cultivent, et ne vivent que du produit de leur culture ; personne n’y manque de ce qui est nĂ©cessaire Ă  la vie ; la joie est sur tous les visages , l’aisance est rĂ©pandue dans toutes les classes du peuple - T ils vivent sous un climat sain , oĂč il n’y a ni froid ni chaleur extrĂȘme ; la nature ne leur a refusa que de l’eau douce ; on n’y voit pas un ruisseau. Nous connaissons trop peu leur religion pour en parler. Comme nous allions mettre sous voile , nous reçûmes la visite de quatre hommes dans une pirogue , qui vinrent pour nous rĂ©jouir avec leur tambour nous rĂ©compensĂąmes leur intention , et primes cette occasion d’envoyer Ă  notre ami Attago du froment , des pois et des fĂšves que j’avais oubliĂ© de lui donner. Nous cinglĂąmes ensuite vers le dĂ©troit de la Reine Charlotte pour y renouvelles notre provision de bois et d’eau, et tenter de nouvelles dĂ©couvertes au midi et Ă  l'orient. Le 8 octobre, nous dĂ©couvrĂźmes l'isle JPils- tart , plus remarquable par-sa hauteur que par sou circuit elle n’est formĂ©e que par deux hautes montagnes que sĂ©pare une vallĂ©e profonde l’oiseau nommĂ© paille en queue par les Français , pilstaert par les Hollandais , lui a fait donner son nom ; nous n’y abordĂąmes pas. BientĂŽt nous quittĂąmes la Zone Torride , et des troupes d’oiseaux de mer nous suivirent nous vĂźmes aussi pendant la nuit des mĂ©duses que nous reconnĂ»mes Ă  leur lueurphosphorique elles Ă©taient 154 Second 'Voyage si lumineuses, que le fond de la mer semblait contenir des Ă©toiles plus brillantes que le firmament. Le 21 , nous dĂ©couvrĂźmes les cĂŽtes de la Nouvelle-ZĂ©lande ; je dĂ©sirais communiquer avec les habitans situĂ©s vers le nord de cette double isle et leur donner des cochons , des poules, des graines , des racines qu’ils n’avaient pas nous approchĂąmes de la cĂŽte autant que nous le pouvions sans danger elle est blanche , escarpĂ©e , et nous dĂ©couvrĂźmes les huttes des naturĂšls placĂ©es sur le haut des rochers comme les nids des aigles ils ne paraissaient pas vouloir approcher de nous. Nous n’étions plus qu’à trois lieues de Elack-IIead, lorsque quelques pirogues se dĂ©tachĂšrent du rivage dans l’une d’elles Ă©taient deux Indiens qui nous parurent ĂȘtre des chefs nous leur donnĂąmes les animaux et les graines que nous dĂ©sirions rĂ©pandre dans ce pays ; mais ils leur liront bien moins de plaisir qu’un grand clou que je leur olfris en s’éloignant ils les regardĂšrent cependant avec plaisir , et s’ils en ont eu quelques soins, le pays s’en trouvera bientĂŽt peuplĂ© ; OEdidĂ©e leur en avait fait sentir le prix , et par reconnaissance , le ZĂ©landais nous avait laissĂ© sa hache de bataille dont la tĂȘte bien sculptĂ©e Ă©tait ornĂ©e de plumes rouges et de poils blancs de chien. Nous continuĂąmes notre route au sud , nous eĂ»mes des grains violons, et un temps obscur qui nous força de n'aller qu’avec nos basses voiles. Le ciel s’éclaircit le lendemain ‱et nous Ă©tions vis-Ă -vis le Cep T uni-An gain , oit de Jacques Cook. i55 le calrne nous retint ; il fut suivi d'un orage qui nous obligea de plier nos voiles , nous dĂ©cou- vrionsla pointe septentrionale d’EalieinomauwĂ©e; le calme ne nous permit pas de le dĂ©passer , et l’orage qui s'Ă©leva de nouveau plus furieux qu’il n’avait Ă©tĂ© encore , nous mit en danger. Il fallait nous soutenir contre cet orage et des vagues aussi Ă©levĂ©es que les montagnes. Nous fĂ»mes battus de cette tempĂȘte pendant deux jours. Une cĂŽte remplie de hautes montagnes ne nous protĂ©geait pas contre les vagues qui se prolongeaient au loin , et que les rafales dispersaient en vapeurs qui obscurcissaient la surface de la mer ; le soleil donnant sur cette Ă©cume blanche Ă©blouissait nos yeux. Nous roulions çà et lĂ  Ă  la merci des flots ; les lames inondaient notre vaisseau , leur clioc l’ébranlait , et relĂąchait les manƓuvres ; tout y Ă©tait en confusion ‱‱ dans l’un de ces roulis , une caisse d’armes fut arrachĂ©e de sa place et vint donner sur le grillage du plat bord oĂč un volontaire aurait Ă©tĂ© Ă©crasĂ© , s’il ne s’était placĂ© dans l’angle qu’elle fit avec le bord du vaisseau. L’aspect de l’ocĂ©an Ă©tait alors superbe et terrible tantĂŽt au sommet d’une grosse vague , nous contemplions une vaste Ă©tendue sillonnĂ©e par un nombre infini de profonds canaux d’autres fois la vague se brisait sur nous et nous plongeait *dans une vallĂ©e d’oĂč nous voyions une nouvelle montagne s’élever Ă  nos cĂŽtĂ©s , et de sa tĂȘte Ă©cumeuse et chancelante menacer de nous engloutir. La nuit amena de nouvelles horreurs ; l’eau remplissait les lits , et 156 Second Voyage le rugissement des vagues , le craquement des couples et le roulis , les imprĂ©cations des matelots nous privaient du repos ; Ă  minuit le vent diminua , le calme renaquit, et nous revĂźnmes vers la terre dont la tempĂȘte nous avait Ă©cartĂ©s les oiseaux nous environnaient, et nous vĂźmes une albatrosse sans doute fatiguĂ©e par l’orage, dormir tranquillement sur l'eau. Nous limes de nouveaux efforts pour atteindre 1 e Cap Pal- liser et gagner le dĂ©troit. Nous profitions de tous les momens , de tous les vents pour nous en approcher ; cependant aprĂšs trois jours de tentatives nous en Ă©tions encore Ă  trois lieues ; mais bientĂŽt un grand vent nous força de gouverner au sud-ouest , et nous sĂ©para de l’Aventure que le jour ne nous montra plus prĂšs de nous. Nous continuĂąmes notre route au couchant; le vent devint enfin plus favorable , et j’aurais suivi la cote de l’isie mĂ©ridionale oĂč un abri paraissait s’offrir, si nous n’avions perdu l’Aventure que nous devions retrouver dans le dĂ©troit de la Reine Charlotte. Ün nous approchant de la terre, nous vĂźmes de la fumĂ©e en divers endroits, signe certain qu’elle Ă©tait habitĂ©e ; nous trouvĂąmes fond Ă  une lieue du rivage ; cependant nous cinglĂąmes Ă t l’est pour dĂ©couvrir l’Aventure avant le jour nous ne la vĂźmes point et revirĂąmes de bord. Le 3i , Ă  midi, les montagnes de neige nous restaient Ă  douze ou quatorze lieues des vents violons qui sĂ©paraient desinstans de calme nous tourmentĂšrent; nous entrĂąmes dans le dĂ©troit; de Jacqsss Cook. i 5 y puis nous en fĂ»mes repoussĂ©s dans cette agitation je dĂ©couvris un nouveau passage , et je rĂ©solus de le gagner ; le flot nous aida et nous limes voile dans la baie le long du rivage occidental ; mais le vent et le jussant commençant Ă  nous traverser a-la-l'ois, nous jetĂąmes l’ancre. Les environs de cette baie sont des montagnes noirĂątres et pelĂ©es, d’une grande, Ă©lĂ©vation, s'avançant en longues pointes vers la mer. Ce misĂ©rable pays Ă©tait habitĂ© , trois pirogues s’approchĂšrent de nous ; trois ou quatre des Iii- xliens qui les montaient, vinrent Ă  bord leurs vĂȘtemens Ă©taient sales ; la fumĂ©e et l’ordure rendaient leur teint de couleur d’un jaune noir; ils exhalaient l’odeur du poisson pourri qu’ils mangent, et de l’huile rance dont ils soignent; ils regardĂšrent avec indiffĂ©rence deux poules et deux coqs que je leur donnai, des clous leur firent plaisir. Nous sortĂźmes de la baie et limes route dans le dĂ©troit le vent s’y renforça .et mit en piĂšces nos voiles j mais le lendemain , la brise du nord-ouest nous poussa dans Y anse du vaisseau d’oĂč nous Ă©tions partis cinq mois auparavant , et oĂč nous ne trouvĂąmes point l’Aventure. Notre premier soin fut de racommoder nos voiles ; nous nous en occupions lorsque les habitait s nous visitĂšrent j’en reconnus plusieurs, et nous renouvelĂąmes connaissance avec plaisir. Nous descendĂźmes les futailles , nous lesraccom- modĂąmes et les remplĂźmes ; on calfata les cĂŽtĂ©s et les ponts du vaisseau, on coupa du bois , ou. j58 Second Voyage Ă©tablit ne forge, on fit le commerce ; on pĂȘcha, on chassa tout fut en mouvement dans ce lieu sauvage ane horde de ZĂ©landais s'Ă©tablit autour de nous pour profiter les premiers des avantages de notre commerce, et peut-ĂȘtre pour nous voler. Parmi eux Ă©tait un pĂȘcheur que nous avions vu chef d'une troupe de guerriers. Un temps agrĂ©able et chaud nous permit de faire des i echerches sur les oiseaux dont nous dĂ©couvrĂźmes des espĂšces nouvelles. En visitant toutes nos provisions , nous vĂźmes que la plus grande parue de notre pain Ă©tait gĂątĂ©es nous la remimes au four. Nous revimes les porcs que le capitaine Furneaux avait laissĂ© Ă  ces insulaires; mais en les tenant sĂ©parĂ©s , ils empĂȘchent la propagation de l’espĂšce il leur est cependant facile de le prĂ©voir deux chĂšvres que nous y avions dĂ©posĂ©es , y avaient Ă©tĂ© tuĂ©es ; nos plantes seules avaient prospĂ©rĂ©, parce qu’elles avaient Ă©tĂ© nĂ©gligĂ©es , les pois cependant et les fĂšves paraissaient avoir Ă©tĂ© dĂ©truits par les rats. L’hiver semble ĂȘtre doux dans cette partie de la Nouvelle ZĂ©lande les arbres et les arbrisseaux commençaient Ă  reverdir ; le lin y Ă©tait en fleur nous y cmĂ©dĂźmes du cĂ©leri et du cochlĂ©aria, et revĂźnmes h bord. Nous donnĂąmes aux insulaires un verrat, une jeune truie, deux coqs, et deux poules; mais ces dons n’otĂšrent pas aux ZĂ©landais l'envie de nous voler l’un de leurs chefs qui semblait vouloir rĂ©primer le vol avec sĂ©vĂ©ritĂ© , me lira adroitement un mouchoir de la poche et le mit de Jacques Cook. i5 9 dans son sein ; quand je lui redemandai , il le rendit en riant , de sorte que nous restĂąmes amis. Une autre troupe de ZĂ©landais vint s’établir prĂšs de nous , nous vendit beaucoup de poissons , nous vola six futailles et s’enfuit la premiĂšre troupe s’enfuit avec elle dans la crainte que nous ne les punissions du vol des autres ils nous laissĂšrent le verrat que je leur avais donnĂ© et quelques-uns de leurs chiens. Mais ils revinrent deux jours aprĂšs nous vendre du poisson. L’Aventure ne revenait point, et le vent qui soufflait nous ĂŽtait l’espĂ©rance de le revoir. Le temps Ă©tait inconstant et orageux ; des rafales , des averses descendaient avec impĂ©tuositĂ© des montagnes , l’air devenait froid , les plantes languissaient, les oiseaux fuyaient ; ce temps produit par les montagnes hautes et glacĂ©es dura jusqu’au douze novembre , oĂč. il devint plus doux , et nous pĂ»mes nous rĂ©pandre au dehors. Nos naturalistes firent une excursion vers Y anse de l’Indien qu’ils trouvĂšrent inhabitĂ©e ; un sentier taillĂ© par les ZĂ©landais pour cueillir les racines de fougĂšre qui leur servent d’alimens, et qui croissent abondamment sur le sommet d’une montagne escarpĂ©e, qui sĂ©pare cette anse de celle du cormoran , les conduisit jusqu’à ce sommet formĂ© d’une argile talqueuse blanche , grisĂątre , tachĂ©e d'un jaune rouge , qui exposĂ©e au soleil se dissout en lames , de ce sommet la vue est trĂšs-belle sur le dĂ©troit ; la pente mĂ©ridionale est chargĂ©e de forĂȘts , ailleurs vĂ©gĂ©taient les mĂȘmes J 6c» Second Voyage plantes qu’on trouve clans les vallĂ©es de la liais Duski, ce qui prouve la diffĂ©rence du climat de ces deux lieux. Les montagnes couvertes de neige s’y Ă©lĂšvent trĂšs-haut , et leur perspective a quelque chose de sauvage et d’effrayant. Nous allĂąmes ensuite Ă  Long-Island oĂč nous dĂ©couvrĂźmes de nouvelles plantes , de nouveaux oiseaux les bois y retentissaient du bruit des pe- terels cachĂ©s dans des trous sous terre, qui croassaient comme des grenouilles et criaient comme des poules. Les ZĂ©landais s'occupaient du commerce dont la principale brancha Ă©tait un talc verd peu estimĂ© , mais dont nos matelots Ă©taient avides , ils ne dĂ©daignaient pas non plus les ZĂ©- landaises notre contre-maĂźtre s'y Ă©tait mariĂ© Ă  la maniĂšre du pays avec l’une d’elles dont les traits Ă©taient assez rĂ©guliers, et qui avait quelque chose de doux et de tendre dans les yeux il allait la voir Ă  terre , il la rĂ©galait de biscuit gĂątĂ© qu’elle aimait beaucoup, et elle lui fut d’une fidĂ©litĂ© Ă  toute Ă©preuve. OEdidĂ©o se livrait aussi Ă  tous les mouveineus de la nature , et s’apperce- vant que l’existence des ZĂ©landais Ă©tait misĂ©rable , il en eut pitiĂ© il leur distribuait des racines d’ignames , et m’accompagnait toujours quand j’allais planter ou semer un terrein prĂšs de ce havre. Le i/j, nous observĂąmes l’émersion d’un des satellites de Jupiter pour fixer la longitude du dĂ©troit puis nous montĂąmes sur les monts de sa partie orientale pour tĂącher de dĂ©couvrir l’Aventure , et nous nous fatiguĂąmes en. vain j je commençai Ă  craindra de de Jacques Cook. i 6 i de ne plus revoir ce vaisseau ; s’il eut Ă©tĂ© dans notre voisinage , il eut au moins rĂ©pondu aux signaux , s’il n’avait pu se rendre au rendez- vous. Nous Ă©tions des pĂȘclieurs moins expĂ©rimentĂ©s que les naturels ; cependant aprĂšs avoir achetĂ© de leurs filets , nous pĂȘchĂąmes avec plus de succĂšs ils sont faits des feuilles fendues, seches et battues du lin dont nous avons parlĂ© , plante utile qui manque Ă  l’Europe prĂ©parĂ© en Angleterre , il a presque Ă©galĂ© le lustre de la soie ; il croit partout, et n’exige presque aucune culture. DĂ©jĂ  , nous nous prĂ©parions au dĂ©part, ne pouvant nous rĂ©soudre Ă  attendre l’Aventure au- delĂ  du terme que nous avions fixĂ©. Des Indiens que nous n’avions point vus encore nous apportĂšrent divers articles curieux qu’ils Ă©changĂšrent contre des Ă©toffes d'OtaĂŻd. Pour peupler cette contrĂ©e d’animaux utiles , j’y laissai deux verrats et deux truies, deux coqs et deux poules dans un bois au fond de la baie, avec assez de nourriture pour une douzaine de jours je laissai encore des poules et des coqs dans un bois voisin de l’anse du vaisseau; j’aurais laissĂ© deux chevres, si Je bouc n’avait Ă©tĂ© attaquĂ© peu aprĂšs notre arrivĂ©e d’une maladie qui approchait de la rage , et que nous crĂ»mes lui avoir Ă©tĂ© occasionnĂ©e par la piquure des orties qui sont abondantes dans le lieu oĂč nous dĂ©barquĂąmes , et il s’était noyĂ© dans un de ses accĂšs. Il serait malheureux que tous ces soins fussent sans succĂšs. Tome II. L l 6 z Second Voyage Les Indiens se montrĂšrent un jour mieux parĂ©s qu’à l’ordinaire leurs cheveux Ă©taient attachĂ©s au haut de la tĂȘte , leurs joues Ă©taient peintes en rouge , et ils nous vendirent beaucoup de vĂȘtemens et d’armes, dĂ©pouilles d’ennemis qu’ils avaient Ă©tĂ© combattre , et qu’ils avaient vaincus. Le soir, quelques officiers qui les visitĂšrent darus leurs maisons , y virent des os humains , dont la chair avait Ă©tĂ© ĂŽtĂ©e rĂ©cemment c’était sans doute les restes des hommes qu'ils avaient tuĂ©s dans le combat. On abattit enfin les tentes le 22 novembre ; tout fut rapportĂ© Ă  bord avant dĂ©partir, on dĂ©couvrit dans une case tout ce que les Indiens avaient reçu de nous et plusieurs de leurs meubles bientĂŽt ils vinrent tout emporter; mais il leur manqua quelque chose , et se plaignirent qu’on les avait volĂ©s quoiqu’ils sussent des voleurs eux-mĂȘmes , je punis celui qu’ils accusĂšrent; carie fondement de la confiance est dans la justice. Le calme ne permettant pas de sortir de l’anse encore , on profita de cet intervalle pour connaĂźtre les espĂšces de fougĂšres dont les racines cuites sont leur principal aliment ; ils virent de plus ce qu’ils ne cherchaient point Ă  savoir, un exemple de la fĂ©rocitĂ© des mƓurs des ZĂ©landais un fils jeter une pierre Ă  la tĂȘte de sa mĂšre , qui ne lui accordait pas promptement ce qu’il demandait, et le pĂšre battre sa femme qui voulait punir son fils. C’est ainsi que le sexe le plus faible est toujours maltraitĂ© chez les nations sauvages. Quelques-uns de nos officiers , descendus pour de Jacques Cook. i63 s’amuser avec les habitans , virent sur la plage? la tĂȘte et les entrailles d’un jeune homme tuĂ© depuis peu, et son cƓur enlilĂ© Ă  un bĂąton , arbore sur une de leurs pirogues l'un d’eux acheta cette tĂȘte ; sa vue me frappa d’horreur des Indiens en mangĂšrent des morceaux grillĂ©s avec voracitĂ©. OEdidĂ©e en parut mĂ©tamorphosĂ© en une statue cpui peignait l’effroi, puis il fondit en larmes, et fit les plus violens reproches aux insulaires il parut d’aprĂšs mes informations que le jeune homme Ă©tait mort dans le combat ; et qu’ils ne l’avaient pas fait prisonnier pour le tuer de retour chez eux. Cette tĂȘte a Ă©tĂ© portĂ©e en Angleterre , et dĂ©posĂ©e dans le cabinet de Mr. John U miter, membre de la sociĂ©tĂ© royale Il n’y aurait qu’un moyen de corriger les ZĂ©- landais de cette coutume barbare , il serait de les rĂ©unir sous un mĂȘme gouvernement, de leur donner le goĂ»t du commerce , de multiplier leurs productions , et les animaux qui fournissent une viande succulente il semble que la vengeance ait Ă©tĂ© le principe de ces festins horri- ribles. Ce qui diminue l’horreur qu’inspirent de tels peuples , c’est qu’ils ne mangent que leurs ennemis tuĂ©s dans la bataille. En gĂ©nĂ©ral , on ne remarque chez eux aucune cĂ©rĂ©monie qui ait le moindre rapport avec la religion. Ils portent bien sur la poitrine une espĂšce d’amulette de pierre verte , de la grosseur de deux Ă©cus , sculptĂ©e en figure humaine -, mais ils ne la vĂ©nĂšrent pas ils n’ont ni prĂȘtres, ni L a i 64 Second Voyage jongleurs d’aucune espĂšce ; aussi sont-ils peu superstitieux. Ils parent leur cou de plusieurs rangĂ©es de dents humaines qui sont des trophĂ©s de leur valeur ; leur largue a assez d’affinitĂ© avec celle des isles de la SociĂ©tĂ© , pour qu’OEdidĂ©e fut en Ă©tat de converser avec eux, aprĂšs un peu d’exercice et d’habitude. Le , nous quittĂąmes la grĂšve oĂč les naturels accoururent , et ayant trouvĂ© un tas de biscuit gĂątĂ© que nous abandonnions , ils se prĂ©cipitĂšrent dessus et le dĂ©vorĂšrent, quoiqu’ils eussent abondamment du poisson Irais nos cochons avaient cependant refusĂ© de le manger; mais les alimens pourris semblent plaire aux peuples sauvages. Nous avançùmes peu , et bientĂŽt nous lĂ»mes obligĂ©s de jeter l’ancre entre l’isle Longue et celle de Motuara de lĂ  on envoya cueillir quelques choux dans nos jardins. Enfin le vents’étantlevĂ©,nousparvinmesĂ sortirdudĂ©troit. Nous n’avions point de malades ; les vĂ©gĂ©taux fournis par nos jardins , le cresson , le cĂ©leri , le poisson frais avaient maintenu notre santĂ©. Nous n’espĂ©rions pas retrouver l’Avanture ; cependant nous laissĂąmes des instructions relatives Ă  cet objet au fond de l’anse nous les mimes dans une bouteille que nous couvrĂźmes de terre au pied d’un arbre. Je fis encore quelques recherches avant de quitter la cĂŽte pour le retrouver , tirant des coups de canon toutes les demi-heures ; mais tout fut inutile. Nous remarquĂąmes que la terre entre les caps TĂ©erawhitte et Palliser est extrĂȘmement stĂ©rile. Les deux baies qui sont de Jacques Cook. i 65 entr’eux, sont sĂ©parĂ©es par une pointe trĂšs-Ă©levĂ©e. Le fond de Lune d’elles conviendrait pour un Ă©tablissement EuropĂ©en , parce qu’il a des des terres qu’on peut cultiver et dĂ©fendre , une quantitĂ© prodigieuse de bois , peu d’iiabitans , et selon toute apparence une riviĂšre le lin y serait un objet de commerce considĂ©rable. En m’éloignant de ces lieux, je ne pensai plus Ă  revoir l’Aventure dans tout le reste du voyage, car je n’avais fixĂ© aucun rendez-vous aprĂšs la Nouvelle-ZĂ©lande , et j’étais rĂ©solu Ă  reconnaĂźtre pleinement les parties australes de la mer pacifique ; mon Ă©quipage cingla du cĂŽtĂ© du pĂŽle austral avec autant de courage que si une flotte eĂ»t marchĂ© de conserve avec nous. Nous commencions cependant notre course avec quelque dĂ©savantage la fatigue avait un peu Ă©puisĂ© nos corps , nous n’avions point d’animaux vivans , et les provisions choisies commençaient Ă  nous manquer. L’imagination n’embellissait point cette campagne de ses riantes chimĂšres nous n’espĂ©rions pas de nouvelles terres , et nous ne devions atttendre que des brumes, des gelĂ©es, de la monotonie , des jeĂ»nes mais l’espoir d’achever le tour du monde prĂšs du pĂŽle austral, animait notre courage. Nous cinglĂąmes au sud, un peu Ă  l’est avec un vent favorable , accompagnĂ©s de pingoins Ă  bec rouge qui nous abandonnĂšrent bientĂŽt ; le 6 nous Ă©tions aux antipodes de nos amis de Londres , et par consĂ©quent Ă  la plus grande distance possible d’eux leur souvenir nous arra- L 3 766 Second Voyage cha un soupir ; l’idĂ©e que nous Ă©tions les premiers EuropĂ©ens qui fussions parvenus Ă  ce point, re pouvait Ă©loigner quelques pensĂ©es tristes. DĂšs que nous lĂ»mes au-delĂ  du parallele le plus mĂ©ridional de la Nouvelle ZĂ©lande , nous atteignĂźmes une grosse houle qui venait d’entre le midi et le couchant ; et comme nous n’avions point eu de vent dans cette direction , j’en conclus qu 'il ne pouvait y avoir de terre au midi de ces deux grandes isles , Ă  moins qu’elle ne lĂ»t trĂšs- Ă©loignĂ©e. Sous le degrĂ© de latitude , nous ne trouvions point encore de glace; l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente nous en avions trouvĂ© prĂšs du 5 i ; peut- ĂȘtre un Inver plus doux , et des vents qui la chassĂšrent devant nous, furent les causes de cette diffĂ©rence. La premiĂšre isle de glace ne frappa nos regards qu’au-delĂ  du 62. Nous vĂźmes un peterel antarctique , des peterels bleus , des al- batrosses grisses , des pintades. Nous marchions Ă  l’est depuis le ii ; une brume Ă©paisse nous environnait, il tombait quelquefois de la grĂȘle, et OEdidee Ă©tait Ă©tonnĂ© de voir ces petites pierres blanches , inconnues dans son pays , tomber de l'air et se fondre dans ses mains la neige l’étonnait plus encore ; il l’appelait la pluie blanche mais il le fut davantage lorsqu’il vit une immense plaine de glace il crut d’abord voir la terre; il ne cessa de le croire que lorsqu’on en eut taille de grandes plaques que l’on faisait fondre. Le nombre des ides de glace s’augmentaient au point que je me hĂątai d’en sortir, en me dirigeant vers le nord ; mais lĂ  mĂȘme nous y eq. t>e Jacques Cook. 167 trouvĂąmes encore nous leur Ă©chappĂąmes cependant , mais non sans avoir Ă©prouvĂ© des secousses violentes des morceaux que nous ne pouvions Ă©viter. Souvent enveloppĂ©s dans un brouillard Ă©pais , nous Ă©tions sur le point de nous briser contre l’une , parce que nous avions voulu Ă©viter l'autre. Je n'avais point de probabilitĂ© de trouver la terre au sud , et je continuai ma route au nord. Chaque jour en danger de pĂ©rir , l’habitude nous faisait dormir tranquilles , comme si les flots , les vents , les rochers de glace ne pouvaient nous faire de mal le froid Ă©tait humide et dĂ©sagrĂ©able ; il fit pĂ©rir nos colombes , nos pigeons , les oiseaux chantans que nous avions pris Ă  la Nouvelle-ZĂ©lande. Nous nous occupions quelquefois Ă  faire des provisions de glace qui ajoutaient Ă  notre eau douce une partie Ă©tait formĂ©e de neige , remplie de porcs, et imbibĂ©e d’eau salĂ©e ; mais en la laissant Ă  l’air quelque temps, la saumure se dissipait. Nous forçùmes ensuite de voile vers l’est sous le 64 degrĂ© 48 minutes , poussĂ©s par un vent de nord trĂšs-froid, couverts de brume et de neige qui dĂ©coraient nos agrets de glaçons 5 ils en. Ă©taient quelquefois si chargĂ©s , que nous avions peine Ă  les mouvoir ; nos voiles ressemblaient Ă  des planches de bois. Le 20 dĂ©cembre , nous repassĂąmes le pĂŽle antarctique, marchant au sud. est, ayant devant nous une multitude d’isles de glace , qui formaient des pyramides Ă©levĂ©es de deux ou trois cents pieds, et dont les bords Ă©taient trĂšs-escarpĂ©s et presque perpendiculaires. L 4 i 68 Second Voyage Des rafsales mirent en piĂšces notre perroquet d’artimon ; nous Ă©tions revenus alors Ă  la plus haute latitude oĂč nous fussions jamais parvenus estait sous le 67 degrĂ© 3 i minutes. La glace couvrait la mer dans toute l’étendue du sud Ă  l’est, et nous fermait le passage , mais le temps Ă©tant modĂ©rĂ© et la mer tranquille , nous pĂ»mes l’éviter en nous dirigeant Ă  l’ouest le froid devenait insupovtable ; mais comme il Ă©tait possible qu’il y eut au nord une grande terre dans l’espace de 24 degrĂ©s de latitude , que nous n’avions point reconnus , j’y dirigeai notre coursej nous primes un peterel antarctique ces oiseaux sont de la grandeur d’un gros pigeon , les plumes de la tĂȘte , du dos , de la partie supĂ©rieure des aĂźles sont d’un brun lĂ©ger, le ventre et le dessous des ailes blancs ; les plumes de la queue blanches aussi, mais brunes Ă  la peinte. Ils ont plus de plumes dans les latitudes avancĂ©es, la nature les avait mieux munis contre le froid que l’art ne le pouvait faire pour nous aussi plusieurs se plaignaient de rhumatismes , de maux de tĂȘte , de catharres , de glandes enflĂ©es. Nous passĂąmes le jour de NoĂ«l au milieu des glaces ; heureusement qu'il n’v avait point de nuit et que le Ciel Ă©tait beau $ car la bruine aurait pu nous faire pĂ©rir cette situation pĂ©rilleuse n’empĂȘcha pas les matelots de solemniser ce jour en s’enyvrant. Tant que nous lĂ»mes sous la zone glaciale , ou eut Ă  peine une nuit on Ă©crivait encore un peu avant minuit Ă  la lueur du soleil qui ne s’éfaçait qu’un instant. OEdidĂ©e de Jacques Cook. r6g Ă©tonnĂ© ne put en comprendre la cause ; il nous assura pie ses compatriotes ne voudraient jamais ü’en croire. La mer couverte de plus de deux cents isles de glace , nous prĂ©sentait l’image d’un monde fracassĂ©. Nous Ă©tions sous le 68 clegre 1 5 minutes de latitude ; mais nous marchions au nord ; dĂ©jĂ  nous nous appercevions de quelques symptĂŽmes de scorbut ceux qui en Ă©taient attaquĂ©s , burent deux fois le jour du moĂ»t de biĂšrre frais et s’abstinrent de viandes salĂ©es. Le v 3o dĂ©cembre , nous vĂźmes des baleines jouer autour du bĂątiment, mais peu d’oiseaux. De petits plongeurs semblaient nous annoncer que nous n’étions pas Ă©loignĂ©s d’une terre, parce que ces oiseaux ne se voyent pas Ă  une grande distance des cĂŽtes nous vĂźmes aussi du goĂ©mon, mais il Ă©tait vieux et gĂątĂ© ; si le vent n’eut pas Ă©tĂ© directement contraire Ă  mon dessein , j’aurais parcouru quinze ou vingt degrĂ©s de longitude plus au couchant, parce que une telle route n’eut plus permis de croire Ă  l’existence d’une grande terre dans ces parages les houles qui en venaient jusqu’au 5i degrĂ© de latitude , nous font douter qu’il y en existe. L’espoir de retourner en Angleterre dans cette annĂ©e, faisait supporter avec peine ces climats froids aux matelots ; mais quand il fut dĂ©terminĂ© qu’ils ne reverraient pas leur patrie sitĂŽt , ils se resignĂšrent Ă  leur sort. En nous bornant Ă  des espĂ©rances plus voisines, nous n’étions guere plus heureux, rien ne nous annonçait de nouvelles terres il fallut s’occuper d’évĂ©nemens journaliers, quand les vues sur l’a- *70 Second Voyage venir nous manquĂšrent. Lorsqu’il faisait calme , nous allions Ă  la chasse d'oiseaux marins -. souvent le vent s’élevait , et un jour une vague Ă©norme frappa le vaisseau et inonda les ponts l’eau de la mer nous retombait sur la tĂȘte , et Ă©teignait nos lumiĂšres tout Ă©tait Ă  flot dans quelques chambres ; notre situation Ă©tait triste pour ceux qui se portaient bien ; elle Ă©tait insupportable pour les malades. L’aspect de l’ocĂ©an Ă©tait Ă©pouvantable ; un silence allarm ant rĂ©gnait parmi nous; le dĂ©goĂ»t des viandes salĂ©es nous avait tous saisis 5 le biscuit Ă©tait gĂątĂ©, et on n’en avait pas suffisamment ; tout Ă©tait uniforme et sombre autour de nous ; la glace , la brume , la surface Ă©mue de la mer formaient une scĂšne lugubre que n'Ă©gayaient jamais les rayons du soleil. Nous vĂźmes encore des isles de glace, le 20 janvier; rien n’annonçait une terre au-delĂ  du 6 a degrĂ© de latitude sous lequel nous Ă©tions ; nous marchĂąmes plus au midi encore par un temps assez, doux, que procurait un vent du nord qui semblait avoir chassĂ© au loin les glaces devant nous. Enfin nous les revĂźmes et bientĂŽt aprĂšs nous coupĂąmes pour la troisiĂšme fois le cercle polaire antarctique. Nous crĂ»mes voir une terre, nous cinglĂąmes sur elle c’était un brouillard , qui en se dissipant fit Ă©vanouir nos espĂ©rances. Parvenus au 69 degrĂ© 38 minutes de latitude , vers le 284 de longitude , nous rencontrĂąmes un banc de glaces flottantes oĂč nous allĂąmes faire notre provision d’eau douce ; le brouillard suspendit notre course en la rendant 7 i B Tacquks Cook. 771 pĂ©rilleuse ; le temps fut un jour assez doux et nous donna l’espĂ©rance d’avancer autant vers le pĂŽle sud , que l’on Ă©tait allĂ© vers le pĂŽle borĂ©al. Le 3 o au matin , nous observĂąmes que les nuages au dessus de l’horizon , au sud , Ă©taient d’une blancheur brillante ; prĂ©sage d’une plaine de glace qui parut bientĂŽt Ă  nos yeux elle s’étendait du levant au couchant bien au-delĂ  des li - mites de notre vue , et la moitiĂ© de l’horizon Ă©tait Ă©clairĂ©e par les rayons qu’elle rĂ©flĂ©chissait Ă  une grande hauteur. J’y comptai quatre-vingt dix-sept collines Ă©loignĂ©es des bords , pii formaient comme une chaĂźne de montagnes s’élevant les unes sur les autres et se perdant dans les nuages ; le bord extĂ©rieur Ă©tait composĂ© de glaces flottantes ou brisĂ©es, empilĂ©es et serrĂ©es les unes contre les autres telles ne sont pas les glaces du Groenland , et je n’ai jamais ouĂŻ dire qu’il y en eĂ»t de pareilles nulle part on pouvait croire que cette glace s’étendait jusqu’au pĂŽle , et que c’est de-lĂ  que viennent les glaces errantes qu’on trouve plus au nord; il est possible qu’il y ait des terres Ă©ternellement couvertes sous ces glaces ; mais elles peuvent peut-ĂȘtre se former sans terre. Cet obstacle nous força e Jacques Cook. 197 rimes O-TaĂŻti le 21 ; nous dĂ©couvrĂźmes la pointe VĂ©nus et y tendĂźmes les malades se traĂźnĂšrent sur le pont pour la voir j elle nous parut aussi charmante , que si nous l’avions vue pour la premiĂšre fois. Elle Ă©tait en effet plus belle alors que huit mois auparavant les forĂȘts y Ă©taient revĂȘtues d’un nouveau feuillage ; les cantons infĂ©rieurs y Ă©taient parĂ©s de verdure plus fraĂźche ; les plaines brillaient par l’éclat de leurs couleurs. Quand les insulaires nous eurent ap- perçus , ils lancĂšrent leurs pirogues pour nous apporter des fruits parmi eux Ă©talent deux jeunes gens, qui se dĂ©pouillĂšrent de leurs vĂȘternens pour en faire un prĂ©sent Ă  OEdidĂ©e , et celui-ci leur donna des plumes rouges. Quand j’eus mouillĂ© dans la baie de Matawai, il descendit avec empressement , aprĂšs avoir quittĂ© ses vĂȘternens EuropĂ©ens avec un plaisir qui marquait sa prĂ©dilection pour les usages et les mƓurs de son pays , et nous ne devons pas nous en Ă©tonner ; retournĂšrent joyeusement dans leur affreux pays , aprĂšs avoir joui des plaisirs de Londres. Eh qui ne dĂ©sirerait la vie paisibledes haĂŻtiens! OEdidĂ©e en fut fĂȘtĂ© , considĂ©rĂ© , recherchĂ© ; les plaisirs se renouvellaient, se variaient sans cesse pour lui. Les matelots recherchĂšrent ceux dont ils avaient Ă©tĂ© long-temps privĂ©s ; des femmes sans pudeur , de la derniĂšre classe du peuple, ne manquĂšrent point de complaisance , il s’agissait de les dĂ©pouiller. Des fruits , des poissons ranimaient la santĂ© langids- N 3 ĂŻp8 Second Voyage santĂ© de quelques-uns , et redonnaient de la joie Ă  tous. Le roi Otoo et plusieurs antres chefs nous rendirent visite , et nous apportĂšrent une douzaine de gros cochons ; nous les accueillĂźmes le mieux qu’il nous lut possible ; ils dĂźnĂšrent au vaisseau , et s’en retournĂšrent chargĂ©s de prĂ©sens et contens de notre rĂ©ception nous leur donnĂąmes sur-tout des plumes rouges , dont ils font un grand cas. C’est pour en obtenir encore que le roi nous lit une seconde visite ; que les principaux personnages de l’isle nous prodiguaient tout ce que l’isle produisait de plus utile. Ce fut un bonheur pour nous d’en avoir lait un amas, car nos marchandises avaient fort diminuĂ© , et il nous eut Ă©tĂ© difficile d’approvisionner le navire par des Ă©changes avec elles. Un Ă©vĂ©nement non s prouva l’utilitĂ© de la chaĂźne Ă©lectrique. Il faisait des tonnerres violĂ©es , et je fis placer une chaĂźne de cuivre au grand mĂąt Ă  l’instant oĂč on venait d’en jeter l’extrĂ©mitĂ© au-delĂ  du plat-bord , un Ă©clair terrible s’élança par-dessus le vaisseau , et nous vĂźmes la flamme s’écouler le long de la chaĂźne il fut suivi d’un coup do tonnerre Ă©pouvantable qui Ă©branla tout le bĂątiment , sans nous causer le moindredom mage , au grand Ă©tonnement des EuropĂ©en s et des haĂŻtien s qui se trouvĂšrent Ă  bord. Je fus Ă©tonnĂ© aussi de l'Ă©tat d’opulence oĂč se montrait l’isle on y construisait un grand nombre de grosses pirogues et de maisons de toute espĂšce ; ces maisons Ă©taient spacieuses de gros Ăźde Jacques Cooic. Ï99 cochons rodaient autour des cases ; on y voyait par-tout la prospĂ©ritĂ© d’un Ă©tat naissant. Nous Ă©tions dans une si grande abondance de vivres , que nous fĂ»mes obligĂ©s de construire une Ă©table sur le rivage. Cette abondance me dĂ©termina Ă  y faire un plus long sĂ©jour que je ne m’étais proposĂ© d’abord , et d’y faire radouber le vaisseau ; j’y fis travailler tout de suite. Nous rendĂźmes la visite au roi en arrivant Ă  sa demeure , nous vĂźmes plus de trois cents pirogues rangĂ©es en ordre, et le rivage couvert de guerriers cet armement subit nous fit faire bien des conjectures ; cependant nous dĂ©barquĂąmes au milieu d'une foule immense de naturels. Un oncle du roi vint Ă  ma rencontre l'amiral Towha s’approcha aussi , et me menant par la main au milieu d’eux , ils me firent traverser la foule , qui se rangeait en deux haies et poussait des acclamations. ArrivĂ© Ă  la place de l’audience , on Ă©tendit une nate sur laquelle on me fit asseoir, et on alla chercher le roi je voulus aller au devant de lui ; mais Towha s’empara de moi, et me mena sur le bĂątiment amiral entre deux lignes de guerriers qui Ă©cartaient les spectateurs ; cependant , comme je refusai de monter sur le bĂątiment , Towha me quitta froidement j’ap- perçus Tonde du roi , et lui demandai des nouvelles de son neveu , il me dit qu’il s’était retirĂ© dans le pays mcttava ou fĂąchĂ© , et il me conseilla de me retirer sur ma chaloupe ; nous suivĂźmes son conseil , et nous nous y rassemblĂąmes. Jetant alors les yeux sur cette flotte , nous vĂźmes N 4 200 ^ Second Voyage qu’elle consistait en cent soixante doubles pirogues , longues de quarante Ă  cinquante pieds , bien Ă©ouipĂ©es , bien approvisionnĂ©es et bien armĂ©es. Les chefs Ă©taient revĂȘtus de leurs. vereinen s militaires , qui sont bigarrĂ©s , et consistent en trois grandes piĂšces d’étoffes trouĂ©es au milieu , et posĂ©es les unes sur les autres ; celle de dessous Ă©tait blanche et la plus lar ge , la seconde ronge ‱- celle de dessus Ă©tait brune et la plus courte ; leurs cuirasses Ă©taient d’osier , couvertes de plumes et de dents de goulu. Quelques-uns de leurs casques avaient cinq pieds de haut; c’étuicritde longs bonnets cylindriques , dont le devant formait un fronteau long de quatre pieds, revĂȘtu de plumes luisantes , bleues et vertes , et d’une jolie bordure de plumes blanches un nombre prodigieux de longues plumes d’oiseaux du tropique divergeaient de ses bords en rayons , semblables Ă  l’aurĂ©ole des anges et des saints. Les principaux commandons se distinguaient d’ailleurs par de longues queues rondes, composĂ©es de plumes vertes et jaunes qui pendaient sur leur dos. Towha en portait cinq, Ă  l'extrĂ©mitĂ© desquelles flottaient des cordons de bourre de cocos , entremĂȘlĂ©s de plumes rouges il n’avait point de casque, mais un turban qui allait bien Ă  son visage il paraissait avoir soixante ans , Ă©tait trĂšs-vigoureux , grand , et d’une physionomie noble et prĂ©venante. Des pavillons , des banderolles dĂ©coraient les pirogues ; des massues , des piques , des pierres, composent leurs instrumens de guerre le bĂąti- de Jacques Cook. 20i ment amiral occupait le centre cent soixante- dix doubles pirogues plus petites portaient un pavillon , un mĂąt et une voile. Cette Hotte n’était composĂ©e que des forces de deux cantons ; elle nous donna une grande idĂ©e de la population et des richesses de cette isle. AprĂšs l’avoir examinĂ©e , je dĂ©sirois revoir l’amiral , m*is je le demandai en vain. L’oncle du roi me dit que son neveu Ă©toit parti pour Matawai , et me conseilla de me rembarquer. Nous le fĂźmes , et conjecturĂąmes que Towha Ă©tait un chef puissant et mĂ©content , qui se disposait Ă  faire la guerre Ă  son roi ; nous nous trompions , et bientĂŽt nous apprĂźmes que la flotte faisait partie d’un armement qu’on destinait contre l’isle EimĂ©o dont le chef avait secouĂ© le joug d'OtaĂŻti. O - Too n’était point Ă  Mata- wai , et nous retournĂąmes pour le voir dans sa demeure ; nous l’y trouvĂąmes , et sĂ»mes qu’il avait Ă©vitĂ© de me voir, parce que quelques-uns de ses sujets ayant volĂ© mes habits qu’011 lavait Ă  terre , il avait craint que j’en exigeasse la restitution. Il me demanda plusieurs fois si j’étais fĂąchĂ© , et sur ce que je l’assurai que les voleurs pouvaient garder ce qu’ils avaient pris , il parut satisfait. Towha avait eu la meme raison pour s’éloigner. Ainsi une mĂ©prise m’empĂȘcha d’examiner avec plus de soin les forces navales de l’isle. O-Too nous conduisit Ă  ses habitations au travers d’une campagne qui ressemblait Ă  un jardin , oĂč çà et lĂ  les ruisseaux formaient des 202 Second Voyage nappes limpides. Nous causĂąmes , les femmes sur-tout montrĂšrent beaucoup de gaĂźtĂ© nous partagions leurs plaisrs , leur bonheur , et nous ne les quittĂąmes qu’aprĂšs le coucher du soleil. Nous nous fĂźmes O-Too et moi des prĂ©sens mutuels , et revĂźnmes Ă  bord. Le roi et Towha nous y rendirent visite le lendemain le dernier fut Ă©tonnĂ© de la grandeur du vaisseau qu’il n’a- voit jamais vu , il en examina toutes les parties , nous demanda des cables et des ancres. Ils dĂźnĂšrent avec nous, et se montrĂšrent trĂšs-joyeux. O-Too montrait du respect pour Towha , et desiroit qu’on lui en tĂ©moignĂąt , et cependant il paraissait le craindre. L’ardeur du peuple et des grands pour les plumes rouges procura aux matelots des plaisirs de leur goĂ»t, et Ă  nous bien des prĂ©sens ; ils nous donnĂšrent mĂȘme en Ă©change des habits singuliers qui doivent, par leur texture et la matiĂšre qui les forme , ĂȘtre d’un prix inestimable Ă  leurs yeux ; ils servent Ă  leurs cĂ©rĂ©monies funĂ©raires. Un matelot en a vendu un en Angleterre pour vingt-cinq gui- nĂ©es. Ces plumes faisaient une partie des richesses d’OEdidĂ©e , que les Otahitiens Ă©coutaient avec aviditĂ© ils le suivaient en foule les vieillards lui tĂ©moignaient de l’estime , les chefs recherchaient sa compagnie. Souvent ils avaient peine Ă  croire ce qu’il leur racontait de la pluie changĂ©e en pierres , des rochers blancs et des montagnes que nous convertissions en eau douce , et iis venaient nous demander s’il ne mentait point. Ils le croyaient plus volontiers , de Jacques Cook. ao3 lorsqu’il parlait Je mangeurs d’hommes de la nouvelle ZĂ©lande , quoiqu’ils en eussent horreur il paraĂźt qu’ils ont connu cette barbare coutume autrefois. Un OtaĂŻtien qui nous volait une futaille fut pris en flagrant dĂ©lit. Je le fis lier Ă  un poteau , malgrĂ© O-Too qui me priait de le relĂącher ; je lui fis sentir que puisque je punissais ceux qui ‱les volaient, ceux qui nous volaient, devaient ĂȘtre aussi punis. Towha parut m’approuver , et harangua ses compatriotes pour leur faire sentir la justice de ce procĂ©dĂ©. Le coupable reçut vingt coups de fouet , et tout le monde se retira. Towha nous fit ensuite diverses questions sur les loix de notre pays ; il admirait nos arts ; mais quand on lui eut dit que nous n’avions ni noix de cocos ni arbres Ă  pain , il estima peu tout le reste. 11 nous donna Ă  diner, et montra qu’il n’avait pas oubliĂ© nos usages depuis qu’il avait dinĂ© avec nous. Quand nous le quittĂąmes , il nous fit de tendres adieux , et promit de nous venir voir. Nous trouvĂąmes au vaisseau Mr. Förster et Sparmann qui revenaient des montagnes. Ils Ă©taient parvenus Ă  la seconde chaĂźne qui environne les plus Ă©levĂ©es , aprĂšs avoir traversĂ© des vallĂ©es profondes iis y trouvĂšrent une famille aggrandissant sa cabane , et l’homme quitta l’ouvrage pour leur apprĂȘter Ă  souper. Ils allumĂšrent du feu , et veillĂšrent et dormirent tour Ă  tour de-lĂ  ils voyaient la lumiĂšre dans le vaisseau , ils entendirent Ă  minuit le son de la cio- 2o4 Second Voyage die qui rĂ©glait les quarts. La nuit Ă©tait belle, fraĂźche et calme. A la pointe du jour , ils marchĂšrent vers le sommet des montagnes Ă  une hauteur considĂ©rable, ils trouvĂšrent sur l’escarpement des flancs, des arbrisseaux et des bois Ă©pais, et voulant cueillir des plantes , ils tombĂšrent prĂšs de prĂ©cipices Ă©pouvantables ; toute ĂŻa chaĂźne Ă©tait couverte de forets , oĂč ils trouvĂšrent un grand nombre de plantes qu’ils n’avaient jamais vues. Ils parvinrent enfin au sommet de la montagne de-lĂ  ils dĂ©couvrirent Hirnhaine qui est Ă©loignĂ©e de quarante lieues, et les isles plus voisines , la plaine fertile qui Ă©tait Ă  leurs pieds, la vallĂ©e de JVIattavai oĂč la riviĂšre faisait d’innombrables dĂ©tours. Le brouillard les força de descendre. Les collines supĂ©; ieures sont composĂ©es d’une argiie trĂšs^compacte la vĂ©gĂ©tation y est abondante, meme au sommet des montagnes on y chercha le bois odorant dont les insulaires parfument leur huile , mais sans le trouver. Le lendemain nous vĂźmes les Ă©quipages de dix pirogues exĂ©cuter une partie de leurs manƓuvres. DĂšs qu’une d’elles touche la terre , ses rameurs sautent dehors et traĂźnent le batiment Ă  un endroit convenable , puis chacun d’eux s’en va chargĂ© de sa pagaye tout se l'ait si promptement , qu’en cinq minutes on ne voit plus ni pirogues, ni guerriers, ni rameurs. Je vis des guerriers se deshabiller , et je ne pouvais concevoir comment en un jour de bataille ils pouvaient porter la quantitĂ© et la pesanteur des de Jacques Coole 2o5 Ă©toffes qu’ils avaient sur eus. Une piĂšce d’une longueur immense .enveloppait leur tĂȘte en. forme de tu. ban ou' de chapeau ; plusieurs Pavaient garnie de branches sĂšches de petits arbrisseaux , couvertes de plumes blanches. Mr Förster le h!s et Sparmann remontĂšrent la vallĂ©e de Mattavai , et y virent par-tout de nouvelles plantations , fort Ă©tendues et en bon ordre, de nouvelles habitations, et en plusieurs endroits des habitans travaillant Ă  des pirogues les ravages qu’avait laissĂ©s la guerre entre les deux pĂ©ninsules , avaient disparu ; les insulaires Ă©taient moins importuns pour demander ; ils s’efforcaient Ă  l’envi Ă  faire envers nous des actes de bienveillance et d’hospitalitĂ©. Ils arrivĂšrent dans la cabane de l’Indien qui les avait reçus avec tant de cordialitĂ© quelques mois auparavant , et lui promirent d’y revenir dĂźner. A un mille plus loin , la colline sur le cĂŽtĂ© oriental offrait une . coupe perpendiculaire de deux cents quarante pieds , d’oĂč une cascade s’élançant au travers des arbrisseaux qui la couvraient au sommet, tombait dans la riviĂšre , et animait ce paysage sauvage et pittoresque ce rocher Ă©tait composĂ© de colonnes d’un basalte noir et compacte dont les naturels font des outils ; elles Ă©taient debout , parallĂšles , jointes l’une Ă  l’autre, et d’un diamĂštredequinze Ă  vingt pouces. Au-delĂ  la vallĂ©e se resserre toujours davantage , et enfin ils furent forcĂ©s de s’arrĂȘter, de revenir sur leurs pas Ă  la demeure de leur 2o 6 Second Voyage Löte gĂ©nĂ©reux , qu’ils rĂ©compensĂšrent de sa rĂ©ception avec des plumes rouges et des outils de fer. Nous examinĂąmes notre biscuit ; il se trouva gĂąte encore il fallut en faire un nouveau triage, en perdre une grande quantitĂ© , nous rĂ©duire Ă  la petite ration et encore avec de mauvais pain. Nous apprĂźmes alors qu’OEdidĂ©e s’était mariĂ©, et nous lĂ»mes fĂąchĂ©s de n’avoir pas assistĂ© Ă  la cĂ©rĂ©monie, pour faire des dĂ©couvertes intĂ©ressantes sur les usages de ces insulaires. Il nous dit qu’il dĂ©sirait s’établir Ă  OtaĂŻti, qu’on lui Ă©lirait des terres, une maison , des propriĂ©tĂ©s de toute espĂšce, qu’il Ă©tait aggrĂ©gĂ© Ă  la famille d’un A-RĂ©e respectĂ©. Il renonçait donc au projet de revenir en Angleterre ; mais un antre jeune- lioinme dĂ©sira beaucoup de prendre sa place , et je fus obligĂ© de le refuser il me parut injuste de prendre Ă  mon bord un habitant de ces isles , sous des conditions que je n’étais pas le maĂźtre de remplir j car je m’imposais l’obligation de leur rendre tout ce dont mon consentement les aurait privĂ©s. Nos savans firent une nouvelle course pour pĂ©nĂ©trer au-delĂ  du vallon oĂč ils s’étaient arrĂȘtĂ©s quelques jours auparavant ils gravirent la montagne de grand matin , mais n’allĂšrent pas au sommet ; ils cueillirent plusieurs nouvelles plantes dans les forĂȘts, et leurs guides prirent des hirondelles de mer encore endormies dans les buissons c’est ainsi que l’oiseau du Tropique s’y vient reposer et y dĂ©pose toutes les annĂ©es de Jacques Cook. 207 les longues plumes de sa queue. Ils revinrent dans le moment que toute la famille royale Ă©tait sur le vaisseau. Elle nous apprit son histoire. Elle fut composĂ©e de trois frĂšres dont l’aĂźnĂ© Ă©tait l’époux d’Oberea et rĂ©gna sur l’isle , mais fut dĂ©trĂŽnĂ© par WahĂ©atua, roi de la petite pĂ©ninsule , qui voulut qu'O-Too , fils de son frĂšre ElappaĂŻ, lui succĂ©dĂąt cette histoire explique comment Oberea Ă©toit si puissante lorsque le capitaine Wallis aborda dans l’isle , et pourquoi elle Ă©tait devenue pauvre et presque oubliĂ©e. Un accident troubla la bonne intelligence qui rĂ©gnait entre nous etles insulaires ; une des sentinelles que nous avions Ă  terre s'endormit , et un OtaĂŻtien profita de l’occasion pour lui enlever son fusil. O-Too m'en fit donner la premiĂšre nouvelle , en me priant de venir vers lui. J’y allai en dĂ©barquant, le sergent m’apprit ce qui s'Ă©tait passĂ© , les naturels Ă©taient effrayĂ©s et la plupart en fuite. Je tĂąchai de calmer leurs craintes ; mais j’insistai sur la reddition du fusil. O-Too n’osa pas me voir ; il s’enfuit dans les montagnes, et je revins laissant l’oncle du roi et OEdidĂ©e chargĂ©s de lui dire que je n’étais point sache, et que je ne demandais que le fusil. ArrivĂ© au vaisseau , je vis six pirogues que je rĂ©solus d'intercepter ; mais l'une d’elles nous ayant appris que le roi Ă©tait dans nos tentes , nous les laissĂąmes libres pour nous approcher des tentes. Le roi n’y avait point paru ; c’était une ruse de ceux qui montaient les pirogues et qui alors s'efforcaient de s’éloigner 3 nous les poursuivĂźmes 2v8 Second Voyage et en primes cinq , sur l’une desquelles Ă©tait un chef que je rĂ©solus de dĂ©pĂȘcher Ă  O-Too , pour qu’il en obtĂźnt le fusil en Ă©change des pirogues et des prisonniers ; mais il chercha des excuses pour s’en dispenser ; jene les aurais pas Ă©coutĂ©es, si OEilidĂ©e n’était venu me dire que le voleur Ă©tait de Tierrabnu et qu’il fallait leur prĂȘter une chaloupe pour l’aller redemander Ă  WahĂ©atua. Je relĂąchai alors deux pirogues , mais les trois autres Ă©tant Ă  un chef de Tierrabou , je voulais les retenir ; quand on m’affirma que ce chef Ă©tait innocent du vol qui s’était commis , je les relĂąchai encore , et je fis dire Ă  O-Too que je ne ferais plus de recherches , puisque ses sujets ne le retenaient pas sur la brune , trois hommes qui avaient poursuivi le voleur, rapportĂšrent le fusil, je les rĂ©compensai et je cessai toutes poursuites tous les OtaĂŻtiens prĂ©tendirent alors avoir tuĂ© le voleur ou l’avoir poursuivi , afin d’avoir part Ă  la rĂ©compense. Cependant les Ă©changes Ă©taient interrompues et l’on n’apportait rien au marchĂ©. Je crus devoir chercher O-Too , et je partis avec quelques officiers, je trouvai le prince assis Ă  l’ombre des arbres ; je le rassurai, et il rue demanda pourquoi j’avais tirĂ© sur les pirogues c’est qu’elles appartenaient, Ă  un chef de Tierrabou , lui dis-je , et que le voleur en dĂ©pendait je parus vouloir pousser plus loin ma vengeance contre lui ; et comme il n’aimait pas ses voisins , mes sentimens lui plurent et la tranquillitĂ© se rĂ©tablit. J’ai toujours mieux rĂ©ussi avec eux par des voies honnĂȘtes que par celles da ns Jacques Cook. acup de la rigueur, et j’évitais celles-ci si ’javais cessĂ© de me comporter avec humanitĂ© Ă  leur Ă©gard, j’aurais aigri leur caractĂšre , et un usage trop frĂ©quent de nos armes Ă  feu aurait excitĂ© leur vengeance et diminuĂ© la terreur qu’elles leur inspiraient. Les rĂ©parations les plus essentielles du vaisseau Ă©tant finies , je rĂ©solus de quitter O-TaĂŻti dans peu de jours. Oberea nous rendit visite ; elle fut suivie d’O-Too qui vint avec une nombreuse suite et beaucoup de provisions. Je fus plus libĂ©ral que jene l’avais Ă©tĂ© encore , parce -que je croyais voir ces bonnes gens pour la derniĂšre fois je les rĂ©jouis avec des feux d’artifice qui leur persuadĂšrent que nous avions les feux et les Ă©toiles Ă  notre disposition. OEdidĂ©e souhaitait de rester dans cette isie , et je ne crus pas devoir l'encourager Ă  venir en Angleterre , d’oĂč, il n’y avajt pas d’apparence qu’il pĂ»t jamais revenir; mais je l’assurai que dans ce cas, je lui tiendrais lien de pĂšre; il m’embrassa, il pleura , dĂ©sira confĂ©rer avec ses amis , et malgrĂ© les sollicitations de l’équipage qui l’aimait, il sortit et revint nous dire qu’il se dĂ©cidait Ă  rester dans l’isle. Mr. Förster l'engagea Ă  nous accompagner jusqu’à VlietĂ©a. Divers chefs , parmi lesquels Ă©taient Towha , vinrent nous visiter encore et nous apportĂšrent des fruits. Pour monter Towha dans le vaisseau , on laissa tomber un fauteuil soutenu par des cordes, et nous le tirĂąmes en liant , ce qui lui fit grand plaisir. Je lui fis des prĂ©sens parmi les- Tome IL O 210 Secosd Voyace quels Ă©tait un pavillon anglais dont je lui appris l’usage. Il Ă©tait rĂ©solu , malgĂ© sa maladie , de commander la flotte contre E-ImĂ©o ; quoique infirme , il Ă©tait gai , et ses sentixnens Ă©taient Ă©levĂ©s. Nous v mes une nouvelle flotte de quarante double» pirogues , approcher du bord , en pagayant, partagĂ©e en divisions , et formant une ligne qui ne se dĂ©rangea point chacune d’elles avait un conducteur qui , placĂ© sur la plat reforme , annonçait par des paroles et des gestes, quand les matelots devaient pagayer Ă -la-fois, et quand l’un descĂŽtĂ©s devaient s’arrĂȘter la promptitude de leurs rnouvemens nous prouva leur habiletĂ© dans la manƓuvre. Les soldats exercĂšrent devant nous , et livrĂšrent un combat singulier ; ils portaient et paraient fort adroitement leurs coups , armĂ©s de massues et de piques qu’ils lançaient comme des dards ils paraient les coups de massue par des sauts en l’air , ou en se dĂ©tournant de cĂŽtĂ© leur pique servait Ă  dĂ©tourner avec adresse les coups de pique de leur ennemi. Nous vĂźmes sur le chantier d’O-Too deux pa-hies longues chacune de cent et huit pieds je donnai un pavillon pour l’une d’elles , et le roi lui donna le nom de Britannia. Ces flottes , ces guerriers , nous parurent ressembler beaucoup Ă  la flotte des Grecs , allant attaquer Troye. Towha , le roi et son oncle nous firent des adieux trĂšs-touchans O-Too me pria de prendre avec moi un jeune homme qu’il voulait envoyer chercher des plumes rouges ; mais comme je ne me proposais point de retourner, je le refusai. de Jacques Cook. ai i Je lui dis que si jamais je revenais, je lui en apporterais y et cette promesse le satisfĂźt. Il proposa Ă  Mrs. Förster et Hodges de rester dans l’isle , et leur promettait de les faire chefs des plus riches cantonsils le refusĂšrent avec Ă©motion. Un des aides du canonnier forma le projet d’y rester, et dĂšs que nous eĂ»mes dĂ©ployĂ© les voiles, il se jeta Ă  l’eau ; mais on le dĂ©couvrit bientĂŽt, et un bateau alla s’en saisir , avant qu’il pĂ»t ĂȘtre bien loin encore. O-Too l’avait encouragĂ© dans son dessein il espĂ©rait qu’un EuropĂ©en lui serait d’un grand avantage et il avait raison l’aide- canonnier n’avait pas tort non plus , il n’avait ni parens , ni amis , ni presque de patrie , et ne pouvait espĂ©rer nulle part plus de bonheur que dans ces isles ; lĂ  , sous le plus beau climat de la terre , il allait jouir des aisances de 'la vie au milieu d’un peuple simple et bon , et achever ses jours dans la tranquillitĂ© et l’abondance , loin des travaux et des dangers. Quoique je ne pusse le condamner , la nĂ©cessitĂ© de conserver la discipline me le fit faire mettre aux fers pendant quinze jours. O-Too demeura dans sa pirogue jusqu’à ce qu’il nous vĂźt cingler Ă  pleines voiles vers l’isle Huaheine alors il pagaya vers la cote et il fut saluĂ© de trois coups de canon. J’aurais voulu m’instruire du gouvernement de cette isle , mais cela ne me fut pas possible il semble que ce soit une administration fĂ©odale ; le cites n’a rien qui le distingue de ses sujets ; il mettait mĂȘme plus de simplicitĂ© dans ses actions qu’aucun autre O » 212 Second Votacs des E-ArĂ©es. En gĂ©nĂ©ral les chefs sont plus aimĂ©s que craints. Leur religion ne nous est pas mieux connue. Il nous a semblĂ© que dans certains cas , ils sacrifient aux dieux , et meme des hommes ; que le choix des victimes dĂ©pend du grand prĂȘtre qui passe quelque temps retirĂ© au fond de la maison du Dieu , puis vient annoncer au peuple qu’il vient de converser avec le grand-ĂȘtre, lequel lui a indiquĂ© la victime c’est ordinairement un ennemi du prĂȘtre , et on tue celui qu’il a dĂ©signĂ©. Un vent frais nous Ă©loignait de cette isle charmante , et nos regards y restaient attachĂ©s /lorsqu’ils se fixĂšrent sur une de ses plus belles femmes qui s’était embarquĂ©e avec nous pour retourner 4 VlietĂ©a sa patrie , qu’elle avait quittĂ©e avec un amant. O-Too avait dĂ©fendu Ă  aucune de ses sujettes de nous suivre ; elle s’était cachĂ©e d’abord , mais dĂšs qu’elle fut en pleine mer , elle se montra. OEdidĂ©e et son frĂšre, deux autres naturels de Bolabola nous suivirent aussi et leur compagnie Ă©gaya la conversation dĂšs le matin nous dĂ©couvrĂźmes Huaheine , nous jetĂąmes l’ancre dans le havre d’O-Wbarre , oĂč le vieux chef O - RĂ©e vint avec quelques-uns de ses sujets nous offrir un cochon et d’autres prĂ©sens avec les cĂ©rĂ©monies accoutumĂ©es. Je lui en fis Ă  mon tour , et entr’autres un de plumes rouges , dont il prit deux ou trois dans sa main droite , et fit une priĂšre Ă  laquelle les spectateurs faisaient peu d’attention ; l’OtaĂŻtienne descendit avec nous, de Jacques Cook. ai3 affublĂ©e de l’habit d’un de nos officiers et d na avec les hommes sans srupule. En parcourant la cĂŽte , nous parvĂźnmes aux lagunes que la mer forme au nord du havre leurs bords marĂ©cageux sont remplis de plantes des Indes orientales qui croissent dans une vase visqueuse qui exhale une odeur fĂ©tide , laquelle en Ă©loigne les habitans des troupes de canards voltigeaient sur si surface , la perspective de cette piĂšce d’eau est trĂšs-agrĂ©able elle est renfermĂ©e du cĂŽtĂ© de la mer par un banc de corail, Ă©troit et couvert de sable , le long duquel s’élĂšvent de beaux cocotiers des habitans volĂšrent un de nos domestiques , et nous nous en plaignĂźmes au chef O-RĂ©e ; il ne trouva point d’abord le vol ; je le vis ensuite dans son conseil oĂč il lit une harangue , puis il m’assura que ni lui , ni les autres chefs n'y avaient eu part et que nous pouvions tirer sur les voleurs. Ce vieux chef Ă©tait devenu indolent la liqueur Ă©nivrante dont il buvait avec excĂšs, lui avait enflammĂ© les yeux et maĂźgri le corps. On nous donna la reprĂ©senta-»- tion d’une piĂšce dramatique c’était l'aventure de la jeune OtaĂŻtienne qui s’était enfuie avec nous ; elle y Ă©tait, s’y reconnut, et versa beaucoup de larmes. Dans cet intervalle quelques officiers couraient la campagne deux naturels portaient leurs sacs remplis de clous et de haches ils montrĂšrent des oiseaux aux officiers qui les tirĂšrent, et alors les naturels sachant qu’ils n’a- \ aient plus rien Ă  craindre de leurs armes Ă  feu, s’enfuirent et disparurent. On les trouva 0 3 zi/,. Second Voyage clans la suite , et ils -donnĂšrent des boucliers de guerre en place de ce qu'ils avaient pris. Nous reçûmes des visites de nos anciens amis et limes divc ses promenades , dans l'une nous gravĂźmes sur une colline plantĂ©e d arb. es Ă  pain , de poivriers et de mu iers , d’ignames et d’eddoes le terrain Ă©tait amĂ©liorĂ© avec des coquilles et du corail brisĂ©s , des cembes de fougĂšres et d’arbrisseaux. Les plumes ronges n’ont plus de valeur dans cette isle , oĂč les naturels n’a vaut que le nĂ©cessaire , ne mettent point un prix ridicule Ă  des objets de fantaisie. Une pluie subite nous força de nous rĂ©fugier dans une hutte , oĂč une famille aimable nous offrit du fruit Ă  pain et du poisson. LĂ  , Ă©tait une vieille femme d’un rang distinguĂ© , avec un domestique qui menait un cochon la bonne femme voulut nous le faire accepter et nous conduire Ă  sa maison nous traversĂąmes la colline et descendĂźmes sur les bords de la mer , oĂč nous vĂźmes une baie fermĂ©e d’un banc de corail, renfermant un islot qu'habitaient des troupes nombreuses de canards, de bĂ©cassines et de corlienx de-lĂ  nous parvĂźnmes dans une belle vallĂ©e peuplĂ©e et cultivĂ©e oĂč Ă©tait l'habitation de notre bonne vieille nous y trouvĂąmes sa famille qui nous rĂ©gala de volaille , de fruits Ă  pain , et de noix de cocos , et lions renvoya ensuite dans sa pirogue, parce que le chemin par mer Ă©tait beaucoup plus court. Je sus que nos chasseurs venaient d’ĂȘtre dĂ©pouillĂ©s je me rendis Ă  terre et m’emparai par- de Jacques Cook; 2i5 siblement d’une grande maison, de tout ce qu’elle contenait et de deux chefs qui s’y trouvaient. Je restituai le tout, dĂšs que j’eus appris ce qui s’était passĂ©. Un officier qui avait tuĂ© des canards, avait forcĂ© un insulaire de les aller chercher dans l’eau celui-ci pour se venger, y alla, mais traversant la lagune , il s’enfuit avec le gibier. L’Officier tira sur lui et le 'manqua j il allait recommencer , lorsque les insulaires se saisirent de son arme l’Anglais appella du secours , des Anglais tirĂšrent, les Indiens les frappĂšrent, puis quelques chefs appaisĂšrent le tout j mais ce tumulte laissa des impressions de crainte et de dĂ©fiance- Le 21 mai , nous vĂźmes plus de soixante pirogues sous voiles qui allaient Ă  VlietĂ©a c’étaient, des Earloys qui allaient visiter leurs confrĂšres des isles voisines cette sociĂ©tĂ© ressemble aux francs-maçons ; elle a ses secrets, et secourt ses membres, quand ils sont dans le besoin. O-RĂ©e me fit prier de descendre pour chĂątier des voleurs qui formaient un corps , dont le but Ă©tait de nous dĂ©trousser par-tout oĂč ils nous trouveraient. Je descendis avec quarante-huit hommes , pour ne pas encourager les brigands et les intimider sans me mettre dans le cas de les combattre , et nous marchĂąmes avec jusqu’à plus d’une lieue sans avoir vu d’ennemis , qui peut-ĂȘtre voulaient nous amener dans un lieu dĂ©savantageux pour nous attaquer avec succĂšs y alors je m’arrĂȘtai et revins sur mes pas. Les Indiens descendant des collines , cacliaient leurs 04 21 f S'E' CO KD VOYACE leurs armes dans les buissons , dĂšs qu’ils nous Voyaient paraĂźtre ; et pour augmenter l'effroi que nous paraissions leur inspirer , je sistirerplush urs volĂ©es pour convaincre les naturels rpie nous pouvions faire un feu continuel. Cette ostentation eut son eilet ; les chefs s'empressĂšrent de nous faire des prĂ©sens ; les autres amenĂšrent des rafraĂźchisse mens en grand nombre. Les premiers nous promirent de nous envoyer des provisions , ils le freut; mais elles consistaient pins en fruits qu’en cochons , et c’étaient ces derniers que nous dĂ©sirions le plus. Nous quittĂąmes Huaheine le 24 mai , O-liĂ©e fut le dernier qui quitta le vaisseau en partant je lui dis que nous ne nous reverrions plus ; il me rĂ©pondit en pleurant; Laissez venir vos enfans, ils seront bien reçus ». Le commerce que nous fĂźmes dans cette isle fut abondant en fruits , mais non en cochons nous avions peu d’outils et de meubles Ă  leur donner en Ă©change ; ce qui m’engagea Ă  faire fabriquer des outils de rer et des clous , pour me procurer des rafraĂźcbissemens dans lesisles oĂč. nous allions aborder. Nous arrivĂąmes bientĂŽt Ă  pleines voiles Ă  VlietĂ©a , et pĂ©nĂ©trĂąmes dans un canal sonnĂ© par deux chaĂźnes de rocs de corail, contre lesquelles la mer brisait avec tant de violence , que des navigateurs peu exercĂ©s auraient pu en ĂȘtre effrayĂ©s nous nous fĂźmes remorquer jusque? prĂšs de la terre. BientĂŽt le chef O-RĂ©o et d’autres insulaires nous vinrent offrir leurs prĂ©sens, et j’allai le lendemain leur en laire Ă  mon tour. de Jacques Cook. 217 En entrant dans sa maison , nous fĂ»mes reçus par quatre ou cinq vieilles femmes qui pleuraient, se lamentaient et se coupaient la tĂȘte avec des dents de goulu ; le sang inondait leur visage et leurs Ă©paules , et il fallut essuyer leurs embras- seinens. Cette cĂ©rĂ©monie achevĂ©e, elles se lavĂšrent et revinrent aussi joyeuses que leurs compatriotes. O-Reo parut enchantĂ© de notre retour , et la vue d’OEdidĂ©e donna de la confiance Ă  tout le peuple. Le chef vint dĂźner avec nous ; puis nous allĂąmes nous promener le long de la crique oĂč Ă©tait le vaisseau. La cĂŽte Ă©tait bordĂ©e de pirogues , les cabanes fourmillaient d’habitans qui se prĂ©paraient Ă  faire de bons dĂźners sur des tas de provisions accumulĂ©es, /Ă©taient des Ear- rĂ©oy qui voyageaient sur toutes les isles en se livrant aux plaisirs et Ă  la dĂ©bauche ; ils paraissaient tous des guerriers de profession , et des chefs ou des alliĂ©s aux chefs par tout ils trouvent des frĂšres qui les accueillent, qui partagent leurs fĂȘtes ; par - tout iis chantent et font des danses lascives peut-ĂȘtre en leur interdisant les en fans , a-t-on voulu diminuer le nombre des premiĂšres familles , pour que le peuple ne gĂ©mĂźt pas un jour sous le joug de ces petits tyrans , si on les laissait pulluler en libertĂ© ceux - ci passĂšrent plusieurs jours dans la joie , et nous invitĂšrent souvent Ă  leurs festins. Mr. Förster , dans ses excursions de botanique j trouva l’hospitalitĂ© dans toutes les cabanes, et vit un cimetiĂšre de chiens, coutume singuliĂšre qui nous Ă©tait inconnue , et qui pourrait bien 2i8 Second Voyage n'ĂȘtre que la fantaisie d’un particulier. Pour nous amuser, on joua une piĂšce qui avait pour titre l’enfant vient , parce que le dĂ©nouement Ă©tait l'accouchement d’une femme en travail, dont l’enfant se mit Ă  courir sur la scĂšne , ayant un torchon de paille attachĂ© Ă  son nombril, et poursuivi par les danseuses qui essayaient de l’attraper; ce qui faisait rire toute l’assemblĂ©e. On avait comprimĂ© et applati le nez de l’enfant ; c’est ce qui nous expliqua pourquoi tous les habitants ont tous le nez applati. Dans un de nos repas que partageait O-Reo, et oĂč il but seul une bouteille de vin , il nous dit qu’il connaissait une isle que nous ignorions encore. Elle est, dit-il, Ă  quelques journĂ©es de chemin , ses liabitans sont aussi hauts que votre grand mĂąt, et aussi gros Ă  la ceinture que la tĂȘte du cabestan. Ils sont bons , mais lorsqu’on les fĂąche , ils vous lancent dans la mer comme une petite pierre si vous les approchez , ils iront au-devant de vous et emporteront votre vaisseau Ă  terre sur leurs Ă©paules. » C’était un conte, fondĂ© peut-ĂȘtre sur d’anciennes histoires. Nous visitĂąmes la cĂŽte au sud , oĂč l’on trouv un pays fertile et des habitans hospitaliers nous parvĂźnmes Ă  une baie spacieuse qui renferme trois isles, et dont les bords sont remplis de canards. Nous allĂąmes sur l’un des islots , et il Ă©tait couvert de cocotiers et d’arbrisseaux , et nous y trouvĂąmes une hutte et des filets , et point de coquillages que nous y cherchions. On nous vola des gouvernails , des grapins de Jacques Coor. 219 et des crocs ; et j’allai en informer le dies qui dĂ©jĂ  en Ă©tait instruit , et vint avec nous Ă  la poursuite des larrons , jnsquĂ  ce qn’on nous eut apportĂ© tout ce qui nous avait Ă©tĂ© pris , excepte le gouvernail de fer de la pinasse. Je voulus aller plus avant, niais le peuple s’allarmait et le clief s’était Ă©chappĂ© ; sans doute qu il n Ă©tait pas le ma tre de se faire rendre ce que je cherchais. Je m’arrĂȘtai et fis prier le chef de revenir ; il revint et m’offrit deux cochons , j / les acceptai, et ne demandai plus rien ils Ă©taient l'Ă© suivaient de ce que j’avais perdu la paix se lit ainsi. O P\.eo vint dĂźner avec nous , puis on nous donna la comĂ©die qui n’était plus agrĂ©able pour nous , parce que les piĂšces se ressemblaient. OEdidĂ©e ne se plut pas autant dans sa patrie qu’à OtaĂŻti. Ici, sa libĂ©ralitĂ© lui faisait des amis, lĂ  elle Ă©tait un devoir ; plus il donnait, plus on lui demandait , et encore on l’accusait d’avarice. Il se dĂ©pouilla de tout sans les satisfaire j aussi dĂ©sira-t-il retourner Ă  OtaĂŻti , et il serait mĂȘme venu en Angleterre si j’avais pu lui donner l’espĂ©rance de revenir. J’allai nn jour visiter ce qu’il possĂ©dait dans cette isle ; nous trouvĂąmes qu’il n’y jouissait d’aucune autoritĂ© , quoique son frĂšre y fĂ»t chef; celui-ci m’offrit deux cochons, et nous fĂźmes un festin de l’un d’eux, que nous finimes par de l’ean-de-vie , qui obligea bientĂŽt les insulaires de se retirer pour dormir. Dans cet intervalle j’examinai le canton; il y avait peu de terrain , mais le lieu Ă©tait agrĂ©able , et des maisons bien arrangĂ©es for- 22O Second Voyage maient un trĂšs-joli village ensuite nous primes le chemin du vaisseau en chemin nous apportĂąmes quatre figures de bois de deux pieds de long , arrangĂ©es sur une tablette, ayant une piĂšce d’étol’f’e autour des reins , et sur leurs tĂštes une espĂšce de turban garni de longues plumes de coq. On nous dit que c’étaient les dieux des serviteurs. En faut-il conclure qu'ils adoraient ces statues, et que les serviteurs n’ont pas le mĂȘme Dieu que les maĂźtres ? Non , le fait est trop isolĂ© , aucun autre ne s’y rapporte , et nous pouvions mal comprendre celui qui nous parla ; mais il est vrai que les ha bilans de cette isle sont plus superstitieux que ceux d’O-TaĂŻti ; ils me montrĂšrent beaucoup de vĂ©nĂ©ration pour les hĂ©rons et les pic-verds. Nous arrivĂąmes Ă  bord que la chaleur Ă©tait encore trĂšs-lorte, et nous revĂźnmes Ă  terre nous baigner dans une belle fontaine ombragĂ©e par des arbres odorans. Ce bain nous fut salutaire. Ces isles sont remplies de charmans rĂ©duits comme celui-ci ils embĂ©lissent la contrĂ©e , et contribuent Ă  la santĂ© des liabitans. Nous fĂźmes encore quelques excursions sur les collines elles ressemblent Ă  celles d’O-TaĂŻti, mais sont moins Ă©levĂ©es nous y dĂ©couvrĂźmes une vallĂ©e charmante , environnĂ©e d'une forĂȘt d’arbres et d’arbustes , et arrosĂ©e par un joli ruisseau qui tombait en plusieurs cascades sur des rochers brisĂ©s et des prĂ©cipices. Nous serions partis plutĂŽt de celte isle , si l’en ne nous Qiit dit qu’on avait vu deux vais- de Jacques Cook. 221 seaux, Pim commandĂ© parle capitaine Furneaux, l’autre par Mr. Banks cette nouvelle me surprit; bientĂŽt elle me parut trĂšs-incertaine quelques insulaires l’affi niaient, un plus grand nombre la niaient ; nous sĂ»mes enfin , ou crĂ»mes savoir qu’elle Ă©tait fausse. Peut-ĂȘtre deux vaisseaux Français commandĂ©s par Mr. de et qui navigĂšrent alors dans ces parages , furent la source de ce bruit. Nous nous prĂ©parĂąmes au dĂ©part, et alors les insulaires accoururent pour nous vendre des fruits et des cochons ; mais avant de lever l’ancre , nous eĂ»mes occasion de connaĂźtre un homme instruit de la mythologie et de l’astronomie de ces pays il nous apprit bien des choses que nous ignorions ; mais sur lesquelles nous ne nous arrĂȘterons point ici. C’est le 4 juin 1774» qne nous sortĂźmes du port d’Ulietea je reçus les derniers adieux , les derniers prĂ©sens des chefs , qui tous me conjurĂšrent de venir les voir encore , et pleurĂšrent en nous voyant Ă©loigner. O-Reo me demanda le nom de mon MoraĂŻ ; je ne sais s’il eut quelque autre raison pour me faire cette demande que celle de vouloir se souvenir de nous, lors mĂȘme que nous ne serions plus. OEdidĂ©e sĂ« dĂ©cida aussi Ă  rester dans sa patrie ; mais la crainte de ne la revoir plus put seule le dĂ©terminer Ă  nous quitter lorsque nous allions partir , il courait de chambre en chambre pour embrasser tout le monde ; son ame fut angoissĂ©e quand il se sĂ©para de nous ; il regardait le vaisseau , il fondait en larmes, et enfin , il se cou- 222 SlCOND V O Y A G B cha de dĂ©sespoir au fond de sa pirogue. 'Nous Ă©tions dĂ©jĂ  en pleine mer que nous le vimes encore Ă©tendant ses bras vers nous. J’avais d’abord envie de visiter la fameuse Bo- labola ; mais ayant Ă  bord des rafraĂźchissemens de toute espĂšce, je marchai Ă  l’ouest et je fis mes derniers adieux Ă  ces isles fortunĂ©es , et Ă  ses ha- liitans hospitaliers. Notre sĂ©jour parmi eux avait dissipĂ© toutes les maladies bilieuses et scorbutiques ; mais la moitiĂ© de notre Ă©quipage Ă©tait attaquĂ©e du mal vĂ©nĂ©iien , moins redoutable sous ce climat qu’en Europe et qui paraĂźt y ĂȘtre naturel. Le 6 juin , nous dĂ©couvrĂźmes la terre Ă  onze heures du matin ce n’était ju’un rĂ©cif Ă  fleur d’eau , formant un cercle de quatre lieues de tour, composĂ© de plusieurs langues de terres unies par des brisans , c’est l’isle Howe du capitaine Wallis , et peut-ĂȘtre la Mopeha oĂč les lia- bitans d’Ulietea vont dans certaines saisons Ă  la pĂȘche de la morue ; rien n’y annonce des habi- tans diffĂ©rons poissons , diffĂ©rons oiseaux semblaient nous suivre. Le temps devint incertain , sombre, pluvieux jusqu’au 16 , oĂč l’on dĂ©couvrit une teire du haut des mĂąts , Ăč la pointe du jour c’était un grouppe de cinq ou six islots couverts de bois , liĂ©s ensemble par des bancs de sable et des brisans , renfermant un lac Ă  son centre nous nous approchĂąmes du rivage sans trouver un lieu propre Ă  l’ancrage , ni voir aucune trace d’habitans la cĂŽte en est poissonneuse et on y voit beaucoup d’oiseaux je lui donnai le nom de Palmerston. i>e Jacques Cook. 22Z Quatre jours aprĂšs l’avoir quittĂ©e , nous revĂźmes la terre nous passĂąmes la nuit Ă  la Cape et le lendemain nous en rangeĂąmes la cĂŽte occidentale une grĂšve sablonneuse, Ă©troite , s’étendait au pied des rocs escarpĂ©s qui la bordaient; elle semblait de niveau. Sa plus grande hauteur ne surpassait pas quarante pieds , son sommet Ă©tait couvert de grands bois et d’arbrisseaux huit Indiens parurent sur le rivage ; ils Ă©taient presque noirs ; quelque chose de blanc enveloppait leur tĂȘte et leurs reins ; ils Ă©taient armĂ©s d’une pique et d’une massue. J’envoyai deux bateaux Ă  terre , et les insulaires qui Ă©taient sur les rochers se retirĂšrent dans les bois. Nous primes poste sur un roc Ă©levĂ© , et Mr. Förster et d ’autres se mirent Ă herboriser, c’étaient presque par-tout de petites plantes qui revĂȘtaient ces rochers de corail. Plus loin il y avait tant d’arbres et de broussailles, que nous voyions Ă  peine Ă  vingt ou trente toises loin du lieu oĂč nous Ă©tions. Je m’approchai du bois ; j’entendis les Indiens s’avancer, et je revins Ă  mon premier poste , avertissant les Botanistes d’en faire autant. Nous y arrivions Ă  peine que les Indiens parurent nous leur limes des signes d’amitiĂ© ; ils n’y rĂ©pondirent que par des menaces , et l’un d’eux noirci jusqu’à la ceinture, la tĂȘte ornĂ©e de plumes vint nous braver de fort prĂšs un jeune homme qui Ă©tait avec lui , lança une pierre qui atteignit l’un de nous au bras deux coups de mousquets tirĂ©s sans ordre les firent disparaĂźtre. Cependant ne voulant pas nous bazarder dans ces bois Ă©pais, 22^ Second Vo y a s e nous rentrĂąmes dans nos canots pour chercher un lieu plus favorable Ă  une descente, mais nous n’v trouvĂąmes pas un mouillage, nous n’y dĂ©couvrĂźmes pas un habitant; eniin nous vĂźmes une petite anse prĂšs de laquelle Ă©taient quatre pirogues que nous voulĂ»mes examiner elles avaient de forts balanciers , des nattes grossiĂšres , des lignes de pĂȘche , des piques et des morceaux de bois qui semblaient avoir servi de flambeaux nous y dĂ©posĂąmes des prĂ©sens ; mais tandis que je m’en occupais , on m’annonça que les Indiens approchaient et bientĂŽt ils furent prĂšs d» nous ; tous nos efforts pour les amener Ă  une confĂ©rence furent inutiles ils montrĂšrent la plus grande fĂ©rocitĂ© ; ils lancĂšrent leurs javelines ; on lit feu sur eux d’un rocher oĂč j’avais placĂ© quelques hommes cette dĂ©charge dispersa les insulaires, et ils ne reparurent plus l’un d'eux se retira en poussant des cris douloureux qui annonçaient une blessure dangereuse. Nous ne pouvions rien as end re de ces insulaires ; la cĂŽte n'offrait aucun mouillage , et la terre que des rochers de corail couverts d’arbres et de broussailles ; il Ă©tait inutile de s’y arrĂȘter nous nous rembarquĂąmes donc et nommĂąmes cette nouvelle dĂ©couverte Visio sauvage. Elle a onze lieues de tour , sa forme est circulaire, ses terres sont Ă©levĂ©es, et la mer prĂšs du rivage est trĂšs- profonde la bordure de l’isle n’est formĂ©e que de rochers de corail remplis d’arbres et d’arbustes; on n’y voit pas un coin de terre; le battement des flots a creusĂ© des cavernes curieuses dans de Jacques Cook. 2*5 dans les rocs qui la bordent les voĂ»tes en sont soutenues par des colonnes de formes variĂ©es ; une de ces voĂ»tes , en se dĂ©tachant, avait produit par sa chĂ»te une grande vallĂ©e au-dessous des rochers adjacens l’intĂ©rieur est sans doute moins stĂ©rile que la bordure ; cette ceinture de corail renferme peut ĂȘtre une plaine fertile qui fut jadis une lagune ses habitans ne paraissent pas nombreux ; ils sont agiles , dispos , d’une belle stature ; ils nfont de vĂȘtemens qu’une ceinture ; quelques-uns d'eux avaient le visage , la poitrine et les crusses peints d’un bleu foncĂ©. Le *4 , comme nous cherchions l’isle Rotterdam, , nous dĂ©couvrĂźmes une suite d’isles que je voulus reconnaĂźtre ; une chaĂźne de brisans s’opposant Ă  mon passage , je marchai au sud. Une pirogue vint Ă  nous , quoique la terre la plus voisine fĂ»t Ă©loignĂ©e de quatre lieues; mais voyant que le vaisseau allait plus vite qu’elle, elle vira de bord. Nous vĂźmes quatre isles liĂ©es par des brisans , puis d’autres encore , et Rotterdam ne paraissait point. Le calme vint avec la nuit et nous laissa en proie Ă  une grosse lame qui venait du levant au matin nous crĂ»mes voir un passage , et en nous approchant , nous dĂ©couvrĂźmes plusieurs autres isles , et nous trouvĂąmes fond. Plus Ă©levĂ©es que les bancs de corails, ces isles sont couvertes de bosquets et de touffes de bois entre lesquelles on voyait un grand nombre de maisons ; vers le midi, quelques pirogues s’avann cĂšrent hardiment aux cĂŽtĂ©s du vaisseau , et vin^ rent Ă©changer des fruits et du poisson pour d» Tome U, P 226 Second Voyace petits clous et des grains de verre. Ils nous apprirent les noms de ces isles l’une qui a un rocher blanc perpendiculaire , dont des bois et des palmiers festonnent les bords , s’appelle Terre- fethĂ©a la plus belle se nomme Tonoomea ; deux autres , la grande et la petite MangonoĂ« ; ils nous invitĂšrent Ă  nous rendre dans la leur, nommĂ©e Cornango ; mais nous prĂ©fĂ©rĂąmes d’aller Ă  Rotterdam ou Anamocka dĂšs que nous en approchĂąmes , une foule de pirogues s'en dĂ©tachĂšrent pour nous apporter des cochons , des fruits et des racines; je mouillai sur la bande du nord oĂč la cĂŽte s’élevait perpendiculairement de quinze Ă  vingt pieds, ensuite elle paraissait platte et n’offrait qu’un seul mon drain la terre y Ă©tait chargĂ©e de cocotiers. Un Indien commença par nous voler notre sonde ; il ne la rendit que lorsqu’il se sentit blessĂ© avec du menu plomb , et se compatriotes le chassĂšrent ils nous vendirent des poules d’eau couleur de pourpre , des poissons , des racines nourrissantes. Nous allĂąmes chercher une aiguade et les insulaires nous montrĂšrent un Ă©tang d’eau saumĂątre. Ils nous reçurent avec joie , et mon tour , je fis dĂ©fendre Ă  tous ceux qui avaient Ă©tĂ© attaquĂ©s depuis peu du mal vĂ©nĂ©rien , de descendre Ă  terre , et d’admettre de femmes sur le vaisseau on nous apporta beaucoup de fruits, sur-tout des pimple- mouses et des ignames , moins de bananes et de cocos , et moins encore de fruits Ă  pain , quoique l’isle fĂ»t riche en arbres qui les rapportent. L’intĂ©rieur du pays Ă©tait trĂšs-attrayant et nous b iĂź Jacques Cook. 227 nous hĂątĂąmes d’y pĂ©nĂ©trer des plantes variĂ©es Ă©taient rĂ©pandues sur le terrain avec profusion , et des plantations de toute espĂšce lui donnaient l’apparence d’un jardin ; de petits mondrains environnĂ©s de haies et de buissons , de longues allĂ©es d’arbres Ă©levĂ©s , qui , dans l’intervalle qui les sĂ©parait, laissaient appercevoir la riche verdure qui tapissait les champs ; des berceaux touffus d’arbres odorans , qui se prolongeaient sur nos tĂȘtes , formaient la plus riante perspective. Les maisons n’avaient que huit Ă  neuf pieds de haut , mais elles Ă©taient longues de trente , et larges de huit; les parois en Ă©taient de roseaux, et leur toit de branchages se projetait au-delĂ  des parois penchĂ©es de la maison une ouverture de deux pieds en quarrĂ© servait de porte l’intĂ©rieur est garni d’ignames sur lesquels on Ă©tend des nattes les habitans que nous rencontrions , nous saluaient avec des expressions qui annonçaient leur bon caractĂšre et leurs dispositions amicales nous les voyions s’empresser d’aller cueillir au haut des plus grands arbres des fleurs que no s dĂ©sirions ; iis nous allaient chercher des oiseaux au milieu des ondes ; ils nous offraient avec empressement les fruits qu’ils possĂ©daient, et la plus faible marque de reconnaissance devenait prĂ©cieuse pour eux. Nous vimes un lac long d’une lieue qui communiquait avec la mer , et renfermait trois petites isles ombragĂ©es par des arbres assis Ă  l’ombre d’arbres Ă©levĂ©s et d’arbustes Ă©pais , sur une Ă©minence , nous jouĂźmes de la beautĂ© de ce paysage rĂ©flĂ©chi encore P 2 228 Second Voyage par les ondes. Peu d’isles prĂ©sentent une plus grande variĂ©tĂ© de 6 tes dans un si petit espace nulle part nous n’avions trouvĂ© autant de jolies fleurs ; leur doux parfum embaumait l’air, le lac Ă©tait rempli de canards sauvages , les bois et les cĂŽtes abondaient en pigeons , perroquets , rĂąles et autres petits oiseaux ; tout animait et embĂ©lis- sait cette scĂšne. Nous revinmes Ă  bord, nous trouvĂąmes la poupe chargĂ©e de piinplemouses et d’ignames 5 le chirurgien seul nous manquait il avait errĂ© sans crainte avec son fusil dans l’isle il revenait avec onze canards et trouva les chaloupes parties environnĂ© d’insulaires, il se rendit comme il put sur la cĂŽte de roche , d’oĂč nous pouvions l’appercevoir ; quelque temps aprĂšs , il promit un clou au possesseur d’une pirogue , s’il voulait le conduire au vaisseau ; mais les insulaires lui ĂŽtĂšrent son fusil , lui prirent ses canards et l’empĂȘchĂšrent de partir ; effrayĂ© , il revint sur le rocher, oĂč les habitans le dĂ©pouillĂšrent en le menaçant il dĂ©sespĂ©ra de sa vie , et chercha quelque arme pour se dĂ©fendre ou se venger , il ne trouva qu’un mauvais Ă©tui de cure-dents, il l’ouvrit et le prĂ©senta avec assurance Ă  ces brigands, qui voyant qu’il Ă©tait creux, reculĂšrent de trois pas, tenant leurs piques levĂ©es sur lui brĂ»lĂ© du soleil, Ă©puisĂ© de fatigue , il allait succomber Ă  son accablement, lorsqu’une femme jeune et belle , dont les longs cheveux flottaient en boucles sur le sein , s’avança hardiment au milieu de cette foule , annonçant la compassion et la bontĂ© dans tous ses traits , et lui offrit des de Jacques Cook. 229 morceaux de pimplemouse pour le soutenir. Deux chaloupes arrivĂšrent, la foule se dispersa , 1 Indienne et son pĂšre restĂšrent seuls , et le chirurgien leur tĂ©moigna comme nous sa reconn aissan ce. Nous ne limes d’abord aucune dĂ©marchĂ© pour avoir le fusil , et cette indulgence les encouragea j ils nous apportĂšrent des provisions et nous firent diff’érens petits vols. J’envoyai un bateau pour faire de l’eau ; on eut de la peine arempl les futailles et Ă  les charger. Pendant ce tra .u* les Indiens ĂŽtĂšrent le fusil Ă  nos lierU ^.vaĂźl, l’emportĂšrent ; ils enlevĂšrent de me -en an s et du tonnelier et tout ce qu’ils ’ ' lste ĂŻ es outils leur main , mais furtivemer -rcuvĂšrent sous J’arrivai avec un second ' ' lC e " sans violence, s’enfuirent. DĂšs que ’ oateau et les insulaires je rĂ©solus de le ? + . SUS , ee ^ s ’^ ait P ass ^ , .1 ^ a fa restitution je fis aps de canon du vaisseau, pour aver- tirer deux cor tir ceux dĂ» . , . / r , w * fis descen ncms s l m etaient dispersĂ©sj je et ’e Voyage vaut du bateau , et ne souffrit pas qu’on passĂąt cette ligne. Je le comblai de prĂ©sens , j’en lis aux autres , et leur demandai par signes de l’eau fraĂźche j’espĂ©rais voir la source oĂč ils la puiseraient j mais ils l’allĂšrent chercher dans une maison , et l’apportĂšrent dans un vase de bambou. Je demandai des rafraĂźchissemens j on m’apporta une igname et des noix de cocos. J’étais cependant inquiet de les voir armĂ©s de llĂšches , d’arcs, de dards , de massues , de piques , et par cette raison j’avais l'Ɠil sur les actions et mĂȘme sur les regards de leur chef. Je le vis m’exhorter par signes Ă  mettre le bateau Ă  sec sur le rivage , et balancer Ă  recevoir les clous que je lui offrais. Je m'approchai alors du canot en leur faisant entendre que j’allais revenir ; mais ils ne voulaient pas que nous nous sĂ©parassions si vite - au moment oĂč nous voulions monter Ă  bord, ies uns essayĂšrent de porter le bateau sur le rivage , et les autres se jetĂšrent sur les rames pour les arracher aux matelots. Je leur prĂ©sentai le bout de mon fusil , et ils lĂąchĂšrent prise } mais un instant aprĂšs, ils recommencĂšrent Ă  faire des efforts pour liAler notre bateau. Les signes et les menaces ne les contenant plus , je voulus tirer sur le chef qui dirigeait tous leurs mouvemens , mais l'amorce brĂ»la sans que le coup partit , et alors ils firent pleuvoir sur nous une grĂȘle de pierres , de dards et de flĂšches. Je fus dans la nĂ©cessitĂ© d’ordonner de tirer deux dĂ©charges suffirent Ă  peine pour les chasser du rivage , et de derriĂšre les arbres et les buissons ils con iĂźe Jacques Cook. 2/19 tinuĂšrent Ă  nous jeter des pierres , et quelquefois ils s’avancaient pour nous lancer des dards quatre Ă©taient restĂ©s sans mouvement sur le rivage , mais deux se ranimĂšrent et se traĂźnĂšrent dans les buissons. Nous eĂ»mes aussi deux blessĂ©s. Nous arrivĂąmes Ă  bord , et alors je sis lever l’ancre pour mouiller plus prĂšs du rivage. Toute la cĂŽte occidentale Ă©tait couverte de palmiers qui paraissaient diffĂ©rens des cocotiers. Dans ce moment des insulaires nous montrĂšrent deux rames que nous avions perdues dans le dĂ©mĂȘlĂ© ; je regardai cet acte comme un signe heureux j cependant pour leur faire mieux sentir notre pouvoir, je fis tirer une piĂšce de quatre qui les fit cacher promptement et ils ne reparurent plus. J’avais Ă  peine levĂ© l’ancre qu’il s’éleva une brise du nord dont je rĂ©solus de profiter pour visiter l’isle plus au sud Les insulaires nous parurent diffĂ©rer des Mal- licolois ils ne parlent pas la mĂȘme langue, ont la taille mieux proportionnĂ©e et les traits plus agrĂ©ables ; leur teint est bronzĂ© , leur visage peint en noir ou en rouge , leurs cheveux bouclĂ©s et un peu laineux les femmes sont laides , et ont une jupe de feuilles de palmier leurs maisons sont couvertes des feuilles de cet arbre. En arrivant sur la cĂŽte sud-est, je vis une belle baie profonde dont les rives sont basses , et le sol voisin revĂȘtu de forĂȘts touffues sa pente douce offre une grande Ă©tendue cultivĂ©e la pĂ©ninsule, en forme de celle que je nommai cap des TraĂźtres , la sĂ©pare de celle oĂč nous avions tentĂ© de 2§r> Second Voyage dĂ©barquer ; mais cette baie n’était pas Ă  l’abri des vents comme l’autre. Plus au sud-est paraissait une nouvelle isle que nous rĂ©solĂ»mes de visiter on y voyait plusieurs feux, et l’un d’eux flamboyait comme la flamme d’un volcan. Nous fĂ»mes prĂšs du rivage Ă  une heure aprĂšs minuit ; mais nous vĂźmes que nous avions doublĂ© une isle basse sans nous en appercevoir , et une autre isle Ă©levĂ©e se prĂ©senta vers le levant. Nous nous assurĂąmes alors que la flamme qui nous avait guidĂ©s durant la nuit, sortait en effet d’un volcan la colline d’oĂč elle s’élance avait un cratĂšre d’un rouge brun une colonne de fumĂ©e pareille Ă  un grand arbre en jaillissait de temps en temps, et sa tĂȘte s’élargissait Ă  mesure qu’elle montait ; un bruit pareil Ă  celui du tonnerre l’accompagnait des colonnes d’une fumĂ©e tantĂŽt blanche, tantĂŽt d'un sale-gris un peu rouge , se suivaient de prĂšs. Par-tout ailleurs que sur le volcan , I’isle est bien boisĂ©e et couverte de verdure. Nous crĂ» mes dĂ©couvrir un port, et j'envoyai le sonder nous appercevions des hommes , des habitations, des pirogues , qui n’osĂšrent s’approcher de nos bateaux. On fit signal de bon mouillage , et il fallut y conduire le vaisseau Ă  la remorque. Quelques insulaires s’approchĂšrent de nous Ă  la nage , d’autres dans des pirogues ; mais ils se tinrent d’abord Ă  la distance d’un jet de pierres ; puis ils devinrent plus hardis , et s’approchĂšrent pour faire des Ă©changes l'un d’eux jeta sur le vaisseau des noix de cocos , et je lui donnai des Ă©toffes et d’autres objets. BientĂŽt ils devinrent ii Jacques Cook. a5i insolens , et tentĂšrent d’enlever tont ce qn’ils pouvaient atteindre , les pavillons , les gonds du gouvernail , les bouĂ©es des coups de fusil tirĂ©s en l’air n’eurent aucun effet ; un coup de canon les effraya , les lit sauter dans la mer ; mais quand ils virent qu’il ne leur Ă©tait point an n Ă© de mal , ils revinrent nous braver des balles qu’on lit silfler Ă  leurs oreilles les intimidĂšrent assez pour les faire retourner au rivage un vieillard qui n’avait point lui endura notre leu , et vint ensuite nous offrir son amitiĂ© et des noix de cocos il fit plusieurs voyages du rivage au vaisseau pour nous apporter des rafraĂźchissemens. J’allai le soir descendre Ă  l’entrĂ©e de la baie. Les Indiens se rassemblĂšrent en deux corps , armĂ©s de massues, de dards , de lances , de frondes et de pierres , d'arcs et de flĂšches , mais ils ne s’opposĂšrent point Ă  nous je leur fis des prĂ©sens ; ils nous donnĂšrent des noix de cocos ; je demandai du bois , ils nous montrĂšrent des arbres , mais se tinrent toujours prĂȘts Ă  se dĂ©fendre ou Ă  attaquer , et ils semblaient vouloir faire ce dernier , lorsque nous revĂźnmes Ă  bord alors ils se retirĂšrent. Ces hommes Ă©taient d’une stature moyenne , plus forts , mieux proportionnĂ©s que les Mallicolois ; ils portaient une corde sur le ventre qui ne les serrait pas avec force les femmes paraissaient moins laides que les leurs nous remarquĂąmes qu’ils exprimaient la mĂȘme chose par deux termes dont l’un rĂ©pondait au langage des isles des Amis, et nous en conclĂ»mes qu’ils a5Ăź S ĂŻ c O K B V O T A G B ont des voisins qui parlent cette langue. Ils nous apprirent que leur isle s'appelle Tamia. Le soir , nous vĂźmes briller la flamme du volcan , qui de cinq en cinq minutes faisait une explosion violente l’air Ă©tait rempli de particules de fumĂ©e et de cendres qui nous af fectaient les yeux les aggrĂȘts , toutes les parties du vaisseau furent couvertes de cendres noires ; elles couvraient aussi la cĂŽte. Ce volcan Ă©tait Ă  deux lieues de nous. * Nous avions besoin de bois et d’eau ; j’appro- cliai donc le vaisseau du rivage pour faciliter les travaux et protĂ©ger les travailleurs. La pointe orientale du havre est basse et platte ; elle s’élĂšve ensuite, et prĂ©sente une colline remplie de plantations , et longue d'une lieue ; Ă  l’endroit oĂč elle se termine, est une belle plaine revĂȘtue de plantations, bordĂ©e de rangĂ©es de collines agrĂ©ables au couchant , la plaine et la baie sont environnĂ©es d’une colline escarpĂ©e de mille pieds de haut. Tandis que nous approchions Ă  la remorque , les insulaires arrivaient et se formaient en deux corps , armĂ©s comme le jour prĂ©cĂ©dent. Le chef parut nous inviter Ă  descendre une pirogue venait de teins Ă  autre au vaisseau porter en prĂ©sens des cocos et des bananes , et j'avais soin qu’on en fit Ă  ceux qui la conduisaient. Le vieillard Ă©tait parmi eux , je lui fis entendre qu'ils devaient poser les armes ; il jeta celles qui Ă©taient dans sa pirogue ; je lui donnai une grande piĂšce d’étoffe rouge , et il porta ma requĂȘte aux au trĂšs avec lesquels il confĂ©ra Ion g-te ms. Dans ces en- V TĂŻ Jacques Cook. a53 trefaites , une pirogue oĂč Ă©taient trois Indiens s'approcha du vaisseau l’un d’eux branlant sa massue d’un air insolent, en frappa les cĂŽtĂ©s du bĂątiment, et commit divers actes de violence ; puis il offrit d’échanger ses armes , et on lui descendit avec une corde ce qu’il en demandait ; mais alors il se retira forçant de rames sans vouloir les livrer ; on lui tira un coup de fusil de chasse Ă  dragĂ©es, puis quelques coups de mousqueton , dont il parut peu s’inquiĂ©ter ; tous se jetĂšrent dans l’eau , et se couvrirent de leur pirogue., nageant avec elle jusqu’au rivage les insulaires n’en devinrent que plus insol eus , et commencĂšrent Ă  faire des cris et des huĂ©es, aprĂšs avoir placĂ© le vaisseau comme je le voulais, je m’embarquai avec les soldats de la marine et un dĂ©tachement de matelots , et je ramai vers le rivage les deux corps avaient formĂ© entr'eux un espace d’environ vingt toises dans lequel Ă©taient placĂ©es des grappes de bananiers, une igname et deux ou trois racines plus prĂšs de la grĂšve , ils avaient plantĂ© quatre roseaux le vieillard nous encourageait Ă  nous avancer ; mais ce qui nous Ă©tait arrivĂ© dans l’autre isle , nous avait rendus plus prudens. Je fis signe aux deux divisions de nous laisser un plus grand espace , et Ă  poser les armes ils ne nous Ă©coutĂšrent pas j et le vieillard ne se fit pas mieux entendre ils se rapprochĂšrent encore davantage. Je voulais Ă©pargner le sang ; et pour y rĂ©ussir , je crus devoir leur faire peur. Je fis tirer un coup de mousquet sur une des divisions formĂ©e d’environ sept cents hom- 254 Second Voyage mes ; ils surent allarmĂ©s , mais se remirent bientĂŽt , nous menacĂšrent, et l’un deux nous montra son derriĂšre en se frappant les fesses avec la mai> ; c'Ă©tait un dĂ©fi nous limes une dĂ©charge, et le vaisseau en fit une aussi le rivage fut bientĂŽt balayĂ©. Le vieillard ne s 'enfuit point, et je reconnus sa confiance par un prĂ©sent. Les habita us revinrent pcu-Ă -peu ; quelques-uns sans armes , quelques - autres refusĂšrent de les poser que nous n’eussions quittĂ© les nĂŽtres nous restĂąmes donc armĂ©s nous leur dĂźmes de ne point passer des bornes que nous ti açùuies , et ils obĂ©irent les prĂ©sens que je leur fis ensuite ne parurent rien changer Ă  leurs dispositions. Quelques- uns montĂšrent sur les cocotiers , et nous en donnĂšrent les noix sans rien exiger ; mais j'Ă©tais attentif Ă  leur faire toujours accepter quelque chose en Ă©change ils nous priĂšrent de ne plus tirer , et parurent craindre de toucher Ă  ce qui nous appartenait je montrai Ă  notre bon vieillard nommĂ© Paowang , que nous avions besoin de bois il consentit Ă  ce qu’on en coupĂąt, mais nous pria de respecter les cocotiers quelques- uns d’entre nous voulurent herboriser dans le bois ; de-lĂ  ils apperçurent un grand nombre de naturels qui entretenaient une communication avec les deux dĂ©tacheinens placĂ©s sur la grĂšve ; ils s’arrĂȘtĂšrent et revinrent sans avoir dĂ©couvert que deux espĂšces nouvelles de plantes ; ils nous refusĂšrent toujours de nous vendre des armes ; mais ils n’entreprirent point de nous nuire, ni de nous tromper. Nous revĂźnmes diner Ă  bord, / de Jacques Cook. %55 et les Indiens se dispersĂšrent. Aucun ne me parut avoir Ă©tĂ© blessĂ© par nos dĂ©charges. Noirs redescendĂźmes pour faire de l’eau, et nous primes en trois coups de filets plus de trois cents livres de poisson. Quelques insulaires se montrĂšrent assis Ă  l’ombre de leurs palmiers ils ne vinrent point Ă  nous , et nous visitĂąmes un peu le pays la plaine Ă©tait remplie d’arbres et d’arbrisseaux, nous y trouvĂąmes encore quelques plantes nouvelles ; puis nous nous approchĂąmes des Indiens , et bientĂŽt ils se rendirent prĂšs de nous sans armes, et causĂšrent comme ils le purent avec la plus grande cordialitĂ©. Nous revĂźnmes Ă  bord passer la nuit, pendant laquelle le volcan vomit des torrens de feu et de fumĂ©e , qui s’augmentĂšrent encore par la pluie qui survint la fumĂ©e qui s’échappait en gros tourbillons Ă©pais , Ă©tait teinte de jaune , d’orange , de cramoisi et de pourpre , et elle se terminait en gris rougeĂątre et brun ces couleurs se rĂ©pandaient sur les champs et les forĂȘts du pays. Le lendemain , les insulaires reparurent, mais en moindre nombre ; nous allĂąmes les joindre aprĂšs dĂ©jeĂ»nĂ© les vieillards sur-tout nous parurent disposĂ©s Ă  ĂȘtre nos amis; les plus jeunes se montrĂšrent encore insolens Lun d’eux plus insolent que les autres , força un de mes lieute- nans de lui lĂącher son fusil chargĂ© Ă  dragĂ©es , et cette correction les rendit plus circonspects. Nous retournĂąmes Ă  bord , et ils se retirĂšrent. Le vieillard vint sur le vaisseau , en examina les diffĂ©rentes parties, puis regagna le rivage ; il nous 256 Second Voyage rapporta ensuite une hache que nos travailleurs avaient laissĂ©e clans le bois ils semblĂšrent nous demander la permission d'aller dormir , comme s'il eĂ»t Ă©tĂ© malhonnĂȘte dans leurs usages de laisser des Ă©trangers sans leur l’aire compagnie. Nous retournĂąmes taire encore de l’eau et du bois ; les insulaires parurent rĂ©conciliĂ©s avec nous , et ils invitĂšrent quelques-uns de nos gens Ă  venir dans leurs cabanes , Ă  condition qu'ils y viendraient nuds comme eux Ils nous vendirent des cannes Ă  sucre et des noix de cocos ils s'assirent sur les rochers prĂšs de nous , et l'uu d’eux qui en paraissait respectĂ© , changea de nom avec M. Förster nous causĂąmes ainsi en trĂš -bonne intelligence , et apprĂźmes plusieurs mots de leur^Jangne. Ils nous donnĂšrent des feuilles de ligues enveloppĂ©es dans des feuilles de bananier et cuites Ă  l’étuvĂ©e ; elles avaient un goĂ»t agrĂ©able les femmes , les en fans nous offrirent deux gros plantains ; mais telle Ă©tait leur timiditĂ© , qu’en tournant sur eux nos regards, nous les faisions fuir ; quelques-unes cependant avaient le sourire sur la bouche. Elles et les hommes portaient des pendans d’oreilles -, celles qui Ă©taient mariĂ©es avaient des chapeaux de natte. Ils ne prenaient ce que nous leur donnions que lorsque nous l’avions posĂ© Ă  terre. Nous revĂźnmes le lendemain sur le rivage , et nous y trouvĂąmes les Tndiensqlii, quoiqu’armĂ©s , se montrĂšrent doux et honnĂȘtes, .l'engageai un jeune homme Ă  venir Ă  bord avec moi ; je lui montrai les diffĂ©rentes parties du,vaisseau , mais rien de J acquis Cook. i5j rien n’arrĂȘtait son attention il n’avait jamais vu de chĂšvres , ni de chiens , ni de chats, et il les prenait pour des cochons qu’il connaissait je lui donnai un chien et une chienne , il revint m’apporter un coq , une petite canne Ă  sucre et des noix de cocos ; il ne voulut manger qu’un morceau de porc salĂ© , mais il but un verre de vin. Ce jeune homme avait de beaux traits , de grands yeux trĂšs-vifs ainsi que ses compatriotes il n’avait pas la mĂȘme facilitĂ© Ă  prononcer que les Mallicolois. Nous fĂźmes quelques dĂ©couvertes Ă  terre ; telles Ă©taient quelques nouvelles plantes et une source d’eau trĂšs-chaude. Nous apprĂźmes du jeune homme le nom des isles voisines celle oĂč nous avions eu un diffĂ©rend avec les insulaires s’appelait Irromanga ; l’isle basse que nous avions passĂ©e sans nous en appercevoir Immer Ă  l’orient de Tanna Ă©tait celle à’Irronan , au sud celle d ' Anattom Ă  table, il se montra dĂ©cent ; mais un petit bĂąton qu’il portait dans ses cheveux huilĂ©s et peints, lui servait de fourchette. DĂšs que nous fĂ»mes retournĂ©s Ă  terre , il voulut avec quelques-uns de ses amis/ me mener vers leurs habitations ; mais des officiers qui vinrent me joindre , leur causĂšrent de l’ombrage, et nous retournĂąmes au rivage; ils voyaient avec inquiĂ©tude nos excursions dans la contrĂ©e. Notre ami Paowang nous apporta dans ce moment un prĂ©sent de fruits portĂ© par vingt hommes , quoique deux l’eussent aussi aisĂ©ment fait que vingt; j’en payai les porteurs. Je me rapprochai du jeune homme qui paraissait hon- Tome II. R Second Votau» teux de ne m’avoir rien donnĂ© en retour de mes deux chiens; mailla nuit tombait, et bientĂŽt nous nous sĂ©parĂąmes. Ces insulaires me donnĂšrent Ă  entendre qu’ils mangeaient de la chair humaine; et ce n’est pas la nĂ©cessitĂ© qui les y contraint, car ils ont des poules , des cochons , des racines et des fruits en abondance il est vrai que nous ne leur en vĂźmes point manger ils pratiquent aussi la circoncision. ^ Une partie d’entre nous Ă©taient parvenus dans les boccages qui bordent la colline situĂ©e Ă  l’orient ; ils Ă©taient formĂ©s par des cocotiers, et plusieurs espĂšces de figuiers on y vit des hangars pour des pirogues , mais point d'habitations. Ils parvinrent dans un autre moment sur les collines , au travers de clariĂšres enfermĂ©es de bois de tous cĂŽtĂ©s , et couvertes d'herbages du verd le plus brillant au - delĂ  ils trouvĂšrent de vastes plantations de bananes, d’ignames, d'eddoĂšs et de figuiers , enfermĂ©es par des murs hauts de deux pieds des naturels qui les avaient uivis, les menĂšrent sur une Ă©minence d’oĂč l’on voyait la mer et l’isle Annattom son sol est Ă©levĂ© et elle leur parut avoir huit Ă  dix lieues de tour. Cette promenade ne fit qu’irriter notre curiositĂ© nous pĂȘchĂąmes au filet, et nous vĂźmes que les naturels ne savaient prendre le poisson qu’à coups de trait, lorqu’il s’élance an-dehors de l’eau ils tĂ©moignent leur admiration, leur dĂ©goĂ»t ou leur dĂ©sir par le mĂȘme mot, mais prononcĂ© avec lenteur ou avec vĂźteftSQ et souvent en faisant claquer leurs doigts. x>B Jacques Cook. »F9 M. Walles , suivi de deux ou trois personnes , pĂ©nĂ©tra dans la contrĂ©e jusqu’à un hameau isolĂ© oĂč il reçut beaucoup de civilitĂ© des habitans nos excursions ne parurent plus leur faire de la peine ; mais une imprudence de nos travailleurs faillit Ă  rompre cette union naissante on leur jeta quelques pierres , ils rĂ©pondirent par des coups de lusil , et la crainte s’empara pour un moment des insulaires ; mais nous employĂąmes tous nos soins pour la dissiper, et pour prĂ©venir ces accidens. Ils se retirĂšrent cependant plus avant dans le pays, et il n’eu paraissait que trĂšs- peu sur la grĂšve nous profitĂąmes de leur retraite pour visiter la plaine qui Ă©tait derriĂšre l’aiguade j on y trouva des Ă©tangs oĂč ils avaient plantĂ© beau* coup d’eddoĂšs des bocages de cocotiers , semĂ©s d’arbrisseaux , habitĂ©s par difĂŻĂ«rens oiseaux , Rur-tout par des attrapes-mouches, des bouvreuils t des perroquets ; on y vit des noyers qui fourmillaient de pigeons de diverse espĂšces deux naturels vinrent dire que l’un d’entre nous avait tuĂ© deux de ces pigeons ; ils nous le firent entendre dans une langue qui nous parut la mĂȘme que celle des isles des Amis, parce qu’ils avaient observĂ© que nous l’entendions mieux que la leur ils nous apprirent qu’on parlait cette langue Ă  Irronam , Ă  sept ou huit lieues au levant de Tanna. Nous fĂźmes encore une excursion , et nous pĂ©nĂ©trĂąmes dans la plaine Ă  une beue loin du bord nous rencontrĂąmes peu d’habitans, beaucoup d’oiseaux , quelques plantations de R a % 6 o Second Votac* nĂ©s et de cannes Ă  sucre , mais nous ne vĂźmes point de maisons , et la plus grande partie du terrain Ă©tait en friche Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la plaine, nous vĂźmes une vallĂ©e longue et spacieuse oĂč nous entendions un cri confus d’hommes, de femmes et d’enfans ; mais elle Ă©tait si couverte de bocages que nous ne pĂ»mes voir ni habitans, ni cabanes. Le lendemain 11 AoĂ»t , le volcan gronda d’une maniĂšre terrible ; il poussait jusqu’aux nues des torrens de feu et de fumĂ©e , et souvent des pierres d’une grosseur prodigieuse il Ă©clairait encore les nuages , lorsque nous descendĂźmes sur la grĂšve oĂč nous trouvĂąmes peu d’habitans nous visitĂąmes la partie occidental» , et montĂąmes Ă  travers les plus jolis bocages qui rĂ©pandaient une odeur parfumĂ©e et rafraĂźchissante des fleurs les embellissaient ; les liserons enlacĂ©s jusqu’aux sommets des arbres les ornaient de guirlandes bleues et pourpres aucune plantation , aucun insulaire n'y frappa nos regards. AprĂšs diffĂ©rons dĂ©tours , nous atteignĂźmes une clariĂšre environnĂ©e des arbres les plus charmans de la forĂȘt , mais oĂč une vapeur de soufre s’élevait du terrain et rendait la chaleur plus incommode un nuage lĂ©ger s’élevait sans cesse d’un petit monticule voisin , la terre y Ă©tait si chaude que nous pouvions Ă  peine y tenir le pied. Plus haut , nous dĂ©couvrĂźmes deux nouveaux cantons d'oĂč s’exhalaient des vapeurs soufrĂ©es , mais moins fortes ; le soufre y donnait Ă  la terre une teinte verdĂątre ; nous y recueillĂźmes de l’ocre rouge. Le volcan devint alors plus bruyant que ja- he Jacques Cook 261 mais , et la vapeur des lieux oĂč nous Ă©tions devint aussi plus abondante. Plus haut encore , nous trouvĂąmes diffĂ©rentes plantations ; enfin nous parvĂźnmes au sommet de la colline , et nous descendĂźmes de l’autre cĂŽtĂ© par un chemin Ă©troit entre des haies de roseaux. BientĂŽt nous apper- cumes le volcan entre les arbres, il Ă©tait encore Ă  deux lieues de nous ; les masses de rochers qu'il lançait parmi des tourbillons de fumĂ©e , Ă©taient aussi grosses que le corps de notre longue chaloupe nous voulions nous en approcher encore , lorsque nous entendĂźmes des indiens qui soufflaient dans de grandes conques dont ils se servent pour sonner le tocsin ; ces sons nous firent retourner sur nos pas. Quelques-uns des insulaires nous rencontrĂšrent , et parurent surpris de nous trouver si avant dans leurs retraites j nous les priĂąmes de nous apporter quelque chose Ă  boire , mais ils s’en allĂšrent sans paraĂźtre faire attention Ă  notre demande ; un quart-d’heure aprĂšs des hommes , des femmes , des enfans nous apportĂšrent des cannes Ă  sucre et des noix de cocos ; nous bĂ»mes le suc de ces vĂ©gĂ©taux et fĂźmes des prĂ©sens Ă  ces hĂŽtes hospitaliers qui nous quittĂšrent fort contens. Nous revĂźnmes au rivage oĂč les naturels avaient commencĂ© Ă  nous vendre des ignames, des bananes, des cocos et des cannes Ă  »ucre , et nous espĂ©rions en obtenir davantage ils ne recevaient en Ă©change que des morceaux de pierre nĂ©phrĂ©tique de la nouvelle ZĂ©lande , des nacres de perle , des Ă©cailles de IL 3 2Ö2 Second Voyage tortue Ă  ce seul prix , ils consentirent Ă  nous donner quelques-unes de leurs armes. Nous suivĂźmes ensuite la cĂŽte vers la point© orientale ; tandis que quelques Indiens nous parlaient , nous en vĂźmes un derriĂšre un arbre qui tendait son arc pour nous lancer un trait dĂšs qu’il vit qu’un fusil se dirigeait sur lui, il jeta ses armes dans le buisson , et *e traĂźna Ă  quatre vers nous ; peut-ĂȘtre ne nous menaçait-il que par jeu. Comme nous allions traverser la pointe , les naturels se prĂ©cipitĂšrent autmr de nous , et nous dirent par signes qu’on nous tuerait et nous mangerait ; comme nous paraissions ne pas les comprendre, ils nous montrĂšrent comment ils tuaient un homme , coupaient ses membres , sĂ©paraient la chair des os , puis mordirent leurs hras pour exprimer plus clairement ce qu’ils voulaient faire entendre. Alors nous tournĂąmes le dos Ă  la pointe, et appiochĂąmes d’une hutte d’oĂč plusieurs sortirent armĂ©s , et nous rebroussĂąmes encore. Ce qui excitait cependant notre curiositĂ© , Ă©tait un motif assez puissant. Tous les matins , Ă  la pointe du jour , nous entendions de ce cĂŽtĂ© un chant soleinnel et lent, que nous croyions ĂȘtre un acte religieux, et les efforts des naturels pour nous en Ă©loigner confirmaient nos soupçons. Nous montĂąmes sur une colline platte, peu Ă©loignĂ©e de la pointe arrivĂ©s au sommet, nous nous trouvĂąmes dans une plantation spacieuse de bananiers, entremĂȘlĂ©s d’arbres touffus et de cocotiers , sĂ©parĂ©s des autres par des haies de roseaux laies Indiens rĂ©itĂ©rĂšrent leurs v » J a c q u ĂŻ s Cook. a63 menaces et leurs dĂ©monstrations ; nous aurions Ă©tĂ© obligĂ©s de nous retirer , si Paowang ne nous avait rencontrĂ©s et conduits le long du bord de la colline oĂč nous vĂźmes diffĂ©rentes espĂšces de figuiers qu’on y cultive pour leurs feuilles comme pour leurs fruits l’un donne une figue , dont la peau est laineuse, et dont la pulpe est cramoisie l’Yamboos ou Eugenia , fruit fondant et rafraĂźchissant , de la grosseur d’une poire, croĂźt aussi en abondance sur de grands arbres nous y observĂąmes quelques choux palmistes. Plus loin Ă©tait une savanne sur les bords de laquelle Ă©taient trois habitations des arbres Ă©levĂ©s , parĂ©s d’un riche feuillage , cachaient cette retraite dans un coin de la prairie , un immense liguer sauvage dont les branches s'Ă©tendaient Ă  plus de cent pieds de tous cĂŽtĂ©s, faisait un effet pittoresque Ă  son pied vigoureux Ă©tait assise une famille, aatour d’un feu oĂč elle rĂŽtissait des bananes et des ignames elle s’enfuit Ă  notre vue et revint Ă  la voix de Paowang; mais les femmes et les filles ne nous regardĂšrent qu’au travers des buissons. Nous nous assĂźmes avec eux et partageĂąmes leurs provisions leurs cabanes n’étaient que de grands hangards ouverts de deux cĂŽtĂ©s et dont le toĂźt aigu descend jusqu’à terre leur construction est trĂšs-simple ; des nattes , des cocos les couvrent ; on n’y voit ni meubles, ni ustensiles, le plancher est revĂȘtu d’herbes sĂšches ; la fumĂ©e en noircit l’intĂ©rieur, et on y remarque plusieurs foyers et plusieurs treillis suspendus oĂč ils conservent des noix de cocos 1\ 4 Second Voyage tous les prĂ©sens que nous leur avions faits, toutes leurs richesses Ă©taient Ă©talĂ©es sur ies buissons ; elles y sont en sĂ»retĂ© , parce que les insulaires ont de la bonne foi aussi ne nous vola-t-oiyien tout le temps que nous fĂ»mes Ă  Tanna. Les naturels voyant que nous ne leur faisions point de mal , que nous ne leur prenions rien , se familiarisĂšrent avec nous; nous leur donnĂąmes des mĂ©dailles , des rubans , des mouchoirs d’étoffe d’O-TaĂŻti qui nous conciliĂšrent leur affection nous apprĂźmes leurs noms , et ils Ă©taient transportĂ©s de joie , quand nous les appelions. Nous les quittĂąmes en leur faisant de tendres adieux , ainsi qu’au bon vieillard qui nous donna des guides. Chemin faisant , nous leur dĂźmes que nous aimerions boire le jus des noix des cocotiers qui Ă©taient sur la grĂšve , et tout de suite , ils nous menĂšrent par un autre sentier vers des palmiers , oĂč ils cueillirent des noix qu'ils nous offrirent avec bontĂ© , et dont le jus Ă©tait bien meilleur que celui des fruits des cocotiers qu'on trouvait prĂšs de la grĂšve ceux-ci Ă©taient abandonnĂ©s Ă  eux-mĂȘmes les premiers Ă©taient euh tivĂ©savec soin et de-lĂ  venait la diffĂ©rence. Nous retournĂąmes ensuite au rivage , et aprĂšs avoir rĂ©compensĂ© nos guides, nous revĂźnmes coucher Ă  bord. Le volcan attirait toujours notre attention agitĂ© de convulsions, il vomit tout le jour des tourbillons de cendres noires , qui examinĂ©es de prĂšs t furent reconnues pour des schorls en »e Jacques Cook. a65 forme d’aiguilles Ă  demi-transparentes , tout le pays en Ă©tait couvert, la vĂ©gĂ©tation en Ă©tait plus vigoureuse , et plusieurs plantes prennent Ă  Tan- jia deux fois leur hauteur ordinaire, leurs feuilles sont plus larges, leurs fleurs plus grandes et leur parfum plus fort telles sont les produc ions de toutes les terres volcaniques. Nous rĂ©solĂ»mes de visiter encore la solfaterra que nous avions dĂ©jĂ  vue; nous y parvĂźnmes bientĂŽt et trouvĂąmes les insulaires qui nous avaient si bien traitĂ©s le jour auparavant le thermomĂštre de Fahrenheit qui dans l’air libre se tenait Ă  80 degrĂ©s, monta rapidement au 170 quand nous en mimes la boule dans la terre, les naturels nous avertirent que si nous creusions la terre , elle s'enflammerait. Plus haut, nous trouvĂąmes d’autres endroits fumans lĂ  nous fĂ»mes rĂ©galĂ©s encore par nos bonshĂŽtes avec des cannes de sucre et des noix de cocos, puis nous montĂąmes plus haut, espĂ©rant de mieux voir ce qu’ils appelaient l’ Jssoor ; mais les Indiens , pour nous Ă©loigner de leurs habitations , nous indiquĂšrent un sentier qui , contre notre attente, nous mena sur le rivage , prĂšs du lieu d’oĂč nous Ă©tions partis. L’aprĂšs - midi nous fĂźmes encore quelques excursions sur la colline platte , oĂč nous vĂźmes de nouveau l’isle Annatom ; un insulaire tournant son doigt un peu au nord , nous dit qu’il y avait une autre isle nommĂ©e Eetonga ; ce qui nous confirma dans l’idĂ©e que ce peuple communique avec les isles des Amis car ce nom paraĂźt ĂȘtre celui de Tonga-Taboo , que les voisins nomment aussi 266 Second Voyage Eetonga-Taboo , ou du moins celui de quelque isle situĂ©e entre ce petit archipel et Tanna, qui en facilite la communication aux insulaires rions revĂźnmes sur la baie , oĂč nos matelots avaient pris deux cent» cinquante livres de poisson , plusieurs al Incores et des cavalhas d'une dimention prodigieuse on avait pris aussi la veille deux poissons de l’espĂšce de ceux qui eous avaient empoisonnĂ©s , mais ceux-ci ne firent point de mal Ă  ceux qui en mangĂšrent; ce qui prouve que les premiers n’avaient Ă©tĂ© vĂ©nĂ©neux que pour avoir mangĂ© des herbes qui l’étaient. Les insulaires continuaient Ă  nous vendre des ignames, mais ils ne recevaient en Ă©change que de l’écaille de tortue dont nous n’avions pas fait des provisions , ne prĂ©voyant pas qu’elles pussent jamais nous ĂȘtre utiles ; Paowang lui mĂȘme n’admira rien de toutes les richesses que nous Ă©talĂąmes Ă  ses yeux il n’y eut qu’un clepsydre qui attira scs regards quelques instans. Nous allioiis k terre tous les matins pour faire des dĂ©couvertes , et les naturels ne faisaient plus autant attention Ă  nous. Nous observĂąmes un jour un habitant, coupant un arbre de la grosseur de la cuisse arec une hache de pierre entreprise assez laborieuse avec un tel Outil ; nous vĂźmes cette hache, elle Ă©tait semblable Ă  celles dont se servent les insulaires des isles de la SociĂ©tĂ© et des Amis le tranchant Ă©tait semblable Ă  un basalte le Tannien en avait une autre Ă  laquelle un coquillage brisĂ© Ă©tait attachĂ© en or Jacques Cook. 167 forme de tranchant nous poursuivĂźmes notre chemin, suivis par de petits garçons, tuant quelques petits oisseaux , rassemblant de nouvelles plantes , parmi lesquelles il en Ă©tait de trĂšs- odorifĂ©rantes on y remarqua le CaU/ppa dont les noix ont une amande excellente , double en grosseur de l’amande ordinaire les petits garçons les cassaient et nous prĂ©sentaient l’amande eur des feuilles vertes ils Ă©tudiaient nos mou- vemens pour nous servir. Nous apperçûines prĂšs des huttes des volailles et des poissons bien nourris, des rats courant sur le chemin , et qui font beaucoup de dĂ©gĂąts dans les plantations de cannes Ă  sucre. Nous apperçûmes des huttes de pĂȘcheurs ; mais elles Ă©taient sans filets, sans ha bilans , sans poissons ; il n’y avait que des dards. Quand nous voulĂ»mes approcher de la pointe dont les insulaires nous avaient dĂ©tournĂ©s peu auparavant, nous les vĂźmes de nouveau nous prier de ne pas aller plus loin , et nous rĂ©pĂ©ter qu'ils mangeaient de la chair humaine. En retournant sur nos pas , nous leur fĂźmes beaucoup de plaisir ils nous conduisirent par un sentier nouveau au travers de fertiles plantations; les petits garçons couraient devant nous, lançant des pierres avec adresse , et un roseau verd comme un dard ; ils le lançaient avec tant de justesse et de force qu’ils frappaient le but, et que le roseau entrait d’un pouce dans le bois. DiffĂ©rons dĂ©tours nous reconduisirent aux habitations , oĂč les femmes grillaient des ignames et des eddoĂ«s sur un feu allumĂ© au pied d’un arbre. 2 68 Second Voyage Nous nous assĂźmes et essayĂąmes de causer avec ces Indiens ; nous recueillĂźmes plusieurs mots de de leur langue , et nous satisfĂźmes leur curiositĂ© sur nos habits, sur nos armes , etc. d'autres accoururent , et parurent charmĂ©s de nous voir converser familiĂšrement autour d’eux ils nous priĂšrent de chanter, nous chantĂąmes les chansons les plus gaies leur plaisaient le plus , mais les tons suĂ©dois du Docteur Sparmann furent universellement applaudis nous les priĂąmes de chanter Ă  leur tour , et l’un d’eux commença nn air trĂšs-simple, mais harmonieux, qui embrassait un plus grand nombre de notes que ceux d’OtaĂŻti ou de Tonga-Taboo ; un second nous ÂŁt entendre un air plus sĂ©rieux c’était le ton de ce peuple , et rarement on le voyait rire ils nous montrĂšrent un instrument composĂ© de huit roseaux dont la grosseur dĂ©croissait en proportion rĂ©guliĂšre et comprenait une octave ; dans ce moment , on nous offrit des fruits , ce qui dĂ©tourna la conversation sur cet objet. De retour sur la grĂšve , nous y trouvĂąmes plusieurs habitans rassemblĂ©s , et parmi eux des femmes qui portaient leurs enfans dans un sac de nattes sur le dos nous y vĂźmes un panier d“oranges vertes et nous fĂ»mes charmĂ©s d’y trouver ce fruit. Une femme nous donna un pouding , dont la croĂ»te Ă©tait de bananes etd’ed- doĂ«s, et l'intĂ©rieur de feuilles d’oltra mĂȘlĂ©es Ă  des amandes de noix de cocos il Ă©tait d’un excellent goĂ»t. Nous allĂąmes ensuite dans les huttes qui sont sur la colline platte j le pĂšre d’une de Jacques Cook; 269 de ces familles , homme d’un moyen Ăąge et d’une figure intĂ©ressante . nous pria encore de chanter ; nous chantĂąmes , et nous lui limes sentir que la diffĂ©rence de nos airs venait de ce que nous Ă©tions de diffĂ©rons pays. Alors ils engagĂšrent un vieillard natif d’Irroinanga de nous amuser par ses chants il commença une chanson , pendant laquelle il fit diffĂ©rons gestes qui divertirent les spectateurs ; son chant Ă©tait diffĂ©rent de celui des insulaires de Tanna, et n’était point dĂ©sagrĂ©able, ni discordant. AprĂšs qu’il eut cessĂ© de chanter , il nous parut qu’on lui parlait dans sa langue , et qu’il ne savait pas celle de Tanna ; peut-ĂȘtre avait-il apportĂ© dans cette isle le bois dont ses habitans font leurs massues , car ils le tirent d’irromanga ce vieillard n'Ă©tait point diffĂ©rent de ceux de Tanna ; il avait leur physionomie ; il s’habillait et s’ornait comme eux il Ă©tait d’un caractĂšre gai , et riait plus facilement que nos bons insulaires. Pendant qu’il chantait, les femmes sorties des cabanes avaient formĂ© un petit groupe autour de nous plus petites que les hommes , elles portaient des jupons tissus d’herbes et de feuilles celles qui avaient fait des enfans , ne conservaient aucune des grĂąces de leur sexe , et leur jupon touchait Ă  la cheville du pied les jeunes filles avaient des traits agrĂ©ables , un sourire touchant, des formes sveltes , des bras d’une dĂ©licatesse particuliĂšre, le sein rond et plein elles n’étaient couvertes que jusqu’aux genpux. Leurs cheveux bouclĂ©s flottaient sur leurs Ă©paules , ornĂ©s par une a 70 Second Vota feuille de banane qui relevait la noirceur de leur teint elles avaient des anneaux d’écaille» de tortues Ă  leurs oreilles , et plus elles Ă©taient vieilles , plus elles Ă©taient chargĂ©es d’orne inens elles obĂ©issaient au moindre signe des hommes , qui n’avaient pour elles aucun Ă©gard. Cependant les pĂšres aiment leurs filles j ils les caressent, et ressentent vivement le plaisir qu’on leur fait. Nous restĂąmes avec ces insulaires jusqu’au coucher du soleil ; et pour nous amuser ils chantĂšrent, ils firent des tours d’adresse, ils lancĂšrent leurs traits en l’air ou contre un but, et parĂšrent le dard de leurs antagonistes avec leur massue. Avant notre dĂ©part, les femmes allumĂšrent des feux aux environs, et apprĂȘtĂšrent leurs soupers les hommes accoururent pour s’y chauffer , comme si l’air frais du soir affectait vivement leurs corps nuds. Plusieurs avaient une tumeur sur la paupiĂšre supĂ©rieure, et nous l’attribuĂąmes Ă  la fumĂ©e dans laquelle ils sont toujours assis. Pour nous qui avions des habits, nous errĂąmes dans des bois dĂ©serts jusqu’à la fin du crĂ©puscule un nombre prodigieux de chauve - souris sortait de chaque buisson , mais nous essayĂąmes en vain d’en tuer, parce que nous ne les voyions que lorsque nous Ă©tions trĂšs-prĂšs. Le lendemain, nous partĂźmes pour reconnaĂźtre le volcan d’aussi prĂšs qu’il nous serait possible. Nous primes le chemin d’une des crevasses d’oĂč s’exhalait la fumĂ©e en y arrivant j be Jacques Cook,' ‱xjt vous plaçùmes encore la boule du thermomĂštre dans la terre, et il monta au 210 e . degrĂ©j en l’îtant, il descendit au 80 e . Cette solfaterre est Ă©levĂ©e de quarante toises au - dessus du niveau de la mer; la terre Ă©tait d’une odeur sulfureuse , la surface formait une lĂ©gĂšre croĂ»te, sur laquelle on voyait du soufre et une substance vitriolique d’un goĂ»t d’alun autour croissaient des figuiers , qui Ă©tendant leurs branches semblaient se plaire dans leur situation. Nous continuĂąmes de monter par une route si couverte d’arbres sauvages , d’arbustes et de plantes, que les fruits Ă  pain et les cocotiers se trouvaient en quelque maniĂšre Ă©touffĂ©s de distance en distance on trouvait des maisons, des habi- tans, des terrems cultivĂ©s depuis plus ou moins de tems le dĂ©frichement doit y ĂȘtre pĂ©nible, par le dĂ©faut d’instrumens ils coupent les petites racines , et les brĂ»lent en mettant le 'feu. aux petites branches le sol en quelques endroits est un riche terreau noirĂątre, ailleurs c’est un composĂ© de cendres du Volcan et de dĂ©bris de vĂ©gĂ©taux nous rencontrĂąmes deux Indiens, dont l’un voulut nous Ă©carter de notre route en nous en montrant une opposĂ©e , l’autre nous dĂ©fendre l’entrĂ©e d’un chemin nous surmontĂąmes ces obstacles, et montant sur une colline Ă©levĂ©e, nous vĂźmes plusieurs montagnes entre nous et le volcan ne pouvant trouver de guides, nous rĂ©solĂ»mes de retourner sur le rivage. A peine, avions-nous, fait quelques pas que nous rencontrĂąmes une trentaine d’indiens , qu’on 272 SlCOND V O Y A G * avait probablement rassemblĂ©s pour nous empĂȘcher de pĂ©nĂ©trer dans la contrĂ©e les vieillards nous montrĂšrent des intentions pacifiques ; les jeunes-gens nous menacĂšrent, mais nous voyant revenir sur nos pas ils nous laissĂšrent le chemin libre , puis ils nous guidĂšrent et nous accompagnĂšrent , nous invitĂšrent Ă  nous reposer, nous prĂ©sentĂšrent des noix de cocos, des bananes, des cannes Ă  sucre, et portĂšrent sur le rivage ce que nous ne pĂ»mes manger. Ainsi ce peuple se montrait honnĂȘte et hospitalier quand nous n’excitions point sa jalousie. Nous sentions qu’il leur Ă©tait difficile de voir sans inquiĂ©tude des Ă©ti angers descendre sur leurs cĂŽtes et pĂ©nĂ©trer dans l’intĂ©rieur de leur pays ; nous n’aurions pu approcher du volcan sans verser du sang, nous aimĂąmes mieux y renoncer. Vers le soir nous fĂźmes un tour dans la contrĂ©e , de l’autre cĂŽtĂ© du havre nous arrivĂąmes Ă  un village d’une vingtaine de maisons quelques-unes sont fermĂ©es aux deux bouts par une espĂšce de treillage on y voit aussi de petites cases construites dans le centre des plantations , et iis nous firent entendre que c’était lĂ  qu’ils dĂ©posaient leurs morts j’allai en visiter une j un treillage rĂ©gnait tout autour, et l’entrĂ©e en Ă©tait si Ă©troite qu’un seul homme pouvait y entrer Ă -la-f'ois ; des nattes la bouchaient, et je voulais les Ă©carter . mais mon conducteur m’en empĂȘcha ; on y avait suspendu une corbeille nattĂ©e , dans laquelle Ă©tait une igname grillĂ©e et des feuilles fraĂźchement cueillies ; j’y regardai malgrĂ© Bi Jacques Cook. 2^3 malgrĂ© la rĂ©pugnance que tĂ©moignait mon compagnon il portait Ă  son cou trois nƓuds de cheverix attachĂ©s Ă  un cordon une femme qui Ă©tait prĂ©sente en avait un pareil je voulus les acheter ; mais ils me firent entendre que c’étaient les cheveux d’un mort, et qu’ils ne pouvaient s’en dĂ©faire ainsi, ils se rapprochent par leurs coutumes des habitans d’OtaĂŻti et de la Nouvelle ZĂ©lande. Nous trouvĂąmes prĂšs de leurs grandes maisons quatre tiges de cocotiers rangĂ©es en quarrĂ©s , Ă  trois pieds environ l’un de l’antre ; c’était pour y faire sĂ©cher les noix de cocos dont ces maisons sont presque remplies,et qui s’y conservent parce que l’air y a un libre passage leurs habitations bien dĂ©couvertes , sont toujours Ă  ho m b rage de quelques grands arbres. Cette partie de l’isle est ouverte et trĂšs-bien cultivĂ©e les plantations Ă©taient remplies de racines et de fruits. On cueillit dans cette course beaucoup de plantes des indes orientales non» y tuĂąmes un pigeon qui avait les cĂŽtĂ©s du bec couverts d’une substance rouge, et dans sa bouche et son gosier deux muscades avalĂ©es depuis peu , trĂšs-aromatiques encore , mais sans odeur nous demandĂąmes harbre qui produisait ce fruit , on nous montra un jeune arbre dont nous cueillĂźmes quelques feuilles; mais nous n’y trouvĂąmes point de fruits. Nous en Ă©tions Ă  ces recherches , quand nous entendĂźmes des coups de fusil qui nous firent craindre quelque fĂącheuse aventure nous nous y rendĂźmes en hĂąte 3 tout y Ă©tait tran- Tome IL S 274 Second Voyage quille. Le soir , nous clescentlitnes sur la cĂŽte orientale pour reconnaĂźtre la position des isles Annatoin et Erronam ; mais notre gouvernail se rompit, et par une nĂ©gligence inconcevable , nous n'en avions point de rechange Ă  bord , ce que j’avais ignorĂ© jusqu’alors je ne connaissais qu’un arbre qui pĂ»t nous servir, et j'envoyai des hommes pour l’abattre , mais bientĂŽt on vint me dire que les Indiens et Paowang Ă©taient mĂ©con- tens j’y descendis , je parlai Ă  Paowang , je lui donnai un chien et une piĂšce d’étoile ; je lui expliquai notre besoin il parut satisfait , ainsi que les Indiens qui Ă©taient prĂ©sens , et ils nous accordĂšrent ce que nous demandions. Je menai Paowang dĂźner avec nous; puis je retournai sur la cĂŽte pour recevoir un chef qu’on m’annonçait comme le roi de l’isle, et dont Paowang paraissait sa soucier peu. Je lis un prĂ©sent Ă  ce chef; sa vieillesse ne l’empĂšcliait pas d’avoir de la gaĂźtĂ© et une physionomie ouverte ; tout ce qui pouvait le distinguer du peuple consistait dans l’espĂšce de ceinture qu’il portait autour des reins ; celles du peuple Ă©taient d'un brun jaunĂątre ; celle du chef Ă©tait bigarrĂ©e de noir et de ronge , encore cette distinction pouvait venir du liazard ; son fils Ă©tait dĂ©jĂ  ĂągĂ© de trente-cinq ou quarante ans. Les habitons s’étaient rassemblĂ©s en grand nombre sur le rivage quelques-uns lurent insolens, mais je crus devoir dissimuler, parce que nous allions partir. Dans une non 1 lie promenade , nous essayĂąmes de tuer de gros perroquets Ă  plumage uoir d e Jacques Coq h. et jaune ; mais les feuilles des figuiers sur lesquels ils se juchaient, les mettaient Ă  couvert de la dragĂ©e. Ces arbres sont Ă©levĂ©s sur leurs Ă©normes racines, le tronc qui ne commence qu’à dix ou douze pieds de la superficie de la terre , a souvent neuf pieds de diamĂštre ; il semble former plusieurs arbres qui ont crjĂ  ensemble et s’élancent Ă  quarante pieds de la terre , avant de se diviser en branches qui vont Ă  la mĂȘme hauteur et sans se partager, former la tĂȘte de l’arbre Ă  cent- cinquante pieds d’élĂ©vation. En suivant la plains bordĂ©e d’arbrissearx remplis de liserons , nous rencontrions de teins en teins de vastes champs de grands roseaux sace'iarutn spontaneum qui croissaient sans culture ; plus haut sont des arbres oĂč nous vĂźmes des perroquets sauvages et une colombe inconnue aux naturalistes. Nous parvĂźnmes Ă  un chemin creux oĂč ries arbrisseaux et des palmiers formaient de jolis festons sur ses bords ; nous passĂąmes sous un grand figuier de l’espĂšce qu’on rĂ©vĂšre Ă  Ceylan et dans le Mila- bai , sur lequel un nombre infini d’oiseauv trĂšs- petits voltigeaient et mangeaient le fruit des rameaux les pins Ă©levĂ©s. En revenant, nous vĂźmes un Indien qui coupait des baguettes pour soutenir la tige des ignames ; et voyant qu’il avançait peu avec sa hache Ă  tranchant de coquilles , nous lui en fĂźmes promptement un aba- tis avec une des nĂŽtres ; les naturels admirĂšr rent cet instrument et nous auraient volontiers donnĂ© des armes en Ă©change ; mais nous voulions 276 Second Voyage un cochon , et ils nous le refusĂšrent ; ils ne nous en vendirent aticun durant notre relĂąche. Sur le rivage je remarquai dans la foule le roi et son fils qui me parurent dĂ©sirer de venir dĂźner avec nous je les pris dans ma chaloupe avec deux autres chels dont l’autoritĂ© ne s’étend pas seulement Ă  faire monter un sujet sur un arbre. Je leur lis faire le tour du vaisseau qu’ils admirĂšrent ils mangĂšrent d’un puding , des bananes et des lĂ©gumes , mais Ă  peine ils voulurent toucher aux salaisons. Je les congĂ©diai en donnant Ă  chacun une hache , un grand clou et des mĂ©dailles. Les naturels furent enchantĂ©s des Ă©gards que nous avions eus pour leurs chefs il y avait parmi eux des femmes qui nous vendirent des paniers d’yamboos , pour du jade et des grains de rassade ils nous saluaient avec respect, nous faisaient place dans les chemins , et quand ils savaient nos noms , ils nous nommaient avec un sourire de salutation. Nous allĂąmes visiter encore les sources chaudes ; nous trouvĂąmes qu’elles faisaient Ă©lever le thermomĂštre au 191 degrĂ© nous y jetĂąmes des poissons Ă  coquille , et ils y furent cuits en deux ou trois minutes une piĂšce d’argent en sortit brillante aprĂšs y ĂȘtre restĂ©e demi-heure 5 le sel de tartre n’y produisait aucun, effet visible des espĂšces de poissons longs de deux pouces y vivent ; leurs nageoires pectorales y font l’office de pieds ; leurs yeux sont placĂ©s prĂšs du sommet de la tĂȘte ; ils sont amphibies , du genre des bleinmies , et font des sauts de trois pieds. Dans d'autres expĂ©riences sur ces sources, de Jacques Cook. 277 au tems delĂ  marĂ©e basse , qui pouvait y influer, nous trouvĂąmes que le thermomĂštre n’y montait plus qu’à 187 degrĂ©s nous le plongeĂąmes ensuite dans une source voisine , au pied dhm rocher perpendiculaire qui touche au solfaterra , et d’oĂč l’eau sort en bouillonnant d’un sable noir et court dans la mer le mercure s’y Ă©leva Ă  L02 degrĂ©s et demi. Peut-ĂȘtre le volcan Ă©chauffe ces sources et les Ă©chauffe plus ou moins ; peut- ĂȘtre aussi la vapeur qui s’élĂšve de la solfaterra , n’est elle que celle de cette eau. Tous les endroits oĂč la terre est Ă©chauffĂ©e, sont Ă©levĂ©s perpendiculairement de trois Ă  quatre cents pieds au dessus de ces sources et sur la chaĂźne des collines oĂč se trouve le volcan situĂ© sur la. pente sud-est de la montagne il a autour de lui des montagnes plus Ă©levĂ©es du double. Il nous a semblĂ© que dans les teins humides , il Ă©prouvait des secousses plus violentes. Le 19 , le tems n’étant point favorable pour mettre Ă  la voile , je redescendis Ă  terre au milieu d'une foule d’habitans. Je leur distribuai tout ce que j’avais sur moi , les matelots s’occupaient alors Ă  mettre sur le bateau de gros troncs d’arbres. Quatre ou cinq Indiens s’avancĂšrent pour examiner oĂč nous voulions les mener mais la sentinelle leur ordonna de se retirer au- delĂ  des limites fixĂ©es , et bientĂŽt, aprĂšs le soldat lĂącha son coup les naturels prirent la fuite ; j’accourus pour en retenir quelques-uns l’un d’eux avait Ă©tĂ© blessĂ© , deux autres le portĂšrent prĂšs de l’eau pour laver sa plaie , puis l’crnpor- S 3 ar 8 Second Voyage tĂšrent. J’allai avec le chirurgien visiter le blessĂ© la halle lui avait cassĂ© le bras , et Ă©tait entrĂ©e par les fausses cĂŽtes dont l’une Ă©tait rompue ; ce malheur jeta les habitans clans la plus grande consternation, et ceux qui Ă©taient restĂ©s sur le rivage coururent aux plantations , et en rapportĂšrent des noix de cocos qu’ils mirent Ă  nos pieds. Tandis que noua dĂ©plorions cet accident, plusieurs d’entre nous se promenaient dans le pays , ils voyaient les naturels Ă©monder les arbres ou creuser la taire avec une branche qui leur tenait lieu de bĂȘche , ou planter des ignames, chantant avec une douce mĂ©lancolie ; ils admiraient les petits monticules et les vallĂ©es spacieuses qui les environnaient ils contemplaient avec ravissement la face sombre des terres prĂ©parĂ©es pour la culture , la verdure uniforme des prairies, les teintes diffĂ©rentes et la variĂ©tĂ© infinie des feuillages quelques arbres rĂ©flĂ©chissaient mille rayons ont!ovans , tandis que d’autres formaient mille masses d'ombrages, en contraste avec des masses de flots, Ă€e lumiĂšre qui couvraient tout le reste. Les nombreux tourbillons de fumĂ©e qui jaillissaient de chaque bocage , leur rappelaient l’idĂ©e de la vie domestique des habitans, les vastes champs de plantains leur prĂ©sentaient celle de Pabondance dont ils jouissent et de leur bonheur. La richesse du soi' est si prodigieuse , que des palmiers couchĂ©s Ă  terre , dĂ©racinĂ©s par les vents , avaient poussĂ© de nouveaux branchages. Ils partaient pour se rendre Ă  bord , lors- de Jacques Cook. 279 qu’ils rencontrĂšrent un Indien il s’ensuit Ă  leur vue, et une femme qui n’avait pu le suivre, leur offrit d’une main tremblan te et avec une extrĂȘme frayeur, un panier rempli d’yamboos ; iis s’en Ă©tonnĂšrent d'autres insulaires qui se tenaient derriĂšre des buissons , remuaient leurs mains vers la grĂšve et leur firent signe de s’y rendre. En sortant du bois , ils en virent deux autres assis sur l’herbe , tenant un de leurs compatriotes mort dans leurs bras ils nous montrĂšrent une blessure qu'il avait au cĂŽtĂ© , et leur dirent avec des regards tondra ns Markom , il est tuĂ©. Instruit de ce qui Ă©tait arrivĂ© , ils furent Ă©tonnĂ©s de la modĂ©ration des insulaires qui n’avaient pensĂ© ni Ă  se venger , ni mĂȘme Ă  leur tĂ©moigner du mĂ©contentement. J’avais rĂ©solu de punir rigoureusement le soldat de marine qui avait transgressĂ© mes ordres ; mais l’officier dĂ©clara qu’il avait donnĂ© des ordres par lesquels la moindre menace des insulaires devait ĂȘtre punie de mort. J’étais loin de les approuver ; mais ils justifiaient le soldat , et je ne pus faire justice. Nous partĂźmes dans la nuit , et au point du jour , on entendit dans le bois un bruit assez semblable Ă  une psalmodie ; nous n’avons pu en connaĂźtre la cause , mais de l’opposition constantes des naturels au dĂ©sir que nous avions tĂ©moignĂ© d’y aller , on en avait conjecturĂ© que c’était un lieu consacrĂ© au culte divin ; cependant cette raison ne me paraĂźt pas concluante , car les insulaires tĂ©moignaient la mĂȘme rĂ©pugnance par-tout oĂč ils ne nous avaient point vm encore S 4 x8o Second Voyage c’était un effet de leurs craintes , inspirĂ©es , peut-ĂȘtre, par les attaques subites de leurs voisins. II ne me paraĂźt pas que ces insulaires soient soumis Ă  une forme de gouvernement ceux qu’on y nomme des chefs , y sont peu considĂ©rĂ©s ; des vieillards, sans avoir ce titre , le sont autant qu’eux chaque famille , chaque village paraĂźt indĂ©pendant, et dans le voisinage du port , le peuple n’obĂ©issait Ă  personne. Il ne semble pas qu’on puisse compter plus de vingt mille aines dans Tanna ; on y voit plus de forĂȘts que de cantons cultivĂ©s l’excellence du sol y nuit Ă  la culture ; elle y est moins nĂ©cessaire , elle y est plus pĂ©nible , parce que les productions qu’on demande Ă  la terre , ont besoin d’ĂȘtre sans cesse dĂ©fendues contre celles que la nature y produit sans cesse. Peut-ĂȘtre diffĂ©rentes nations ont peuplĂ© cette isle , et que de lĂ  vient la diversitĂ© des langues qu’on y parle; car nous y en avons observĂ© trois diffĂ©rentes. Nous ne connaissons rien de leur religion ; le chant solemuel dont nous avons parlĂ©, est le seul acte qui puisse en faire soupçonner parmi eux nous ne leur avons vu faire d’ailleurs aucune cĂ©rĂ©monie, ni rien qui annonçùt de la superstition. Le havre oĂč nous mouillĂąmes reçut le nom de port de la RĂ©solution ; il est commode pour faire de l’eau et du bois. Nous fĂźmes voile vers le levant pendant la nuit elle matin , parle teins le plus serein ; nous ne dĂ©couvrĂźmes aucune terre dans çette direction de Jacques Cook. 281 nous tournĂąmes donc au midi, sans dĂ©couvrir non plus de terre la cĂŽte mĂ©ridionale de Tanna nous parut trĂšs-escarpĂ©e , mais sans brisans ; la contrĂ©e y paraissait aussi fertile que dans le voisinage du port, et se montrait sous l’aspect le plus riant ; nous tournĂąmes au sud-est. Nous vĂźmes les hautes terres d’ , puis l’isle Sandwich ; nous en longeĂąmes la cĂŽte pour gagner la pointe de Mallicolo nous revĂźmes bientĂŽt les isles AoĂ©e , Paoom et Ambrym nous cĂŽtoyĂąmes Mallicolo dans cette cĂŽte opposĂ©e Ă  celle que nous avions visitĂ©e ; l’ est basse , hachĂ©e de criques et de pointes , ou de petites isles. Les insulaires parurent en troupes sur plusieurs endroits de la plage , et quelques-uns seraient venus Ă  nous dans leurs pirogues , si nous avions diminuĂ© de voiles nous arrivĂąmes le soir Ă  l’extrĂ©mitĂ© septentrionale de l’isle , et dans ce moment nous en Ă©tions si prĂšs , que nous entendĂźmes les voix des habitans assemblĂ©s autour du feu. DĂšs que la lune put nous Ă©clairer , nous portĂąmes au nord , et nous passĂąmes la nuit dans le dĂ©troit de Bougainville la cĂŽte de Mallicolo Ă©tait par-tout couverte d’arbres vers le nord; un peu plus au couchant, elle est agrĂ©ablement diversifiĂ©e par des plaines dont il en est de cultivĂ©es ce canton paraĂźt ĂȘtre d’une grande fertilitĂ© et bien peuplĂ©. La partie septentrionale du passage est formĂ©e par un amas d’isles petites , boisĂ©es , peu Ă©levĂ©es ; la plus mĂ©ridionale est la plus grande , elle a six ou sept lieues de tour, et nous la nommĂąmes St. 282 Second Voyage BarthĂ©lĂ©my. De-lĂ  nous vimes mie terre s’étendre au levant nous y cinglĂąmes la cĂŽte Ă©tait escarpĂ©e en quelques endroits , en d’autres on voyait des espaces couleur de craie un beau tems qui ne se dĂ©mentit point , nous montra tout le charme de ces paysages ; il l’allait bien que quelque plaisir compensĂąt le dĂ©sagrĂ©ment d’ĂȘtre rĂ©duits aux provisions du vaisseau , la plupart dĂ©jĂ  gĂątĂ©es. Nous dĂ©couvrĂźmes une grande et profonde baie, qui nous parut ĂȘtre celle de St. Jacques et de St. Philippe , dĂ©couverte par Qui- ros en 1606. Nous y entrĂąmes , et le calme nous y laissa en proie Ă  de grosses laines qui nous jetaient sur la rive oĂč les habitans Ă©taient rassemblĂ©s en grand nombre ; deux pirogues s’en dĂ©tachĂšrent , mais nous ne pĂ»mes les engager Ă  s’approcher de nous ; au contraire , saisis d’une terreur subite, ils ramĂšrent vers la terre ; ils 11'avaient pour vĂȘtement qu’une ceinture Ă  laquelle Ă©taient attachĂ©es de larges feuilles qui les cou vient jusqu’aux genoux ; ils sont noirs et ont les cheveux cotonnĂ©s la terre, Ă  plusieurs lieues dans l’intĂ©rieur des terres , s’élevait en collines mĂ©diocrement Ă©levĂ©es , sĂ©parĂ©es par de larges vallĂ©es peuplĂ©es et fertiles. Une luise qui sĂčĂ©leva nous poussa du cĂŽtĂ© opposĂ© Ă  celui oĂč la lame nous jetait rions rasĂąmes la terre, et envoyĂąmes reconnaĂźtre la cĂŽte. Trois pirogues qui nous suivaient , s’approchĂšrent assefc pour recevoir ce que nous leur jetĂąmes avec une corde ; mais elles n’abordĂšrent poiptle cĂŽtĂ© du vaisseau les hommes qui les montaient, Ă©taient mieux de Jacques Cook. 283 faits que ceux de Mallicolo , ils paraissaient ĂȘtre d’une autre nation ; ils n’en connaissaient point la langue , ni celle de Tanna. Quelques-uns avaient les cheveux longs , relevĂ©s sur le sommet de la tĂȘte et ornĂ©s de plumes leur parure consistait en bracelets et en colliers l’un d’eux avait une coquille blanche attachĂ©e sur le front ; d’autres Ă©taient peints d'un fard noirĂątre ; ils n’avaient d’armes que des dards et des harpons, avec lesquels ils dardent le poisson ils nous donnĂšrent le nom des isles voisines , mais ils ne nous dirent point celui de la leur nous lui avons conservĂ© le nom de St. Esprit que lui donna Quiros ils se saisirent des clous avec empressement, et en reconnurent le prĂ©sent par une plante de poivre , symbole de paix et d’amitiĂ©. DĂšs qu’ils virent nos bateaux, nous ne pĂ»mes les retenir , ils s'Ă©loignĂšrent. On dĂ©couvrit au fond de la baie une jolie riviĂšre dont les eaux Ă©taient assez profondes pour que les bateaux pussent y entrer , mais on ne trouvait point de fond Ă  quelque distance du bord. Je crus devoir sortir de la baie durant la nuit, la contrĂ©e fut illuminĂ©e de feux du r ivage au sommet des montagnes ; peut-ĂȘtre les liabitans brĂ»laient leurs terres pour faire de nouvelles plantations l’herbe et les autres plantes y croissent en abondance jusqu'au bord de Dean. Quiros avait raison d'exalter la beautĂ© et. la fertilitĂ© de ce pays ; i! paraĂźt en effet un des plus beaux du inonde comme c’est la plus grande terre que nous eussions encore dĂ©cou- 284 Second Voyace verte, nous y aurions trouvĂ© des richesses pour l'histoire naturelle , si nous avions pu y sĂ©journer j mais l'Ă©tude de la nature n’était que l’objet secondaire de ce voyage. Cette baie a vingt lieues de cĂŽte ; elle est partout sans fond, exceptĂ© prĂšs du rivage qui est Ă©levĂ© ; mais la plaine ne forme qu'une lisiĂšre Ă©troite au pied des montagnes , dont l’une s’élevant en amphithéùtre traverse toute la longueur de l’isle par-tout on trouva une vĂ©gĂ©tation ani» mĂ©e les pentes des monts sont embĂ©lies de plantations , les vallĂ©es y sont arrosĂ©es par des ruisseaux qui les fertilisent le cocotier y domine sur tous les arbres. Le 28 et 29 AoĂ»t, nous eĂ»mes des vents faibles et variables nous profitĂąmes de toutes les occasions oĂč l’horison Ă©tait clair , pour dĂ©couvrir s’il ne restait pas d’autres terres ; mais nous n’en viines plus il nous parut probable que la terre la plus voisine au nord, est l’isle de la Reine Charlotte dĂ©couverte par Carteret, et elle en est Ă  environ quatre-vingt-dix lieues. Nous nous Ă©loignĂąmes de la cĂŽte en faisant voile au levant nous vĂźmes sur les cĂŽtĂ©s des montagnes des plantations d’arbres disposĂ©es en allĂ©es de jardin et entourĂ©es de palissades. Nous doubl Ăąmes la pointe sud-ouest de l'isle , qui est basse et semble avoir des anses bordĂ©es par de petites isles , dont la chaĂźne s’étend derriĂšre celle de St. Bartheleini. Comme la saison me rappelait au sud , je ne pus rester plus Ion g-tenus pour mieux connaĂźtre les isles de cet archipel, que je nommai les non- de Jacques Cook. 285 velles HĂ©brides elles s’étendent dans un espace de cent vingt-cinq lieues , presque du nord au sud, entre le 10 e . degrĂ© , 4 sec. » et i e 1 4 e * degrĂ© 29 min. de latitude mĂ©ridionale, le 1 j 5 e . degrĂ© 48 min. , et le 172 e . degrĂ© 8 min. de longitude la plus septentrionale de ces isles fut nommĂ©e l y ic de l’Etoile par M. de Bougainville celle du St. Esprit en est la plus occidentale et la plus grande elle a vingt-deux lieues de long, douze de large , soixante de circuit. Nous ne rĂ©pĂ©terons point ce que nous avons dit des autres. Leurs productions naturelles sont seules dignes de l’attention des voyageurs ; leurs volcans , leurs vĂ©gĂ©taux , leurs habitans mĂ©ritent des re- plus approfondies que nous n’avons pu les faire dans les quarante-six jours que nous employĂąmes Ă  parcourir ces isles. Au lever du soleil , le 1 septembre , nous avions perdu toute terre de vue j nous nous prĂ©parions Ă  traverser la mer du sud dans sa plus grande largeur 5 et quoique l’usage de la viande salĂ©e eĂ»t affaibli l’équipage , je ne me proposais de toucher Ă  aucun endroit sur la route de nouvelles dĂ©couvertes ne me le permirent pas , et ce fut un bonheur peut-ĂȘtre. Trois jours aprĂšs nous vĂźmes une terre inconnue jusqu’alors , qui changea tout mon plan de navigation des ouvertures qu’on appercevait , nous liront douter si ce n’était point encore un amas d’isles des tourbillons de fumĂ©e nous annoncĂšrent que cette terre Ă©tait habitĂ©e j nous crĂ»mes mĂȘme y voir un volcan j mais nous nous trompĂąmes nous nous 286 Second Voyace dirigeĂąmes d’abord entre le nord et le levants, et aprĂšs nous ĂȘtre avancĂ©s l’espace de deux lieues , nous dĂ©couvrĂźmes un passage qui avait l’apparence d’un bon canal ; je le fis sonder ; nous y entrĂąmes bientĂŽt aprĂšs , car nos bateaux y avaient trouvĂ© quatorze Ă  seize brasses d’eau nous nous assurĂąmes que les ouvertures qu'on avait cru voir , n’étaient qu’une terre basse , sans interruption , exceptĂ© vers l’extrĂ©mitĂ© occidentale oĂč Ă©tait une petite isle , nommĂ©e par les habitans Balabea nous vĂźmes deux pirogues dont les Indiens se montrĂšrent obligeait s le pays nous paraissait toujours plus stĂ©rile Ă  mesure que nous approchions il Ă©tait couvert d'une herbe sĂšche blanchĂątre les arbres Ă©taient clair-semĂ©s sur les collines, et ils ressemblaient Ă  des saules au pied des collines Ă©tait une bordure de terre , plaie , revĂȘtue d’arbres , et de buissons verds et touffus, entre lesquels s’élevaient quelquefois des bananiers ou des cocotiers. Nous y voyions aussi des maisons semblables Ă  des ruches d’abeilles , rondes ou coniques, ayant un trou pour entrer. AprĂšs avoir un peu suivi le banc qui borde la cĂŽte , nous jetĂąmes l’ancre , et bientĂŽt nous fumes environnĂ©s d’indiens , la plupart sans armes , et remplissant seize Ă  dix-liuit pirogues nous leur descendĂźmes quelqres bagatelles an bout d’une corde ; ils nous donnĂšrent en Ă©change du poisson pourri deux montĂšrent Ă  bord, et les autres les suivirent quelques-uns s’assirent Ă  table avec nous ; ils mangĂšrent des ignames dont nous avions encore quelques- ĂŻie Jacques Cook. 287 unes ; ils sont presque nuds ; ils examinĂšrent le vaisseau les chĂšvres , les codions , les chiens , les chats leur Ă©taient si inconnus qu’ils n’avaient pas de termes pour les nommer ils faisaient un grand cas des clous et des Ă©toffes rouges cette couleur leur plaisait ; leur langue 11’avait aucun rapport avec aucune des diffĂ©rentes langues que nous avions entendues dans la mer du sud ils Ă©taient grands , bien proportionnĂ©s 5 ils avaient les traits intĂ©ressant, la barbe et les cheveux noirs, frisĂ©s, presque laineux leur .teint Ă©tait un chĂątain foncĂ©. h. ou s allĂąmes Ă  terre ; nous dĂ©barquĂąmes sur une plage sablonneuse oĂč les hahilans rassemblĂ©s nous reçurent avec joie et avec surprise je fis des dons Ă  ceux que me prĂ©senta un insulaire qui s’était attachĂ© Ă  moi , c’étaient des vieillards on des hommes considĂ©rĂ©s ; il ne marqua aucun Ă©gard pour les femmes. Deux chefs firent faire .silence , et firent tour Ă  tour une petite harangue Ă  laquelle des vieillards rĂ©pondaient en branlant la tĂȘte et par une espĂšce de murmure. Nous nous .mĂȘlĂąmes ensuite dans la foule plusieurs affectĂ©s d’une espĂšce de lĂšpre, avaient des- jambes et des bras trĂšs-gros ils n’avaient pour vĂȘtement qu’un cordon Ă  leur ceinture et un. autre autour du cou un morceau d’écorce de figuier cache leurs pat ties naturelles quelques-un s avalent sur leur tĂȘte des chapeaux cylindriques , noirs , d’une natte trĂšs-grossiĂšre , ouverts au deux extrĂ©mitĂ©s , ornĂ©s de plumes rouges autour , et de plumes noires de coq au sommet j leurs oreilles, 288 Second V O y A g * trĂšs-longues, sont fendues en deux , et ils y Suspendent des Ă©cailles de tortue. Nous demandĂąmes de l’eau , et mon nouvel ami s'embarquant avec nous , lit suivre la cĂŽte l’espace d’une petite lieue; elle Ă©tait toute bordĂ©e de mangliers nous entrĂąmes dans une riviĂšre large de trente Ă  trente-six pieds, qui nous mena au pied d’un petit village prĂšs duquel on nous montra une source d’eau douce les environs Ă©taient cultivĂ©s, plantĂ©s de cannes Ă  sucre , de bananiers , d’ignames et d’autres racines , arrosĂ©s par de petits canaux conduits avec art depuis le ruisseau lĂ  Ă©taient descocotiers Ă  rameaux Ă©pais , mais peu chargĂ©s de fruits nous y entendĂźmes le chant yles coqs ; nous y vĂźmes bouillir des racines dans un grand vase de terre cuite; les femmes , les enfans venaient familiĂšrement autour de nous sans montrer de dĂ©fiance ni de mauvaise volontĂ© la stature des femmes est moyenne , leurs formes Ă©taient un peu grossiĂšres,* elles paraissaient robustes leur habillement les faisait paraĂźtre accroupies c'Ă©tait un jupon court, ou une frange composĂ©e de filainens ou de cordelettes d’environ huit pouces de long, repliĂ©es plusieurs fois autour de la ceinture , placĂ©es les unes sur les autres en diffĂ©rentes rangĂ©es , qui les couvraient jusqu’à la moitiĂ© de la cuisse elles portaient comme les hommes des coquillages, des morceaux de jade et des pendans d’oreilles les huttes Ă©taient coniques et de dix pieds de haut la charpente Ă©tait de bĂątons entrelacĂ©s comme des claies, et couverte de nattes et de paille bien arrangĂ©e; UE Jacques Cook. 289 arrangĂ©e ; il n’y avait de jour que par la porte haute de quatre pieds nous les trouvĂąmes remplies de fumĂ©e , sans doute pour en chasser les mousquites elles Ă©taient entourĂ©es de cocotiers, de cannes Ă  sucre , de bananes et d’eddoĂ«s que l’eau couvrait. Nous cueillimes une plante nouvelle sur les bords de la riviĂšre vers les collines, le pays paraissait stĂ©i ile et dĂ©sert; ça et lĂ  on y remarquait des cantons cultivĂ©s. Nous revĂźnmes Ă  bord avant le coucher du soleil. Cette visite nous persuada que nous ne devions attendre aucun rafraĂźchissement de ce pays ; mais les habitans nous parurent d’un excellent caractĂšre ils nous visitĂšrent le lendemain bientĂŽt les ponts et toutes les parties du vaisseau en furent remplies; quelques-uns armĂ©s de massues et de dards les Ă©changĂšrent contre des clous et des piĂšces d’étoffes un seul nous apporta quelques racines j’envoyai chercher une autre source d’eau douce , tandis que nous nous prĂ©parions Ă  observer une Ă©clipse de soleil nous rĂ©ussĂźmes dans ces deux objets. Nous visitĂąmes encore la contrĂ©e; la plaine Ă©tait revĂȘtue d’une couche lĂ©gĂšre de sol vĂ©gĂ©tal sur laquelle on avait rĂ©pandu des coquillages et des coraux brisĂ©s pour la marner une colline que nous gravĂźmes , pré» senta deß rochers composĂ©s de gros morceaux de quartz et de mica il y croissait des herbes sĂšches, hautes, clair semĂ©es des arbres grands, noirs Ă  la racine , blancs sur le tronc et les branches, avec des feuilles longues et Ă©troites, Ă©taient dispersĂ©s Ă  soixante pieds lçs uns des autres ; c’était Tome IL T 2po Second Voyage le Mala-leucadendra cle LinnĂ©us on n’y voyait point d’arbrisseaux nous distinguions de lĂ  une ligne d’arbres et d’arbustes touffus qui se prolongeaient du bord de la mer au pied des montagnes. Au bord du ruisseau oĂč l’on remplissait nos futailles , nous vĂźmes un canton couvert de gramen , des plantes inconnues , une grande variĂ©tĂ© d’oiseaux de diffĂ©rentes classes et presque tous nouveaux; mais ce qui nous plut davantage fut la bontĂ© des habitans ; leurs cabanes dispersĂ©es Ă©taient sous l’ombre Ă©paisse du figuier , d’oĂč le ramage des oiseaux leur procurait des concerts cliarmans ces arbres ont des racines rondes qui s’enfoncent en terre Ă  quinze ou vingt pieds de l’arbre qu’elles soutiennent en l’air , formant une ligne droite Ă©lastique , comme la corde tendue d’un arc. Nous apprĂźmes quelques mots de leur langue ; ils nous parurent doux , pacifiques , indolens, ne rĂ©pondant que lorsqu’on les interroge. Les femmes Ă©taient plus curieuses. Ils ne parurent ni fĂąchĂ©s, ni Ă©tonnĂ©s de ce que nous tuions des oiseaux en quelques endroits nous vĂźmes le Malaleuca en fleurs, mais alors son Ă©corce lĂąche crevait et montrait les escarbots , les fourmis, les araignĂ©es , les lĂ©zards qui s’y Ă©taient cachĂ©s. J'allai prendre une vue gĂ©nĂ©rale de la contrĂ©e ; des insulaires nous servirent de guides , et plusieurs autres nous accompagnĂšrent aprĂšs avoir atteint le sommet de l’une des montagnes, nous vĂźmes la mer des deux cĂŽtĂ©s , ce qui nous de Jacques Coole. 59t montra que Pisle n’avait que dix lieues de large dans cette partie. Parmi ces montagnes, on voyait une grande vallĂ©e , oĂč serpente une riviĂšre dont les bords sont ornĂ©s de plantations et de villages du lieu oĂč nous Ă©tions , la plaine qui s’étend jusqu’à notre mouillage , les sinuositĂ©s des eaux qui l’arrosent, les plantations, les hameaux, la variĂ©tĂ© des groupes dans les bois, les Ă©cueils qui bordent la cĂŽte , tout nous offrait un ensemble pittoresque ailleurs on ne voyait que tristesse et stĂ©rilitĂ© les montagnes ne sont que cl es masses de rochers dont plusieurs renferment des minĂ©raux le peu de terre qui les couvre est sĂšche , brĂ»lĂ©e, parsemĂ©e d’une herbe grossiĂšre ce pays ressemble enfin sous un grand nombre de points Ă la Nouvelle-Hollande. Nous descendĂźmes dans la plaine par un autre chemin , au travers de plantations dont la distribution annonçait du soin et du travail le rocher par-tout le mĂȘme dans notre route, Ă©tait un mĂ©lange de quaitz et de mica plus ou moins teint d’une couleur ochreuse plus nous approchions de la plaine , plus la hauteur des arbres augmentait. Sur une colline , nous vĂźmes des pieux enfoncĂ©s en terre, traversĂ©s par des branchages secs les insulaires nous dirent qu’ils y enterraient leurs morts , et que chaque pieu marquait le lieu oĂč l’on en avait dĂ©posĂ© un. PrĂšs de lĂ , ils nous apportĂšrent des cannes Ă  sucre pour nous rafraĂźchir, et nous n’en voyions aucune plantation auprĂšs de nous. A midi , nous Ă©tions revenus de notre excursion. T a 2y2 Second Voyage Nous trouvĂąmes au vaisseau un grand nombre d’indiens qui L'examinaient et vendaient leurs armes et leurs ornemens l’un d’entr’eux avait six pieds cinq pouces , et portait sur sa tĂȘte un bonnet cylindrique qui Je rendait plus grand encore quelques-uns portaient jusqu’à dix-huit pendans d’oreille d’écaille de tortue, d’un pouce de diamĂštre ils nous vendirent une espĂšce de sifflet lait d’un morceau de bois brun poli, ayant la forme d’une cloche il avait deux trous prĂšs de la base et un troisiĂšme prĂšs de la corde qui le tenait suspendu ces trousse communiquaient, et en souillant dans l’un , il se formait une espĂšce de sifflement dans l'autre. Ils n’essayĂšrent jamais de nous voler aucune chose ; plusieurs vinrent Ă  la nage de plus d’un mille, et fendaient les Ilots d’une main en Ă©levant une pique, tandis que de l’autre ils tenaient un morceau d’étoffe brune. Nous descendĂźmes Ă  terre , et trouvĂąmes une grande masse irrĂ©guliĂšre de rocher , d’une pierre de corne , Ă©tincelante par-tout de grenats gros comme des Ă©pingles j ce qui nous persuada toujours mieux qu’il y avait des minĂ©raux prĂ©cieux dans cette isle. AprĂšs nous ĂȘtre enfoncĂ©s dans un bois Ă©pais, nous rencontrĂąmes de jeunes arbres Ă  pain qui n’étaient pas assez gros pour porter du fruit, et qui semblaient venir sans culture on y trouva aussi une espĂšce de fleur de la passion, qu’on croyait n’ĂȘtre indigĂšne que de l’AmĂ©rique. Nous dĂ©couvrĂźmes trois huttes environnĂ©es de cocotiers Ă  l’entrĂ©e de l’une d’elles Ă©tait un de Jacques Cook. sy3 homme assis , tenant sur son sein une petite fille de huit Ă  dix ans , dont il examinait la tĂȘte ; il avait Ă  la main un morceau de quartz tranchant , dont il se servait pour couper les cheveux. Nous leur donnĂąmes des grains de verre noir, qui leur firent plaisir. Dans les deux autres rĂ©unies par des haies , Ă©taient des femmes qui allumaient du feu sous un grand pot de terre, rempli d’herbes sĂšches et de feuilles vertes , dans lesquelles de petits ignames Ă©taient enveloppĂ©s. Elles nous pressĂšrent de nous Ă©loigner ; nous le limes, et revĂźnmes un instant aprĂšs leur offrir des grains de rassades qui leur firent grand plaisir ; mais elles nous priĂšrent encore de partir. Nous tuĂąmes diffĂ©rens oiseaux curieux dont l’isle est remplie , et reparĂ»mes sur la grĂšve , oĂč des naturels nous portĂšrent sur leurs Ă©paules dans la chaloupe, parce que l’eau Ă©tait basse un morceau de l’étoffe d’OtaĂŻti les rĂ©compensait nous y vĂźmes des femmes qui s’amusaient Ă  appeler nos matelots derriĂšre les buissons , puis les fuyaient avec tant d’agilitĂ© qu’ils ne pouvaient les atteindre; elles riaient de bon coeur toutes les fois qu’elles avaient ainsi dĂ©concertĂ© leurs adorateurs. Nous achetĂąmes un poisson harponnĂ© prĂšs de l’aiguade - ; il Ă©tait d’une espĂšce nouvelle et ressemblait Ă  ceux qu’on nomme Soleil, sa tĂȘte hideuse Ă©tait grande et longue ne soupçonnant point qu’il fĂ»t venimeux , j’ordonnai qu’on l’apprĂȘtĂąt pour le soir ; mais on perdit du teins Ă  le dessiner et Ă  le dĂ©crire ; on ne put en cuire que T 3 294 Second Voyage leliiie ; Mr. Förster et inoi en goĂ»tĂąmes , et vers le matin nous sentimes une grande faiblesse et de la dĂ©faillance j’avais perdu le sentiment du toucher ; un pot plein d'eau et une plume me paraissaient de mĂȘme poids on nous lit prendre l’émĂ©tique , et la sueur nous soulagea un cochon qui en avait mangĂ© les entrailles , fut trouvĂ© mort. Les naturels nous parurent connaĂźtre sa qualitĂ© vĂ©nĂ©neuse. Teo-Booma , un des chefs de cette isle, nous apporta un prĂ©sent d’ignames et de cannes Ă  sucre ; je lui offris deux jeunes chiens, l’un mĂąle , l’autre femelle , qui lui donnĂšrent une si grande joie , qu’il les conduisit tout de suite Ă  son habitation. J’envoyai des bateaux pour dessiner la carte de la cĂŽte , et quelques hommes pour couper des balais. PrĂšs du rivage , on remarqua un Indien aussi blanc qu’un EuropĂ©en ; mais il paraĂźt vraisemblable que sa blancheur venait de quelque maladie nous en avons vu un autre blanc connue lui, les cheveux blonds , le visage couvert de rousseur il n’avait aucun symptĂŽme de faiblesse , aucun dĂ©faut dans l’organe de la vue. Quelques-uns d’entre nous traversĂšrent une partie de la plaine absolument en friche, couverte d’herbes sĂšches et cl air-,semĂ©es ; un sentier les conduisit par un beau bois au pied de collines riches en nouvelles plantes, en oiseaux , en insectes la plaine , la colline Ă©taient inhabitĂ©es au levant ils virent des maisons , prĂšs d’un marais , et quelques insulaires vinrent leur indiquer n e Jacques Cook. 295 oĂč ils enfonceraient moins clans la vase les uns mangeaient des feuilles cuites Ă  l'Ă©tuvĂ©e , d’autres suçaient l’écorce des Hibiscus iiliaceus , aprĂšs l’avoir gtillĂ©e ; elle Ă©tait insipide , dĂ©goĂ»tante , peu nourrissante ; le besoin seid peut la rendre utile le poisson supplĂ©e sans doute au dĂ©faut des vĂ©gĂ©taux de l’isle autour des cabanes roulaient des volailles apprivoisĂ©es , d’une grosse espĂšce et d’un plumage brillant quand ils passaient , les Indiens levaient les yeux , mais sans se dĂ©ranger , sans lien dire les femmes Ă©taient plus gaies ; elles traĂźnaient avec elles leurs en fans sur leur dos dans un sac ils remarquĂšrent que les buissons prĂšs du rivage Ă©taient plus remplis d’oiseaux que dans l'intĂ©rieur des terres , et c’est ce qui les y retint. Ils virent un mondrain enclos de pieux dans l’intĂ©rieur , il y avait d'autres pieux fichĂ©s en terre et garnis de gros coquillages c’était lĂ  que les insulaires enterraient leurs chefs. Ils s’arrĂȘtĂšrent devant quelques huttes oĂč des insulaires Ă©taient assis sans aucune occupation les jeunes gens seuls se levĂšrent Ă  leur approche quelques-uns leur dirent le nom de divers districts de l’isle plusieurs d’entr’eux avaient les jambes grosses , dures , Ă©caillĂ©es , mais cette expansion dĂ©mesurĂ©e de la jambe ne paraissait pas les gĂȘner beaucoup ils y sentent rarement de la douleur cette maladie , qui est une espĂšce de lĂšpre , est une maladie particuliĂšre aux climats chauds et secs. Ils observĂšrent encore que les hommes n'ont point d’égards pour les femmes ; qu’elles se tiennent toujours Ă©loi- T 4 2y6 Second Voyage guĂ©es d’enx , et paraissent craindre de les offenser , mĂȘme par leurs regards et leurs gestes ; et que tandis que leurs maris s’occupaient Ă  se reposer , elles traĂźnaient sur leur dos des fagots de bois Ă  brĂ»ler. Nos bateaux avaient Ă©tĂ© jusqu'Ă  Balabea , et en revinrent peu instruits et trĂšs-fatiguĂ©s les liabitans de celte isle leur avaient lait l’accueil le plus obligeant comme on y pressait trop nos matelots , ils tracĂšrent un cercle sur le sable , et dĂ©fendirent aux Indiens de le passer ils se conformĂšrent Ă  cet ordre; mais l'un d’eux qui avait des noix de cocos , pressĂ© par les nĂŽtres qui en voulaient acheter , fit un cercle , s’assit au centre, et leur dĂ©fendit d'y entrer; ils lui obĂ©irent Ă  leur tour le pays Ă©tait semblable Ă  celui oĂč nous Ă©tions , mais plus fertile et plus cultivĂ© on y voyait plus de cocotiers les ha- bilans sont les mĂȘmes , et leur caractĂšre est aussi bon que ceux dont nous venons de parler ils parlĂšrent d'une grande terre qu'ils nommĂšrent jMingha , dont les liabitans sont guerriers et leurs ennemis ; ils montrĂšrent un tumulus sĂ©pulchral, oĂč un de leurs chefs tuĂ© par des hommes de Mingha , Ă©tait enseveli ils virent nos gens ronger un os de bƓuf, et ils s’éloignĂšrent avec indignation, croyant qu’ils mangeaient de la chair humaine on ne put les dĂ©tromper , parce qu’ils n’avaient jamais vu de quadrupĂšdes en vie. On y amassa une quantitĂ© prodigieuse de coquilages nouveaux et curieux , et plusieurs plantes inconnues encore. n e Jacques Cook. 297 Je voulus laisser un porc et une truie dans cette contrĂ©e ; mais celui Ă  qui j’avais remis le chien et la chienne n’avait point reparu , et j'en cherchai en vain un autre Ă  qui je pus les remettre. Appercevant l’Indien qui nous avait servi de guide sur la montagne , je lui Iis entendre que je voulais laisser les deux cochons sur le rivage, et je les fis sortir de la chaloupe puis je les prĂ©sentai Ă  un grave vieillard ; mais secouant la tĂȘte , il me fit signe , ainsi que tous les autres , de les reprendre dans le bateau , parce qu’il en Ă©tait effrayĂ© leur figure n’est pas en effet attrayante. Comme je persistais, ils parurent dĂ©libĂ©rer entr’eux , et ensuite ils me firent dire de les envoyer au chef nous nous y finies conduire, et nous le trouvĂąmes assis clans un cercle de huit ou dix personnes d'un Ăąge mĂ»r je fus introduit avec mes cochons , on me fit asseoir , et alors je leur vantai comme je pus l’excellence de mes quadrupĂšdes je m’efforçai de leur faire entendre combien la femelle leur donnerait de petits , qui venant eux-mĂȘmes Ă  multiplier, en produiraient un nombre considĂ©rable. J’en exagĂ©rais la valeur pour les engager Ă  en prendre grand soin , et je crois avoir rĂ©ussi on me prĂ©senta six ignames et je revins Ă  bord. Je remarquai que le village voisin de l’anse oĂč j’avais Ă©tĂ© conduit pour avoir de l’eau douce , Ă©tait plus Ă©tendu que je ne l’avais d’abord cru le terrein cultivĂ© aux environs est assez considĂ©rable ; la distribution en est rĂ©guliĂšre , il y a 2y8 Second V o y a g h diverses plantations arrosĂ©es avec industrie , les r habitans y plantent les racines d’eddoĂ«s de deux 1 maniĂšres l’une dans un terrein lxoi izontal qu’ils fl abaissent au-dessous du niveau , alin de pouvoir ai introduire sur les racines autant d’eau qu’il est a nĂ©cessaire l’autre sur des planches bombĂ©es, a larges de trois ou quatre pieds , hautes de deux, la et sur le sommet de laquelle ils font couler l’ean to dans une rigole Ă©troite le mĂȘme courant arrose ri plusieurs planches ces racines ne sont pas toutes o d’une mĂȘme couleur , les unes ont meilleur goĂ»t dqĂ»e'je rencontrais. Nous visitĂąmes nos jardins , lĂšs'habitans les avaient nĂ©gligĂ©s et ils Ă©taient 'prĂšsque en friche quelques plantes cependant y pĂ©rissaient avec vigueur. de Jacques Cook. 3op Aucun insulaire ne s’était montrĂ© encore , et pour les y inviter , nous allumĂąmes du leu ils ne vinrent cependant qu’un jour aprĂšs deux pirogues ^avancĂšrent, puis se cachĂšrent nous allĂąmes Ă  eux, ils s’enfuirent dans les bois deux insulair es seulement restĂšrent et nous reconnurent la joie alors lit place Ă  la crainte ceux qui s'Ă©talent cachĂ©s accoururent, vinrent frotter leur nez contre le nĂŽtre , sautĂšrent et dansĂšrent autour de nous d’une maniĂšre extravagante , mais ne permirent point Ă  leurs femmes de nous approcher. On leur fit des prĂ©sens , ils donnĂšrent du poisson. Ils rĂ©pondirent avec embarras Ă  la question que nous leur finies sur la cause de leur fuite. AprĂšs avoir parlĂ© de batailles et de morts , ils nous demandaient si nous Ă©tions lĂąchĂ©s, et ils paraissaient inquiets et dĂ©sians leur crainte nous en donna sur le sort de l'Aventure ; mais nos recherches ne purent rien nous en apprendre. Cette petite troupe vint le lendemain Ă©changer de beaux poissons contre des Ă©toffes d’O- TaĂŻti ils en firent autant dans les jours qui suivirent. Un jour ils dirent Ă  nos travailleurs qu’un vaisseau pareil au nĂŽtre sâ€Ă©tait perdu dans le canal et brisĂ© contre les rochers ; que des insulaires du bord oppose avaient Ă©tĂ© tuĂ©s pour avoir volĂ© leurs habits, mais qu’ils avaient enfin Ă©tĂ© les plus forts , avaient assommĂ© les gens du vaisseau , et les avaient mangĂ©s ; iis ne s’accordaient point sur la date , mais sur les circonstances nos inquiĂ©tudes s’augmentĂšrent ; nous leur faisions Ă  chaque instant de nouvelles questions , ils V 3 3 jo Second Voyage craignirentpeut-ĂȘtred’en trop dire , et rĂ©solurent de garder sur ce point le silence. Leur chef seul nous lit entendre que le vaisseau n’était point brisĂ© nous avions dĂ©signĂ© la figure du canal sur une grande feuille do papier , et fĂźmes entrer et sortir les deux vaisseaux faits en papier ; puis y faisant rentrer le nĂŽtre seul, nous restĂąmes un instant immobiles mais le chef prenant le papier qui reprĂ©sentait l’Aventure, le fit entrer dans le lilivre , puis l’en fit ressortir. Lorsque Je voulus de nouveau questionner ceux qui avaient racontĂ© le combat Ă  nos gens , ils niĂšrent tout ce qu’ils avaient dit auparavant, et je ne sus plus ce que je devais croire. Dans nos parties de chasse, nous visitĂąmes les lieux oĂč nous avions placĂ© nos cochons et nos poules ; mais nous n’en apperçûmes pas la moindre trace nous en vimes un sur l’isle longue qui avait Ă©tĂ© donnĂ© aux insulaiies par le capitaine Furneaux et nous entendimes le grogne- mentd’un autre. Us ne les ont donc pas dĂ©truits, et l’on peut espĂ©rer que dĂ©sormais on en trouvera dans celte contrĂ©e. Les ZĂ©landais qui s’étaient Ă©tablis prĂšs de nous, se retirĂšrent sans que nous en sussions la raison ; mais deux jours aprĂšs nous reçûmes la visite d’autres insulaires venus de trĂšs loin , et qui avaient des pierres verleset du talc pour principales marchandises ; ils revinrent le lendemain sans avoir des richesses plus recherchĂ©es. Nous visitĂąmes l’anse de l’herbe oĂč nous ne rencontrĂąmes aucun habitant; nous y tuĂąmes des oiseaux. A notre retour, nous vĂźmes de Jacques Cook. 3ii lin grand nombre de ZĂ©landais aux environs du vaisseau ils nous vendirent du poisson , et avaient divers objets de curiositĂ© ; mais je dĂ©fendis le commerce avec eux , Ă  moins qu’ils n’apportassent des rafraĂźchi ssemens il fallait tout le poids de l’autoritĂ© pour s’opposer Ă  la manie des matelots pour rassembler des armes et des ustensiles du pays. En visitant l’anse Ă  l’Indien , nous vimes une pauvre famille qui mangeait de mauvaise racines de fougĂšre , faute d’alimens plusnourrissans. Les huttes de ces ZĂ©landais renfermaient un feu dont la fumĂ©e les remplissait ; mais en se couchant par - terre ces bonnes gens en Ă©vitaient l’incommoditĂ© , c’était lĂ  le Palais recherchĂ© des matelots , des t officiers mĂȘmes, peur y recevoir les caresses des sales ZĂ© - landaises. Le 5 Novembre nos anciens amis revinrent , et nous apportĂšrent Ă  propos une bonne provision de poissons. RassurĂ©s sur nos beoins futurs, j’allai dans la chaloupe pour dĂ©couvrir un passage au sud-est dont j’avais soupçonnĂ© l’existence ; les pĂȘcheurs que nous rencontrĂąmes , nous assurĂšrent tous que ce passage n’existait pas; je suivis cependant mon chemin. D’autres plus Ă©loignĂ©s nous dirent aussi que nous ne le trouverions pas dans la direction que nous prenions , qu’il Ă©tait plus au levant et dĂ©bouchait dans l’endroit mĂȘme que j'avais soupçonnĂ©. BientĂŽt nous rencon trames un grand village dont une partie des habitans nous connaissaient et vinrent toucher nos nez Ă  leur tĂȘte Ă©tait un petit vieillard trĂšs-actif, qui V 4 3x a Seconu Voyage avait le visage tatouĂ© par bandes ils paraissaient plus Ă  leur aise que les familles dispersĂ©es autour de notre anse ; leur Eotement Ă©tait neuf et propre, mais leur visage Ă©tait couvert de suie et d’autres peintures nous y achetĂąmes beaucoup de poisson, des armes, des vĂȘtemens. Voyant que la foule augmentait sans cesse , nous crĂ»mes qu’il Ă©tait prudent de la quitter. Nous Ă©tions en mer lorsqu'un de nous se ressouvint qu’il n’avait pas payĂ© le poisson qu’il avait achetĂ©. Je pris le seul clou qui nous restait , et le lançai Sur la grĂšve , prĂšs du ZĂ©landais que nous avions rappelĂ© , et qui se croyant attaquĂ©, nous jeta une pierre avec rox- deur elle ne blessa personne , et rappelant le ZĂ©landais , nous lui limes voir le clou alors il rĂźt de sa colĂšre , et fut charmĂ© de notre conduite Ă  son Ă©gard. Plus de violence de notre part aurait fait naĂźtre des scĂšnes sanglantes de ce qui- pro-quo. La population paraĂźt considĂ©rable dans cette partie de contrĂ©e nous continuĂąmes notre route, et descendĂźmes un bras de mer , qui forme de belles anses sur ses rivages, et nous arrivĂąmes enfin Ă  son embouchure dans le dĂ©troit un fort courant facilita notre navigation j il s’y serait opposĂ© dans la marĂ©e montante. La nuit ne nous permit pas dĂ©faire des observations ; je nĂ©gligeai mĂȘme de visiter un heppa , bĂąti sur une hauteur , et oĂč les habitans nous invitaient j et nous retournĂąmes an vaisseau Ă  jeun , quoique nous dissions du poisson et des oiseaux. Nous y trouvĂąmes le chef de nos anciens amis , nommĂ© ns Jacques Cook. 3i3 Pedero ou Peeteree , Qui me fit prĂ©sent d’un des bĂątons de commandement Que portent leurs chefs ; je reconnus son prĂ©sent par un habit complet dont il fut trĂšs-glorieux. Le teint seid pouvait le faire distinguer d’un EuropĂ©en ; il paraissait sentir le prix de nos arts , de nos manufactures, de nos connaissances, et cependant il refusa de nous suivre il prĂ©fĂ©ra la vie misĂ©rable , mais libre de ses compatriotes , Ă  tous les avantages dont nous aurions pu le faire jouir. Je lui demandai de nouveaux Ă©claircissemens sur le sort de l’Aventure , et il me fit entendre Que ce vaisseau y Ă©tait venu peu aprĂšs notre dĂ©part , y avait demeurĂ© dix Ă  vingt jours , et n’y avait point Ă©chouĂ© cet Ă©claircissement calma nos craintes sans les dissiper entiĂšrement. Pedero mangea de tous nos mets , et but plus de vin Que nous , sans en ĂȘtre affectĂ©. A terre , nous l’en- tendlmes souvent chanter avec ses compagnons leur musique est plus variĂ©e que celle des isles de la SociĂ©tĂ© et des Amis , et peut-ĂȘtre ce goĂ»t pour la musique est une preuve de leur sensibilitĂ© et de la bontĂ© de leur cƓur. Je fis conduire un verrat et une truie sur le rivage de l’anse , qui est derriĂšre celle des Cannibales ; et tous les moyens que j’ai employĂ©s me font espĂ©rer que la race de ces animaux se multipliera enfin dans cette isle. Quoique nous n’eussions point vu les poules et les coqs que nous y avions dĂ©posĂ©s , je ne puis gu Ăšres douter qu’elles n’y fussent encore ; car nous trouvĂąmes 3i 4 Second Voyage un Ɠuf de poule tout rĂ©cemment pondu dans les bois. Nous nous disposions au dĂ©part cette courte relĂąche nous avait fait dĂ©couvrir dix ou douze espĂšces de plantes encore inconnues , et quatre ou cinq sortes d’oiseaux que nous n’avions point encore vus. Nous reinplimes des futailles de poissons qui s’y conservĂšrent trĂšs-bien , et beaucoup d’oiseaux. Les Indiens nous voyant partir, quittĂšrent aussi le pays pour regagner leur ancienne demeure avec les dons que nous leur avions faits , et qu’ils dispersaient bientĂŽt autour d'eux pour acheter ou la paix , ou d’autres richesses qui leur plaisaient davantage. Nous pouvons assurer que ces peuples divisĂ©s , presque sans gouvernement et antropophages , connaissent cependant les sentiinens de bienfaisance et d’humanitĂ©. Avant de mettre Ă  la voile , nous descendĂźmes encore Ă  terre nous y vĂźmes une jeune fille chauffer des pierres , et les porter Ă  une vieille qui les mit en monceau , les couvrit d’une poignĂ©e de cĂ©leri, puis d’une natte grossiĂšre , et elle se tapit elle-mĂȘme par-dessus , ramassĂ©e comme un liĂšvre dans son gĂźte. Il nous parut que c’était un remĂšde ; la vapeur du cĂ©leri peut en ĂȘtre un. Les poissons surent pour nous un excellent restaurant ; les plantes anti-scorbutiques , l’exercice , l’air vif, les beaux jours , raffermirent nos fibres relĂąchĂ©es par une longue campagne dans des climats chauds. Nous Ă©tions aussi sains, aussi forts que jamais. de Jacques Cook. 3i 5 Ce fut le 10 novembre, Ă  la pointe du jour, que nous quittĂąmes ces lieux , poussĂ©s par un. vent du couchant je projetais de traverser l’OcĂ©an Pacifique, entre le 54 I e 55 e degrĂ©s de latitude , pour reconnaĂźtre les parages que nous n’avions pu examiner l’étĂ© prĂ©cĂ©dent. BientĂŽt nous eĂ»mes perdu de vue la Nouvelle ZĂ©lande ; les vents Ă©taient constatas , nous savions, que nos longs travaux approchaient de leur fin , nous croyions dĂ©jĂ  revoir l’Europe , et cette idĂ©e ajoutait Ă  notre gaĂźtĂ©. Le 12 , on apperçut un poisson extraordinaire du genre des baleines j long de trnte-six pieds , sa tĂȘte Ă©tait oblongue et Ă©crasĂ©e, tracĂ©e par des sillons longitudinaux deux petites ouvertures en demi lune lui serraient d’yeux, et par-lĂ  il jetait de l’eau il Ă©tait tout tachetĂ© de blanc deux grandes nageoires sortaient de derriĂšre la tĂȘte , mais il n’en avait aucune sur le dos ce poisson n’était point connu auparavant. Le 14, on s’apperçut d’une voie d’eau que nous avions faite dans le canal de la Reine Charlotte -, mais elle nous inquiĂ©ta peu , parce que l’eau ne montait que de cinq pouces en huit heures les vents d’ouest Ă©taient trĂšs-violens , la mer Ă©tait sillonnĂ©e d’énormes vagues , et le roulis du vaisseau nous paraissait trĂšs-dĂ©sagrĂ©able ; il Ă©tait de 3o Ă  38 degrĂ©s. Le ciel Ă©tait souvent couvert ; des veaux marins , des pingoins, des goesmons se faisaient voir de tems en teins. Nous avancions avec rapiditĂ©, et dans un jour nous fi mes plus de soixante lieues ; aucune terre nĂ© 3 16 Se cond Voyage se montrait devant nous, et l’espĂ©rance d’en trouver s’évanouissait. Je rĂ©solus donc de me diriger vers l'entrĂ©e occidentale du dĂ©troit de Magellan , dans le dessein de suivre la cĂŽte mĂ©ridionale de la Terre de Feu, jusqu’au dĂ©troit de Le Maire , parce qu’on ne la connaissait qu’impar- faitement. Le vent continua avec la mĂŽme force quelquefois il dĂ©chirait nos voiles , quelquefois il nous forçait Ă  les ferler ; nos mĂąts se fendaient ; celui de perroquet s’abattit. Nous n’eĂ»mos quelques heures de calme que le 1 dĂ©cembre ; le vent, la pluie , la neige se succĂ©dĂšrent ensuite ; mais notre course en fut peu ralentie , et nous allions avec toutes les voiles que nous pouvions porter. Le 18 , nous dĂ©couvrĂźmes la terre c’était la partie occidentale du dĂ©troit de Magellan. Cette traversĂ©e rapide nous fournit pĂ©u d’observations. Le poisson que nous avions salĂ© , nous servit dans toute la route ; le saurkraut Ă©tait aussi bon que jamais , mais la drĂȘche avait perdu une partie de sa vertu , parce qu’on l’avait mise dans des tonneaux de bois verd. Nous longeĂąmes la cĂŽte cette partie de l'AmĂ©rique Ă©tait d’un aspect triste ; elle semblait dĂ©coupĂ©e en plusieurs petites islcs , qui, quoique peu hautes , Ă©taient cependant trĂšs-noires et presqu'entiĂšrement stĂ©riles. Par-derriĂšie , on voyait de hautes terres hachĂ©es et couvertes de neiges , presque jusqu’au bord de l’eau ; mais de grosses troupes de nigauds , des fauchets et autres oiseaux nous promettaient des rafraĂźchisseinens, si nous pouvions trouver un hĂąvre. D 2 Jacques Cook. 3i^ Nous dĂ©passĂąmes une pointe de terre avancĂ©s qui prĂ©sente une surface ronde , trĂšs-Ă©levĂ©e et ressemblant Ă  une isle ; nous lui donnĂąmes la nom de Cap Glocester prĂšs de lui la cote par Ă  brisĂ©e par plusieurs goulets , ou composĂ©e d’isies la terre y est mon tueuse , rocailleuse , stĂ©rile , parsemĂ©e de touffes de bois , et de plaques de neiges. Plus loin est le cap Noir , rocher escarpĂ© Ă  la pointe d’une isle , dĂ©tachĂ©e de la grande terre par un canal large d’une lieue prĂšs de lni sont deux islots de roc , puis la grande baie de Ste. Barbe , qui communique au dĂ©troit, selon Frezier , qui a bien dĂ©crit cette partie la pointe orientale de cette baie fut nommĂ©e Cap DĂ©solation , parce qu’elle ost le commencement du pays le plus stĂ©rile et le plus affreux que j’aie jamais vu Ă  quatre lieues plus au levant est un goulet profond , Ă  l’entrĂ©e duquel sont plusieurs isles c’est Ă  - peu - prĂšs ici qu’on place le dĂ©troit de Jdlouzell la terre y paraĂźt par-tout hĂ©rissĂ©e de montagnes Ă©t de rochers , sans la. moindre apparence de vĂ©gĂ©tation. Des sommets escarpĂ©s y sont sĂ©parĂ©s par d’horribles prĂ©cipices la nĂżge couvrait les montagnes intĂ©rieures ; la cĂŽte y est semĂ©e de petites isles stĂ©riles. J’approchai d'un promontoire Ă©levĂ© qui semble se terminer en deux hautes tours , et en-dedans par un pain de sucre , ce qui lui fit,donner le nom d ^CathĂ©drale d’York des goulets se prĂ©sentent ensuite , et des courans qui Ă©loignent de la cĂŽte y annoncent des riviĂšres ou des bras qui communiquent au dĂ©troit. Le tems Ă©tait doux , quoiqu’aux environs du cap 3i8 S * C O V B Voyaob Horn ; au-delĂ  nous vĂźmes les isles de St. ĂŻlde* J fonse. Je voulus entrer dans l’un des ports c nombreux qui semblaient ouverts pour nous re- t ceroir , afin d’examiner la contrĂ©e , et de faire e du bois et de l’eau. J’approchai d'un canal sĂ©parĂ© t en deux bras par une haute pointe de rocher ; p; j’entrai dans le bras oriental qui n’est point n embarrassĂ© d'islots , et n’y trouvai point de fond b Ă  cent soixante-dix brasses le calme survint ; je me fis touer par deux bateaux ; mais ils n’au- c raient pas suffi pour nous tirer de cette situation n dĂ©sagrĂ©able , s’il ne s’était Ă©levĂ© une lĂ©gĂšre brise E Jacques Cook. 3ry partenait Ă  la classe des oiseaux aquatiques qui marchent Ă  guĂ© , avait les pieds demi-palmĂ©s , et les yeux , ainsi que la base du bec , entourĂ©s de petites verrues ou glandes blanches ils exhalent une odeur qu’il est difficile de supporter. Les pingoins Ă©taient de la grosseur d’une petite oie ; leur sommeil est si profond , que pour les rĂ©veiller , il faut les secouer Ă  diverses reprises. Ils se dĂ©fendirent avec courage et mordaient nos jambes ; quelques-uns que nous avions laissĂ©s pour morts , se relevaient et piĂ©tonnaient gravement derriĂšre nous. Ces oiseaux , ces phoques sont lĂ  dans leur vĂ©ritable climat ; ces derniers sont dĂ©fendus contre la rigueur du froid par une grande quantitĂ© de graisse , et les premiers le sont par un plumage trĂšs-Ă©pais. Les jeunes oursins pouvaient seuls ĂȘtre mangĂ©s ; la chair des lionnes n’était pas mauvaise ; mais celle des lions ne servait que par l’huile que nous en tirions la fressure seule Ă©tait mangeable. On revint me dire qu’on avait trouvĂ© un bon port sur la cĂŽte , Ă  trois lieues au couchant du cap St. Jean de petites isles remplies de lions de mer sont Ă  son entrĂ©e , et il a une petite lieue de long, sur la moitiĂ© de large ; le fond y est de vase et de sable ; les cĂŽtes en sont couvertes de bois Ă  brĂ»ler , et on y voit divers courans d’eau douce il y a un si grand nombre de mouettes qu’elles obscurcissent Pair ; elles jetent leur fiente comme pour se dĂ©fendre j et en effet, sa puanteur est suffocante ; les oies, les canards, V 33o Second " Voyage de J. Cook. les chevaux coureurs y sont communs. Nous donnĂąmes Ă  ce port le nom de Nouvel-dn. Dans de nouvelles excursions , nous primes de nouvelles espĂšces d’oiseaux parmi lesquels Ă©tait un corlieu gris dont le cou Ă©tait jaunĂątre j et qui Ă©tait un des plus beaux oiseaux que nous eussions encore vu. BientĂŽt aprĂšs nous levĂąmes l’ancre pour nous diriger sur le cap St. Jean , rocher trĂšs-Ă©levĂ© , prĂšs duquel est un islot. A deux lieues au couchant de ce Cap est un canal qui semble un passage entre les mers opposĂ©es. AprĂšs l’avoir doublĂ© , nous visitĂąmes la cĂŽte orientale ; mais des raff aies , des vents violens nous en Ă©loignĂšrent , et croyant l’avoir assez bien reconnue pour ce qui intĂ©resse la navigation ec la gĂ©ographie , je m’en Ă©loignai en gouvernant au sud-est. F J X IV F O X E II. y .ÂŁ-* * ^ ’ - "/' 7 *- VOYAGES ÏÆ COOK iĂź t j a a s l J, i E Jacques Cook. 17 sur une de leurs pirogues. AprĂšs y avoir rempli dix piĂšces d’eau , il voulut se rendre dans le canal de la Reine Charlotte ; le vent ne le lui per-' mit nas forcĂ© Ă  demeurer , il raccommoda ses agrĂȘts, fit du bois , et parvint enfin le 00 novembre 1770 Ă  entrer dans le port oĂč il ne nous trouva plus. Il se hĂąta de se rĂ©parer pour rejoindre le capitaine Cook qui ne devait pas ĂȘtre bien loin ; il fit le commerce avec les ZĂ©landais , et le 17 dĂ©cembre , il chargea Mr. Rowe , l’fm de ses officiers , d'aller avec le grand canot cueillir des plantes comestibles il devait revenir le soir , et ne parut point inquiet sur son sort, tantĂŽt il supposait que la curiositĂ© avait entraĂźnĂ© M. Rowe plus loin , tantĂŽt que son canot avait Ă©tĂ© emportĂ© Ă  la dĂ©rive , oĂč qu’il s’était brisĂ©. Le lendemain , il envoya la chaloupe commandĂ©e par son lieutenant , M. Burney , pour les chercher il revint Ă  onze heures du soir , et voici son rĂ©cit u J'examinai soigneusement chaque anse qui se m trouvait sur ma route avec une lunette , et ne s, vis rien. AprĂšs-midi nous nous arrĂȘtĂąmes sur -, la grĂšve qui se prolongeait vers le haut de la -, baie orientale , pour faire cuire notre diiter -, lĂ  nous vĂźmes un Indien qui courait le long du -, rivage au fond de la baie ; nous y allĂąmes, tt -, y vĂźmes une bourgade ZĂ©landaise des insu- -, laires descendirent sur les rochers pour nous » faire signe de nous en retourner ; mais n us 2, n’y fĂźmes point attention arrivĂ©s sur la grĂšve r u nous y trouvĂąmes six grandes pirogues et beau- ?, coup d’habitans ; je descendis Ă  terre avec six Tome III, B i8 Second Voyage » soldats de marine j’examinai les habitations, » et n’y trouvai rien qui put me donner du » soupçon des sentiers bien battus conduisaient >, Ă  d’autres maisons dans les bois mais reçu 33 comme ami , rien ne m’excitait Ă  faire de 33 nouvelles recherches. Revenu sur la grĂšve, 3 , j'y trouvai un Indien avec un paquet de pi- 93 ques , et quelques-autres qui paraissaient ef- 3 s frayĂ©s. J’examinai les environs , je ne vis ni 33 chaloupe , ni pirogues , rien enfin qui pĂ»t 33 m’instruire j’y tirai des coups de fusil , on 33 n’y rĂ©pondit pas je rangeai la cĂŽte , et arrivai 3» Ă  une autre bourgade oĂč je ne pus rien ap- 33 prendre de ce que je desirais savoir. Plus loin , 3 » prĂšs de l'anse de l’herbe , je vis une grande 33 double pirogue Ă©chouĂ©e , d’oĂč deux hommes 33 s’enfuirent nous allĂąmes Ă  terre , et lĂ  , nous 33 trouvĂąmes des dĂ©bris du canot, des souliers et 3» un morceau de viande fraĂźche que je crus ĂȘtre 33 du chien nous ouvrĂźmes une vingtaine de 33 paniers placĂ©s sur la grĂšve , fermĂ©s avec des 3 cordes les uns Ă©taient remplis de chair rĂŽtie , 33 d’autres de racines de fougĂšres plus loin, nous 33 trouvĂąmes un plus grand nombre de souliers, 33 puis une main que nous reconnĂ»mes ĂȘtre celle >3 de Thomas Hill, parce qu’elle avait les lettres 33 initiales de son nom tatouĂ©s Ă  la maniĂšre d’O- 33 taĂŻti. Nous Ă©tions occupĂ©s Ă  fouiller avec un 33 coutelas un espace rond nouvellement cou- » vert de terre , lorsque j'apperçus beaucoup 33 de fumĂ©e s’élevant par-dessus la colline voi- 33 sine je fis rentrer mon monde Ă  bord, et me de Jacques Cook. 39 » hĂątai de continuer mes recherches avant la » nuit. » / » A l’ouverture d’une anse voisine de celle 33 de l’Anse , je vis des pirogues et un grand 33 nombre d’indiens qui, Ă  notre approche , se 33 retirĂšrent sur une petite colline voisine de la 33 mer la haute terre avait un grand feu au 33 sommet, derriĂšre les bois, et de-IĂ  , jusqu’à 33 la colline, tout Ă©tait rempli d’indiens je tirai 33 un coup sur les pirogues oĂč je craignais qu’il 31 n’y eut des hommes cadrĂ©s , parce qu’elles 33 Ă©taient Ă  flot ; il n’en sortit point les sauvages 33 nous invitaient Ă  quer ; mais enfin voyant que nous ne pouvions - espĂ©rer que la triste satisfaction de tuer quel- -, ques hommes , j’y renonçai; d’ailleurs la pluie » avait mouillĂ© nos provisions militaires , nos » provisions de bouche Ă©taient consumĂ©es ; et nous avons dĂ©terminĂ© de ne plus nous ar- » rĂȘter cependant en passant entre deux isles rondes , nous avons cru entendre une voix » qui nous appellait , et suspendant nos rames , » nous avons prĂȘtĂ© l’oreille , mais aucun bruit n^est venu les frapper. Telle est l’histoire de ce funeste Ă©vĂ©nement. Quelques querelles , ou l’occasion favorable prĂ©sentĂ©e aux Indiens , ou le mĂ©pris de nos armes Ă  fen qu’il fallait charger de nouveau aprĂšs avoir tirĂ© , amenĂšrent le carnage et peut-ĂȘtre aprĂšs cette victoire barbare , il y eut une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale sur le cĂŽtĂ© oriental du canal. Les vents nous forcĂšrent Ă  demeurer encore quatre jours , et durant cet intervalle , le capitaine Furneaux iFspperçut aucun habitant en d’autres teins il n’avait jamais apperçu d'insulaires dans l’anse oĂč M. Burney en avait vu 1000 ou 2000 rassemblĂ©s. Il sortit enfin du canal ; mais le vent le retint trois jours sur la cĂŽte le teins Ă©tait froid ; le vaisseau Ă©tait bas et chargĂ© , la mer le couvrait de Jacques Cook. 21 sans cesse de ses ondes , et l'Ă©quipage Ă©tait toujours dans l’humiditĂ©. Un vent plus favorable le mit en pleine mer ; dans un mois il fut Ă  la hauteur du Cap Horn les provisions Ă©taient gĂątĂ©es , et il lui devĂźnt nĂ©cessaire d’atteindre promptement le Cap de Bonne-EspĂ©rance, il y marcha en traversant un archipel mouvant d’isles de glace , sur-tout dans la parallĂšle oĂč l'on place le Cap de la Circoncision qu’il cherchait Ă  retrouver , mais qu’il n’apperçut point. Le 17 mars , il dĂ©couvrit le Cap de Bonne-EspĂ©rance , il y mouilla , et s’y radouba. AprĂšs y avoir sĂ©journĂ© prĂšs d’un mois , il partit pour l'Angleterre* LĂšverions Ă  nous. Nous fĂ»mes reçus du gouverneur et des habitans avec la plus grande politesse les Hollandais sont plus obligeans au Cap que par-tout ailleurs, et y sont toujours bien fournis de rafraichissemens tous les oLiciers s’établirent Ă  terre, et nous, y jouĂźmes de quelques plaisirs qui nous dĂ©lassĂšrent des fatigues de notre long voyage. Le temsy Ă©tait d’une chaleur excessive , et ceux qui se livrĂšrent Ă  leur voracitĂ© furent incommodĂ©s pendant tout le tems que nous y demeurĂąmes Il nous sembla voir cet Ă©tablissement dans un Ă©tat plus florissant que deux ans auparavant. Je m’y procurai d’abord du biscuit frais , de la viande fraĂźche , des lĂ©gumes , du vin , qui redonnĂšrent bientĂŽt des forces Ă  l’équipage ; il n’y eut que trois malades qu’il fallut transporter Ă  terre, il fallut encore renouveller presque tous nos mĂąts et nos ver- B 3 *2 Second V o y a o e , rĂ©parer nos voiles et nos agrĂȘts , et cela n’est pas Ă©tonnant, puisque nous avions fait deux mille lieues toutes ces provisions navales me furent vendĂźtes Ă  un prix exorbitant on v abuse un peu de la nĂ©cessitĂ© oĂč l’on se trouve de les y acheter. Nous trouvĂąmes an Cap de Bonne-EspĂ©rance, l’Ajax commandĂ©e par M. Crozet , homme de talent, et qui possĂšde du moins celui des dĂ©couvertes. Il me montra celles qu’il avait faites dans la mer du Sud , et je fus Ă©tonnĂ© de n’avoir pu les retrouver, en suivant la mĂȘme route. Il m’apprit aussi que M. de Surville ayant pris une cargaison dans les Iules Orientales , avait passĂ© par les Philippines , et dĂ©couvert des terres voisines de la Nouvelle-BrĂ©tagne auxquelles il donna son nom qu’il avait rencontrĂ© l’extrĂ©mitĂ© septentrionale de la Nouvelle ZĂ©lande , et relĂąchĂ© dans la Baie douteuse ; qu’il en Ă©tait parti pour l'AmĂ©rique , et avait atteint Callao oĂč il s’était noyĂ©. Comme il passa entre la Nouvelle-Hollande et la Nouvelle - CallĂ©donie , il dĂ©truisit la conjecture que j’avais formĂ©e , que des chaĂźnes de roc s’étendaient de l’un de ces lieux Ă  l’antre. Nous finies une excursion Falsebay la chaleur y avait dessĂ©chĂ© toutes les plantes quelques- unes cependant y Ă©taient encore en fleur; les chemins y sont trĂšs-mauvais, formĂ©s de monceaux de sable et de monceaux de pierres; nous y vĂźmes des perd ix qu’on y apprivoise avec facilitĂ© le pays est presque dĂ©sert , ses environs sont sauvages; de Jacques Cook. 2Z L’aspect des montagnes y est moins sombre ; elles sont embellies par une multitude de plantes et une grande variĂ©tĂ© d’oiseaux , et de nombreuses troupes d’antilopes , dont les unes habitent des rocs inaccessibles , et les autres se tiennent dans de petites broussailles semĂ©es dans les cantons unis. La baie de St. Simon est la partie du Fal- sebay oĂč les vaisseaux sont le mieux a i abri des vents du nord-ouest qui y rĂ©gnent pendant l’hiver on y peut avoir de l’eau et des provisions on y prend aussi de trĂšs-bons poissons. Nous vĂźmes au Cap un ourang-outangqui venait de Java il avait deux pieds six pouces de haut, et se tramait toujours Ă  quatre , quoiqu’il put se tenir assis et marcher sur ses jambes de deriĂšre ses doigts des mains et des pieds Ă©taient d’une longueur remarquable , ses pouĂ©es trĂšs-courts , son ventre proĂ©minent et sa face hideuse son. nez ressemblait plus au nez d’un homme qu’à celui des autres singes. Pendant que nous Ă©tions dans le port , nous en vĂźmes sortir ou entrer plusieurs vaisseaux anglais , SuĂ©dois , Français , Danois , Espagnols ces derniers n’y relĂąchent que depuis peu. Mon vaisseau ayant Ă©tĂ© calfatĂ© avec soin , nous retournĂąmes Ă  bord , mais le docteur Sparmann resta au Cap, d’oĂč il pĂ©nĂ©tra fort avant dans l’Afrique t nous nous en sĂ©parĂąmes avec regret. Nous mimes Ă  la voile pour no as rendre Ă  Ste. HĂ©lĂšne. Nous passĂąmes entre p'ĂŻsle Robben et l’Afrique ; la premiĂšre est un cri-ir sablonneux et stĂ©rile , oĂč la Compagnie Ilollaiadaise relĂšgue B 4 / 24 Second Voyage les coupables , et souvent les innocens qui lui l’ont ombrage. Quelques jours api Ăšs , on trouva un homme cache dans la cal le oĂč l’un des quar- tiei's-maĂźtres le nourrissait, en retranchant Ă  ses propres besoins. C’était un Hanovrien enlevĂ© de force , et qui n’avait trouvĂ© que ce moyen d’échapper Ă  un service auquel on l’avait condamnĂ© malgrĂ© lui ; quoi pie son action ne pĂ»t ĂȘtre blĂąmĂ©e , qu’on ne pĂ»t qu'estimer celui qui l’avait nourri , les loix obligĂšrent de donner Ă  l’un et Ă  l’autre douze coups de fouet. Cette punition n’influa point sur nos sentimens, et bientĂŽt l’IIanovrien se fit aimer de tous par son zĂšle et son activitĂ©. AidĂ© de la montre de M. Kandail , j''avais entrepris une traversĂ©e directe Ă  Sainte-HĂ©lĂšne , et je ne m’en repentis pas ; nous la dĂ©couvrĂźmes le j 5 mai, et y jetĂąmes l’ancre le 1 6 ; j’y reçus tous les services que je pouvais dĂ©sir er. La ville est enfermĂ©e par une montagne escarpĂ©e , plus brĂ»lĂ©e , plus sauvage que l’isle de PĂąques ; mais au fond de la vallĂ©e , on voit des collines revĂȘtues de verdure on dĂ©barque sur des escaliers qui s’étendent jusqu’aux bords de la mer j il y a plusieurs portes Ă  ponts-levis , et une batterie considĂ©rable qui fait face Ă  l’esplanade ornĂ©e d’une belle promenade de bananiers. La maison du gouverneur est commode derriĂšre est un jardin avec dein. Nous parcourĂ»mes la ville de Fayal , ou villa de Horta elle est pavĂ©e de grandes pierres assez propres, parce cju’on y marche peu les maisons sont uniformes , ayant des balcons avancĂ©s et des toĂźts plats, elles ' sont garnies de jalousies sans fenĂȘtres de verre ; derriĂšre , les collines sont ornĂ©es de belles maisons , de jardins, de bocages, de diffĂ«rens bĂątimens qui annoncent une grande population et l’abondance. Nous v vĂźmes la mĂšre d’un des malheureux que les ZĂ©landais avaient mangĂ© en nous voyant , elle versa un torrent de larmes, et son de Jacques Cook. et son affliction Ă©tait si profonde , si pathĂ©tique , si intĂ©ressante , qu’elle nous attendrit tous. Combien de mĂšres dĂ©plorent ainsi la perte de leurs lils , et maudissent la folle activitĂ© des humains 1 Nous fĂźmes une promenade sur les collines les champs nous parurent bien cultivĂ©s et en bon Ă©tat prĂšs des maisons , nous vĂźmes des champs de concombres , de gourdes , de melons ordinaires et de melons d’eau ; les vergers fournissent des citrons, des oranges , des prunes , des abricots, des figues , des poires et des pommes il y a peu de choux , les carottes y dĂ©gĂ©nĂšrent et blanchissent, on y plante beaucoup de patates qu’on vend ; l’oignon , l’ail sont les lĂ©gumes favoris des habitans, les fraises y sont abondantes. Les chevaux y sont petits ; les mulets et les Ăąnes y sont plus nombreux et plus utiles les chemins y sont bons, les chariots lourds, les roues pesantes et grossiĂšres, l’axe qui tourne avec elles est mal façonnĂ©. Les habitans ont des traits assez doux , leurs vĂȘtemens sont agrĂ©ables; les femmes se couvrent la tĂȘte d’un manteau qui ne laisse d’ouverture que pour les yeux. Dans les boccages , le myrte prospĂšre au milieu des trembles , des bouleaux ou des hĂȘtres qui ont .donnĂ© leur nom Portugais Payai Ă  l’isle. Parmi les oiseaux , on remarque une prodigieuse quantitĂ© de cailles, de beccasses d’AmĂ©rique , une espĂšce de faucons que les Portugais nomment Açores , et de lĂ  est venu le nom gĂ©nĂ©rai de ces isles. On y recueille du lin qui est long Tome III. C 3 4 Second Voyage et de bonne qualitĂ© on en sait des toiles grossiĂšres. Un gouverneur et un Ă©vĂȘque prĂ©sident sur toutes les isles Açores ce dernier a un revenu de vingt-sept mille livres. Chaque isle a un Capitan-Mor qui a l’inspection sur la poliae , la milice , les revenus du roi, et un juge assez occupĂ©, parce que les habitans sont chicaneurs on appelĂ© de son jugement au tribunal de 1er- cĂšre , et de celui-ci Ă  Lisbonne. Le dixiĂšme de toutes les productions y appartient au roi le monopole du tabac rapporte une somme considĂ©rable Ă  la couronne. Disons un mot de chacune de ces isles. Cono est la plus petite et ne contient que six cents liabitans, occupĂ©s Ă  la culture du bled, et Ă  nourrir des cochons. Flores est plus grande , plus fertile , plus peuplĂ©e ; on y exporte annuellement six cents muits de bled , et beaucoup de lard. L’équipage d’un vaisseau Espagnol qui se brisa sur ses cĂŽtes , y rĂ©pandit la maladie vĂ©nĂ©rienne , et tous les liabitans en sont infectĂ©s. Il semble que pour expier leur crime , les Espagnols aient voulu y bĂątir une Ă©glise qui est la plus belle des Açores. Payai est une des plus grandes de ce groupe du levant au couchant elle a neuf lieues ; du* nord au midi elle en a quatre. On y mĂ©prise les sciences. On y mit un impĂŽt lĂ©ger sur le vin , pour fournir Ă  l’entretien de trois professeurs qu’on y voulait Ă©tablir ; mais dĂšs qu’on eut l’ar- de Jacques Cook. 35 gent il fut employĂ© Ă  d’autres objets il n’y a point d’éeoles publiques pour les enfans il y a aussi un impĂŽt de deux pour cent sur toutes les exportations, dont le produit Ă©tait destinĂ© Ă  l’entretien des fortifications ; il se perçoit, et les murs , les batteries tombent en ruines sans qu’on y fasse attention. Pico tire son nom d’une liante montagne souvent couverte de nuages ; c’est la plus grande , la plus peuplĂ©e des Açores on y compte trente mille habitans elle est couverte de vignes elle tire son bled de Fayal qui en reçoit le vin qu’elle consomme. La saison des vendanges n’y semble qu’une longue fĂȘte ; le vin en est verd , mais agrĂ©able ; il a du corps et le temps l’ameliore. St. George est petite, Ă©troite , escarpĂ©e , trĂšs- Ă©levĂ©e , habitĂ©e par cinq mille Ăąmes qui cultivent le bled et la vigne. Graciosa a des pentes plus douces ; elle est pins petite et ne renferme que trois mille Ăąmes le bled est sa principale richesse son vm est mauvais ces deux isles ont des pĂąturages , et on en exporte du fromage et du beurre. Tercere est la seconde de ces isles par la grandeur , et la premiĂšre parce que le gouverneur gĂ©nĂ©ral y rĂ©side on y compte vingt mille habitans le bled e t du vin sont ses principales productions. St. Michel est etendue , fertile , peuplĂ©e on y compte vingt-cinq mille habitans on n’vvoit pas de vignes , mais beaucoup de champs de bled C a 36 Second Voyage et de lin avec ce dernier on fabrique des toiles donton charge annuellement trois vaisseaux pour le BrĂ©sil. Sainte Marie est la plus orientale des Açores elle a des bois de construction , est riche en bled , fabrique de la poterie et nourrit cinq mille habitans. Revenons Ă  Payai oĂč l’on compte quinze mille aines la ville est dĂ©fendue par deux chĂąteaux et un rempart de pierre qui s’étend de l’un Ă  l’autre ; ils n’ont d’autre effet que d’aggrandir la perspective de la ville elle n’a point de bastions particuliers qui soient remarquables ; mais elle a plusieurs couvons et 8 Ă©glises dont une fait partie du college qu’habitĂšrent les jĂ©suites , il est placĂ© sur une Ă©lĂ©vation dans la partie la plus agrĂ©able de la ville les autels sont de bois de cĂšdre qui rĂ©pand son parfum dans l'Ă©glise. Une colline qui est Ă  trois lieues de la ville , renferme une profonde vallĂ©e circulaire de deux lieues de tour la pente de ses flancs est uniforme et revĂȘtue d’herbes abondantes qui nourrissent des moutons presque sauvages ; on y voit un petit lac profond de quatre Ă  cinq pieds , sur lequel nagent une multitude de canards. Ce lieu est appelĂ© la ChaudiĂšre Ă  cause de sa figure , et parait avoir Ă©tĂ© le cratĂšre d’un volcan. Il y a d’autres volcans dans ces isles ; 011 y Ă©prouve souvent aussi des tremblemsns de terre cependant l’air y est sain et tempĂ©rĂ© , l’hiver y est doux , agitĂ© quelquefois de vents impĂ©tueux , troublĂ© par des pluies frĂ©quentes , mais il n’y gele point, et la de Jacques Cook. 3 7 neige ne se montre qu’au sommet du Pic r le printems , l’automne y sont dĂ©licieux ; une partie de l’étĂ© est trĂšs-agrĂ©able encore, pare qu’une jolie brise y vient rafraĂźchir l’air. On peut s’y procurer des lĂ©gumes , des fruits, des boeufs, des cochons trĂšs-bons , des moutons petits et maigres , de la volaille ; mais exceptĂ© le vin , ces provisions ne se gardent pas longtemps en mer. Outre la rade oĂč nous Ă©tions , il en est une autre appelĂ©e Porte-pierre , oĂč deux vaisseaux peuvent ĂȘtre en sĂ»retĂ©. La latitude de Fayal est de 38 degrĂ©s, minutes ; sa longitude de 348 degrĂ©s 5 a minutes. Je quittai cette isle le 19 juillet, et cinglai vers l’Angleterre. Le 29 , nous dĂ©couvrĂźmes Ply- mouth, le lendemain nous mouillĂąmes Ă  Spi» thead , et je descendis Ă  Portsmouth aprĂšs une navigation de trois ans et dix-huit jours , pendant laquelle je ne perdis que quatre hommes , desquels un seul mourut de maladie. 38 Appendice sur ea vie APPENDICE SUR LA VIE DE JACQUES COOK. Les voyages qu’on vient de lire doivent avoir inspirĂ© assez d’intĂ©rĂȘt pour celui qui les dirigea, pour faire dĂ©sirer de connaĂźtre sa naissance, ses premiĂšres aventures , les honneurs qu’il reçut, et un prĂ©cis des derniers travaux par lesquels il a terminĂ© sa carriĂšre. Nous allons satisfaire le dĂ©sir des lecteurs par un prĂ©cis rapide de la vie de ce cĂ©lĂšbre navigateur. Jacques Cook naquit Ă  Marton , village de la province d’York , dans le comtĂ© de Durham , le 27 octobre 1728. Son pĂšre , sa mĂšre Ă©taient domestiques d’un fermier ; mais ces domestiques se distinguaient par leur honnĂȘtetĂ©, leur sobriĂ©tĂ©, leur constance dans le travail. Ils eurent neuf enfans , et Cook fut Ă©levĂ© comme devait l’ĂȘtre le fils d’un valet de ferme, pĂšre d’une nombreuse famille la maĂźtresse d’école de son village lui apprit Ă  lire il avait huit ans lorsque son pĂšre fut Ă©tabli dans la ferme d’Airy-Hohne , dont le possesseur fit apprendre Ă  Ă©crire au jeune Jennny dans l’ecole d’Ayton. A peine entrĂ© dans sa treiziĂšme annĂ©e , il de Jacques Cook. 3 des- temps ou montres marines, et des jeunes-gei s capables de faire des cartes , des plans et des D 2 5 % Appendice sur la vie de J. Cook. vues. Nous laisserons parler Jacques Cook en FabrĂ©geant ; les rĂ©cits en sont plus intĂ©ressait- et souvent plus fidĂšles. 53 [en SEI TROISIEME VOYAGE DE JACQUES COOK. Ne ous mimes Ă  la voile le 11 juillet 1776, avant la DĂ©couverte, et craignant de manquer de provisions fraĂźches , je rĂ©solus d’aborder Ă  l’isle 1e- nerisse. Nous la dĂ©couvrĂźmes le 3 i du mĂȘme mois, et y jetĂąmes l’ancre le lendemain dans la rade de Sainte-Croix. J’achetai des graines , des bestiaux', et des provisions pour les nourrir tout y est moins cher qu’à Madere, et il est facile d’y charger et dĂ©charger par le moyen cl’un mole. Le Pic peut servir de mĂ©ridien commun aux nations de l’Europe ; il est sous le 28-w- degrĂ© r8 minutes de latitude septentrionale, et sous le i6 tine dĂ©grĂ© 3 o minutes 22 secondes , Ă  l’ouest du mĂ©ridien de Greenwich. Ce Pic n’a pas un aspect imposant, parce jqu’il n’est que la plus haute des montagnes qui l’entourent. Sa hauteur est encore incertaine Herberdeen la fixe Ă  1 5 , 3^6 milles anglais , et Mr. de Borda Ă  12,340 de ces mĂȘmes pieds. Le sol descend de son sommet au bord de la mer vers Sainte-Croix , par des gradations quine sont point interrompues, par des coupures ou des prĂ©cipices; au levant de Sainte-Croix l’isle paraĂźt stĂ©rile; son sol brĂ»lĂ© produit beau- D 3 54 TroisiĂšme Voyage coup d’euforbe succulente; les collines voisines de la mer y offrent l'aspect d’une rangĂ©e de cĂŽnes la base du sol y semble ĂȘtre une pierre compacte , pesante et bleuĂątre, mĂȘlĂ©e de quel- quespai ticuiesbi illantes; le soleil brĂ»le sasurlĂące dans les par ties Ă©levĂ©es et dĂ©couvertes, la pluie en entra rie les parties calcinĂ©es, et l’ajoute Ă  la terre cultivable. Sainte-Croix est une petite ville assez bien bĂątie; ses Ă©glises sont modestes au dehors , dĂ©centes au dedans , les maisons en sont commodes; une belle colonne de marbre s’élĂšve en face du mĂŽle; le gemeinem- des isles Canaries y rĂ©side , mais les riches habitent La nun a , oĂč les principaux tribunaux sont Ă©tablis cette derniĂšre est grande, mais irrĂ©guliĂšre, bĂątie comme un village Ă©tendu , semĂ©e d’assez jolies maisons ; elle se dĂ©pi uple , et Sainte-Croix s’augmente Ă  ses dĂ©pens. L’isJe nourrit peu de chevaux , mais plus de mules , et diverses espĂšces d’oisĂ©aux et d’insectes connus en Lu ope;on y voit un arbrisseau qu’on croit ĂȘtre le mĂȘme que celui qui donne le thĂ© au Japon et Ă  la Chine; une espĂšce de limon qui en i enferme un autre , et une sorte de raisin e\ celle ni pour la phtysie son commerce consiste principalement en vins , dont on exporte annuellement de ,nate Ă  quinze mille pipes ; on y fait de l’eau de vie estimĂ©e , et un peu de soie elle ne produit pas assez de bled pour nourrir ses ha- bitans qui paraissent y ĂȘtre an nombre de cent mille atnes. Les Guanches, ouĂŻes habitans ori- de Jacques Cook. 55 gĂŻstaires de l’isle , se sont presque tous mĂȘlĂ©s aux Espagnols j les hommes y sont de haute taille et d’une charpente solide ; leur teint est basanĂ© , celui des femmes l’est moins ; mais elles sont pĂąles. Cette isle n’a point Ă©prouvĂ© de tremblemens de terre , ni d’éruptions de volcan depuis celle de i3o4 j qui combla le port de Garrachia de laves , sur lesquelles on voit aujourd’hui des maisons. Nous partĂźmes de Teneriffa le 4 a °ût, et six jours aprĂšs nous vĂźmes l’isle de Bonaviste, prĂšs de laquelle nous eĂ»mes Ă  craindre de donner contre un Ă©cueil ; le 12 nous vĂźmes celle de Mayo qui n’offre que des vallons, des collines d’une couleur brune et inanimĂ©e , oĂč rien n’annonce de la vĂ©gĂ©tation. Ea chaleur Ă©tait Ă©touffante lorsque nous traversĂąmes ces parages ; le ciel avait toujours cette blancheur terne qui semble tenir le milieu entre la brune et le nuage; en gĂ©nĂ©ral, rarement jouit- on d’un ciel serein entre le Tropique , le soleil y est d’un aspect plus pĂąle que dans nos climats , effet d’une vapeur salutaire qui tempĂšre l’ardeur de ses rayons. Cette chaleur ouvre les vaisseaux et propage les fievres , si l’on n’est pas actif pour les prĂ©venir.. Nous vĂźmes S. Yago le lendemain , et ne nous y arrĂȘtĂąmes pas. Je fis une expĂ©rience avec le thermomĂštre qui Ă  la surface de la mer se tenait Ă  soixante-dix-neuf dĂ©grĂ©s, et descendit au soixante-six Ă  la profondeur de soixante-dix brasses ; elle sembla aussi prouver que l’eau est plus salĂ©e Ă  cette profondeur qu’à la surfaĂ©e. Nous. D 4 .56 TroisiĂšme Voyage approchĂąmes des cĂŽtes du BrĂ©sil , dont la longitude est mal dĂ©terminĂ©e encore; nous apperce- vioris divers oiseaux de mer, et nous primes un noddie cet oiseau est un peu plus gros que le merle ; il est noir , Ă  d’exception du haut de sa tĂȘte qui est blanc; il semble avoir une chevelure poudrĂ©e les plumes blanches commencent Ă  la racine du bec supĂ©rieur , se prolongent , et prennent une teinte brunĂątre vers le milieu de la partie supĂ©rieure du col, oĂč paraĂźt la couleur noire qui le recouvre partout ailleurs; il a les pieds palmĂ©s , les cuisses noires , un long bec de la meme couleur , et semblable Ă  celui du courlis. Un vent frais nous fit jeter l’ancre au Cap de Bonne - EspĂ©rance le 17 octobre, oĂč j’attendis la DĂ©couverte qui ne nous avait pas joint encore, et qui n’arriva que le 20 novembre. Nous calfatĂąmes nos vaisseaux , nous limes provision, de biscuits , de moutons dont la queue est si grasse , qu’elle se vend autant que le corps entier d’un mouton d’une autre espĂšce; j’y ajoutai deux jeunes taureaux , deux genisses, deux chevaux entiers, deux juinens, des brebis , des chĂšvres, des lapins , et de la volaille. Nous fĂźmes peu d’observations nouvelles dans ce lieu la laine qu’on y recueille est mauvaise , on y manque de b as pour les manufactures , et la population ne -s’y entretient guĂšres que par des esclaves; la police y est moins bonne que les Hollandais ne le disent. Le StcUenbosh qui est le meilleur Ă©tablissement du Cap , n’est qu’un village d’une ti en- de T acquis Cook. 5j taine de maisons, situĂ© au pied d’une chaĂźne de hautes montagnes ; de gros chĂȘnes y donnent de l’ombre , et em belassen t les dĂ©serts qui l’entourent 5 prĂšs de lui sont des vignes et des vergers ; l’air y est trĂšs-serein. Drackenstein , autre Ă©tablissement , est situĂ© Ă -peu-prĂšs de mĂȘme ; on y voit plus de petits atbres et d’arbrisseaux. PrĂšs de lĂ  est un roc de granit diffĂ©rent de celui des montagnes voisines , ayant demi mille de tour et trois cents pieds de haut. On l’y appelĂ© la Tour de Baby lotie , ou le diamant de la Perle. AprĂšs avoir donnĂ© mes instructions au capitaine Clerke , nous partĂźmes du Cap de Bonne- EspĂ©rance le l’dĂ©cembre , et je cherchai encore les isles vues par MMrs. Marion et Crozet ; en chemin j’observai des flots d’une couleur rougeĂątre 5 j’y fis puiser et trouvai l’eau remplie de petits animaux rouges qui avaient la forme des Ă©crevisses ; des vagues trĂšs-hautes , un froid assez vif fatiguĂšrent nos bestiaux et en firent pĂ©rir plusieurs , sur-tout des mĂąles ce fut le 12 , que je dĂ©couvris les isles que je cherchais ; les navigateurs Français n’en avaient vu que quatre, elles sont au nombre de six ; la plus septentrionale qui a neuf lieues de tour , est sous le 46 e . dĂ©grĂ© 40 minutes de latitude mĂ©ridionale , sous le 38 e. degrĂ© 8 mimrtesEst de Greenwich ce qui revient au 55 e . dĂ©grĂ© 36 minutes 5 secondes du mĂ©ridien de l’isle de Fer. La plus grande de ces isles a quinze lieues de circonfĂ©rence , c’est la plus mĂ©ridionale. Je laissai aux quatre isles qui 58 Teoisieme Voyage avaientĂ©tĂ© dĂ©couvertes par Mrs. MarionetCrozet, le nom de ces navigateurs , et donnai aux deux autres le nom du prince Edouard. Les montagnes de ces isles sont Ă©levĂ©es , stĂ©riles , couvertes de neige ; au bas, il y a des arbres et des arbrisseaux ; ailleurs le sol paraĂźt couvert d'une espĂšce de mousse et d’une herbe grossiĂšre , semblable Ă  celle des isles Falkland. Je traversai un dĂ©troit formĂ© par ces. isles, et cherchai la terre dĂ©couverte par Kerguelen , situĂ©e sur une ligne tirĂ©e du Cap de Bonne-EspĂ©rance Ă  la Nouvelle-IIollande. Je dĂ©couvris le 2 .f une terre ; c’était une isle fort haute et d’environ trois lieues de tour ‱, bientĂŽt nous en viines plusieurs autres ; je voulus descendre dans l’une d’elles ; mais un ciel obscur , enveloppĂ© de brouillards , rendait cette entreprise dangereuse ; nous pouvions heurter des Ă©cueils ; et les vagues agitĂ©es , le vent qui nous poussait sur le bord , ne nous auraien t plus permis d’en sortir ; la prudence m’obligea de m’éloigner. A peu de distance , j’en vis une nouvelle encore ; c’était un rocher Ă©levĂ© et circulaire qui paraĂźt ĂȘtre l’isle appelĂ©e Rendez-vous , par Mr. Kerguelen 1 , et ne mĂ©rite ce nom que pour les oiseaux. Plus loin , je dĂ©couvris une terre plus Ă©tendue 5 c’était celle que je cherchais nous cinglĂąmes vers un golfe qui semblait s’ouvrir de- j Ce capitaine Breton avait dĂ©couvert aussi les isles prĂ©cĂ©dentes; voyez ses Voyages. de Jacques Cook. 5g Tant nous ; mais bientĂŽt je m’apperçus que je m’étais trompĂ© , et je doublai un cap auquel ceux qui avaient dĂ©j Ă  vu cette terre, donnĂšrent le nom de Cap Français, et derriĂšre lequel je dĂ©couvris un havre 5 le calme me força de jeter l’ancre Ă  son entrĂ©e ; la sonde nous apprit qu’il Ă©tait sĂ»r et commode; et la chaloupe qui se rendit au bord, m’annonça qu’on y trouvait de l’eau douce , des veaux marins , des pingouins et d'autres oiseaux; mais qu’on n’y trouvaitpasde bois. J’entrai donc dans le liĂąvre, et descendis pour visiter le pays. Le rivage Ă©tait couvert de pingoins , de veaux marins si peu sauvages que nous en tuĂąmes sans peine autant que nous le voulĂ»mes , leur graisse nous servit comme l’huile Ă  divers usages il fut facile encore d’y faire notre provision d’eau ; mais nous n’y trouvĂąmes pas un arbre , pas mĂȘme un arbrisseau, et il y avait peu de gramens. De la mer, les collines paraissaient d’une verdure riante ; on espĂ©rait y faire une riche collection de plantes , et l’on n’y en trouva que d’une seule espĂšce. On dĂ©couvrit une bouteille dans laquelle Ă©tait une inscription latine qui m’apprit que ce port Ă©tait bien celui oĂč Ă©tait descendu Mr. de Kerguelen. J’y en mis une Ă  mon. tour, pour constater la visite que je venais d’y faire. Le havre oĂč nous Ă©tions entrĂ©s est facile Ă  reconnaĂźtre, par le rocher Ă©levĂ© et percĂ© de part en part qui est Ă  sa pointe mĂ©ridionale, et par un roc Ă©norme qui repose sur une colline prĂšs TroisiĂšme Voyage du fond , qui s’élĂšve insensiblement , et forme on monticule sur lequel est un grand lac d’eau douce la plus grande largeur du havre est d'environ mille toises , sa moindre de quatre cents; sa prosondeurvarie, mais par-tout il offre un fond de sable noir, par-tout un vaisseau peut y ĂȘtre en sĂ»retĂ©. Je rĂ©solus de visiter cette terre avec exactitude ; j’en sortis par un temps serein , et nous avançant la sonde Ă  la main , je trouvai un autre cap que je nommai Cumberland , devant lequel est une petite isle Ă©levĂ©e, au sommet de laquelle Ă©tait un rocher que sa figure me fit nommer la Guerite je passai entr’elle , d'autres isles et la terre , et vis une baie que j’appelai du nom du cap plus au midi , il en est une autre qui, dĂ©corĂ©e de rochers blancs dans sa profondeur, fut appelĂ©e Laie blanche par-tout le pays nous parut nud et stĂ©rile , et le rivage couvert d’oiseaux. Nous continuĂąmes notre route; mais bientĂŽt nous apper- çumes que la mer Ă©tait devant nous couverte de vastes lits d’algues; ces plantes croissent sur les rochers au fond de la mer , etil est toujours dangereux dĂ©passer dessus l'espace qu’elles remplissent , sur-tout quand la tranquillitĂ© de l’eau ne fait point dĂ©couvrir au loin les Ă©cueils ; j’enfilai les canaux tortueux que ces lits d'algues laissaient dĂ©couverts, toujours prĂ©cĂ©dĂ© de la sonde qui ne cessa point de nous donner une profondeur de soixante brasses cette circonstance qui peut rassurer en d’autres cas , augmentait mes allarmes , parce qu’il Ă©tait impossible d’éviter le de Jacques Cook. danger en jetant l’ancre. EnlĂźn , un grand rocher cachĂ© sous l’eau, suspendit notre course. La terre Ă©tait bordĂ©e d’isles basses, de rochers et de bancs de plantes marines ; nous essayĂąmes d’y pĂ©nĂ©trer ; mais ils augmentĂšrent encore notre embarras ; je voulus m’en dĂ©livrer en m’éloignant de la terre, et j’accrus encore le danger qui nous environnait. La nuit s’approchait, le ciel se couvrait d’épais brouillards, et je ne vis de ressource que dans quelque baie Ă  couvert des vents. Heureusement nous en trouvĂąmes une , je me hĂątai d’y entrer, et bientĂŽt nous eĂ»mes lieu de nous en fĂ©liciter. Un vent impĂ©tueux s’éleva, il agita la mer , et nous eut brisĂ© sur des Ă©cueils, si nous y eussions Ă©tĂ© encore ; mais nous n’avions point Ă  le craindre dans le port oĂč nous Ă©tions Ă  l’ancre, et il chassa les brouillards qui nous y aurait dĂ©robĂ© la vue du pays que nous voulions visiter et de la mer par laquelle nous voulions nous Ă©chapper. Nous parcourĂ»mes le pays, il Ă©tait stĂ©rile et dĂ©solĂ© , et rien n’arrĂȘta notre marche que les prĂ©cipices formĂ©s par les cavernes des rochers ; je vis que je ne pouvais y laisser de quadrupĂšdes sans les y faire pĂ©rir de faim. Ce lieu ne peut ĂȘtre habitĂ© que par les animaux qu’on y trouve, c’est-Ă - dire par les veaux marins , les canards, les nigauds , les pingouins je donnai Ă  l’anse oĂč nous Ă©tions le nom de ces derniers. Nous partimes le lendemain, et franchĂźmes plusieurs lits d’algues oĂč l’on trouva souvent vingt-quatre brasses dp profondeur ; Ă  trois ou t>a TroisiĂšme Voyage quatre lieues du rivage, nous trouvĂąmes la mer libre et profonde. Nous reprimes lĂ  notre route ; nous vĂźmes une terre Ă©levĂ©e et unie , dominĂ©e par une colline en pain de sucre que je nommai Mont-Campbell , derriĂšre lequel on dĂ©couvrait de hautes montagnes dont les rocs stĂ©riles sont surchargĂ©s de neige , et sĂ©parĂ©es par des vallĂ©es, dont la pente n’est formĂ©e que par les dĂ©bris des monts. Plus au levant, la terre basse se prolonge, et forme une pente que je nommai Digby } c’est la pointe la plus orien taie delĂ  terre de Kerguelen je m’en approchai, mais ne pus y jeter l’ancre j le vent nous portait au-delĂ  , le long de la cĂŽte qui tourne ici entre le couchant et le midi. A cinq lieues de la pointe Digby , j’en dĂ©couvris une seconde, c’est la plus mĂ©ridionale de cette terre basse, et je lui donnai le nom de Charlotte. Plus loin, le terrain devient montueux $ il nous offrit un canal profond, dont l’ouverture est embarrassĂ©e de petites isles, et qui en sĂ©pare une grande de la terre que nous venions de visiter. Je n'allai pas bien loin encore pour me persuader que la Terre de Kerguelen ne fait point partie d’un Continent, qu’elle n'est qu’une isle qui du sud au nord ne peut guĂšres avoir plus de trente lieues , et environ deux cents lieues de tour. Cette isle est la plus stĂ©rile de celles qu’on a dĂ©couvertes dans les mĂȘmes latitudes ; une espĂšce de saxifrage qui croĂźt en larges touffes sur les flancs des collines, en fait presque seule toute la verdure ; on n’y trouve Ă  brĂ»ler qu’une espĂšce de Jacques Coole. 63 de tourbe qu’on n’a point essayĂ©e ; dans de certaines fondriĂšres, on voit çàet lĂ  une plante qui ressemble Ă  un petit chou en fleurs ; les siennes forment de longues tĂȘtes cylindriques ; elle a le goĂ»t Ăącre des anti-scorbutiques , et me parut une plante nouvelle; j’en aurais apportĂ© delĂ  graine, si elle eut Ă©tĂ© mĂ»re au bord des ruisseaux on voit deux autres plantes, l’une semblable au cresson de jardin; l’autre est petite , et a un goĂ»t doux ; mĂȘlĂ©e Ă  l’autre , nous en finies de la salade ; çà et lĂ  on trouve quelques autres plantes , mais en gĂ©nĂ©ral, on peut croire que la Flora de cette isle ne renferme pas au-delĂ  de dix-huit plantes. Le seul quadrupĂšde que nous y vĂźmes, est le veau marin , si on peut lui donner ce nom ; mais on y trouve plus d’oiseaux de mer le canard y a la grosseur d'une sarcelle , et fournit un bon mĂȘts ; il se montre sur le flanc des collines ; le pĂ©terel damier , le bleu , le noir n’y sont pas en grand nombre ; le second semble se creuser des terriers , celui qu’on y voit plus communĂ©ment est le grand pĂ©terel, qui a le plumage brun , le bec et les pieds verdĂątres ; il y vit de phoques et d’oiseaux morts ; l’albatrosse grise , le grand al- batrosse qui est le plus commun, et un plus petit qui a la tĂȘte noire , se voyent aussi dans cette triste contrĂ©e ; mais moins frĂ©quemment que les pingouins , dont le plus grand a la tĂȘte noire, la partie supĂ©rieure du corps d’un gris de plomb , l’infĂ©rieure d’un beau blanc, et les pieds noirs; deux larges bandes jaunes descendent des deux 64 TroisiĂšme Voyage cĂŽtĂ©s de la tĂȘte , le long du cou, et se rencontrent sur la poitrine ; son bec est long et rougeĂątre il en est deux autres espĂšces bien moins grandes ; l’une a sur le haut de la tĂȘte une tache blanche , le dessus du corps est d’un gris noirĂątre , le bec et les pieds sont d’un jaune pĂąle ; l’autre longue de deux pieds, large de vingt pouces , a le cou et le dessus du corps noirs, le reste est blanc; sa. tĂȘte est ornĂ©e d’une arc jaune qui finit de chaque cĂŽtĂ© par des plumes molles que l’oiseau redresse. Ce dernier ne semĂȘlepoint avec les autres, On y a vu encore deux espĂšces de nigauds , la corbine d’eau , ou petit cormoran , et un autre, blancsousleventre, noir Sur le dos qui se retrouve Ă  la Nouvelle ZĂ©lande, Ă  la Terre de Feu, et Ă  l’isle de GĂ©orgie. Ces isles fournissent aussi des hirondelles de mer , des poules du port Egmont , et un oiseau de la grosseur du pigeon qui forme des volĂ©es nombreuses ; il est blanc ; son bec noir a la base recouverte d’un bourlet de corne , ses pieds sont blancs , et semblables Ă  ceux du courlis. Le poisson n’est pas abondant sur les rivages , nous n’y vimes qu’une espĂšce inconnue de poissons de la laide d’une petite merluche il ale museau alon- gĂ© , la tĂȘte armĂ©e de fortes Ă©pines , les rayons des nĂągeoires de derriĂšre longs et trĂšs-forts , le ventre gros ; son corps n’est pas couvert d’écail- les. Nous y vimes quelques moules , quelques lĂ©- pas , quelques Ă©toiles et anĂ©mones de mer. Cette terre , par les Ă©boulemens dont elle offre les traces, paraĂźt avoir essuyĂ© des commotions »* Jacquss Cook. ÂŁ S lions violentes les dĂ©bris des rocs y sont entassĂ©s çà et lĂ  , et les collines sont fendues et crevassĂ©es de gros torrens qui murmurent toujours , semblent annoncer que la pluie y est continuelle , et tout ce qui n’y est pas roc , y est marĂ©cageux on n'y voit point d'indices de mĂ©taux ; une pierre dure, d’un bleu foncĂ©, mĂȘlĂ©e de quartz et de mica , fait le fond des collines ; elle est mĂȘlĂ©e d’une pierre cassante et brune , d'une autre qui est noire, d’un gris jaune ou couleur de pourpre , et de gros morceaux de quartz demi-transparens , formant des crystaux poliĂŠdres de forme pyramidale. Je partis de la Terre de Kerguelen pour me rendre Ă  la Nouvelle ZĂ©lande , oĂč je devais faire provision d’eau , de bois et de foin pour les bestiaux que je portais ; mais l’espace Ă  parcourir Ă©tait immense , et nos besoins commençaient Ă  devenir pressans ; et je rĂ©solus de descenure Ă  la terre de Van Diemen. Nous y vĂźnmes au travers d'un air toujours obscur et chargĂ© de brouillards ; le 24 dĂ©cembre nous la dĂ©couvrĂźmes , j’en suivis deux jours les rivages qui paraissaient y former de bons havres ; puis nous jetĂąmes l’ancre l’eau, le bois s’y offraient de toutes parts Ă  nos yeux ; mais l’herbe y Ă©tait rare et grossiĂšre. Tandis que nous faisions nos provisions , nous vĂźmes ar i- ver huit naturels du pays, qui montrĂšren t la pl us grande confiance ; ils Ă©taient sans armes , absolument nuds , mais ils avaient le corps piquetĂ© et parĂ© de lignes droites ou courbes leur stature est moyenne, leur corps mince , leur peau est Tone 111. E 66 TroisiĂšme Voyage noire , leur chevelure noire et laineuse ; mais ils n’ont pas les lĂšvres grosses et le nez plat des nĂšgres ; leur physionomie n’était pas dĂ©sagrĂ©able , leurs yeux Ă©taient beaux, leurs dents belles , mais sales; leur barbe et leurs cheveux Ă©taient barbouillĂ©s d’une espĂšce d’onguent rouge ils reçurent nos prĂ©sens avec indiffĂ©rence , refusĂšrent de manger du pain , du poisson ; mais acceptĂšrent des oiseaux. L’un d'eux avait un bĂąton court Ă  la main ; c’est un arme de trait qu’ils lancent avec assez de maladresse ; lTndien Ornai que nous ramenions dans son isle , voulut leur montrer que nos fusils portaient des coups plus sĂ»rs; mais l'explosion leur causa tant d’effroi , qu’ils s’enfuirent dans leurs forĂȘts , et ne reparurent que quelques jours aprĂšs. Ils revinrent ensuite en plus grand nombre, et sans tĂ©moigner de crainte ; Tun d’eux Ă©tait une espĂšce de bouffon dĂ©figurĂ© par une bosse Ă©norme le cou de la plupart Ă©tait dĂ©corĂ© de trois ou quatre cordes tirĂ©es de la fourrure de quelque animal ; une bande Ă©troite de peau de kanguroo environnait la cheville du pied de quelques autres ; ils mettaient peu de prix aux outils de fer , mais un collier de grains de verre parut leur faire plaisir. Ils semblent n’avoir aucune idĂ©e de la pĂȘche ; ils n’ont ni canots , ni pirogues il y a lieu de croire qu’ils vivent des coquillages dont les bords de la mer sont remplis leurs maisons sont ou des huttes formĂ©es avec des perches , et couvertes d’écorce ou de troncs d’arbres creusĂ©s par le temps , les insectes et le feu. Une peau de kanguroo flotte sur les Ă©paules de Jacques Cook. 6/ et autour Je la ceinture des femmes ; eile est utile peut-ĂȘtre pour porter leurs en fan s , car elle ne s’étendait pas assez pour servir la pudeur leur peau noire Ă©tait pi prĂȘtĂ©e comme celle des hommes - plusieurs avaient la tĂȘte rasĂ©e , d’autres conservaient leurs cheveux d’un cotĂ© ; et quelques unes avaient une tonsure comme les prĂȘtres catholiques les enfans nous parurent jolis , les vieilles femmes trĂšs-laides ; les galanteries de nos officiers dĂ©plurent aux maris, et furent rejettĂ©es avec dĂ©dain par les femmes ; ceiur-lĂ  leur ordonnĂšrent de se retirer, et elles obĂ©irent, quoique avec rĂ©pugnance. Je blĂąmai messieurs, parce qu’une telle conduite en nuisant Ă  l’équipage , donne aux originaires une jalousie qui peut exposer la sĂ»retĂ© de tous. Cette terre reçut .son nom de la s man , qui la dĂ©couvrit en 1642 . C'est la partie mĂ©ridionale de la Nouvelle Hollande qui est la plus grande isle du monde connu le sol en est assez Ă©'e. Ă© , bien boisĂ© ; il paraĂźt avoir des riviĂšres et beau cou 0 de ruisseaux 5 sa fertilitĂ© s’annonce par la verdure dont il est couvert. La Baie oĂč nous nous trouvions est vaste et sĂ»re , elle est poissonneuse; derriĂšre elle est une plaine d’un sol jaunĂątre , oĂč est un lac d’eau salĂ© , qui nourrit des tnites et des brĂšmes blanches ; par-tout ailleurs on ne voit qu’une vaste forĂȘt d’arbres Ă©levĂ©s, que les arbrisseaux et les dĂ©bris d’arbres rendent presque impĂ©nĂ©trable. En gĂ©nĂ©ral, le pays est sec effort chaud; il paraĂźt n’avoir point de minĂ©raux, point de vĂ©gĂ©taux coinmestibles. L’espĂšce d/ar- E 2 68 TroisiĂšme Voyage bre qui peuple les forĂȘts est fort haute , trĂšs- droite , n’ayant de branches qu’au sommet, l’écorce en est Ă©paisse et blanche, le bois dur et pesant ; il en suinte une rĂ©sine transparente et rougeĂątre ; les feuilles longues , Ă©troites , pointues , portent des grappes de petites fleurs blanches j des calices diffĂ©rons semblent devoir faire admettre deux espĂšces de cet arbre ses feuilles et son fruit ont un goĂ»t piquant et agrĂ©able, ils rĂ©pandent une odeur aromatique. Il y a une autre espĂšce d’arbre , haut de dix pieds , trĂšs-bran chu, qui a des feuilles Ă©troites et une large fleur jaune et cylindrique, composĂ©e d’une multitude de fdamens son fruit ressemble Ă  la pomme de pin. Un arbrisseau qui a des rapports avec le myr- the, un glayeul, le jonc , la campanelle , le fenouil marin , l'oseille sauvage , la larme de Job, quelques espĂšces de fougĂšres , de mousses , et quelques autres plantes particuliĂšres au pays, sont tout ce qu’on y trouve de vĂ©gĂ©taux. Le seul quadrupĂšde qu’on y ait vu, est l’opossum, il a deux fois la grosseur d’un rat, est noirĂątre dans la partie supĂ©rieure du corps, blanc dans l’infĂ©rieure ; l’extrĂ©mitĂ© de sa queue estblancheet sans poils ; il vit de baies qu’il cueille en s’accrochant aux branches des arbres lekanguroo l’habite aussi , il paraĂźt n’y ĂȘtre pas rare, mais nous ne pĂ»mes en voir. Il y a un grand nombre d’oiseaux, tels que des aigles bruns, des corneilles , des perroquets jaunes , de gros pigeons, une espĂšce de grives , un »s Jacques C oo *. 6y oiseau plus petit , qui a une longue queue, le cou et une partie de la tĂȘte couleur d’un bel azur , des goĂ©lands , des pies noires , un joli pluvier Ă  liuppe noire , des canards , des nigauds. On trouve dans les bois des serpens noirĂątres, un gros lĂ©zard, long de quinze pouces et de six de tour , nuancĂ© de noir et de jaune , et un plus petit, couleur de rouille au-dessous, brun et dorĂ© au-dessus. Mais la mer y est plus riche que la terre ; lĂ  se trouve le poisson Ă©lĂ©phant, des raies , des nourrices , des brĂšmes blanches , des sols, des carrelets , des tregla , des mulets tachetĂ©s, Yathere- rina hepsetus qui a une bande d’argent sur le cĂŽtĂ© , et d’autres encore qui offrent la plupart une nourriture saine et abondante. Les rochers y sont enrichis de coquillages, tels que l’étoile de mer, les lĂ©pas , l’éponge , la tĂȘte de mĂ©duse , le liĂšvre marin , etc. On y voit aussi un grand nombre d’insectes, des sauterelles , des papillons, des teignes nuancĂ©es de couleurs agrĂ©ables ; il y a diverses espĂšces d’araignĂ©es ; la mouche scorpion y est rare ; les mous- quites et la grosse fourmi noire, y sont trĂšs-incommodes. Les habitans ressemblent Ă  ceux des isles Tanna et Manicola , et paraissent ĂȘtre d’une mĂȘme race avec eux ; leur prononciation est un peu rapide. Peut-ĂȘtre qu’avec des recherches plus approfondies et une plus grande connaissance des langues, on pourra prouver que toutes les peuplades rĂ©pandues au levant de la Nouvelle- Hol E 3 7 TroisiĂšme Voyage lande Ă  l'ide de PĂąques, ont une souche commune. Le 3 o janvier J777 , Ă  huit heures du matin , nousjmtimes de la Terre de Van-Diemen , aprĂšs y avoir mis dans les forets un verrat et une truie un hon vent du couchant enflait nos voiles , mais bientĂŽt il vint du midi, et amena une chaleur insupportable , bientĂŽt il devint un ouragan ; nous le soutĂźnmes en continuant notre route , et le 10 fĂ©vrier , nous vĂźmes les cotes de la Nouvelle ZĂ©lande ; le lendemain, nous jetĂąmes l’ancre dans le canal de la Heine Charlotte nous y descendĂźmes , Ă©levĂąmes nos observatoires , dressĂąmes nos tentes , et fĂźmes les provisions que cette terre peut fournir. Les habitans ne tardĂšrent pas Ă  se montrer ; quelques-uns montĂšrent Ă  bord , et nous connaissaient tous ; d'autres se refusĂšrent Ă  nos invitations ; les prĂ©sens , les dĂ©monstrations d’amitiĂ© ne purent les dĂ©terminer Ă  venir sur les vaisseaux ; je pĂ©rirais, et j’eus raison de le penser, qu’ils daignaient que je ne vinsse venger ceux qu’ils avaient tuĂ©s dans mon dernier voyage Ohj aĂŻ qu’ils connaissaient, leur avait parlĂ© de ccs meurtres , ils me connaissaient et sentirent que je ne devais pas les ignorer, ni en avoir perdu le souvenir je fis mes efforts pour les convaincre que je ne venais point pour les punir, et j’y rĂ©ussis ; bientĂŽt ils ne montrĂšrent ni crainte ni dĂ©fiance. Je me bornai Ă  ne pas exposer mes gens Ă  leurs attaques , et Ă  les dĂ©fendre de leur perfidie. de Jacques Cook. y \ Des gardes veillĂšrent sur ceux qui coupaient le bois , qui remplissaient les futailles , qui rĂ©paraient les vaisseaux, qui faisaient des provisions pourlte bĂ©tail , comme sur ceux qui faisaient des observations astronomiques. Les familles ZĂ©lan- daises Ă©taient accourues et s’établissaient autour de nous ; ils y construisirent des huttes avec une promptitude singuliĂšre au moment que leurs pirogues atteignent le rivage , les hommes s’élancent sur la terre arrachent'les plantes et les arbrisseaux du champ qu’ils ont choisi pour y Ă©lever leur village , et tiennent leurs armes toujours prĂšs d’eux et sous leur main ; une partie des femmes veillent sur les pirogues , d’autres sur leurs provisions et leurs meubles; quelques- unes prĂ©parent les alimens lĂ©s huttes s’élĂšvent et suffisent pour les mettre Ă  couvert du vent et de la pluie elles sont sĂ©parĂ©es par des palissades et des barriĂšres, et distinguent ainsi les tribus ou familles qui travaillent et vivent en commun. Ils pĂȘchaient, et nous vendaient une partie de leurs poissons. Ces alimens frais , les vĂ©gĂ©taux et la biĂšrre de pin dissipĂšrent les symptĂŽmes de scorbut qui avaient commencĂ© de se manifester. D’autres insulaires de l’intĂ©rieur du pays , vinrent nous rendre visite , et apportĂšrent Ă  notre marchĂ© des outils , divers instrumens y du poisson et des femmes ces derniĂšres ne furent pas recherchĂ©es , et ce fut un bonheur pour nous ; car cette sorte de commerce peut ĂȘtre utile Ă  une colonie qui s’établit et qui veut s’étendre; mais » TroisiĂšme Votag* elle est toujours dangereuse et souvent funeste aux navigateurs. Parmi ces insulaires , je distinguai un chef nommĂ© Kahoora ; c’était celui qui avait dirigĂ© la troupe de guerriers qui avait massacre le dĂ©tachement du capitaine Furneaux , et tuĂ© lui-mĂȘme M. Rowe ses compatriotes le craignaient , mais ne l’aimaient pas ; plusieurs voulaient m’engagera lui donner la mort; mais si j’avais suivi les conseils de ces hommes toujours divisĂ©s , j’aurais exterminĂ© leur race entiĂšre ; chaq ne peuplad e me priait d’ex te r mi n er sa voisine. Je trouvai des choux , des oignons , du pourpier , des radis , des patates et d’autres plantes que nous avions plantĂ©es dans notre dernier â–Œoyage ; les patates Ă©taient un peu soignĂ©es par les naturels du pays qui les aimaient , mais ils n’en ont point plantĂ©, et ils nĂ©gligent toutes les autres plantes. Dans une de mes excursions, je voulus voir le lieu oĂč nos malheureux compatriotes furent massacrĂ©s ; j’y rencontrai mon vieil ami Petlro , qui montra d’abord quelque crainte ; mais Ă  qui mes prĂ©sens la firent bientĂŽt perdre. Je voulus savoir des particularitĂ©s de cet Ă©vĂ©nement malheureux , Ornai nous servit d’interprĂšte , Pedro et ses compagnons rĂ©pondirent avec franchise , comme des hommes qui ne craignent pas d'ĂȘtre punis d’un crime dont ils sont inno- cens ; car aucun d’eux n’avait eu part au combat. Ils nous dirent que des ZĂ©landais avaient enlevĂ© du pain et du poisson Ă  nos gens , tandis qu’ils dĂźnaient assis sur Pherbe , Ă  deux cents pas de leur canot ; qu’ils frappĂšrent les voleurs, »e Jacques Cook. 7$ que la querelle s’animant, deux ZĂ©landais furent tuĂ©s , qu’avant que les Anglais eussent repris leurs armes , les ZĂ©landais s’étaient prĂ©cipitĂ©s sur eux , et les avaient accablĂ©s par le nombre ce massacre ne fut point prĂ©mĂ©ditĂ©, et l’on convenait unanimement que Kahoora n'avait forme ce projet , qu’aprĂšs avoir vu nos gens venger leurs pertes en-frappant ses compatriotes Pedro vint s’établir auprĂšs de nous le vrai nom de ce chef est Matahouah. Deux ouragans vinrent nous tourmenter ; nous leur Ă©chappĂąmes avec peine , car ils sont ici trĂšs- violens et assez communs ; les vapeurs qui surchargent toujours les montagnes Ă©levĂ©es qui dominent la plaine , augmentent l’impĂ©tuositĂ© du vent , et le rendent aussi plus vUriable. Toutes nos provision Ă©tant laites , nous quittĂąmes ces lieux ; mais je ne pus encore sortir du dĂ©troit. Pedro et un chef d’une tribu que je n’avais point vu encore , vinrent nous dire adieu , ou plutĂŽt demander des prĂ©sens. Je donnai au premier une chĂšvre et un bouc , au second un verrat et une truie ils me promirent de ne pas les tuer ; mais je doutai de leur promesse ; ils avaient tuĂ© tous les animaux que nous y avions laissĂ©s dans notre dernier voyage , et il ne restait plus quhine truie , que Tiratou , un de leurs chefs, avait conservĂ© avec des coqs et des poules ; on me dit cependant qu’il y avait encore de ces derniers dans les bois. J’avais d’abord eu le dessein de laisser Ă  la Nouvelle ZĂ©lande , des chĂšvres , des cochons, 74 TROISIEME V O T A si E un taureau et deux genisses ; mais cette disposition insouciante des hahitans , pour tout ce qui pouvait leur ĂȘtre avantageux , rendait nĂ©cessaire de mettre ces animaux sous la protection d’un chef puissant , qui sentit lui-mĂȘme l'utilitĂ© dont ces animaux pouvaient ĂȘtre au pavs. Mais je n’en trouvai pas , et tout ce que je pus faire , c’est de disperser dix ou douze cochons clans les bois , comme je l’ai fait Ă  diffĂ©rentes Ă©poques, afin que ceux qui suivront mes traces en puissent trouver au moins dans l’état sauvage. Nous vĂźnmes jeter d’ancre prĂšs de Motuara ; lĂ  , Kahoora vint me visiter avec toute sa famille; OmaĂŻ voulait que je le fisse tuer. On pend , chez vous, disoit-il , celui qui en tue un autre ; ce barbare en a tuĂ© dix , et vous ne voulez pas lui donner la mort , quoique ses com patio tes le dĂ©sirent , et qu’elle soit juste. Kahoora fut effrayĂ© ; il Ă©tendit les bras et baissa la tĂȘte il semblait attendre la mort, mais je le rassurai , et il me fit le rĂ©cit de cette funeste aventure il ne diffĂ©ra de celui de Pedro , qu’en ce qu’il accusa un des matelots Anglais d’avoir nĂ©cessitĂ© les vols des ZĂ©landais en refaisant de payer le prix d’une bĂąche de pierre vendue par un des siens. Kahoora Ă©tait sans dĂ©fense au milieu de nous ; il savait n’étre pas aimĂ© des siens ; il savait peut ‱ ĂȘtre qu’ils nous excitaient Ă  lui donner la mort. Cependant dĂšs que je lui eus dit que je ne voulais pas venger la mort des Anglais par la sienne, il montra une confiance qui l’honorait Ă  mes yeux , et qui me flatta ; il desira qu’on fit son d e Jacques Cook. j5 portrait , et se tint assis et tranquille jusqu’à ce que M. Weber l’eut achevĂ©. O inaĂŻ desirait emmener un ZĂ©landais auxisles de la SociĂ©tĂ© ; il inspira ce dĂ©sir au jeune Ta- weiharooa , dont la inere respectĂ©e vint le voir pour la derniĂšre fois ; elle le quitta en lui tĂ©moignant la plus grande tendresse , et lui promit qu’elle ne verserait plus de larmes 5 elle tint parole , et parut gaie le lendemain ; Taweiharooa emmena un petit garçon de neuf Ă  dix ans pour lui servir de domestique ; ses paĂŻens le lui offrirent d^eux-mĂȘmes , et le quittĂšrent avec indiffĂ©rence aprĂšs lui avoir ĂŽtĂ© ses lia bits en vain je leur sis comprendre qu’ils ne reverraient plus leur enfant ; leur insouciance sur ce point me fit consentir au projet d’OmaĂŻ , car ces' deux ZĂ©landais n’avaient rien Ă  perdre en s’établissant dans les isles oĂč nous allions. Ces ZĂ©landais sont malheureux avec la facultĂ© de ne pas l’ĂȘtre ; la crainte d’ĂȘtre massacrĂ©s , le dĂ©sir delĂ  vengeance les agitent sans cesse leurs ressentiinens sont implacables , leur triomphe est horrible ; l’ennemi vaincu est toujours tuĂ© et mangĂ© ; aussi sont-ils toujours inquiets , toujours sur leur garde , pour n’ĂȘtre point surpris , et ce qui est plus singulier encore , pour n’ĂȘtre pas damnĂ©s ; car selon eux , l’homme dont Je corps est mangĂ© par ses ennemis , doit ĂȘtre condamnĂ© Ă  des feux Ă©ternels , tandis que son barbare vainqueur doit habiter avec les dieux. Il est vrai qu’ils ne mangent que leurs ennemis. Ils n’ont point de moraĂŻs , les pratiques de re- y 6 TroisiĂšme Voyacb ligion ne les rasssemblent jamais ; mais ils ont des prĂȘtres qui prient les dieux pour eux dans les affaires qu'ils entreprennent ; je conjecture qu’ils ont quelques idĂ©es superstitieuses siir les cheveux ; souvent j’en ai vu de suspendus Ă  des branches d’arbres ; ceux qui voyagent chez eux , et ce sont ordinairement les marchands de talc verd , y sont reçus avec hospitalitĂ© ; les ZĂ©lan- dais prĂ©tendent que cette pierre fut d’abord un poisson , qui ayant Ă©tĂ© pris et traĂźnĂ© sur le rivage , prend la duretĂ© et la couleur du talc ; le fait est qu’ils le retirent d’une grande mare ou lac. Un homme y prend deux ou trois femmes , s’il lui convient ou lui plait de le faire ; elles sont plus malheureuses que les hommes dont elles partagent le sort ; les filles qui ne se marient pas sont abandonnĂ©es Ă  elles-mĂȘmes. Les hommes sont contons de leur ignorance , et ne dĂ©sirent point d’en sortir ; ils Ă©coutent sans comprendre et sans se soucier de comprendre. Taweiharooa nous raconta dans la route , qu’avant l’arrivĂ©e de l’Endeavour , et par consĂ©quent avant celle de Mrs. de Surville et Marion , un vaisseau avait abordĂ© dans un port de la cĂŽte nord-ouest de Terra-Vitte , dont le capitakie leur donna un quadrupĂšde , et y eut un fils qui vivait encore que ce vaisseau leur laissa une maladie que je reconnus ĂȘtre la vĂ©nĂ©rienne , qu’ils guĂ©rissent ou tempĂšrent aujourd'hui avec des bains de vapeur. Ce jeune homme nous dit encore qu’on trouvait dans le pays , des lĂ©zards de de Jacques Cook. 77 huit pieds de long, aussi gros que le corps d’un homme , et qu’ils se forment des terriers oĂč on les Ă©touffe. Les montagnes de la Nouvelle ZĂ©lande reposent sur des lits horisontaux ou obliques d’un grĂšs jaunĂątre et cassant, mĂȘlĂ© de quartz ; le sol est aussi jaunĂątre , il ressemble Ă  de la marne , et n’a guĂšre s que deux pieds de profondeur ; il est trĂšs-fertile ; la vĂ©gĂ©tation y montre toute sa force par les grand* arbres et la multitude d’arbrisseaux qu’on y trouve ; les orages, les pluies y durent peu ; l’étĂ© , l’hiver y sont modĂ©rĂ©s ; les arbres n’y perdent leurs feuilles que lorsqu’au printemps les nouvelles qui poussent dĂ©tachent les anciennes. La culture y serait pĂ©nible , parce que la pente rapide des collines ni permettrait pas l’usage de la charrue. Il y a deux espĂšces de grands arbres sur les collines l’un a le port du sapin ; mais ses baies et ses feuilles ressemblentdavantage Ă  celles de l’if ; c’est de celui-lĂ  que nous faisions de la bierre ; l’autre diffĂšre peu de l’érable. Dans les petites plaines , on en trouve des espĂšces plus variĂ©es ; deux portent un fruit de la grosseur de nos pommes ; l’un est jaune, l'autre noir ; ni l’un ni l’autre ne sont agrĂ©ables au goĂ»t j mais les ZĂ©landais les mangent. On y trouve une espĂšce de philadelphus , dont les feuilles nous servaient de thĂ©, et un arbre qui par ses feuilles rondes et tachetĂ©es exhale une odeur dĂ©sagrĂ©able , et dont les fleurs ressemblent au myrthe. Le cĂ©leri y est abondant ; la plante que nous ap- 78 TrOISIEEME V O Y A O E pellions cochlcaria en dit'fĂšrc , et pour l’usage , il est bien prĂšle rallie au nĂŽtre le liseron , la morelle , l’ortie , une vingtaine d’espĂšces de fougĂšres , une vĂ©ronicjue buissonneuse , les chardons , l’euphorbe , le lin , la panacĂ©e , une multitude d’autres plantes revĂȘtent les plaines et les collines. 11 en est une qui produit un lin soyeux plus beau que celui d’Angleterre elle croit sur des bords de la mer , elle forme des touffes , ses feuilles ressemblent Ă  celles du jonc , sa tige porte des fleurs jaunĂątres remplacĂ©es par une longue cosse remplie de petites graines noires et lustrĂ©es on y trouve une espĂšce de poivre iong. Les oiseaux semblent aussi ĂȘtre particuliers au pays, quoiqu’on les range sous les dĂ©nominations connues tels sont de gros perroquets Ă  tĂȘtes blanches ; des perroquets verds au front rouge $ de gros pigeons ramiers , bruns sur le dos , blancs sous le ventre, verds par tout le reste du corps, ayant le bec et les pieds rouges ; deux espĂšces de coucous , dont l’une est brune et tachetĂ©e de noir ; l’autre aussi petite qu’un moineau , est d’un verd Ă©clatant dessus , ondoyĂ© de verd , de brun et de blanc dessous ; le poy qui est noir avec des teintes verdĂątres , se fait distinguer par une touffe de plumes blanches et bouclĂ©es qu’il porte sous la gorge ; une espĂšce plus petite qui a le dos et les ailes brunes , deux onies au- clessons de la racine du bec , et que nous appel-» lames petit oiseau Ă  cordon , pour le distinguer d’une autre espĂšce qui ayant la grandeur du de Jacques Cook. yq pigeon ordinaire , a deux larges membranes jaunes et pourpres Ă  la racine du bec , est d’un noir bleuĂątre , et a un bec court , d’une sonne singuliĂšre ; les gros becs y ont le plumage brun , mais rouge sur la queue ; des pies de mer noires , Ă  bec rouge , des nigauds huppĂ©s , couleur de plomb , mais tachetĂ©s de noir sur les ailes et les Ă©paules , et d’un noir veloutĂ©, nuancĂ© de verd sur le derriĂšre du corps ; des goĂ©lands , des hĂ©rons , des raies , des alouettes , un petit oiseau verdĂątre , qui est presque le seul qui anime les forets par ses chants , mais qui fait entendre le concert d’une centaine d’oiseaux , et que nous appelĂŒons le moqueur ; et beaucoup d’autres espĂšces. La mer y nourrit des mulets , des poissons Ă©lĂ©phaus , dĂ©s carrelets , des brĂšmes couleur d’argent qui ont une tache noire sous le cou , des congres , un poisson noirĂątre qui ressemble Ă  la brĂšme , un autre de mĂȘme couleur que nous ap- pellions le charbonnier , un autre qui est rougeĂątre , paraĂźt avoir un peu de barbe , et qu’on ne prend que la nuit ; des saumons, des raies , une espĂšce inconnue encore , qui a la forme du dauphin , est de couleur noire , a des mandibules fortes et osseuses , et des nageoires de derriĂšre qui s’allongent beaucoup. On y voit un grand nombre de diffĂ©rent; coquillages , peu d’insectes , quelques papillons , de petites sauterelles , diverses araignĂ©es , de petites fourmis noires , beaucoup de mouches ; 80 TroisiĂšme Voyage celle de sable , aussi incommode que le mous- qui te, y est le seul animal malfaisant. Cette isle si Ă©tendue n’a de quadrupĂšdes qu’un petit nombre de rats , et une espĂšce de chiens- renards Ă©levĂ©s dans la domesticitĂ©. Le rĂšgne minĂ©ral y est aussi pauvre. Les ZĂ©landais n’ont pas les traits des nĂšgres, ils n’en ont pas la chevelure ; mais leur nez est Ă©pattĂ© vers la pointe ; leurs yeux sont grands et d’une extrĂȘme mobilitĂ© ; leur physionomie est ouverte et assurĂ©e, mais sĂ©rieuse dans l’ñge mĂ»r nous avons parlĂ© de leurs habillemens, de leur parure , de leurs huttes, de leurs pirogues , de leurs armes , de leurs usages ils ont peu de cette sensibilitĂ© forte et dĂ©licate qui nous attache Ă  nos en fans et Ă  nos amis ; cependant quand il les voyent mourir, ils poussent des cris doulou* reux , se dĂ©coupent le front et les joues avec des coquilles ou des pierres aiguĂ«s , mĂȘlent leur sang Ă  leurs larmes , et en font une espĂšce de simulacre qu’ils portent Ă  leur cou; s’ils les revoyent aprĂšs une longue absence , iis se dĂ©coupent aussi le visage et poussent des cris frĂ©nĂ©tiques mais ces marques d’un attachement tendre deviennent une espĂšce de pratique habituelle que les enfans imitent de leurs parens, peut-ĂȘtre sans sentir bien vivement, ni la tendresse , ni la joie ou la douleur qu'il inspire. Nous nous Ă©loignĂąmes de la Nouvelle-ZĂ©lande le 2 5 fĂ©vrier ; dĂšs que nous l’eĂ»mes perdue de vue, le mal de mer inspira des idĂ©es tristes Ă  nos deux jeunes ZĂ©landais ; ils se repentirent d’ĂȘtre partis de Jacques Cook. 8r partis , ils versĂšrent des larmes, Us dĂ©plorĂšrent leur rĂ©solution en faisant l’éloge de leur pays; les consolations pie je leur donnai furent inutiles aussi long-temps que le mal de mer les tourmenta ; mais quand il les eut quittĂ© , leurs lamentations devinrent moins frĂ©quentes et enfin ils n’eu firent plus, parurent oublier la Nouvelle ZĂ©lande , et ne pensĂšrent qu'Ă  nous qu’ils aimĂšrent comme leurs compatriotes. J'avais pris la route la plus courte pour me rendre Ă  Otahiti ; durant cette navigation nous n’apperçûmes que quelques oiseaux du Tropique , et un gros tronc d'arbre garni de barnacles le 29 , la DĂ©couverte m'avertit par un signal qu’elle voyait une terre ; nous la vĂźmes aussi du haut des mĂąts , et nous rapprochĂąmes. AprĂšs avoir doublĂ© une pointe de cette isle , je vis des hommes qui vinrent s’asseoir tranquillement sur la chaĂźne de rocs qui l’entoure ; quelques-uns nous suivirent le long du rivage en chantant en chƓur nous Ă©tions assez prĂšs de la cĂŽte pour distinguer tous leurs mouvemens ; on en voyait sur la grĂšve , armĂ©s de longues piques et de massues qu’ils brandissaient d’une maniĂšre menaçante disaient les uns, ou d’une maniĂšre amicale disaient les autres. La plupart n’avaient de vĂȘte- mens qu’une ceinture qui passait entre leurs cuisses ; quelques-uns portaient sur leurs Ă©paules un manteau bariolĂ© de couleurs diffĂ©rentes ; leur tĂȘte Ă©tait enveloppĂ©e , ou d’une espĂšce de turban blanc, ou d’un chapeau de figure conique ; leur teint Ă©tait basanĂ©, leur stature moyenne ; ils pa- Tome III, F 82 TroisiĂšme Voyage raissaient avoir de l’embonpoint et ĂȘtre robustes. Deux d’entr’eux s’approchĂšrent de nous dans une pirogue; mais ils semblaient nous craindre. O mai leur parla , et ils prirent de la confiance ; nous leur jetĂąmes des clous et des grains de verre liĂ©s Ă  un morceau de bois ; mais ils parurent respecter notre prĂ©sent et ne le dĂ©liĂšrent point, peut-ĂȘtre r parce qu’ils l’avaient dĂ©sirĂ© pour leur Eatooa ou Dieu. Ornai leur demanda s’ils mangeaient leurs ennemis , et ils rĂ©pondirent que non , en montrant de l’indignation et de l’horreur. l/un d’eux se nommait Mourooa et avait une cicatrice au front , qu’il nous dit avoir reçue dans un combat contre les habitans d’une isle situĂ©e au nord-est. Leur chef'leur avaitrecoin- inandĂ© la prudence, et ils balançÚrent de monter sur le vaisseau dont ils avaient ordre de demander le nom du capitaine. On leur demanda le nom del’isle ; elle s’appelait Mangua. Mourooa Ă©tait bien proportionnĂ© , sa physionomie Ă©tait agrĂ©able , son caractĂšre gai, son teint semblable Ă  celui d’un Portugais , sa chevelure Ă©tait longue , noire , nouĂ©e au sommet de la tĂȘte avec un morceau d’étoffe ; cette Ă©toffe qui sert Ă  leur ceinture est tirĂ©e du mĂ»rier, un gramen en- trelassĂ© lui formait une espĂšce de sandale ; sa barbe Ă©tait longue ; il Ă©tait tatouĂ© comme ses compatriotes tous ont les lobes des oreilles percĂ©s; l’ouverture en est fort grande deux nacres de perles polies et une tresse de cheveux pendaient au cou de Mourooa nous ne vimes qu’une pirogue dans cette isle ; elle Ă©tait Ă©troite, bien de Jacques Cook. 83 faĂźte , longue de dix pieĂ©s ; l’avant en Ă©tait couvert d’un bordage plat, l’arriĂšre s’élevait de cinq pieds et finissait en fourche. Je descendis dans un canot pour arriver dans l’isle , et Monrooa vint m’y joindre sans crainte j il nous indiqua les deux endroits oĂč nous pouvions aborder ; mais dans l’un et l’autre , je vis qu’on ne le pouvait sans danger, et je ne pus trouver de lieu pour y jeter l’ancre. Je renonçai donc Ă  y dĂ©barquer , et je retournai au vaisseau , aprĂšs avoir Ă©tĂ© un peu volĂ© par quelques- uns de ces insulaires qui Ă©taient venus vers nous Ă  la nage. Mouiooa revint avec nous Ă  bord , sans tĂ©moigner aucune crainte. Il tĂ©moigna peu de surprise en voyant nos quadrupĂšdes, peut-ĂȘtre il Ă©tait trop inquiet pour lui-mĂȘme pour s’étonner des objets qui frappaient pour la premiĂšre fois ses regards il marqua mĂȘme de l’effroi l orsqu’il vit le vaisseau s’éloigner de son isle il fut un peu rassurĂ© lorsqu’il me vit mettre le canot en mer pour l’y reconduire ; en sortant de ma chambre, il faillit tomber sur une de nos clievrĂšs, mais il surmonta son effroi pour regarder l’animal et demander Ă  Ornai quel oiseau c’était. Il descendit dans le canot , et quand il fut prĂšs des rochers , il gigna le rivage en nageant ses compagnons l’entouraient encore , sans doute pour satisfaire leur curiositĂ©, lorsque nous nous Ă©loignĂąmes vers le nord. Ce fut avec regret que je renonçai Ă  visiter eette isle j elle a cinq lieues de tour , son Ă©leva- F 2 84 TroisiĂšme V o y a g * tion est mĂ©diocre, le sol en est uni; au centre elle a de petites collines la pente , de leur sommet Ă  la 111er , est couverte de petits arbres Ă©pais et d’un verd foncĂ© , qu’on crut ĂȘtre des rimas ; prĂšs du rivage on voit des dracaena , la cĂŽte est bordĂ©e d’arbres qui ressemblent Ă  de grands saules toute l’isle est d’un aspect agrĂ©able , et la culture pourrait en faire un charmant asyle. Elle doit ĂȘtre fertile , car ses habitans sont nombreux et bien nourris; ils paraissent n’avoir aucun quadrupĂšde ; mais la banane, le fruit Ă  pain , le taro ne leur en laissent pas sentir le besoin nous vimes divers oiseaux marins errer sur ses cĂŽtes. Ses habitans sont d’une belle figure; leur peau est douce ; ils sont gais , et paraissent voluptueux ; leurs mƓurs paraissent semblables Ă  celles des Otahi- tiens leurs maisons situĂ©es dans des boccages , ressemblent Ă  celles de ce peuple; ils saluent en touchant le nez de l’étranger avec le leur , et lui prennent la main qu'ils frottent sur leur nez et leur bouche elle est situĂ©e sous le 21 e . dĂ©grĂ© 5 j minutes de latitude mĂ©ridionale, et le 201 e . de longitude Ă  l’orient de Greenwich, ou 2i8 Ă© . dĂ©grĂ© 28 minutes de l'isle de Fer. Le lendemain , nous dĂ©couvrĂźmes une nouvelle terre vers le nord ; cette isle nouvelle avait l’apparence de celle que nous venions de quitter ; prĂšs d’elle en Ă©tait une plus petite que je laissai pour tenter d'aborder l'autre nos canots y allĂšrent chercher un mouillage; des pirogues s'approchĂšrent de nous,elles Ă©taient longues, Ă©troites, munies d’un balancier ; l'arriĂšre en Ă©tait Ă©levĂ© , de Jacques Cook. 85 l’avant se prolongeait sous la forme d’un manche de violon. Nous jetĂąmes aux insulaires des couteaux, des grains de verre et d’autres bagatelles, et ils nous donnĂšrent des cocos. Ils montĂšrent sans crainte sur nos vaisseaux. Une autre pirogue vint aprĂšs que ceux-ci se surent retirĂ©s , m’apporter un prĂ©sent de bananes ; je donnai Ă  son conducteur une hache et un morceau d'Ă©toffe rouge qui le rendirent fort content c’était le chef de l’isle qui me faisait ce prĂ©sent. Une double pirogue montĂ©ededouze hommes, nous aborda ensuite ; ils chantaient en chƓur, et quand ils eurent fini , ils montĂšrent sur le vaisseau , me demandĂšrent et m’offrirent un petit cochon , des cocos et une natte ; on leur fit voir le vaisseau , mais rien n'y attira leur attention ils eurent peur des chevaux et des vaches les moutons et les chĂšvres excĂ©daient encore la mesure de leurs idĂ©es ; ils les croyaient des oiseaux, quoiqu’ils eussent des quadrupĂšdes; mais ils ne ressemblaient pas Ă  ceux que nous avions. Ils auraient dĂ©sirĂ© des chiens , animaux qu’ils connaissent et ne possĂšdent pas ; nous ne pouvions les satisfaire. Ces insulaires ressemblaient Ă  ceux que nous venions de quitter , et s'habillent de mĂȘme ; leux- teint Ă©tait plus noir ; mais leurs femmes Ă©taient assez blanches; les oreilles de ces Indiens Ă©taient percĂ©es , et non fendues ; leurs jambes sont piquetĂ©es , leurs pieds couverts d’une sandale faite de gramens. On ne put trouver de mouillage x l'isle est environnĂ©e d’un rocher de corail ; ces F 3 86 TroisiĂšme Voyage habitans paraissant ĂȘtre de bonnes gens , nous espĂ© Ăąmes qu’ils pourraient nous apporter de Therbe et des fruits de bananes pour nos bestiaux, et je rĂ©solus d’essayer de les y engager. De nouvelles pirogues nous apportĂšrent de nouveaux prĂ©sens , car ils ignoraient Tusage des Ă©changes ils me donnĂšrent un cochon , des bananes , des cocos pour obtenir un chien ; ilsne voulaient que cela. OrnaĂŻ eut la gĂ©nĂ©rositĂ© de leur cĂ©der celui qu’il amenait de Londres , et les insulaires se retirĂšrent trĂšs-satisfaits. J’envoyai deux canots pour tenter d’exĂ©cuter ce que nous avions projetĂ©; O mai accompagna mon lieutenant Gore, pour lui servir d’interprĂȘte. Je les suivis avec les vaisseaux; je vis nos canots attachĂ©s et vis-Ă -vis un nombre prodigieux dinsulaires ; j’en conclus que nos gens avaient dĂ©barquĂ© dans l’isle , et m’approchai de la cĂŽte autant que les Ă©cueils me le permettaient , afin de pouvoir les secourir s’ils en avaient besoin ; mais la ceinture Ă©tait un obstacle que nous ne pouvions franchir ; les insulaires me rassurĂšrent en venant sur mon vaisseau ; car s’ils avaient eu des desseins sinistres , ils ne seraient pas venus se livrer dans nos mains. En effet, je vis arriver nos canots un peu avant le coucher du soleil. Us nous racontĂšrent leurs aventures en voici le prĂ©cis DĂšs que nous eĂ»mes fixĂ© nos canots , diient nos gens , les insulaires se jetĂšrent Ă  la nage , et nous apportĂšrent des noix de cocos ; dĂšs qu’ils surent que nous voulions dĂ©barquer , ils nous j>e Jacques Cook.. 87 envoyĂšrent deux pirogues oĂč nous entrĂąmes sans armes pour leur inspirer plus de confiance ; les Indiens rassemblĂ©s sur le rivage nous reçurent tenant Ă  la main des rameaux vereis , et nous saluĂšrent en frottant leur nez contre les nĂŽtres ; on nous conduisit au travers de la foule , Ă  une avenue de palmiers , au-delĂ  de laquelle nous trouvĂąmes une troupe de guerriers rangĂ©s sur deux lignes, et tenant leurs massues sur leurs Ă©paules ; nous marchĂąmes avec eux , et trouvĂąmes bientĂŽt un chef assis par terre , les jambes croisĂ©es , s’éventant avec une feuille de palmier emmanchĂ©e, et coupĂ©e en triangle ; de ses oreilles sortaient en avant deux touffes de plumes rouges, qui paraissaient seuls le distinguer des autres insulaires 3 il Ă©tait grave , on lui obĂ©issait promptement , et on nous avertit que nous devions le saluer. Plus loin , nous trouvĂąmes un second chef, plus jeune que 1''autre , ornĂ© , occupĂ© comme lui ; il Ă©tait d’un embonpoint extraordinaire. Un troisiĂšme nous attendait Ă  quelque distance , aussi corpulent que les deux autres et plus vieux ; il nous invita Ă  nous asseoir, et nous nous hĂątĂąmes de le faire , parce que nous Ă©tions las peu de temps aprĂšs la foule s’écarta pour faire place Ă  vingt jeunes femmes ornĂ©es de plumes rouges , qui dansĂšrent avec gravitĂ© , chantĂšrent en chƓur , et ne firent point attention Ă  nous , mĂȘme lorsque nous les approchĂąmes tous leurs mouvemens Ă©taient dirigĂ©s par un homme et par la musique ; elle ne changeaient point de place , remuaient les pieds , et agitaient I 4 88 TroisiĂšme Voyage les doigts avec une extrĂȘme lĂ©gĂšretĂ© ; elles frappaient de temps en temps des mains, elles avaient assez, d'embonpoint , leurs cheveux flottaient en boucles sur leur cou , leur teint Ă©tait olivĂątre ; leurs traits Ă©taient mĂąles et leurs veux noirs dans tout ce qu’elles faisaient, on voyait beaucoup de douceur et de modestie ; leur taille Ă©tait Ă©lĂ©gante , et une Ă©toffe lustrĂ©e les ceignait et descendait jusqu’aux genoux. Elles dansaient encore lorsque nous entendĂźmes un bruit semblable Ă  celui d’une troupe de chevaux qui ga- ĂŻoppent c'Ă©tait un combat simulĂ© que les guerriers nous prĂ©paraient. FatiguĂ©s de la multitude qui nous pressait, nous fĂźmes des prĂ©sens aux chefs rassemblĂ©s ; nous voulĂ»mes dire pourquoi nous Ă©tions descendus sur l’isle ; mais on nous fit entendre que nous devions attendre au lendemain , et qu’on nous fournirait des provisions. Cependant ils nous entourĂšrent chacun en particulier et vuidĂšrent nos poches ; le chef les approuva cette cĂ©rĂ©monie ne nous fit pas craindre pour nos jours , mais nous persuada qu'on voulait nous arrĂȘter ils satisfirent nos besoins, et nous offrirent des cocos , du fruit Ă  pain , et une espĂšce de pudding acide ; un des chefs nous Ă©venta , nous fit un prĂ©sent d’étoffes ; mais quand nous voulĂ»mes nous rapprocher du rivage , nous fĂ»mes arrĂȘtĂ©s et ramenĂ©s au lieu que nous avions quittĂ©. OinaĂŻ Ă©tait plus effrayĂ© que nous , parce qu’il avait vu creuser et Ă©chauffer un four qui lui faisait soupçonner qu’on voulait nous rĂŽtir et de Jacques Cook. 89 nous marger. Il le leur demanda, et surpris , ils demandĂšrent Ă  leur tour si telle Ă©tait notre coutume. Nous passĂąmes ainsi la plus grande partie du jour, quelquefois rĂ©unis, quelquefois sĂ©parĂ©s, toujours au milieu d’une foule nombreuse ils nous firent dĂ©shabiller , nous examinĂšrent , voulurent calmer nos inquiĂ©tudes en plantant des rameaux en terre devant nous , en nous faisant entendre que nous devions passer quelque temps avec eux , et manger un cochon qu’ils nous montrĂšrent prĂšs du four ; cette vue dissipa la frayeur d’OmaĂŻ , en lui montrant pourquoi on avait prĂ©parĂ© ce lour qui l’avait si vivement inquiĂ©tĂ©. Le chef promit d’envoyer chercher du fourrage pour notre bĂ©tail, mais ses Ă©missaires ne rapportĂšrent que quelques tiges de bananiers. L’un de nous vint sur le rivage et voulut gagner l’enceinte de rochers ; mais on l’y retint ; on lui fit quitter des morceaux de corail et des plantes qu’il avait ramassĂ© , et Ornai lui en apprit la raison ; c’est que dans ces isles un Ă©tranger ne peut se permettre ces libertĂ©s , que lorsqu’il a Ă©tĂ© fĂȘtĂ© pendant deux ou trois jours. Il fallut donc attendre d’avoir reçu des honnĂȘtetĂ©s pour avoir le droit de se retirer. Le second chef s’assit sur une escabelle noirĂątre et polie , fit faire un cercle Ă  la multitude et nous fit asseoir auprĂšs de lui on apporta d’abord des noix de cocos , des bananes cuites , puis on plaça auprĂšs de chacun de nous un morceau de cochĂŽn cuit au four 1 nous mangeĂąmes peu et sans » 90 TroisiĂšme Voyage appĂ©tit ; mais la nuit s’approchant , ou nous permit de nous retirer , et on voulut E Jacques -Cook. 129 armĂ©s de piques et de massues , qui chantaient constamment une petite phrase avec le ton de la dĂ©tresse, et semblaient demander quelque chose ; ces chants durĂšrent une heure, pendant laquelle une multitude d’indiens vinrent dĂ©poser une igname placĂ©e au milieu d’une perche, aux pieds de ceux qui psalmodiaient si tristement. Puis le roi et le prince Ă©tant arrivĂ©s dans la prairie , chaque perche fut relevĂ©e , mise sur les Ă©paules de deux hommes , et on forma de ces couples des compagnies ; un guerrrier se mit Ă  la tĂȘte de chacune , d’autres se placĂšrent sur les cĂŽtĂ©s, et tous traversĂšrent le lieu de la scĂšne d’un pas pressĂ© la procession Ă©tait terminĂ©e par un Indien portant sur une perche un pigeon vivant elle s’arrĂȘta au cimetiĂšre placĂ© sur la petite montagne, et on forma deux tas des ignames. Comme il nous sembla que notre prĂ©sence les gĂȘnait , nous nous retirĂąmes ; et revĂźnmes bientĂŽt rejoindre le roi qui nous recommanda de ne pas laisser sortir nos marins de leur canot , de peur qu’ils ne sussent tuĂ©s ; qu’il fallait nous retirer nous-mĂȘmes, mais qu’il nous placerait dans un lieu d’oĂč nous pourrions tous voir. J’essayai de m'approcher et de pĂ©nĂ©trer au travers de la foule ; mais les cris des Indiens , leurs priĂšres , des espions qui me suivaient par-tout, me firent rĂ©trograder , et je me rendis Ă  la plantation du roi. Nous y vimes dĂ©filer les couples d’indiens , chargĂ©s d’un bĂąton auquel Ă©tait suspendues trois ou quatre baguettes elles reprĂ©sentaient les Tome III, I i3o TroisiĂšme Voyage ignames , et les couples qui les portaiant semblaient affaissĂ©s sous le poids. Le roi nous plaça derriĂšre une pallissade voisine de la prairie , oĂč tous les nrouvemens s’exĂ©cutaient ; plusieurs autres insulaires s’y trouvaient avec nous ; mais j’apperçus qu’on avait pris toutes les prĂ©cautions possibles pour nous masquer la vue ; les pallissades Ă©taient nouvelles et si hautes que le plu s grand homme n’aurait pas vu par-dessus ; nous trouvĂąmes le moyen d’éluder leurs efforts en y faisant des ouvertures avec nos couteaux. DĂšs lĂ  nous viines bien du mouvement ; on fit des discours , des femmes parurent sur la scĂšne portant des piĂšces d’étoffes blanches Ă©tendues ; le roi , le prince allaient, venaient , s’asseyaient ; deux hommes avec des rameaux verts firent diverses cĂ©rĂ©monies , et la grande procession dĂ©fila encore , tandis que trois hommes prononçaient quelques phrases d’un ton languissant ; puis l’assemblĂ©e se dispersa. Nous soupĂąmes avec le roi qui s’enivra de notre vin et de notre eau de-vie ; tout le monde se coucha ; Ă  deux heures du matin les Indiens se levĂšrent et se rĂ©pandirent dans la campagne , Poulaho demeura, et une femme vint le macer ; il dormit jusqu'Ă  onze heures entre les mains des femmes ; je fis au prince le prĂ©sent d'un habit complet, dont il parut vain j nous dĂźnĂąmes , et la ƓrĂ©monie du jour prĂ©cĂ©dent recommença bientĂŽt. RĂ©solu de chercher Ă  dĂ©couvrir le sens de ces cĂ©rĂ©monies qui me semblaient figurĂ©es , je n’é- de Jacques Cook. i3i coĂ»tai plus ceux qui voulaient m’arrĂȘter ; malgrĂ© les insulaires , je m’avançai sur le lieu oĂč tout s’exĂ©cutait $ je me donnai de la peine en vain ; des discours graves ou plaisans , beaucoup de inouvemens , d’agitations , de longues processions oĂč les couples Ă©taient frĂ©quemment chargĂ©s d’une feuille de cocos , des hommes qui s’arrachent des poissons , des espĂšces de chants et de combats, c’est tout ce que je pus voir; mais c’était une Ă©nigme' pour moi , dont je ne pus saisir le mot, et peut-ĂȘtre n’en a-t-elle point. Je ne pus parvenir mĂȘme Ă  observer tout sans les imiter, sans me dĂ©pouiller jusqu’à la ceinture , et rĂ©pandre mes cheveux flottans sur mes Ă©paules. On appelle cette cĂ©rĂ©monie natche ; il paraĂźt que les ignames qu’on y porte sont consacrĂ©es Ă  l’Otooa , ou Ă  la divinitĂ©. On en devait cĂ©lĂ©brer une plus solemnelle , trois mois aprĂšs, oĂč devaient ĂȘtre Ă©talĂ©s tous les tributs des islcs qui reconnaissaient Poulaho pour leur roi ; on y devait sacrifier des victimes humaines, choisies dans le bas peuple ; sacrifice barbare , qui contraste avec les mƓurs de ce peuple humain je voulus leur en faire sentir l’atrocitĂ© , ils se bornĂšrent Ă  me dire que tel Ă©tait l’usage et que l’Otooa exterminerait le roi si l’on ne s’y conformait pas. Le te mus Ă©tait devenu favorable , et je voulus partir, c’était le 10 juillet. Poulaho dĂ©sirait que je demeurasse pour assister encore Ă  une cĂ©rĂ©monie funĂ©raire , il promettait de m’accompa- I 2 l3a TroisiĂšme Voyage gner Ă  Middelbourg , nommĂ© Eooa par les ha- bitans ; mais je craignis de laisser Ă©chapper des rnomens prĂ©cieux , et je mis Ă  la voile, aprĂšs avoir dĂ©posĂ© dans l’isle les quadrupĂšdes dont j’à'i parlĂ© , auxquels j’ajoutai un verrat et trois jeunes truies de race anglaise ; je donnai aussi Ă  Feeuou deux lapins , l’un mĂąle et l’autre lĂšmelle je crois leur avoir lait un prĂ©sent utile. La marĂ©e nous favorisa jusqu’au lieu oĂč les flots opposĂ©s , rĂ©primĂ©s d’abord dans des canots Ă©troits , libres dans une espĂšce de lagune , viennent s’y rĂ©unir ; la profondeur de Cette lagune, les bas-fonds , les rochers qui en sont voisins , rendent ce passage dangereux, et aprĂšs nous en ĂȘtre tirĂ©s , je vins jeter l’ancre sous la cĂŽte de Tongataboo le lendemain nous vĂźnmes Ă  Eooa ; j’y descendis pour chercher de l’eau douce, qui Ă©tait la seule provision dont nous avions besoin ; j'eus mĂȘme assez de peine Ă  en trouver, mais elle Ă©tait dans l’intĂ©rieur de l’isle, et plutĂŽt que d’entreprendre un travail long et fatiguant , je me contentai de celle que j’avais. J’y dĂ©posai un,bĂ©lier et deux brebis que je confiai Ă ToolĂ  , mon ami en .1773 ; il n’y a pas de chiens dans cette isle , et les moutons s’y reproduiront en paix. On nous y vendit des ignames , mais peu de cochons. Eooa prĂ©sente un aspect diffĂ©rent des isles que nous venions de parcourir ; leur surface applanie n’offre que des arbres Ă  ceux qui les contemplent de la mer ; mais ici la terre s’élĂš\ e , elle de Jacques Cook, Ăźgg prĂ©sente un coup-d’Ɠil Ă©tendu oĂč l’on distingue des bocages Ă  des distances irrĂ©guliĂšres et sĂ©parĂ©s par de vertes prairies la cĂŽte en est bordĂ©e d’arbres et de cabanes qu’ils ombragent ; et les cocotiers y sont superbes. Nous allĂąmes dans un aprĂšs-midi sur la partie la plus Ă©levĂ©e de l’isle , au travers de vallĂ©es , de collines semĂ©es de rocs de corail caverneux, et d’une argile rougeĂątre. Sur la hauteur est une plate-forme ronde , soutenue par un mur de corail qu'on y a portĂ© Ă  force de bras. Les insulaires s’y rassemblent pour boire la kava ; prĂšs de lĂ  est une source excellente , et plus bas un ruisseau qui parvient Ă  la mer dans le temps des pluies. De lĂ  on jouit d’une perspective charmante , les plaines , les prairies ornĂ©es de touffes d’arbres, entremĂȘlĂ©es de plantations , prĂ©sentent un riche tableau , et j'espĂ©rai qu’il serait un jour plus animĂ© par les troupeaux d’animaux que j’y aurai rĂ©pandu ; je me flattai de n’avoir pas Ă©tĂ© , inutile au bonheur de ses habitans. On trouve ici une espĂšce d’Acrosticum , la Melastoma et la FougĂšre, arbre qui ne se trouve point plus prĂšs de la mer. Lorsque je fus de retour , j’appris que des insulaires avaient donnĂ© des coups de massue Ă  l’un d'eritr’eux, qu'ils lui avaient ouvert le crĂąne et cassĂ© une cuisse ce traitement barbare Ă©tait la punition infligĂ©e Ă  l’homme surpris en flagrant dĂ©lit avec une femme d’une classe supĂ©rieure Ă  la sienne ; la femme en est quitte pour de lĂ©gers coups ds bĂąton. I 3 i3 4 TroisiĂšme Voyage Je semai clans cette isle des pommes de pĂźn , des graines de melons et d’autres vĂ©gĂ©taux ces soins ne seront pas sans fruit, si le passĂ© est un gage de l’avenir car on in’y donna des turneps plante que j’y avais semĂ©e il y avait quatre ans. Toofa me fit un prĂ©sent de fruits et d’ignames, et me donna le spectacle de divers combats au bĂąton , Ă  la lutte , au pugilat ; et voulut m’offrir celui d’une danse de nuit ; mais elle fut trou IdĂ©e parles vols qu’on fit Ă  un Anglais qu’on dĂ©pouilla; je m’emparai de deux pirogues et d’un gros cochon pour les forcer Ă  la restitution ; et je rĂ©ussis; mais les danseurs furent dispersĂ©s. Je pardonnai au coupable, je donnai des prĂ©sens au chef , et je partis. A peine avions - nous dĂ©ployĂ© les voiles, qu’une pirogue Ă  voile aborda dans Eooa , et qu’on m’envoya dire qu’elle apportait un ordre de Poulaho, pour qu’on me fournĂźt des cochons ; mais je croyais avoir assez, de provisions , et j’étais en mer ; ce furent les raisons qui me dĂ©terminĂšrent Ă  ne pas retourner sur mes pas. Je continuai donc ma route, et les insulaires,. aprĂšs avoir continuĂ© les Ă©changes aussi longtemps qu'ils le purent, s’en retournĂšrent dans leur isle. Nous nous Ă©loignĂąmes avec regret ; car ces. isles nous avaient Ă©tĂ© utiles , et leur bon peuple nous avait intĂ©ressĂ© ; nous y avions accru nos provisions , nos bestiaux avaient repris de la vigueur dans leurs pĂąturages , et nous avions. de Jacques Cook. iZ5 jetĂ© des semences de nouvelles richesses, Peut- ĂȘtre le philosophe ne considĂ©rera pas sans plaisir et sans utilitĂ© les mƓurs de ces hommes doux et bienfaisans. On peut y faire un commerce avantageux de denrĂ©es pour des clous , des haches , des limes , des Ă©toffes rouges , des toiles blanches , des miroirs , des grains de verre bleus. Leurs ignames sont excellentes et se gardent bien sur la mer ; les autres denrĂ©es ne sont pas mauvaises. L’eau pure et douce y est rare ; mais on dit qu’il y a un beau ruisseau dans Kao. Tongataboo est comme le chef de cet Archipel assez vaste , car les habitans nous firent entendre qu’il renfermait i5o isles , dont i5 Ă©taient Ă©levĂ©es, et 35 d’une Ă©tendue assez considĂ©rable. TrĂšs - probalement les isles Williams de Tasrnan , les isles Keppel et Boscawen de "Wallis sont de ce nombre Poulaho me dit qu’un vaisseau avait envoyĂ© un canot vers l’isle Neeooatabootaboo, voisine de celle de Kootahec , et qu’il y avait Ă©changĂ© une massue pour cinq clous ; ce vaisseau pouvait ĂȘtre le Dauphin , et ces isles celles que nous avons nommĂ©es plus haut l’isle Boscawen doit ĂȘtre Kootahee. Hamoa , Vavao et Feejee sont les plus considĂ©rables dont on nous ait parlĂ© on les dit plus grandes que Tongataboo ; la seconde a de hautes montagnes , un ruisseau d’eau douce et un havre commode. Poulaho voulait m’y conduire ; mais je n’avais plus de temps Ă  y perdre. Hamoa est la plus grande de toutes ; elle a des havres , de l’eau I 4 Z 36 TroisiĂšme V o y a g b douce , des productions variĂ©es ; c’est de ses liabitans que Tongataboo a pris ses chants, et ses danses ; on les y imite encore dans la construction des maisons. Feejeeestune terre Ă©levĂ©e et fertile, riche en porcs, en chiens, en volaille, en racines et en fruits ; elle ne dĂ©pend pas de Poulaho quisles craint dans les guerres qu’il soutient souvent avec elle ; ses liabitans manient avec dextĂ©ritĂ© l’arc et la fronde ; ils mangent leurs ennemis vaincus, et ont plus de pĂ©nĂ©trai ion et d’activitĂ© qu’eux ; ils font des massues et des piques sculptĂ©es avec adresse , des Ă©toffes Ă  compartimens, des nattes dont les couleurs sont mĂȘlĂ©es avec goĂ»t, des pots de terre et d’autres meubles. On nous dit qu’une pirogue met trois jours Ă  se rendre de Tongataboo Ă  Feejee , et ces pirogues , par un vent modĂ©rĂ© , font y milles dans une heure , et ne comptent par jour qu’un espace de temps de dix Ă  douze heures on voit par-lĂ  que la distance entre ces deux isles est d’environ soixante et dix lieues. Tongataboo a le meilleur luivre de toutes les isles que je connais ; Annamoka a la meilleure eau ; la situation de cette derniĂšre , au centre du grouppe , est la plus favorable au commerce. O mai semblait devoir nous aider Ă  mieux connaĂźtre les mƓurs , la religion , la politique du peuple qui les habite ; mais nous nous trompions dans nos questions, et il faisait lui-mĂȘme cent mĂ©prises ; ses idĂ©es Ă©taient trop bornĂ©es , si dif- fĂ©ren tes des nĂŽtres, et ses explications si confuses, qu’il nous embrouilla plus souvent qu’il ne nous de Jacques Cook. i37 instruisit. Les habitans eux-mĂȘmes, ou ne faisaient pas attention Ă  nos demandes , ou ne jugeaient pas Ă  propos d’y rĂ©pondre , et ce n’est qu’à force de persĂ©vĂ©rance que nous sommes parvenus Ă  Ă©tendre nos idĂ©es au - delĂ  de celles que nous avions acquises. Les habitans sont d’une stature moyenne , forts et bien faits ; ils ont les Ă©paules larges ; ils sont musculeux -, plusieurs ont une belle figure , leurs traits sont variĂ©s ; 011 y voit des nez Ă©patĂ©s et des nez aquilins , peu ont les lĂšvres Ă©paisses , presque tous ont les veux beaux. La physionomie des femmes les fait quelquefois reconnaĂźtre, mais c’est sur-tout Ă  la forme arrondie de leurs membres qu’on les distingue ; leur corps est si bien proportionnĂ© qu’il pourrait servir de modĂšle aux artistes ; elles ont les doigts petits , celles qui ne s'exposent pas au soleil,n’ont que le teint olivĂątre. Les dartres paraissent ĂȘtre la maladie la plus commune de ce peuple ; elles y dĂ©gĂ©nĂšrent en ulcĂšres , et quelques-uns en perdent le nez ; mais rarement les maladies les empĂȘchent de sortir de chez eux , et ils ne connaissent point celles de l’indolence , et d’une maniĂšre de vivre contraire Ă  la nature. Leur contenance est gracieuse et calme, leur dĂ©marche ferme , leur accueil ouvert, leur physionomie annonce la douceur et la bontĂ©, uries Ă  de la franchise et de la gaĂźtĂ© ; ils mettent la plus grande honnĂȘtetĂ© , la plus grande confiance dans leur commerce. Ils volaient, mais 11e voyaient que nous, et c’est un peu notre faute, i38 TroisiĂšme Voyage puisque sous excitions vivement leur cupiditĂ© ; c’est la curiositĂ© , c’est souvent un dĂ©sir enfantin qui cherche Ă  se satisfaire, qui se satisfait avec la plus grande dextĂ©ritĂ©. Mais je ne m’étendrai pas davantage sur leurs mƓurs , j’en ai parlĂ© ailleurs. Ajoutons seulement un mot, sur leurs femmes , sur leur religion et leur gouvernement. Leurs occupations ne sont pas pĂ©nibles et sont renfermĂ©es dans l’intĂ©rieur de leurs maisons ; c’est-lĂ  qu'elles fabriquent leurs Ă©toffes , qu’elles font des peignes , de petits paniers ; qu’elles en- trelassent des grains de verre. Tous les autres travaux sont du ressort des hommes ; les deux sexes aiment l’oisivetĂ© Ă  se rĂ©unir ; les femmes y font des concerts de voix , les hommes en font avec une espĂšce de flĂ»te ; elles sont trĂšs-fidĂšles Ă  leurs Ă©poux , qui ne les estiment pas autant qu’elles devraient l’ùtre. Nous ne pouvons dire s’ils ont des idĂ©es de religion ; la durĂ©e et l’universalitĂ© de leurs deuils pourraient faire penser qu’ils regardent la mort comme un grand mal, et ce qu’ils font pour l’éloigner semble le prouver mieux encore j’appris dans mon dernier voyage , qu’ils se coupent les petits doigts lorsqu'ils ont une maladie grave , et se croient en danger de mourir ; ils supposent que leur Dieu , touchĂ© de ce sacrifice , leur rendra la santĂ© ; ils se les coupent avec une hache de pierre ; la dixiĂšme partie des habitait s est mutilĂ©e pour ce motif quelquefois mĂȘme des gens du bas-peuple se coupent une des jointures du petit doigt, lorsque le chef dont ils dĂ©pendent de Jacques Cook. i3c> est malade est-ce par superstition ? est-ce afection , ou l’effet de la tyrannie qu’exercent les chefs ? Leurs cĂ©rĂ©monies funĂšbres ou religieuses feraient croire qu’ils cherchent Ă  mĂ©riter la faveur de la DivinitĂ© , et Ă  mĂ©riter d'ĂȘtre heureux mĂȘme aprĂšs leur mort. Ils m’ont paru avoir peu d’idĂ©e des peines d’une autre vie , et cependant ils n’oublient rien de ce qui peut mĂ©riter la faveur de leur Dieu. Ils donnent le nom de Kallafoo- tonga Ă  l’Etre - suprĂȘme ; ils croient qu’il est une femme , qu’elle rĂ©side au ciel et dirige le tonnerre , les vents et la pluie; que les rĂ©coltes sont mauvaises, parce qu’elle est lĂąchĂ©e ; qu’a- lors les hommes , les animaux souffrent et meurent; que l’ordre naturel ne se rĂ©tablit que lorsque sa colĂšre est dissipĂ©e , et ils font tout pour l’appaiser. Ils admettent des divinitĂ©s infĂ©rieures, un Toofooa-Boolootoo qui est Dieu des nuages et des brouillards ; un Talleteboo qui habite dans les çieux ; un Footasooa et une Fykaoa - Kajeea , mari et femme qui sont les visirs du grand Dieu. Toutes les isles ne paraissent pas avoir le mĂȘme systĂšme religieux , ils ne donnent pas mĂȘme un nom semblable Ă  leur DivinitĂ© ainsi le Dieu suprĂȘme pour les habitans d'Happace est Alo-alo ; et il y a des isles qui adorent des divinitĂ©s particuliĂšres ; toutes se font des idĂ©es absurdes sur la puissance et les attributs de ces Dieux. Les habitans de ces isles se font cependant des i4° TroisiĂšme Toyage idĂ©es assez justes de la spiritualitĂ© et de l’immortalitĂ© de l’ame ; ils lui donnent le nom de vie ou de principe vivant ; ils rappellent Olooa , ou ĂȘtre invisible ; ils disent qu’à la mort les aines de leurs chefs vont dans un endroit nommĂ© Boolootoo , oĂč elles rencontrent le dieu Gooleho ; que le pays de ce dieu est le rendez-vous gĂ©nĂ©ral des morts, qu’il est situĂ© au couchant de l-’eejee; qu'alors on n’est plus soumis Ă  la mort, et qu’on y trouve tous les alimens qu'on aima autrefois les Ăąmes des gens du peuple sont mangĂ©es par l’oiseau Loata qui voltige autour des cimetiĂšres. Ils n’adorent aucun objet visible , et n’offrent Ă deurs dieux des cochons, deschiens, et les fruits que l'une maniĂšre iigurĂ©e cependant ils font Ă  ces dieux des sacrifices humains. Leurs MoraĂźs ou Fiatookas , sont en mĂȘme temps des temples et des cimetiĂšres. La subordination qui regne entr’enx ressemble au rĂ©gime fĂ©odal de nos ancĂȘtres. Le roi est le maĂźtre de la propriĂ©tĂ© de ses sujets, et cependant son pouvoir est limitĂ© ; les chefs traversent souvent les desseins de leur roi ; ils en paraissent indĂ©pendaris ; mais les biens et la vie du menu peuple sont Ă  la merci de ces chefs. Tongataboo est divisĂ©e en grand nombre de districts ; un chef prĂ©side sur chacun d’eux et y rend Injustice ; il en lire des subsides ; le peuple les nomme seigneurs du soleil et du firmament ; la famille du roi prend le titre d’un de leurs dieux qui est son protecteur et fut peut-ĂȘtre de Jacques Cook. i^t lin de ses ancĂȘtres. Le roi n'a point d'autre titre que celui de Tooee-Tonga. Tout , devant les chefs , prend l’air de la plus grande dĂ©cence ; quand ils s’asseyent , leur suite s’assied aussi , en formant un cercle qui laisse unes-' pace libre entre eux et lui ; si un sujet veut lui parler , il s’assied Ă  ses pieds , fait sa demande en peu de mots, et disparaĂźt quand il a reçu la rĂ©ponse. Mais si le roi parle Ă  un de ses sujets , celui-ci rĂ©pond du lieu oĂč il se trouve , mais toujours assis ĂȘtre debout devant lui serait une grossiĂšretĂ©. Si un chef harangue, on l’écoute en silence ; s’il commande , on obĂ©it avec joie. Le roi n’est pas le plus puissant par ses domaines, mais il l’emporte sur tous les chels par sa dignitĂ© ; il n’a point le corps piquetĂ© , il n’est pas circoncis comme le peuple ; quand il se montre , tout s'asseye , tout doit ĂȘtre au niveau de ses pieds. S'il marche , il est souvent contraint de s’arrĂȘter pour se laisser toucher les pieds , et il est des lieux oĂč l'on ne se sert pas de quelque temps de la main qui a touchĂ© le pied royal; on ne le peut qu’aprĂšs s’ĂȘtre lavĂ©. Une femme impure cesse de l’ĂȘtre quand le roi lui a baisĂ© les deux Ă©paules ; si ce souverain entre dans la maison d’un de ses sujets, il ne peut plus l’habiter. Mais ces marques de respect ne sont pas toujours celles du pouvoir; Feenou qui Ă©tait GĂ©nĂ©ralissime , et en mĂȘme temps chargĂ© de punir les dĂ©lits envers l’Etat, avait quelqu’inspection sur 1^2 TroisiĂšme Voya&e le roi ; Poulaho disait que s'il devenait un mĂ©chant homme , Feenou le tuerait. Peut-ĂȘtre que s'il s’écartait des loix et des coutumes du pays, les chefs le jugeraient et que Feenou ferait exĂ©cuter ia sentence. Quoique les isles soumises Ă  Poulaho sont rĂ©pandues au loin , il ne paraĂźt pas qu'il s’y Ă©lĂš-Ɠ jamais de rĂ©voltes, peut-ĂȘtre parce que tous les chefs rĂ©sident Ă  Tongataboo. Il y a diverses classes de chefs ; les plus puissans en ont sous eux qui sont pour ainsi dire , leurs vassaux. On dit qu’à la mort d’un insulaire, ses biens appartiennent au roi ; mais il les abandonne ordinairement au fils aĂźnĂ© du dĂ©funt. Le fils du roi hĂ©rite de son pĂšre , il ne devient pas roi en naissant comme Ă  Otahiti. La famille du roi s’appelle Futtasaifies ‱, elle occupe le trĂŽne en ligne directe depuis fort longtemps ; elle rĂ©gnait dĂ©jĂ  quand Tasinan aborda dans ces isles ; on se souvient encore de son apparition avec ses deux vaisseaux. Il y a des femmes qui paraissent supĂ©rieures en dignitĂ© Ă  Poulaho ; on leur donne le nom de Tarnmalla ; la femme devant laquelle ce roi ne vo il ut point manger et dont il toucha les pieds , Ă©tait une de ces Taminaha ; elles Ă©taient , nous dit-on , filles de la sƓur aĂźnĂ©e du pĂšre de Poulaho; l'Ăąge ou le droit d’ainesse donneraient- ils seuls Ă  ces femmmes le rang qu’elles tiennent? La langue du peuple de ces isles ressemble beaucoup Ă  celle des peuples de la nouvelle ZĂ©lande , de Wateeoo , de Mangeea, et d’Otahiti. de Jacques Cook. i^3 Elle en diffĂšre par la prononciation ; elle est assez harmonieuse pour ĂȘtre agrĂ©able dans la conversation , assez riche pour rendre toutes les idĂ©es de ceux qui la parlent ; ses Ă©lĂ©mens sonS peu nombreux ; les noms ne s’y dĂ©clinent pas , les verbes n'y ont pas de conjugaisons ; mais on y trouve les degrĂ©s de comparaisons dont se sert la langue latine. Nous quittĂąmes Eaoo le 17 juillet , et nous dirigeĂąmes vers le levant ; nous essuyĂąmes une tempĂȘte douze jours aprĂšs notre dĂ©part, qui dĂ©chira nos voiles ; c’était durant la nuit, et plusieurs lumiĂšres qui passaient d'un lieu Ă  l’autre sur la DĂ©couverte , me firent soupçonner qu’elle Ă©tait plus endommagĂ©e encore que nous ; je sus le lendemain qu’elle avait perdu un de ses grands mĂąts; peu aprĂšs on dĂ©couvrit que son grand mĂąt Ă©tait fendu ; je le secourus et le mis en Ă©tat de me suivre. Le 8 aoĂ»t nous dĂ©couvrĂźmes la terre qui s’offrit d’abord comme des collines dĂ©tachĂ©es ; nous nous en approchĂąmes ; mais nous la trouvĂąmes environnĂ©e de rochers de corail ; on en apperçut une autre que je nĂ©gligeai ; je voyais des insulaires courir en diffĂ©rentes parties de la cĂŽte , ils lancĂšrent deux pirogues Ă  la mer et je voulus les attendre. On voulut en vain persuader Ă  ceux qu’elles renfermaient de monter sur le vaisseau ; ils nous montrĂšrent la cĂŽte oĂč leurs compatriotes agitaient quelque chose de blanc, et je crus qu’ils m’invitaient Ă  m’y rendre mais cette isle paraissait peu considĂ©rable, je n’avais rien Ă  liji *44 TroisiĂšme Voyage demander , et je craignis de perdre' nn vent fa-> ver aide. Je m’en Ă©loignai en cinglant vers le nord. Ses habitans la nomment Toobouai ; sa plus grande Ă©tendue n’excĂ©de pas cinq ou six milles , mais elle a des hautes collines, dontjle pied forme une bordure Ă©troite et plate; elles sont couvertes de verdure , exceptĂ© des rochers escarpĂ©s dont le sommet est couvert d’arbres. Les plantations sont "lus nombreuses dans les vallĂ©es , et la bordure est par-tout revĂȘtue d’arbres vigoureux et hauts , parmi lesquels on distingue les cocotiers et les Ă©toa. Cette isle nourrit des cochons , de la volaille, produit desf’ruitsetdes racines. Les habi- ‱tans parlent la langue cPOtahiti ; ceux que nous vĂźmes Ă©taient forts et robustes ; leur teint est couleur de cuivre , et leur chevelure noire et lisse ; quelques-uns la portent nouĂ©e en touffes au dessus de la tĂȘte , d’autres la laissent flotter sur leurs Ă©paules , leurs visages sont ronds et pleins , peu applatis ; leur physionomie annonce une sorte de fĂ©rocitĂ© naturelle ; un pagne Ă©troit qui enveloppait leurs reins et passait entre les cuisses, Ă©tait tout leur vĂȘtement ; plusieurs de ceux qui Ă©taient sur la grĂšve avaient un habit blanc qui leur couvrait tout le corps; des coquilles de perle suspendues sur leur poitrine , Ă©taient leur seul ornement. L’un d’eux souilla constamment dans une conque Ă  laquelle Ă©tait fixĂ©e un roseau long de deux pieds ; d’abord il n’en tira qu’un ton , ensuite deux ou trois , et toujours avec la mĂȘme force. Jamais je n’ai observĂ© que çette conque annonçùt \ de Jacques Cook. i ^5 annonçùt la paix ; cependant ils n’étaient point armĂ©s. Leurs pirogues formaient une saillie en avant , et se relevaient sur l’arriĂšre qui Ă©tait sculptĂ© par-tout; les cĂŽtĂ©sĂ©taient sculptĂ©s dans le haut, incrustĂ©s de coquilles par-tout ailleurs ; chacune avait un balancier. Le lendemain du jour que je quittai cette isle, nous dĂ©couvrĂźmes Maitea , et peu aprĂšs Otahiti. Je cherchai Ă  entrer dans la baie d ’Okeiteptka , mais le calme et les vents ne nous permirent pas d’y pĂ©nĂ©trer des pirogues arrivĂšrent; mais ceux qui les montaient Ă©tant de la classe infĂ©rieure, Ornai y fit peu d’attention , comme eux ne parurent pas voir en lui un compatriote. OolĂ©e , son beau-frĂšre , vint aprĂšs eux , et leur entrevue fut indiffĂ©rente jusqu’au moment oĂč il montra ses plumes rouges. Alors tout changea de face ; le beau-frĂšre voulut changer de nom avec lui ; Ornai lui donna de ses plumes, et celui ci reconnut ce don par celui d’un cochon ; on vit trop Ă©videmment que ce n’était pas Ornai , mais ses richesses qu’on aimait, et sans ses plumes, on n’aurait pas daignĂ© lui offrir une noix de cocos; je m’étais attendu que son importance ne naĂźtrait que de ses trĂ©sors , et par eux il aurait pu se faire respecter , s’il eut consultĂ© la prudence dans sa conduite. Il n’y eut d’entrevue sentimentale que celle avec sa soeur , et ensuite avec sa tante. J’appris lĂ  que deux vaisseaux avaient abordĂ© dans cette isle , et y avaient dĂ©barquĂ© des cochons , des chiens , des chĂšvres , un taureau ; que ces vaisseaux venaient du port Huma Lima Tome lll. K x46 Thoisiime Voyage sans doute , que ceux qui le montaient avaient construit une maison et avaient laissĂ© quatre personnes dans l’isle , deux prĂȘtres , un domestique , et un autre qu'ils nommaient Mateema , et avaient emmenĂ© quatre de leurs compatriotes ; qu’ils Ă©taient revenus dix mois aprĂšs , avaient repris leurs compatriotes , et dĂ©barquĂ© deux Ota- liitiens qui seuls Ă©taient encore vivans. Nos plumes rouges rendirent les Ă©changes extrĂȘmement actifs jonestimaitqu’ellesetles haches. Pendant que chacun s’occupait ainsi , je descendis Ă  terre pour y voir la maison des Espagnols , et un homme qu’on disait ĂȘtre le dieu de Bola- bola ; ce dieu Ă©tait un vieillard qui avait perdu l’usage de ses membres , et qu’on portait sur une civiĂšre ; on l’appelait Olla ou Orra ; de jeunes bananiers Ă©taient placĂ©s devant lui ; mais jen'ap- perçus pas qu’on le respectĂąt plus que les autres chefs. La maison Espagnole Ă©taituebois, qui paraissaient avoir Ă©tĂ© apportĂ©s tous prĂ©parĂ©s; elle Ă©tait divisĂ©eendeux chambres, et prĂšs de la façade Ă©tait une croix de bois , oĂč ils avaient gravĂ© le nom de JĂ©sus et celui de leur roi ; j'y gravai aussi celui de George III , et la date des voyages que nous y avions faits. PrĂšs de-lĂ  Ă©tait la tombe du commandant Espagnol mort dans l’isle , ils l’appelaient Oreede. Quels qu'aient Ă©tĂ© les motifs des Espagnols pour visiter cette isle , on doit dire qu’ils s’y sont fait estimer et respecter. J’appris qu’Oberea avait cessĂ© de vivre. Je revins Ă  bord oĂč je voulais persuader Ă  mon Ă©quipage de se priver de liqueurs fortes pendant de Jacques Cook. \%j le temps que nous serions dans l’isle ; je leur parlai du but de notre voyage , des rĂ©compenses qui attendaient nos succĂšs , des travaux qui nous restaient Ă  faire, du temps qu’ils exigeaient, de la nĂ©cessitĂ© d’économiser dans un climat chaud oĂč l’on avait l’excellente liqueur du cocos, des liqueurs qui nous seraient nĂ©cessaires dans les climats froids oĂč nous devions pĂ©nĂ©trer il ne dĂ©libĂ©ra pas un instant , et approuva unanimement mon projet je ne lui en donnai plus que le samedi au soir pour boire Ă  la santĂ© de leurs amis d’Angleterre. J’allai ensuite visiter W aheiadooa , prince de la pĂ©ninsule d’Otahiti ; on harangua, un orateur et Ornai firent aussi des discours, dont la partie la plus intĂ©ressante pour nous , fut celle qui nous apprit que les Espagnols avaient voulu leur persuader de ne plus nous recevoir ; mais que bien loin d’y souscrire , ils m’offraient et sa province et tout ce qu’elle renfermait. Waheiadooa vint ensuite m’embrasser , et changea de nom avec moi. Je le menai diner sur le vaisseau avec ses amis il me donnna dix ou douze cochons , des fruits et des Ă©toffes ; et je tirai des feux d’artifice qui les amusĂšrent et les Ă©tonnĂšrent. Quelques-uns de nos gens virent dans leurs promenades un Ă©difice qu’ils appelĂšrent une chapelle catholique ce nom Ă©veilla ma curiositĂ©, et j’allai la voir ; c’était un 'Toopapaoo , oĂč l’on tenait solemnellement exposĂ© le corps du prĂ©dĂ©cesseur du prince mort depuis vingt mois, il Ă©tait trĂšs - propre , semblable Ă  un pavillon , K a 1^8 TroisiĂšme V o y Ă  & e couvert de nattes et d’étoffes de couleurs diffĂ©rentes ; on y apportait chaque jour des offrandes de fruits et de racines , dĂ©posĂ©es sur un autel placĂ© en dehors de quelques palissades qu’on ne franchit pas; deux gardes veillaient nuit et jour sur cette espĂšce de temple , et le dĂ©coraient dans les soient nitĂ©s. Lorsque je pris congĂ© de Waheiadooa , un des enthousiastes fanatiques nommĂ© Eatooas , vint se placer devant nous , enveloppĂ© de feuilles de bananiers ; il parlait au prince d’une voix basse et criarde , et lui dĂ©conseillait de me suivre Ă  Mataway , oĂč il prĂ©disait que je n’arriverais pas ce jour-lĂ  ; prĂ©diction fondĂ©e sans doute sur le calme qui rĂ©gnait alors , et qui fut cependant dĂ©mentie par l’évĂ©nement on mĂ©prisait cet homme, et cependant on le croyait inspirĂ©. On dit que dans leurs accĂšs , ces prophĂštes fous ne connaissent personne , donnent alors tout ce qu’ils possĂšdent ; que leur accĂšs passĂ© , ils redemandent ce qu’ils ont donnĂ© , comme ne se souvenant plus de ce qu’ils ont fait. J’arrivai Ă  Mataway , et le roi Otoo m’y fit dire qu’il dĂ©sirait beaucoup de me voir ; je m’y rendis avec O mai qui lui fit des prĂ©sens , comme je lui en fis Ă  mon tour ; il me donna beaucoup de provisions Ă  son tour; Ornai ne fut recherchĂ© que par ses richesses , et l’imprudence de sa conduite lui en fit mĂȘme perdre le prix il ne frĂ©quenta que des vagabonds et des Ă©trangers qui le dupaient , et perdit l’amitiĂ© d’Otoo et des autres chefs ; il eut bientĂŽt Ă©tĂ© rĂ©duit Ă  jĂźe Jacques Cook. 149 la misĂšre et au mĂ©pris , si je n’étais intervenu Ă  propos pour l’arrĂȘter dans ses folles prodigalitĂ©s. Je descendis Ă  terre avec un paon et sa femelle , un coq et une poule d’inde , quatre oies dont une Ă©tait mĂąle , un canard et quatre cannes ; je les donnai Ă  Otoo ; elles couvaient dĂ©jĂ  lorsque je quittai l’isle. Le taureau espagnol Ă©tait superbe ; je lui envoyai nos trois vaches ; j’y fis conduire aussi le taureau , le cheval , la jument et les moutons que j’avais apportĂ©s j. j’eus du plaisir Ă  leur faire ces dons ; ils m’avaient donnĂ© beaucoup de peine et d’embarras pour les conserver , et mon but rempli, je fus dĂ©livrĂ© d’un soin bien incommode. Je fis dĂ©fricher aussi une piĂšce de terre oĂč je plantai des lĂ©gumes et des arbres fruitiers dont je crains avec raison que les liabitans ne prennent peu de soin ; les Espagnols avaient plantĂ© un sep de vigne qu’ils ont dĂ©jĂ  coupĂ© , parce qu’ayant cueilli du raisin mal mĂ»r , iis en avaient conclu que c’était du poison ; nous le trouvĂąmes , le cultivĂąmes , et les instructions d’OmaĂŻ leur persuaderont peut-ĂȘtre de les conserver ; quand nous partĂźmes , les melons , les patates , des pommiers de pin donnaient dĂ©jĂ  des espĂ©rances. Tous nos amis accoururent bientĂŽt nous voir , et nous .fĂźmes des Ă©changes sous le nom de prĂ©sens mutuels ; j’y vis un de ceux que les Espagnols avaient conduit au PĂ©rou ; il ne se distinguait de ses compatriotes que par quelques mots espagnols qu’il avait conservĂ©s ; OEdidĂ©e , dont K 3 i5o TroisiĂšme V a y a g * le vĂ©ritable nom Ă©tait Heete-Heete , accourut aussi vers nous, et nous lit entendre les mots anglais qu’il savait encore nĂ© Ă  Bolabola, il Ă©tait Ă  Otahiti, amenĂ© par la curiositĂ© on par l’amour qui leur lait souvent entreprendre des voyages il prĂ©fĂ©rait la mode et la parure de ses compatriotes et ne mit pas un grand prix Ă  l’habit complet que je lui remis. J’assistai Ă  un conseil de guerre qui se tint pour dĂ©cider s’il fallait faire la guerre on la paix avec Eimeo , cette isle de laquelle les Otahi liens Ă©taient les ennemis dĂ©jĂ  dans mon second voyagej chacun y appuya son opinion avec decence, et parla dans son rang sans s’interrompre ; le conseil devint ensuite orageux, il se calma ensuite ; ceux qui voulaient la guerre , l’emportĂšrent et me demandĂšrent mon secours ; mais je leur lis entendre que ne connaissant point leurs motifs pour porter la guerre Ă  Eimeo , et les habitait s de cette isle ne m’ayant jamais offensĂ© , je ne croyais ĂȘtre en droit de les traiter en ennemis. Ils parurent se rendre Ă  mes raisons. Towha , amiral des Otahitiens , n’assista point Ă  ce conseil, mais parut cependant en avoir dictĂ© les dĂ©libĂ©rations y il voulait la guerre, et venait de tuer un homme pour l’offrir en sacrifice au dieu Eatooa et mĂ©riter d’en ĂȘtre assistĂ© contre Eimeo. Je voulus assister Ă  cette cĂ©rĂ©monie barbare , et j’accompagnai Otoo qui devait y prĂ©sider. Nous nous rendĂźmes au MoraĂŻ oĂč quatre prĂȘ-r trĂšs et leurs assistaas nous attendaient y le çorps, »je Jacques Coq K. iSi de la victiine Ă©tait dans une pirogue sur le rivage , et deux prĂȘtres Ă©taient assis auprĂšs. Otoo se plaça Ă  quelque distance des prĂȘtres , nous nous tĂźnmes prĂšs de lui, et le reste du peuple se tint plus Ă©loignĂ©. Alors commencĂšrent les cĂ©rĂ©monies. Un des assistans des prĂȘtres mit un jeune bananier devant le roi , un autre vint toucher le pied du prince avec une touffe de plumes rouges montĂ©es sur des fibres de cocos ; puis l’un des prĂȘtres du MoraĂŻ lit une longue priĂšre . et envoya de temps en temps des tiges de bananiers qu’on dĂ©posait sur la victime. PrĂšs de lui Ă©tait un homme qui tenait le Maro royal , l’autre l’arche d’Eatooa ; la priĂšre finit , et le» prĂȘtres suivis de leurs acolytes vinrent sur le rivage , recommencĂšrent leurs priĂšres , tandis qu’on ĂŽtait un Ă  un les tiges 'de bananiers de dessus l’homme mort, et on Ă©tendit ensuite celui-ci sur le sable , lçs pieds vers la mer ; les prĂȘtres se placĂšrent autour, rĂ©pĂ©tant quelques phrases ; on le dĂ©couvrit, on le mit dans une direction parallĂšle Ă  la cĂŽte ; les prĂȘtres ayant Ă  la main des plumes rouges recomencĂš-rent une priĂšre , pendant laquelle on enleva quelques cheveux de la victime, et on lui arracha l’Ɠil gauche ; on enveloppa le tout dans une feuille verte qu’on prĂ©senta Ă  Otoo, qui la renvoya au prĂȘtre avec d’autre plumes rouges. Dans ce moment un martin-pĂȘcheur voltiga sur les arbres voisins et l’on fut enchantĂ© de ce bon prĂ©sage. Le corps fut portĂ© quelque pas plus loin , et on le dĂ©posa sous un arbre , la tĂȘte tournĂ©e K 4 TroisiĂšme Voyage vers le MoraĂŻ oĂč l’on plaça les paquets d’é- tofï’es , tandis qu'on plaçait les touffes de plumes rouges aux pieds de la victime. Les prĂȘtres se rangĂšrent autour du corps , celui qui paraissait ĂȘtre leur chef parla un quart d’heure, en variant ses gestes et les inflexions de sa voix , s’adressant Ă  la victime , semblait lui faire des reproches, et lui demander si l’on n’avait pas eu raison de le sacrifier il le priait ensuite comme pour s'engager Ă  obtenir du Dieu la faveur qu’on dĂ©sirait, de livrer Eimeo, son chef, ses cochons, ses femmes, tout ce qu’elle renfermait , dans les mains des Otahi- tiens c’était le but du sacrifice. Il chanta d’un ton plaintif pendant demi-heure, a compagne de quelques autres, puis l’un des prĂȘtres arracha encore des cheveux de la victime, qu’il mit sur les Ă©toffes ; le chef des prĂȘtres chanta seul tenant en main des plumes qu’il donna Ă  un second prĂȘtre qui pria aussi , et posa les plumes, sur les Ă©toffĂ©s. On porta ensuite le corps dans la partie la plus voisine du MoraĂŻ, ainsi que les Ă©toffes et les plumes ; celles-ci sur les murs, du MoraĂŻ , celui - ci au - dessous ; les prĂȘtres l’entourĂšrent, s’assirent, priĂšrent, tandis que leurs acolytes creusĂšrent un trou oĂč ils jetĂšrent la victime qu’ils recouvrirent de terre et de pierres. Dans ce moment, un enfant jeta des cris ; c’était , disait-on , les cris du Dieu. On avait prĂ©parĂ© un feu, on y passa par la flamme un chien auquel on venait de tordre le cou , ensuite on lui arracha les entrailles qiffos UE Jacques Cook. t53 y jeta ; on en rĂŽtit encore le cƓur , le foie et les rognons, on en barbouilla le corps avec son sang , et le tout fut placĂ© devant les prĂȘtres qui priaient autour du tombeau ; deux hommes alors frappaient du tambour avec force,, et un petit garçon fit entendre trois lois des cris perçans ; c’était pour inviter le Dieu Ă  se rĂ©galer du mets qu’on lui offrait, et le tout fut dĂ©posĂ© sur un Ă©chafaud ou wluitta , haut de six pieds , oĂč Ă©taient Ds restes empestĂ©s de quatre cochons dĂ©jĂ  offerts prĂ©cĂ©demment Ă  la DivinitĂ© 5 puis on se retira. Le lendemain les mĂȘmes cĂ©rĂ©monies recommencĂšrent ; on immola un cochon de lait ; on fit usage des bananiers,des plumes rouges ; on pria , on dĂ©veloppa leMaro, longue ceinture ornĂ©e de plumes jaunes et rouges , symbole de la royautĂ©; on apporta l’arche du dieu Ooro , tabernacle fait en pain de sucre , composĂ© de fibres de cocos en- trelassĂ©es ; on sacrifia encore un cochon , on en remarqua les eut-ailles pour y chercher quelque indice heureux , et on les jeta dans le feu. Devant le MoraĂŻ sur terre , il y avait aussi des Marais de mer , Ă©levĂ©s sur des pirogues, oĂč l’on avait Ă©talĂ© des cocos, des bananes , des fruits Ă  pain , du poisson. La victime m'avait paru un homme entre deux Ăąges, de la classe infĂ©rieure; je ne pus savoir s’il avait commis quelque crime qui mĂ©ritĂąt la mort ; mais en gĂ©nĂ©ral on dit que le choix tombe sur des criminels ou des vagabonds , et qu’ils ne sont avertis du choix S 54 TroisiĂšme Voyage qu’au moment oĂč le coup fatal tombe sur eux. Lorsqu’un des principaux chefs juge qu’un sacrifice est nĂ©cessaire , il dĂ©signe l’infortunĂ© , et dĂ©tache quelques-uns de ses serviteurs qui l’assomment avec la massue ou des pierres ; le roi doit toujours ĂȘtre prĂ©sent au sacrifice. Le MoraĂŻ oĂč l’on fait le sacrifice est bien sĂ»rement un temple et un cimetiĂšre ; c’est celui oĂč l’on doit ensevelir le chef de l’isle entiĂšre , sa famille et les premiers chefs du pays. Il ne diffĂšre guĂšres des autres que par sa grandeur. La coutume barbare d’immoler des hommes est probablement rĂ©pandue sur les isles de la mer Pacifique ; dans les Isles des Amis , on devait immoler dix victimes humaines dans la Natche solemnelle qu’on se proposait d’y cĂ©lĂ©brer. Les Otahidens paraissent n’immoler qu’un homme Ă  la fois ; mais il semble que ces sacrifices reviennent souvent ; car je comptai quarante - neuf crĂąnes exposĂ©s dans le MoraĂŻ , qui faisaient partie d’autant de victimes, et comme ils Ă©taient fort peu altĂ©rĂ©s , il paraĂźt qufils avaient Ă©tĂ© immolĂ©s dans des annĂ©es peu Ă©loignĂ©es. Cette cĂ©rĂ©monie n’attire point l'attention des insulaires ; les prĂȘtres mĂȘmes causaient entr’eux de choses indiffĂ©rentes. Lorsque je leur demandai le but de cette institution , ils me dirent que c’était l’usage de leurs pĂšres , qu’il Ă©tait agrĂ©able Ă  leur Dieu , qui pendant la nuit , se nourrissait de PĂąme ou de la partie immatĂ©rielle qui demeure autour du MoraĂŻ , jusqu’à ce que le corps soit dĂ©truit. Di Jacques Cook. i55 Il y a quelqu'apparence que ce peuple Ă©tait cannibale , et que de-lĂ  vient la cĂ©rĂ©monie d’arracher l’Ɠil de la victime , et de le prĂ©senter au roi qui ouvre la bouche comme pour le manger ; ils appellent cette espĂšce d’emblĂšme manger thomme ces hommes si humains ont cependant encore des coutumes bien barbares ; telle est celle de couper la mĂąchoire de leurs ennemis vaincus , et d’offVir les corps Ă  leurs dieux ; et ce n’est pas seulement pour obtenir la victoire qu’ils immolent des hommes ; on en sacrifia deux peu de temps aprĂšs pour solemniser la restitution des biens, faites aux partisans du roi dĂ©trĂŽnĂ© qui fut l’époux d’Oberea. A mon retour de cette horrible cĂ©rĂ©monie , je vis Towha qui me pressa de joindre mes forces aux siennes contre Eimeo ; je le refusai et lui dĂ©plus. Je l’indignai mĂȘme lorsque je lui parlai avec horreur du sacrifice qu’on venait de faire , et que je lui prĂ©dis que loin de s’attirer la faveur des dieux , il attirerait sur lui leur haine et des malheurs. Ma prĂ©diction n’était pas si hazardĂ©e qu’elle le semble ; j’avais lieu de douter du succĂšs d’une guerre que plusieurs condamnaient , qu’un plus grand nombre voyait avec indiffĂ©rence et lorsqu’OmaĂŻ lui dit qu’en Angleterre on punirait d’une mort violente celle qu’il aurait donnĂ©e au moindre de ses domestiques, Towha ne voulut plus rien Ă©couter ; mais ses serviteurs prĂȘtaient Ă  ce discours une attention qui prouvait qu’ils Ă©taient d’une opinion diffĂ©rente de leur maĂźtre. i 56 TroisiĂšme Voyage Revenus dans la maison d’Otoo , il nous donna des Heevas ou spectacles dans lesquels on frappe le tambour, tandis que des femmes font entendre les chants les plus doux ; les hommes y exĂ©cutent aussi des farces. O mai nous donna un diner somptueux oĂč Ă©tait un pudding prĂ©parĂ© Ă  la maniĂšre des insulaires , composĂ© de morceaux rĂąpĂ©s , cuits et pilĂ©s de fruits Ă  pain, de bananes mĂ»res, du tare , de noix du palmier et du pandanus ; ils y mĂȘlĂšrent le jus des cocos et le firent cuire ; il Ă©tait excellent. OEdidĂ©e nous donna aussi un repas , et Otoo des prĂ©sens considĂ©rables portĂ©s par de jeunes filles enveloppĂ©es et grossies dans plusieurs piĂšces d’étoffes , et qui ont peine Ă  respirer sous l'amas de ces habits ; ce qu’elles portaient sur leurs tĂȘtes et les Ă©toffes qui les entouraient, surent dĂ©posĂ©s sur les vaisseaux. Je fis voir aux chefs des feux d’artifice qui d’abord les Ă©tonnĂšrent, puis mirent ensuite les plus courageux. Je vis un chef mort depuis quatre mois , dont le corps n’était point dĂ©figurĂ© encore , et je m’informai de la mĂ©thode qu’on suivait pour les conserver ; je sus qu’on leur ĂŽtait les entrailles et reinplissaitle ventre et l’estomac d’étoffes, qu’on frottait le corps d’huile de cocos et du suc d’une plante qui ne croĂźt que dans les montagnes ; qu'on le lavait encore souvent avec l’eau de la mer. On laisse long-temps les corps des chefs exposĂ©s aux yeux de tous , et j’appris que le temps de les voir est d’autant moins frĂ©quent, que Je moment oĂč ils moururent s’éloigne, et qu’ensuite on les voit fort rarement. de Jacques Cook. Ăź5? Un jour nous montĂąmes Ă  cheval devant le roi pour lui faire connaĂźtre l’usage de ces animaux , les Otahitiens qui n’avaient jamais vu un tel spectacle , s’en Ă©merveillaient comme s’ils eussent vu des centaures ils estimĂšrent beaucoup cet animal, et les nations chez lesquelles on s’en sert ; chaque jour quelques-uns de nos gens montaient le cheval et la jument, et hadmiration des insulaires se soutint toujours ; il est Ă  croire qu’ils prendront soin de ces animaux. Nous devions de la reconnaissance Ă  Otoo j il prenait grand soin qu’on ne nous vola point; il nous fournissait abondamment des provisions ; il nous procurait tous les plaisirs qui dĂ©pendaient de lui; je crus devoir la lui tĂ©moigner en le protĂ©geant contre les menaces de Towlia, qui l’accusait de ne l’avoir pas soutenu dans la guerre qu’il faisait Ă  Eimeo , et de l’avoir forcĂ© par-lĂ  , Ă  faire une trĂȘve honteuse. J’annonçai que je le dĂ©fendrais de toutes mes forces , et que je prendrais une vengeance effrayante de ceux qui oseraient l’attaquer , et Tovvha parut en effet avoir renoncĂ© Ă  ses projets. Je retirai de cette guerre d’Eimeo l’avantage de connaĂźtre leurs combats sur mer. Les pirogues avancent et reculent avec vivacitĂ© , et les guerriers placĂ©s sur la plate-forme brandissent leurs armes , font mille contorsions ; enfin, aprĂšs s’ĂȘtre Ă©vitĂ©es avec dextĂ©ritĂ© , les pirogues s’abordent de l’avant, les guerriers combattent , les vaincus fuient ou se jettent Ă  la mer quelquefois lorsqu’ils ont rĂ©solu de vaincre ou de Ăź55 TroisiĂšme Voyagk mourir , ils attachent leurs pirogues , et combattent jusqu’à ce que tous les guerriers de l’une ou l'autre pirogue soient tuĂ©s jamais il ne font de quartier, et s’ils font des prisonniers, c’est pour les immoler le lendemain. Je fus invitĂ© Ă  une nouvelle cĂ©rĂ©monie religieuse ; mais une sciatique ne me permit pas d’y aller. Otoo fut instruit de ma maladie , et la mĂšre , les trois sƓurs de ce bon prince , huit autres femmes, voulurent entreprendre de me guĂ©rir. Elles se rangĂšrent autour de moi, et se rai- ren t Ă  me presser aveclesdeux mains delĂ  tĂȘte aux pieds ; mais sur-tout dans la partie oĂč je souffrais ; elles me pĂ©trirent jusqu’à me faire Craquer les os , et me faire assez souffrir pour dĂ©sirer qu’on suspendĂźt. Cependant je me trouvais mieux, elles recommencĂšrent le soir, et je passai une bonne nuit. Deux fois encore elles fĂźi’ent ce remĂšde et je fus guĂ©ri. Ils l’appelentla JR ornĂ©e $ ils le pratiquent dĂšs qu’ils sont languissans et accablĂ©s , et les effets en sont toujours salutaires. Javais envoyĂ© deux de mes officiers Ă  la cĂ©rĂ©monie dont jene pouvais ĂȘtre spectateur ; ce fut prĂšs d’un Mora'i qu’elle s'exĂ©cuta j des branches d’arbres diffĂ©rens furent apportĂ©es , les prĂȘtres chantĂšrent d’un ton mĂ©lancolique, on dĂ©couvrit le Maro , et on le ceignit Ă  Otoo ; on prononça le nom d 'Heiva , et trois fois l’assemblĂ©e rĂ©pondit Earee ; on rĂ©pĂ©ta la mĂȘme cĂ©rĂ©monie devant le MoraĂŻ du roi, puis on se plaça avec ordre dans une vaste cabane, oĂč Tondit diffĂ©rens »e Jacques GooL i 5 Ăż discours dans lesquels on promettait de Ăźle plus combattre , et de vivre en amis. Un insulaire ayant une fronde autour de ses reins, et une grosse pierre sur ses Ă©paules , se promena dans le cercle que les autres formaient ; il rĂ©pĂ©ta quelques mots d’un ton chantant, et jeta sa pierie , qui fut placĂ©e avec le bananier , mis aux. pieds du roi dans le MoraĂŻ. C’était probablement une confirmation du traitĂ©. Le bananier est d’un grand usage dans les cĂ©rĂ©monies; les messagers que Tovvha envoyait au roi lorsqu’il faisait la guerre Ă  Eimeo, tenaient toujours un bananier Ă  la main qu’ils dĂ©posaient aux pieds d’Otoo ; dans une querelle violente , un bananier offert ramene le calme ; il semble ĂȘtre le rameau d’olivier pour les liabitans des Isles de la SociĂ©tĂ©. Avant de partir, je visitai le bĂ©tail et la volaille que j’avais dĂ©posĂ©s dans l’isle; tous Ă©taientenbon Ă©tat ; deux des oies et des canards couvaient, la femelle du paon, la poule d’Inde n'avaient point encore pondu. Je repris quatre chĂšvres , parce que j'en voulais laisser deux Ă  Ulietea , et deux autres dans quelqu’une des isles que je pourrais rencontrer. J’emmenai aussi Ornai Ă  Huaheine oĂč il devait s'Ă©tablir ; il se serait ruinĂ© si je l’avais laissĂ© abandonnĂ© Ă  son beau-frĂšre , Ă  sa sƓur ; mais je pris son trĂ©sor sous ma garde , et ne permis point Ă  ses parens fripons de 1 q suivre. Les vents me retinrent encore quelques jours Ă  Otahiti, toujours environnĂ© de pirogues. Otop l 6 o TroisiĂšme Voyage vnilut m'en donner une qu’il avait fait construire exprĂšs ; elle Ă©tait dĂ©corĂ©e de sculptures et eut Ă©tĂ© un dort agrĂ©able pour mon roi ; mais je ne savais oĂč la placer dans mon vaisseau, et je fus obligĂ© de refuser un prĂ©sent qu’il faisait avec plaisir. Nos amis nous virent partir avec douleur , et moi-mĂȘme je ne m’en Ă©loignais pas sans regret. Je n’espĂ©rais pas trouver ailleurs autant d’abondance ni de cordialitĂ© ; notre correspondance amicale ne fut pas troublĂ©e un seul instant. Les chefs trouvaient leur compte Ă  rĂ©primer les vols, mais ils ne le peuvent pas toujours, et quelquefois ils sont volĂ©s eux-mĂȘmes. Un avantage dont nous jouissions et que n’avaient pas eu les navigateurs prĂ©cĂ©dons , c’est que nous savions un peu la langue du pays, et qu’OmaĂŻ nous servait encore d’interprĂȘte. Cependant nous ne pĂ»mes savoir l’époque prĂ©cise de l'arrivĂ©e des Espagnols; les Otaliitiens ne peuvent se rappeler au juste tout ce qui s’est passĂ© au-delĂ  d’un an ; j'avais vu par l’inscription gravĂ©e sur la croix , que les Espagnols y avaient abordĂ© en 1774; les cochons qu’ils y laissĂšrent avaient dĂ©jĂ  perfectionnĂ© la race de ceux du pays , et ils Ă©taient dĂ©jĂ  nombreux lorsque nous arrivĂąmes ; leurs chiens ont Ă©tĂ© plutĂŽt un prĂ©sent funeste qu’utile ; mais les chĂšvres peuvent a jouter aux richesses des insulaires Le prĂȘtre qui y demeura quelque temps , avait cherchĂ© Ă  gagner leur amitiĂ© ; il avait Ă©tudiĂ© leur langue, et cherchĂ© Ă  leur donner la plus liante idĂ©e de sa ration au dĂ©triment de la nĂŽtre ; il leur dit que nous habitions une petite isle que ses n e Jacques Cook. 16t ses compatriotes avaient soumise, et qu’ils avaient dĂ©truit mon vaisseau je ne sais s’ils avaient eu dessein de s’y Ă©tablir , et d’y faire adopter leur religion ; mais ils n’y ont pas fait un seul prosĂ©lyte , et le prĂȘtre avec deux de ses compatriotes profitĂšrent d’une occasion favorable pour s’en, retourner , en annonçant qu’ils viendraient bientĂŽt avec des maisons , des animaux , des hommes , des femmes pour s’y fixer prĂšs d’eux. Ce projet faisait plaisir Ă  Otoo qui n’en prĂ©voyait pas les suites ; mais heureusement Otaliiti n'offre pas des richesses bien tentatives , et sa situation ne la met pas sur la route du commerce ; et c’est ce qui me fait espĂ©rer qu’on ne troublera pas un jour la douce tranquililĂ© de ses ha- bitans. Nous cinglĂąmes vers Eimeo ; j’allai cherches' et visiter un havre dans sa partie septentrionale, qu’OmaĂŻ qui nous avait devancĂ© dans sa pirogue , nous avait indiquĂ©, et j’y jetai l’ancre ; on appelle ce havre Taloo ; il se prolonge entre des collines dans un espace de deux milles ; il n’en est pas de plus sĂ»r dans tout l’OcĂ©an Pacifique , et l’entrĂ©e comme la sortie en est Ă©galement facile. DiffĂ©rens ruisseaux d’une eau pure s’y rendent ; ses bords sont hĂ©rissĂ©s de bois , et prĂšs de lĂ  est le havre Patowroah, plus Ă©tendu encore, mais dont l’entrĂ©e est plus Ă©troite et plus diificile pour entrer ou sortir ; j’avais ignorĂ© ces havres et je m’en Ă©tonnai un peu, puisque j’y avais envoyĂ© un canot. DĂšs que nous y fĂ»mes, la curiositĂ© et ensuite Tome III. L i 6 z TroisiĂšme Voyage ]e dĂ©sir de faire des Ă©changes , amenĂšrent tin grand nombre d’insulaires sur nos vaisseaux ; le chef Maheine vint aussi nous visiter, et balança de le faire , parce que nous Ă©tions amis des Ota- Intiens; il me lit des prĂ©sens et je lui en lis Ă  mon tour c’était un homme de quarante Ă  cinquante ans , dĂ©jĂ  chauve, mais le cachant avec soin ; on me vola une chĂšvre qui fut menĂ©e chez lui, j’exigeai qu’il me la rendĂźt, il parut ne s’y pas refuser , et en effet, il me la renvoya avec le voleur ; mais dans le meme moment on m’en escamotait une autre pour Ă©chapper Ă  ma vengeance , tous s’enfuirent, et Maheine avec eux ; il Ă©tait facile de voir qu’ils s’entendaient pour garder cette chĂšvre qui Ă©tait pleine ; par la mĂȘme raison je rĂ©solus de me la faire restituer ; et j’envoyai la chercher dans le lieu oĂč l’on m'indiqua qu’on l’avait cachĂ©e ; mon dĂ©tachement revint sans elle , les Indiens surent l’amuser sans le satisfaire. Je m’étais trop avancĂ© pour pouvoir reculer sans faire croire qu’on me volait impunĂ©ment. Je descendis Ă  terre avec trente-cinq hommes , et envoyai trois canots qui devaient se rĂ©unir Ă  nous vers la pointe occidentale de l’isle. Tous les Indiens s’enfuirent de devant nous , jusqu’au moment oĂč je dĂ©clarai que je ne voulais tuer ni blesser personne; alors ils ne laissĂšrent plus leurs maisons dĂ©sertes , ils continuĂšrent leurs travaux ordinaires ; tous me dirent que la chĂšvre Ă©tait Ă  Watea ; nous nous y rendimeK , et on. nous assura qu’on ne l’y avait pas vue ; j’assurai de Jacques Coole. t63 qu’elle y Ă©tait, et que si on ne me la rendait pas , je brĂ»lerais leurs maisons et leurs pirogues ; -ils persistĂšrent Ă  dire qu’ils ne l’avaient pas. Alors je lis mettre le feu Ă  quelques maisons et Ă  deux ou trois pirogues ; je brĂ»lai encore six de ces derniĂšres en me rapprochant de mes canots. Les Indiens se rassemblĂšrent ; mais au lieu de nous rĂ©sister comme on nous l’annonçait, ils vinffent en suppliant dĂ©poser des bananiers Ă  mes pieds , et me conjurer d’épargner une pirogue que j’allais trouver. Je l’épargnai et nous revĂźnmes dans nos vaisseaux ; mais on ne m’envoya point la chĂšvre. Je fis dĂ©clarer Ă  Maheine que s’il persistait Ă  garder la chĂšvre, je ne laisserais aucune pirogue dansl’isle, et porterais ma vengeance plus loin encore si l’on ne me la ramenait. J’en lis dĂ©truise dix ou douze , pour lui prouver que mes menaces n’étaient pas sans effet ; mais pendant cette derniĂšre expĂ©dition on me ramena ma chĂšvre. C’était avec regret qu’aprĂšs avoir refusĂ© de me joindre aux ennemis de ce peuple , je me voyais forcĂ© d’agir en ennemi moi-mĂȘme ; notre correspondance se rĂ©tablit ; les Eimeens nous apportĂšrent encore des fruits , et il me fut doux de penser qu’ils sentaient leur tort, et que si je leur avais fait essuyer des pertes, c’était Ă  eux qu’ils devaient s’en prendre. Je pris ensuite le chemin d’Huaheine j’avais trouvĂ© Ă  Eimeo du bois Ă  brĂ»ler des cochons , des fruits les productions y sont les mĂȘmes que .selles d’ les femmes v sont laides et petites La 1 64 TroisiĂšme Voyage son aspect offre des collines fort Ă©levĂ©es et des vallĂ©es Ă©tendues qui sur leurs flancs descendent en pente douce ; elles sont couvertes d’arbres ; dans le fond , on n’y voit prospĂ©rer que la fougĂšre ; la bordure plate dontl’isle est environnĂ©e , est escarpĂ©e Ă  peu de distance de la mer , et prĂ©sente un aspect trĂšs-pittoresque. Au bas le sol est compact et jaunĂątre ; dans le baut, il est plus friable , et les rocs des collines sont bleuĂątres , cassants , et mĂȘlĂ©s de particules de mica. Deux gros rochers qui se trouvaient prĂšs du lieu oĂč nous avions jetĂ© l’ancre , Ă©taient aux yeux des habitans des Eatooas , ou des dieux frĂšre et sƓur , arrivĂ©s d’Ulietea d’une maniĂšre surnaturelle. A peine eĂ»mes-nous atteint le hĂąvred’Huaheine que les vaisseaux surent remplis d’insulaires ; on leur raconta , on exagĂ©ra mĂȘme la vengeance que nous avions prise du 's ol qu’on nous avait fait , et ce rĂ©cit inspira des craintes qui nous furent utiles ; les fils d’OrĂ©e me visitĂšrent ; mais leur pĂšre n’était plus roi, ou plutĂŽt rĂ©gent de l’isle , il n’y Ă©tait plus mĂȘme, il s’était retirĂ© Ă  Ulietea les autres chefs accoururent vers nous , et je rĂ©solus de profiter de cette circonstance pour Ă©tablir Ornai , qui se conduisait avec prudence depuis qu’il Ă©tait dĂ©livrĂ© des fripons qui l’obsĂ©daient. Je rendis visite au nouveau chef Tairee-tereea j c’était un enfant de dix ans , je lui fis un prĂ©sent, O mai lui en fit un aussi, ainsi qu’à l’Eatooa. Le concours du peuple Ă©tait trĂšs-nombreux; en gĂ©nĂ©ral , il nous parut plus robuste et moins ba- de Jacques Cook. ĂŻ 65 sannĂ© que le peuple d’Otahiti ; il paraissait y avoir plus de riches ou de chefs , et presque tous avaient un embonpoint extraordinaire nous rĂ©glĂąmes le commerce entre les habitans et nous , et je parlai de rĂ©tablissement d’OmaĂŻ. Je dis tout ce qui pouvait l’honorer aux yeux de ses compatriotes , et tout ce que j’avais fait d’avantageux pour les Isles de la SociĂ©tĂ© ; et pour prix de ces services , je demandai un terrain oĂč mon ami pĂ»t Ă©lever une maison et cultiver les productions nĂ©cessaires Ă  sa subsistance et Ă  celle de ses domestiques. On me permit de lui donner ce que je voudrais ; cette permission Ă©tait trop vague pour signifier quelque chose , et je demandai une rĂ©ponse plus prĂ©cise , et ils me cĂ©dĂšrent un terrain contigu Ă  la maison oĂč se tenait le conseil, dont l’étendue Ă©tait de cent toises sur le havre, et qui de-lĂ  s’étendait jusque sur la colline voisine. Tous furent contenu; mes charpentiers y construisirent une petite maison oĂč il pouvait renfermer ses trĂ©sors ; nous lui fĂźmes un jardin oĂč nous plantĂąmes des shaddeks , des seps de vigne , des pommes de pin , des melons, et des graines de plusieurs espĂšces de vĂ©gĂ©taux ; et ces plantations Ă©taient en pleine vĂ©gĂ©tation lorsque je quittai l’isle. OmaĂŻ se repentait de sa prodigalitĂ© ; il trouva dans Huaheine un frĂšre et une sƓur qui ne le pillĂšrent pas , mais peu considĂ©rĂ©s pour le protĂ©ger 5 et j’eus lieu de craindre qu’on ne le dĂ©pouillĂąt de ses biens lorsque nous l’aurions quittĂ© ; il Ă©tait le seul riche propriĂ©taire de l’isle, il allait L 3 a 66 TroisiĂšme Voyagr exciter l’envie dans un lieu oĂč l’on se livre aux premiers mouveinens sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© par des loix, par la religion , ou par des idĂ©es morales pour le mettre en sĂ»retĂ© , je lui conseillai de donner ne partie de ses richesses' Ă  deux ou trois des principaux chefs , et de mon cĂŽtĂ© j’annonçai que si on lui faisait quelque injustice, et que je le trouvasse opprimĂ© Ă  mon retour, je prendrais une vengeance Ă©clatante de Ceux qui l’auraient maltraitĂ©. Tandis que je veillais Ă  la sĂ»retĂ© future d’OmuĂŻ, je cherchais Ă  dĂ©livrer mon vaisseau des blattes qui l’infestaient, et Ă  me faire rendre un sextant qu’un des insulaires nous avait pris ; je me saisis du voleur , et quand j’eus recouvert l’objet du vol, je le punis en lui faisant raser les cheveux et la barbe, et couper les oreilles. Cette punition rigoureuse ne fit que l’irriter, il voulut nous voler nos chĂšvres, il ravagea le jardin d’OmaĂŻ, il menaçait de brĂ»ler sa maison pour le mettre en sĂ»retĂ© , je l’emprisonnai encore, rĂ©solu de ne lui rendre la libertĂ© que sur quelque isle Ă©cartĂ©e , et les chefs de l’isle m’applaudirent ; mais il s’échappa de nos mains et s’enfuit Ă  ĂŒlietea. Parmi les trĂ©sors d’OmaĂŻ Ă©tait une caisse de joujoux que la multitude Ă©tonnĂ©e contemplait avec une sorte d’admiration ; mais ses pots , ses assiettes, ses plats , ses chaudrons , ses bouteilles , ses verres , ses meubles en gĂ©nĂ©ral attirĂšrent Ăą peine ses regards Ornai mĂȘme en sentit l'inutilitĂ© ; un cochon cuit au four de Jacques Cook. 167 valait mieux que bouilli ; une feuille de bananier valait un plat , et une noix de cocos un verre ; il troqua la plupart de ces objets contre des haches et des outils de fer ; il avait aussi des feux d’artifice dont il fit usage pour exciter, ou le plaisir ou la crainte de ses compatriotes. Je lui laissai le cheval, la jument , une chĂšvre pleine , une truie et deux cochons de race anglaise sa maison avait vingt- quatre pieds de long, dix-huit de large, et six de hauteur ; il fut dĂ©cidĂ© encore qu’il en bĂątirait une plus grande Ă  la mode du pays, qui s’étendrait sur celle que nous avions bĂątie ; il avait quatre ou cinq hommes de la classe infĂ©rieure d’Otahiti ; il garda les deux ZĂ©landais qui auraient prĂ©fĂ©rĂ© de demeurer avec nous ; son frĂšre s’établit avec lui avec quelques- uns de ses parens ; il avait un mousquet, une hayon- nette , une giberne , un fusil de chasse , deux paires de pistolets , deux ou trois sabres ; il Ă©tait en Ă©tat de se dĂ©fendre contre les voleurs, mais il me semblait qu’il eĂ»t pu ĂȘtre plus heureux sans ces armes, qui devenaient dangereuses Jans un homme dont je connaissais l’imprudence. Tout Ă©tant arrangĂ© comme je le dĂ©sirais, je sortis du havre ; les habitans nous firent leurs adieux mais OmaĂŻ demeura encore avec nous ; il ne nous quitta qu’aprĂšs avoir embrassĂ© tous les officiers avec assez de courage ; mais quand il s’approcha de moi, il ne put se contenir et versa un torrent de larmes ; j’étais sensible Ă  son attachement 5 je regrettais presque qidon Xi ^ 1 68 TroisiĂšme Voyage l’eĂ»t conduit en Angleterre, oĂč les douceurs d'une vie civilisĂ©e pouvaient l’avoir rendu insensible aux plaisirs de ses compatriotes ; il avait acquis des connaissances , niais elles n’y donnent aucun crĂ©dit dans les lieux de sa naissance il n’avait pas su jusqu’alors faire un bon usage de ses richesses $ il Ă©tait entraĂźnĂ© par le dĂ©sir de la vengeance contre les liabitans de Bolabola qui avaient dĂ©pouillĂ© sa famille , et ces considĂ©rations me donnĂšrent de l’inquiĂ©tude sur sou sort. Sans doute, les navigateurs qui suivront mes traces , s’informeront avec intĂ©rĂȘt de ce qu’est devenu le pauvre OmaĂŻ. Ses dĂ©fauts se trouvaient contrebalancĂ©s par son extrĂȘme bontĂ© , par la docilitĂ© de son caractĂšre, par les sentiinens de reconnaissance qui l’animaient envers ceux qui l’avaient obligĂ© ; il avait plus de pĂ©nĂ©tration que d’application, et ses connaissances Ă©taient superficielles ; il observait peu , il n’avait point cherchĂ© Ă  rapporter quelques arts utiles Ă  ses compatriotes je crois qu’il cultivera les arbres fruitiers , les vĂ©gĂ©taux que nous avons plantĂ©s , et qu’il prendra soin des animaux que nous lui avons laissĂ©s. Nous continuĂąmes notre route pour Ulietea, oĂč je voulais relĂącher. Oreo nous vit approcher, et vint en pirogue avec son lils et son gendre; dĂšs que nous fĂ»mes dans le hĂąvre , les insulaires nous environnĂšrent pour Ă©changer des cochons et des fruits , et par - tout nous nous trouvions dans l’abondance ; nous descendĂźmes, DE Jacques Cook. 169 dressĂąmes des tentes , un observatoire , visi- t Ăąmes le vieux Oreo Ă  qui je fis des prĂ©sens mais tandis que nous Ă©tions occupĂ©s Ă  ces paisibles observations , un de nos soldats dĂ©serta avec son fusil et son Ă©quipage. J’engageai le chef Ă  faire des recherches pour le retrouver; elles furent inutiles, et je me mis moi-mĂȘme Ă  ses trousses j aprĂšs une marche rapide, je trouvai mon dĂ©serteur entre deux femmes qui me demandĂšrent sa grĂące en versant des larmes ; je leur parlai avec sĂ©vĂ©ritĂ© ainsi qu’au chef du canton , et je retournai au vaisseau avec mon dĂ©serteur que je punis lĂ©gĂšrement, parce qu’il m’allĂ©gua des raisons qui allĂ©geaient la gravitĂ© de sa faute. J’appris ici qn’OmaĂŻ vivait en paix avec ses compatriotes ; mais que sa chĂšvre Ă©tait morte en. mettant bas ses petits ; il m’en demandait une autre avec deux haches. Je lui envoyai deux chevreaux , l’un mĂąle , l’autre femelle , avec deux haches, et j’espĂ©rai qu’il continuerait d’ĂȘtre tranquille et heureux. C’est Ă  Ulietea que je donnai mes instructions au capitaine Clerke , parce que nous allions entreprendre un long voyage au travers de mers orageuses ; je convins du lieu oĂč. nous aborderions , oĂč nous nous attendrions. Nous rĂ©parĂąmes aussi nos vaisseaux ; mais une affaire plus inquiĂ©tante nous occupa davantage ; un pilotin et un matelot dĂ©sertĂšrent , Mr. Clerke les poursuivit en vain , il revint sans eux. Cependant comme un grand nombre de 10s soldats et de nos matelots dĂ©siraient comme eux de s’établir dans lyo TroisiĂšme Voyage ces islcs fortunĂ©es, il devenait important de leur en ĂŽter l’espĂ©rance en recouvrant ceux-ci ; j’allai donc moi-mĂȘme avec le chef de l’isle Ă  leur poursuite ; mais on me dit qu’ils s’étaient sauvĂ©s Ă  Bolabola. J’employai un moyen violent pour .rĂ©ussir ; le capitaine Clerke invita le fils, la fille et le gendre d/Oreo , et quand ils furent dans sa chambre, il les y lit enfermer $ Oreo voulut s’en plaindre Ă  moi, et il apprit que je l’avais ordonnĂ© , il craignit pour lui-mĂȘme ; je lui dis qu’il Ă©tait libre et pouvait agir pour me faire rendre mes gens ; mais que s’ils ne revenaient pas, j’emmenais sa famille. Oreo et les insulaires dĂ©plorĂšrent la captivitĂ© de leurs compatriotes ; les femmes , par tendresse pour la fille tl’Oreo , se firent Ă  la tĂȘte des blessures profondes. Le chef s’occupa' des moyens de recouvrer les deux fugitifs ; il Ă©crivit Ă  Opoony , roi de Bolabola, pour qu’il les fit arrĂȘter s’ils y Ă©taient encore, ou poursuivre s’ils n’y Ă©taient plus. Cependant les Indiens mĂ©ditaient un projet hardi $ ils voulaient s’emparer du capitaine Clerke et de moi ; j’allais tous les soirs me baigner dans une petite riviĂšre voisine , presque toujours seul et sans armes ; ils se prĂ©paraient Ă  m’y saisir; mais depuis la dĂ©tention des enfans d’Oreo je m’étais abstenu de prendre des bains ; on environna le capitaine Clerke et le lieutenant Gore; le premier dissipa les insulaires avec son pistolet. Enfin on me ramena mes dĂ©serteurs ; ils avaient Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s dans la petite isle de Toobarcc , oĂč le vent les avait forcĂ©s de demeurer ; je relĂąchai de Jacques Cook. 171 alors tont de suite les enf'ans d’Oreo , et le calme fut rĂ©tabli. Je n’aurais pas peut-ĂȘtre employĂ© des moyens si rigoureux si l'un de ces fugitifs n’avait pas Ă©tĂ© le neveu d’un de mes amis , officier comme moi dans la marine du roi. Notre commerce fut fort actif dans les derniers jours que nous demeurĂąmes Ă Ulietea ; les habitons avaient oubliĂ© nos querelles en gĂ©nĂ©ral , ils sont plus petits et ont le teint plus noir que ceux desisles voisines ; il sont plus adonnĂ©s encore au desordre des passions ; c’est qu’ils sont soumis Ă  Bolabola , aprĂšs avoir Ă©tĂ© le peuple le plus distinguĂ© de ces isles ; il semble meme que leur isle Ă©tait le centre de l’administration. Le vieil OrĂ©e , autrefois chef d’Hualieine , vivait Ă  Uiietea et me visita ; il Ă©tait plus sain de corps que lorsqu’il Ă©tait roi ; il Ă©tait toujours riche , car il me fit des prĂ©sens magnifiques , et avait toujours une nombreuse suite. Je rĂ©solus de me rendre Ă  Bolabola, oĂč je voulais acheter l’ancre perdue par Mr. de Bougainville , relevĂ©e par les Otahitiens qui en avaient fait un prĂ©sent Ă  Opoony ; je voulais m’en servir pour faire des outils de fer dont la provision avait beaucoup diminuĂ©. Oreo nous suivit dans cette isle avec plusieurs insulaires , et presque tous ces derniers nous auraient suivis , si nous l’avions voulu , jusqu’en Angleterre. LĂšvent ne permit pas aux vaisseaux d’entrer dans le havre, et je me rendis dans l’isle avec des canots ; je vis Opoony environnĂ© d’une suite nombreuse , et lui offris l’échange de l’ancre contre une robe de a > *7 2 TroisiĂšme Voyage chambre de toile , des fichus de gaze , un miroir , six haches , des grains de verre et d’autres bagatelles $ mais il ne voulut pas les recevoir que je n’eusse vu l’ancre qui Ă©tait gĂątĂ©e en partie et moins grosse que je ne l’imaginais la dĂ©licatesse de ce procĂ©dĂ© fit que je ne retranchai rien de ce que je lui avais offert. Le havre de cette isle est un des plus Ă©tendus que j’aie jamais vu, et l’isle n’a que huit lieues dĂ©tour; la montagne qui s'Ă©lĂšve au centre forme deux pics ; elle est stĂ©rile au levant, couverte d’arbres et d’arbrisseaux vers le couchant , la plaine qui l’environne est ombragĂ©e de cocotiers et d’arbres Ă  pain la petitesse de cette isle , son rot, sa population n’annoncent point une puissance redoutable , et cependant elle a soumis Ulietea , isle qui a au moins une Ă©tendue double de celle-ci. Voici le prĂ©cis de cette rĂ©volution. Ulietea et Otaha vĂ©curent long-temps amies ; cependant Otaha eut la perfidie de se joindre Ă  l’olabola pour attaquer Ulietea qui appela Ă  son secours les habitans d’IIuaheine. Les bolaboliens avaient Ă  leur tĂȘte une prophĂȘtĂ©sse qui leur annonçait la victoire , et qui pour appuyer ses oracles , assura que si l'on envoyait un homme sur la mer , il verrait une pierre s’élever du fond. L’un d’eux s’y rendit, plongea pour voir la pierre, et fut rejetĂ© brusquement Ă  la surface avec une pierre Ă  la main. La pierre fut consacrĂ©e Ă  l’Eatooa , et l’escadre de Bolabola partit avec la certitude de la victoire 5 ils ne finiraient l de Jacques Cook. iy3 pas remportĂ©e , si dans la chaleur du combat, l’escadre d’Otaha n’avait pas paru pour se joindre Ă  eux ; ils mirent leurs ennemis en fuite , envahirent Huaheine , s’en rendirent maĂźtres ; mais ne le furent pas long-temps; les fugitifs de cette isle y revinrent pendant la nuit , et mirent en fuite leurs vainqueurs. Otaha se brouilla avec son alliĂ©e , et celle-ci la subjugua ainsi qu’Ulie- tea, aprĂšs cinq combats oĂč les Bolaboliens remportĂšrent encore la victoire. Depuis ce temps ils rĂ©gnent sur ces deux isles ; il y avait environ douze ans que cette guerre avait commencĂ© , il y en avait dix environ qu’elle avait fini. Je sus de mon pilotin fugitif que l’animal que les Otahitiens avaient envoyĂ© Ă  Bolabola pour tĂ©moigner leur estime aux habitans de cette isle Ă©tait un bĂ©lier, et j’y dĂ©posai une brebis pour ‱qu’ils pussent avoir des petits, ^abandonnai aussi dans Ulietea aux soins d’Oreo , un verrat, une truie et deux chĂšvres, pleines. Quand ces animaux y auront produit , les habitans de ces isles auront des moyens de subsistance de plus , et les navigateurs qui me suivront y trouveront plus de ressources que nous n’y en avons trouvĂ© mais il faudra qu’ils aient sur-tout des haches Ă  donner en Ă©change , et du sel pour conserver les animaux qu’ils recevront. Peut-ĂȘtre ils auraient Ă©tĂ© plus heureux d’ĂȘtre ignorĂ©s de nous , s’ils doivent en ĂȘtre abandonnĂ©s ; ils vivaient dans une mĂ©diocritĂ© douce et tranquille , et nous sommes venus leur donner des idĂ©es nouvelles et de nouveaux besoins qu’ils 1 y 4 TroisiĂšme Voyage ne pourront plus satisfaire. Si les EuropĂ©ens consultent les devoirs de l’humanitĂ© , il me semble qu’ils ont contractĂ© celui de les visiter quelquefois , pour supplĂ©er Ă  leur dĂ©faut de moyens j nos haches, nos instruirions leur auront fait abandonner une industrie moins perfectionnĂ©e , mais qui leur a long-temps suffi ; une hache de pierre, un ciseau d’os ou de pierre y sont actuellement fort rares , et quand ils souffriront la disette de ceux que nous leur avons fourni, ils auront perdu l’art de fabriquer les leurs. On doit donc craindre de leur avoir prĂ©parĂ© de longs malheurs en leur procurant des facilitĂ©s momentanĂ©es ; on doit chercher Ă  les en dĂ©livrer. Je corrigeai , ou fortifiai mes observations prĂ©cĂ©dentes par de nouvelles , et je trouvai que la latitude de Matavai dans l’isle d’Otahifi Ă©tait de 17 degrĂ©s 29 minutes 4 secondes , que la longitude Ă©tait 210 degrĂ©s 22 minutes 28 secondes Ă  l’orient de Greenwich, ou 227 degrĂ©s 5 o minutes 3 i secondes de l’isle de Fer; la marĂ©e s’y Ă©lĂšve de 12 Ă  14 pieds. C’est la fertilitĂ© du sol qui dispense les habi- tans des soins de la culture. Les Otahitiens ne plantent point l’arbre Ă  pain ; il pousse sur les racines des vieux , ils couvriraient la plaine si les habitans ne s’y prĂ©paraient des espaces ou pour leurs cabanes ou pour d’autres productions j le cocotier n’exige point de soins , le bananier en demande un peu davantage. Une des curiositĂ©s de l’isle est un lac a» sommet de l’une de ses plus hautes montagnes ; il b e Jacques Cook. xy 5 est d’une extrĂȘme profondeur , et renferme des anguilles d’une grandeur extraordinaire les insulaires y pĂȘchent sur de petits radeaux formĂ©s par deux ou trois bananiers rĂ©unis. Les habitans de l’isle sont remarquables par la dĂ©licatesse de leurs proportions, par les agrĂ©mens de leur physionomie , et mĂȘme par la blancheur relative de leur teint ils prennent soin d’augmenter celle-ci en se tenant pendant un certain temps dans leurs maisons , en se couvrant d'Ă©toffes , en ne mangeant que du fruit Ă  pain auquel ils attribuent la qualitĂ© de blanchir la peau ; ils doivent peut-ĂȘtre la santĂ© dont ils jouissent Ă  ce qu’ils tirent les neuf dixiĂšmes de leur nourriture des vĂ©gĂ©taux, et sur-tout au MahĂ©e , ou fruit Ă  pain fermentĂ© qui est la. base de leurs repas. La maladie vĂ©nĂ©rienne y est aujourd’hui la plus gĂ©nĂ©rale , et ils sont parvenus Ă  l’affaiblir , non Ă  la dĂ©truire. Ils ont les passions de la lĂ©gĂšretĂ© des enlans ; quelquefois cruels , inhumains envers leurs ennemis, ils n’ont qu'une tristesse passagĂšre ; le chagrin ne sillonne point leur front, pas mĂȘme au moment du combat , ni aux approches de la mort. Ils aiment passionnĂ©ment les chansons, et le plaisir en est toujours l’objet quelquefois, ils cĂ©lĂšbrent leurs victoires ou la paix dont ils jouissent; ils se plaisent i s'Ă©lancer Ă  force de rames au-devant d'une houle qui les soulĂšve et les porte rapidement sur le rivage. Leur langue est remplie de figures Ă©nergiques ; ainsi pour exprimer l’idĂ©e de la mort, ils disent que l’ame va dans la nuit ; ils Ăźy 6 TroisiĂšme Voyage ont l’expression qu’on trouve dans les livres saints les entrailles sont Ă©mues de douleur ; elle admet les inversions , et a beaucoup de synonymes. Ils ont aussi une sorte de langue qu’on pourrait appeler plaintive et qui forme toujours des espĂšces de stances. Leurs connaissances en mĂ©decine sont plus bornĂ©es que celles qu’ils ont en chirurgie, parce qu’il leur arrive plus d’ac- cidens qu’ils n’ont de maladies ; ils environnent d’éclisses les os fracturĂ©s, et si unp partie de l’os est dĂ©tachĂ©e , ils insĂšrent un morceau de bois taillĂ© comme la partie de l’os qui manque, et bientĂŽt la chair le recouvre. MalgrĂ© la fertilitĂ© de l’isle , on y Ă©prouve quelquefois la famine ; est-elle la suite d’une saison dĂ©rangĂ©e , de la guerre , d’une population trop nombreuse ? c’est ce qu’on n’a pu dĂ©terminer. Ce flĂ©au leur a donnĂ© l’habitude d’économiser dans les temps d’abondance , pour supplĂ©er au temps de la disette. Quand il arrive , ils se nourrissent de\iipalarra , espĂšce de patates qui n’est bonne qu’avant sa maturitĂ©, de deux autres racines dont l’une est vĂ©nĂ©neuse quand on ne la laisse pas macĂ©rer dans l’eau. Rarement les hommesdela classe infĂ©rieure mangent du cochon , et le chef seul peut en avoir tous les jours. Quelquefois le roi est obligĂ© de dĂ©fendre d’en tuer ; mais quand leur multiplication est rĂ©tablie , la dĂ©fense est levĂ©e. Il dĂ©fend aussi quelquefois de tuer de la volaille. Les Otahitiens font cinq repas par jour ; Ă  deux, Ă  huit, Ă  onze heures le matin , Ă  deux, et Ă  cinq le soir les femmes y mangent seules et jamais ĂŻE Jacques Cook. 177 jamais d’aucuns mets dĂ©licats ; il y a un poisson de l'espĂšce du thon , une sorte de bananes qu’elles ne touchent jamais , et rarement les femmes des chefs mangent du porc elles sont obligĂ©es de se dĂ©couvrir ou de luire un dĂ©tour pour Ă©viter les MoraĂŻs. Les filles vivent avec leurs amans sous les yeux de leur pĂšre auquel on a fait des prĂ©sens si elles de viennent enceintes, l’amant peut l’abandonner, il peut tuer l’enfant ; mais s’il ne lui ĂŽte pas la vie, il est censĂ© mariĂ©. Il est commun de leur voir changer de femmes, et de les leur voir battre sans pitiĂ© ; ils pratiquent avec une sorte de solemnitĂ© la circoncision , et semblent ne s’y soumettre que par des raisons de propretĂ©. Les prĂȘtres seuls ont une connaissance un peu nette de leur systĂšme religieux ; ils admettent plusieurs dieux les isles voisines en ont toutes de diflĂ©rens , et chacune croit que le sien est le plus respectable quelquefois cependant ils en changent ainsi les habitans de la pĂ©ninsule Tierraboo ont substituĂ© Oraa ou 011a, dieu de Bolabola , anse dieux Opoona et Watootecree qu'ils adoraient auparavant. Ils les servent avec assiduitĂ©, chargent leurs autels d’animaux et de fruits, et ne font jamais un repas sans mettre Ă  part un. morceau pour le dieu. Ils leur font des sacrifices humains assez frĂ©quens, les honorent par des priĂšres, et par des chants souvent rĂ©pĂ©tĂ©s. Dans leurs malheurs ils font des prĂ©sens Ă  l'ĂȘtre malfaisant et invisible auquel ils les attribuent. Ils croient que l’ñme voltige autour des lĂšvre Tonte lĂŻl. M 178 TroisiĂšme Voyage du mourant , qu’elle monte ensuite vers dieu qui la mange , qui la rend, ensuite dans un lieu , oĂč toutes rĂ©unies, elles vivent dans une nuit Ă©ternelle. L’aine d’un homme qui s’abstient des femmes pendant quelques mois avant de mourir, n’a pas besoin d’ĂȘtre mangĂ©e par dieu pour y arriver ; elle s’y rend en droiture lĂ  elles sont invulnĂ©rables, peu sujettes aux passions ; cependant les aines ennemies s’y battent quelquefois ; l’ame de l’époux s’y rĂ©unit Ă  celle de son Ă©pouse, elles font des enfans semblables Ă  elles. Ils croient que leurs dieux ont formĂ© des esprits, qui quelquefois les mangent ; mais ils ont la facultĂ© do se reproduire ; c’est au dĂ©clin de la lune que leur dieu est mangĂ© , c’est lorsqu'elle est pleine qu’ils se reproduisent 1 . Les hommes qui se noient ont un paradis diffĂ©rent des autres ; ils trouvent dans le sein des flots un beau pays, des maisons et tout ce qui peut les rendre heureux tout a une aine Ă  leurs yeux, les plantes, les pierres mĂȘme , et leur sort est comme celui des hommes. Ils croient marcher sur une terre enchantĂ©e par leur dieu ; ils ne peuvent se toucher le pied contre une porte qu’ils n’attribuent le coup Ă  l’Eatooa ; ils tremblent la nuit dans le voisinage d’un cimetiĂšre , croient aux songes , et que le rĂȘveur est un prophĂšte l’aspeot de la lune les dirige souvent dans leurs entreprises. 1 Le temps de ta reproduction et de la destruction de ces dieux explique , ce nous semble , la cause de cette o pinioji et ce qu'il faut entendre par elle. ĂŻĂźe Jacques Cook. 179 Ils disent qu’avant toutes choses, existait une dĂ©esse qui ayant attachĂ© une masse de terre Ă  une corde, la lança autour d elle , et que ses morceaux rĂ©pandus formĂšrent Otahiti et les isles voisines ; que leurs habitans viennent d’un homme et d’une femme qui s'Ă©tablirent Ă  ĂŒtahhi ‱ que sans doute ils venaient de pays plus Ă©loignĂ©s dont ils supposent l'existence. Ils connaissent aussi une crĂ©ation universelle, mais par des moyens qui supposent que la matiĂšre existait dĂ©jĂ  ; ils disent que Tatooma , et Tapvppa , rochers mĂąle et femelle , formant le noyau du globe, produisirent Totorro , dont le cadavre se dĂ©composa en terre. Une autre dĂ©esse Ă©pousa son fils Tierraa , Ă  qui elle ordonna de crĂ©er de nouvelles terres, des animaux, des plantes. Un accident ayant dĂ©truit une espĂšce des arbres qu’il avait créés, les graines en surent portĂ©es dans la lune par des colombes ; et ils y forment aujourd’hui des bocages , qui nous semblent ĂȘtre des taches. Ils prĂ©tendent qu’il y eut autrefois dans l’isle deux Taheeai , ou Cannibales, venus onjne sait d’oĂč ; ils sortaient des montagnes qu’ils habitaient pour aller Ă  la chasse des hommes di-ut ils se nourrissaient. Deux frĂšres rĂ©solurent d’en dĂ©liver le pays ; du haut d’un rocher voisin de leur cabane, ils invitĂšrent les Taheeai Ă  un festin , oĂč ayant fait chauffer des pierres , qu’ils leur firent entrer dans la bouche avec de l’eau, le bouillonnement et la vapeur les Ă©touffĂšrent. Les libĂ©rateurs devinrent la tige M a i8o TroisiĂšme Voyage des rois Otaliitiens , et une femme qui habitait avec les monstres et ne vivait pas comme eux, devint une dĂ©esse ; elle avait deux dents d’une grosseur prodigieuse. Ces contes incohĂ©rens semblent prouver qu’il y eut des antropophages dans Otahiti , et il n’est pas mĂȘme prouvĂ© qu’il n’y en ait plus. Ornai nous a racontĂ© qu’un homme de sa famille avait coupĂ© un morceau de la cuisse d’un habitant de Bola- bola ‱ et les victimes humaines qu’on y offre aux dieux semblent annoncer un reste de cette barbarie. Le roi est trĂšs - respectĂ© ; il porte seul le maro, et seul possĂšde une conque an son de laquelle tous les sujets lui apportent des comestibles de diffĂ©rente espĂšce ; on punit de mort celui qui se sert de son nom avec lĂ©gĂšretĂ© ; on confisque les terres de celui qui blĂąme son administration ; il n’entre jamais dans les maisons de ses sujets , et si quelque accident l’y force , on brĂ»le la maison avec tout ce qu’elle renferme ; on porte jusqu’à la superstition les respects qu’on lui rend. AprĂšs lui viennent les chefs , puis les Ma- nohoone ou les vassaux , que suivent les Toutous ou esclaves ; chacune de ces classes ne peut se marier que dans son sein ; le Toutou qui est l’amant d’une femme d’un rang supĂ©rieur est mis Ă  mort -, s’il est rĂ©sultĂ© des enf’ans de ce commerce, ils sont mis Ă  mort. Si au contraire un vassal s’abaisse jusqu’à une femme Toutou, l’etiiaiit prend le rang de son pĂšre de Jacques Cook. ĂŻSi qui est dĂ©gradĂ©. Nous ne rĂ©pĂ©terons point ce qu’on a dit ailleurs du gouvernement. Le possesseur peut tuer le voleur qu’il surprend ; il n’est obligĂ© qu’à en exposer les raisons ‱cette sĂ©vĂ©ritĂ© n’est exercĂ©e que sur celui qui cherche Ă  ravir des choses prĂ©cieuses , pour d’autres objets on ne le force qu’à la restitution ; un meurtre fait naĂźtre une guerre civile entre les familles , qui ne se termine que par la perte entiĂšre' des possessions de la famille vaincue. La mort d’un Toutou est rachetĂ©e par la cession de quelques cochons et de quelques plumes rouges. Le meurtre mĂȘme d’un de ses enfans n’est qu’un dĂ©lit lĂ©ger. La petite isle de Mataia ou Ostiabrug dĂ©pend d’Otahiti ; ses habitans parlent un dialecte diffĂ©rent de leur mĂ©tropole ; ils portent les cheveux longs , se parent de coquilles et de perles polies Ă©blouissantes au soleil; et dans les combats, ils se servent d’une grande coquille comme d’un bouclier , d'une substance garnie de dents de requin pour se couvrir les bras, et d’une peau de poisson chagrinĂ©e pour dĂ©fendre leur corps; On nous parla de diverses isles basses situĂ©es au nord-est d’Otahiti ; on nous en nomma huit; leurs habitans se rendent quelquefois Ă  Otahiti ; ils ont le teint plus brun que les habitans de cette isle , la physionomie moins douce et le corps piquetĂ© d’une maniĂšre diffĂ©rente. Ils ont clĂ©s coutumes assez singuliĂšres. En nous Ă©loignant de Bolabola, nous cinglions vers le nord \ notre voyage qui durait M 3 i8 2 TroisiĂšme V o y a e b dĂ©jĂ  depuis dix-sept mois , ne faisait en effet que commencer , et je fis faire l’inventaire de nos provisions pour en rĂ©gler l’usage. Vers le 8 e . degrĂ© de latitude mĂ©ridionale , nous commençùmes Ă  voir diffĂ©rentes sortes d’oiseaux ; c’est dans ces parages que Mendana dĂ©couvit en 3568., l’isle de JĂ©sus ; nous ne la dĂ©couvrĂźmes pas. Nous coupĂąmes l’Equateur sous leaio 0 . degrĂ© 43 minutes 3 secondes de longitude , et deux jours aprĂšs nous dĂ©couvrĂźmes une terre; c’était une isle base , formĂ©e d’une enceinte qui renfermait un lac d’eau de mer , la bordure stĂ©rile n’offrait que quelques touffes de cocotiers; je rĂ©solus d’y jeter l’ancre pour m’y procurer des tortues; car cette terre n’était point habitĂ©e et semblait devoir nous en fournir. Tandis que deux canots cherchaient un lieu de dĂ©barquement , deux autres pĂȘchaient et nous rapportĂšrent deux cents livres de poisson ; je les y renvoyai, et je vins avec les vaisseaux devant une petite isle oĂč je pus jeter l’ancre, et aux cĂŽtes de laquelle il y avait deux canaux pour pĂ©nĂ©trer dans l’isle ; nous y entrĂąmes , nous y trouvĂąmes des toi tues, mais en moindre nombre que je n’espĂ©rais; on en trouva davantage le lendemain et les jours qui suivirent. J’avais dĂ©barquĂ© dans l’isle avec Bayly pour y observer une Ă©clipse de soleil tandis,que mes matelots Ă©taient Ă  la chasse des tortues , et quoique je connusse l'ineptie des matelots quand ils se trouvent sur terre , je n imaginais pas quTl s’en put Ă©garer sur une bordure de terre assez DR Jacques Cook. i83 Ă©troite oĂč de petits arbrisseaux Ă©pars ne pouvaient cacher la vue des vaisseaux. Cependant tleux s'Ă©garĂšrent et nous inquiĂ©tĂšrent pendant prĂšs de deux jours ; l’un revint et l’autre fut retrouvĂ© ; mais ils avaient souffert une soif extrĂȘme , car il n’y a point d’eau douce dans cette Ăźsle ; l’un deux s’était soulagĂ© en suçant le sang d’une tortue. Je plantai sur cette terre dĂ©serte des noix de cocos et des ignames que j’avais sur le vaisseau en pleine vĂ©gĂ©tation nous y semĂąmes aussi des melons , et y laissĂąmes dans une bouteille nos noms, celui de nos vaisseaux , et la date de notre sĂ©jour. Le sol de cette isle est en quelques endroits lĂ©ger et noir , composĂ© de dĂ©bris de vĂ©gĂ©taux , de sable et de fiente d’oiseaux en d’autres lieux on ne voit que du corail et des coquilles brisĂ©es dont la mer est assez Ă©loignĂ©e aujourd’hui , pour faire croire que cette terre s’accroĂźt tous les jours ; il y a des Ă©tangs remplis par l’eau de la mer qui filtre au travers du sable, Rien n’y indique des traces de l’homme; et l’on ne sait comment il pourrait y Ă©tancher sa soif; aucun vĂ©gĂ©tal ne pourrait y servir de pain. Il n’y avait qu'une trentaine de cocotiers peu fertiles , et le suc des noix y a le goĂ»t de sel on y trouve quelques arbrisseaux et deux ou trois plantes diffĂ©rentes on y vit aussi un side, ou une mauve de l’Inde, une espĂšce de pourpier, deux de gramens , et une plante semblable au Mesem- bryamthemum. Sous les arbres vivaient une multitude infinie d’hirondelles ou d’oiseaux d’Ɠufs M 4 38 4 T R O I * T T. M F V O Y A O K d’une espĂšre encore inconnue ; elles sont noires dans la partie supĂ©rieure du corps , dans l'infĂ©rieure, sur le Iront elles ont un arc blanc j les unes soignaient leurs petits , d’autres couvaient un cens bleuĂątre , tachetĂ© de noir et plus gros que celui d’un pigeon ; nous v vĂźmes d'autres oiseaux encore, tels que le noddie, un autre semblable au goĂ©land , un troisiĂšme couleur de chocolat qui a le ventre blanc, la frĂ©gate , le courlis, la guignette , l’oiseau du tropique , et mi petit oisseau de terre qui ressemble Ă  la fauvette d’hiver j de petits lĂ©zards , des crabes de terre , des rats sont encore les habit ans de cette isle. Nous y cĂ©lĂ©brĂąmes la fĂȘle de NoĂ«l , et lui donnĂąmes ce nom 5 elle a 10 Ă  lieues de circonfĂ©rence et a la forme d’une lune dĂ©croissante , dont les extrĂ©mitĂ©s sont l’une au nord , l'antre au sud elle est ceinte de rochers de corail , au dehors desquels est vers le couchant un banc do sable qui s’étend Ă  un mille en mer la latitude de la petite isle oĂč nous observĂąmes l'Ă©clipse du soleil, est sous la latitude mĂ©ridionale 1 dĂ©t*rĂ© S minutes , sous la longitude 21 degrĂ©s 58 minutes. Nous nous en Ă©loignĂąmes le 2 janvier, toujours environnĂ©s de diffĂ«rens oiseaux ; parvenu» entre le dixiĂšme et Je onziĂšme parallĂšle , nous vĂźmes des tortues qui nous annoncĂšrent le voisinage d’une terre, mais nous n’en dĂ©couvrĂźmes que quelques jours aprĂšs , au lever de l’aurore ; ç’étaient den* isles Ă©levĂ©es ; en nous approchant de Jacques Cook, i85 Je l'une d’elles nous en dĂ©couvrĂźmes une troisiĂšme ; bientĂŽt quelques pirogues se dĂ©tachĂšrent de celle vers laquelle nous tendions ; nous les attendĂźmes et fĂ»mes agrĂ©ablement surpris de leur entendre parler la langue des isles de la SociĂ©tĂ©. Nos invitations ne purent les dĂ©terminer Ă  se rendre sur nos vaisseaux ; ils acceptĂšrent le don de quelques mĂ©dailles de cuivre, et m’envoyĂšrent en retour quelques piĂšces de maquereaux ; je leur tendis encore de petits clous et des morceaux de fer qu’ils estimaient beaucoup , et ilsm’envoyĂšrentdespoissons etunepatate douce. Je ne voyais dans leurs pirogues que de larges citrouilles et une espĂšce de ÂŁlet de pĂȘche ils avaient la peau brune , leur taille Ă©tait mĂ©diocre , ils paraissaient trĂšs-robustes ; leur physionomie Ă©tait trĂšs-variĂ©e ; plusieurs ressemblaient aux EuropĂ©ens ; la plupart avaient les cheveux courts , d’autres les portaient flottans , quelques-uns les portaient en touffe au sommet de la tĂȘte ; ils Ă©taient noirs , mais chargĂ©s d’une graisse rousse ; ils portaient leur barbe longue , n’avaient d’ornemens qu’une lĂ©gĂšre piqueture sur les mains et sur les aĂźnĂ©s , et des morceaux d’étoffe d’un dessin bien singulier, qu’ils portaient autour des reins ils paraissaient d’un caractĂšre doux , et n’avaient d’armes que des pierres qu’ils jetĂšrent quand ils virent que nous ne les attaquions pas. A mesure que nous avançùmes, d’autres pirogues nous apportĂšrent un grand nombre de cochons de lait rĂŽtis, et de trĂšs-belles patates ; i8 6 TroisiĂšme Voyage nous donnions pour les premiers un clou de six sous sterlings ; et comme nos tortues allaient finir , ce secours nous remit dans l'abondance ; vous voyions, en suivant la cĂŽte , diverses bourgades dont les habitairs accouraient dans les lieux Ă©levĂ©s , afin de mieux voir les vaisseaux , ou se rĂ©unissaient en foule sur le rivage; le centre de cette isle est hĂ©rissĂ© de montagnes chargĂ©es de bois ; les arbres Ă©taient rĂ©pandus autour des villages prĂšs desquels on voyait des plantations de bananiers , de cannes Ă  sucre et d’antres productions. Nous pĂ»mes jeter l'ancre le lendemain , et les Jiabitans enhardis vinrent sur le vaisseau ; Ă  sa vue , leur Ă©tonnneinent , leur admiration , se peignaient sur tous leurs traits; ils ne connaissaient aucune de nos marchandises; ils paraissaient avoir une idĂ©e du 1er , et lui donnaient tantĂŽt le nom de Hamaiie , tantĂŽt celui de ToĂ« ; ils ne connaissaient point l’usage du couteau , ne firent aucun cas de nos grains de verre , ni mĂȘme des miroirs , et admirĂšrent les assiettes de fayence, les tasses de porcelaine; ils Ă©taient honnĂȘtes, et nous demandaient oii ils devaient s’asseoir , s’ils pouvaient cracher snr le pont ; ils priaient ou chantaient avant de monter sur le vaisseau , et dĂšs qu’ils y Ă©taient , ils s'emparaient sans façon de ce qui paraissait leur convenir. Je ne voulais point que les Ă©quipages descendissent sur la terre , pour empĂȘcher qu’ils ne .communiquassent la maladie vĂ©nĂ©rienne aux de Jacques Cook. 187 habitans ; par le mĂȘme motif’, je ne voulus point recevoir de femmes sur nos vaisseaux ; plusieurs s’étaient prĂ©sentĂ©es , et sans avoir de la dĂ©licatesse dans les traits , leur physionomie annonçait une franchise aimable; une piĂšce d’étoffe, qui, du milieu des reins leur descendait jusqu’à mi-cuisse, les distinguait seule des hommes; mes soins n’avaient pas rĂ©ussi toujours , et quoique je misse Ă  leur exĂ©cution toute la vigilance dont j’étais capable , je n’ose me promettre de les avoir pris avec succĂšs ; tel que vous ne croyez pas infectĂ© l’est souvent assez pour rĂ©pandre la maladie il serait difficile au plus habile mĂ©decin de dĂ©cider si celui qu’il traite est absolument guĂ©ri ; et tel qui est attaquĂ© le cache avec soin par honte , et ne craint pas de la communiquer Ă  d’autres avec une insensibilitĂ© qui Ă©tonne. J’avais jetĂ© l’ancre prĂšs d’un lieu oĂč on nous avait assurĂ© qu’il y avait un Ă©tang d’eau douce ; je trouvai en effet un petit lac dans le fond d’une vallĂ©e basse ; Ă  mon dĂ©barquement, les Indiens se prosternĂšrent la face contre terre , et j’eus de la peine Ă  les faire relever ; j’ignorais qu’ils traitaient ainsi leurs premiers chefs ; j’ignorais encore qu’un dĂ©tachement que j’avais envoyĂ© , pressĂ© par des hommes qui voulaient enlever ses fusils , avait Ă©tĂ© obligĂ© de faire feu , qu’un des insulaires avait Ă©tĂ© tuĂ© et que tous avaient Ă©tĂ© frappĂ©s de terreur. J’excitais les Ă©changes tandis que je m’occupais Ă  notre provision d’eau ; les habitans , loin de s’y opposer , nous aidĂšrent. Je voulus visiter le pays ; je vins dans la partie i 88 T R o j s i F, m b Voyage orientale oĂč , de nos vaiseaux, j’avais observĂ© dans chaque village de certains obĂ©lisques blancs dont un m’avait parut haut de 5o pieds ; je vis que ces obĂ©lisques Ă©taient placĂ©s dans des mordis qui olfraient'un terrain Ă©tendu , ceint d’un nur de pierre de quatre pieds de hauteur , pavĂ© de cailloux mobiles , ombragĂ© d’arbres divers , y ant Ă  une de ses extrĂ©mitĂ©s l’obĂ©lisque formĂ© d’une espĂšce de treillage de bois, recouvert d’une Ă©toffe mince, lĂ©gĂšre et grise , dont on voyait une grande quantitĂ© en divers endroits du inoraĂŻ. L'obĂ©lisque , Ăč la hauteur de cinq Ă  six pieds , Ă©tait chargĂ© de bananiers et de fruits offerts Ă  leur dieu 5 les autres parties du moraĂŻ ressemblaient Ă  celles des cimetiĂšres d’Otahiti, il y avait un hangard ; Ă  la face de l’entrĂ©e , Ă©taient des figures de bois d’un seul morceau , liantes-de trois pieds , assez bien dessinĂ©es et sculptĂ©es; on les appelait Ealooa no Veheina ou figures de DĂ©esses ; l’une portait sur sa tĂȘte un casque assez semblable Ă  celui des anciens guerriers , l’autre un bonnet cylindrique ; elles Ă©taient enveloppĂ©es d’étoffes ; Ă  peu de distance d’elles on avait placĂ© des offrandes de fougĂšres. LĂ  se voyaient les tombeaux des disfĂ©rens chefs ; lĂ  Ă©tait aussi l’autel oĂč l’on sacrifie des animaux et mĂŽme des hommes aux dieux , car la ressemblance de leurs mƓurs avec celles d'O- tahiti s’étend encore jusqu’à cette cĂ©rĂ©monie barbare ; il paraĂźt mĂȘme qu’ils font de tels sacrifices Ă  la mort de leurs chefs. Je fus frappĂ© de douleur en apprenant que cç peuple si bon avait Di Jacques Cook, i8e Jacques Cook. tpi amenĂ© leurs femmes'qui dansĂšrent sur le pont d’une maniĂšre immodeste avant de nous quitter, ces insulaires nous demandĂšrent la permission de dĂ©poser sur le pont des touffes de leurs cheveux. Ils mangent leurs ennemis comme les habitans de l’isle que nous avons quittĂ©e, quoiqu’ils vivent dans la plus grande abondance ; ils nous vendirent aussi du sel. Les vagues obligĂšrent vingt de nos hommes Ă  passer la nuit dans l’isle , et ce contre-temps malheureux occasionna sans doute des liaisons avec des femmes du pays, que j’avais dĂ©sirĂ© prĂ©venir. Les insulaires bravĂšrent ces vagues pour nous apporter des provisions ; Lun d’eux avait la figure d’un lĂ©zard piquetĂ© sur la poitrine ; d’autres y avaient des figures d’hommes grossiĂšrement dessinĂ©es. Ils nous apprirent que leur isle Ă©tait soumise Ă  celle d’Atooi, nom de l’isle oĂč nous avions abordĂ© , et oĂč rĂ©gnaient plusieurs chefs. Je rĂ©solus de descendre dans cette isle, et j’y portai un bouc et deux chĂšvres, un verrat et une truie , des graines de melons , de citrouilles et d’oignons ; je les donnai Ă  l’un des insulaires qui me parut respectĂ© des autres ; et tandis que quelques-uns des matelots remplissaient leurs futailles Ă  un ruisseau voisin, je pĂ©nĂ©trai dans le pays ; il ine parut agreste , pierreux, mais couvert d’arbrisseaux et de plantes qui parfumaient l’air ; nulle part je n’eu avais respirĂ© un aussi agrĂ©able. Nous y observĂąmes des marais salans peu abon- dans, et des puits d’eau les habitans se rassern- iy2 TroisiĂšme "V o y a o e Liaient autour de nous , il me parut qu’il n’y en avait pas plus de cinq cents dans l’isle entiĂšre. Nous eĂ»mes occasion d’examiner l’intĂ©rieur des maisons, il nous parut dĂ©cent et propre les hommes n’y mangent point avec leurs femmes ; celles-ci se rĂ©unissent pour faire leurs repas en commun. La noix huileuse du Dooe-dooe leur sert de flambeau durant la nuit ils cuisent les cochons dans des fours ; mais auparavant ils leur coupent l’épine du dos dans toute sa longueur les femmes y sont aussi »Taboo , car nous en vimes qui ne touchaient point aux ali mens , et qui les recevaient de leurs compagnes dans la bouche. Nous y remarquĂąmes encore quelques cĂ©rĂ©monies mystĂ©rieuses dont nous ne pĂ»mes deviner Lobjet ; par exemple une femme , aprĂšs avoir noyĂ© un cochon et avoir jetĂ© un fagot sur son corps sans vie , frappa un homme avefc un bĂąton sur les Ă©paules ; cet homme s’était assis devant elle pour recevoir cette espĂšce de discipline ils paraissaient aussi avoir une sorte de vĂ©nĂ©ration pour les chouettes qui nous y parurent fort aprivoisĂ©es ; nous y remarquĂąmes encore que plusieurs s'Ă©taient arrachĂ©s une dent, et nous avons dit ailleurs qu’ils tĂ©moignent du respect et de l’amitiĂ© en donnant une touffe de leurs cheveux. De petits accidens ne nous permirent pas de tirer de ces isles tous les avantages qua nous avions lieu d’en attendre ; et pressĂ©s de nous rendre en AmĂ©rique , nous nous en Ă©loignĂąmes pour cingler de Jacques Cook. ipZ cingler vers le nord. Avant de nous en Ă©loigner, donnons-en ici une idĂ©e gĂ©nĂ©rale. Elles sont disposĂ©es en groupes ; c’est un des archipels nombreux dont l’OcĂ©an pacifique est semĂ© les isles solitaires cjuiies sĂ©parent sont clairsemĂ©es et en petit nombre. Cet archipel peut ĂȘtre plus Ă©tendu que nous ne le connaissons nous y avons dĂ©couvert cinq isles ; TV o ako , Atooi , OneeheovJ , Oreehoua et Tahoora. La premiĂšre est la plus orientale ; elle est habitĂ©e , ses terres sont hautes , c’est tout ce que nous en pouvons dire , n’ayant pu la visiter. Nous avons parlĂ© de celle d’Oneeheow ; elle est situĂ©e Ă  7 lieues au couchant d’Atooi et n’a que quinze lieues de tour , elle produit sur-tout des ignames; ses habitans tirent du sel de ses marais, et s’en servent pour conserver leurs poissons l’isle en gĂ©nĂ©ral est basse , mais ses rivages sont escarpĂ©s dans la partie qui regarde Atooi, et vers le sud-est elle se termine en colline ronde. Oreehoua est situĂ©e au nord d’Oneeheow, elle est petite et peu Ă©levĂ©e Tahoora est petite comme cette derniĂšre, mais le sol en est peu Ă©levĂ© , elle n’est habitĂ©e que par des oiseaux. Atooi est la plus considĂ©rable de toutes , elle peut avoir prĂšs de u5 lieues de tour , la rade oĂč nous mouillĂąmes est assez sĂ»re , le vent alisĂ© y souffle obliquement ; il est facile d’y dĂ©barquer ; elle a de la bonne eau douce Ă  peu de distance ; l’aspect de l’isle est different de toutes celles qne noirs avions vues jusqu'alors, tout y offre des pentes douces, le centre en est Ă©levĂ© sans y ĂȘtre TorrLe 111 . N TroisiĂšme Votace chargĂ© de montagnes, les nuages y reposent souvent et doivent y fournir des sources de la partie boisĂ©e jusqu'Ă  la mer, elle est revĂȘtue d’herbe d'une excellente qualitĂ©, qui croĂźt Ă  la hauteur de deux pieds et quelquefois par toutes ; mais dans les lieux oĂč on la trouve on ne voit pas un arbrisseau. Dans les vallĂ©es le sol paraĂźt d’un noir brun , un peu friable ; mais dans les lieux Ă©levĂ©s , il est d’un brun rougeĂątre assez compacte ; dans celui- lĂ  le taro prospĂšre , dans celui-ci on cultive les patates douces qui pĂšsent souvent de dix Ă  quatorze livres. Le temps y fut variable durant notre sĂ©jour, et c’est cependant la saison oĂč il devait ĂȘtre le plus fixe. La chaleur y est modĂ©rĂ©e ; les salaisons s’y conservent trĂšs-bien ‱, les rosĂ©es n'y sont pas abondantes, mais peut-ĂȘtre le sont-elles davantage dans les lieux ombragĂ©s d’arbres. Les rochers y sont d’une pierre pesante , d’un noir grisĂątre, disposĂ©s comme les rayons d’un gĂąteau demiel, etparsemĂ©s de particules luisantes et de quelques taches couleur de rouille ; la profondeur de ces rochers est immense ; ils offrent des couches qui ne sont point adhĂ©rentes , et cependant n'ont point de corps intermĂ©diaires nous y trouvĂąmes aussi le lapis-lydius ; et une pierre Ă  aiguiser , couleur de crĂšme, coupĂ©e de veines plus blanches ou noires; une ardoise fine et une grossiĂšre. Nous y vĂźmes aussi des hĂ©matites. On y recueille cinq ou six espĂšces de bananes, du fruit Ă  pain , des noix de cocos, des ignames. de Jacques Cook. i95 et l’arum de Virginie on y voit l’étooa , la gardĂ©nia parfumĂ©e ou jasmin du cap , des dooe- dooe qui donnent des noix huileuses , lesquelles enfilĂ©es Ă  des baguettes, y servent de chandelles; un sida ou mauve, la morinda citrifolia, une espĂšce de convolvulus , et une multitude de citrouilles qui y deviennent trĂšs-grosses et ont des formes variĂ©es. Sur le sable aride , croĂźt une plante inconnue de la forme du chardon , et comme lui armĂ©e de piquans, mais qui porte une belle fleur semblable au pavot blanc celle- ci et une plus petite sont les seules plantes nouvelles qu’on y ait observĂ©es. Nous y avons vu voltiger des oiseaux de la grosseur du serein , et dont le plumage Ă©tait d’un cramoisi foncĂ©, une grosse espĂšce de chouette, des faucons ou milans bruns , un canard sauvage, le hĂ©ron bleu , une espĂšce de corlieu; la multitude de plumes de couleurs variĂ©es qu’ont les insulaires , y annonce un grand nombre d’oiseaux que nous n’avons point vus. Ses rivages ne nourrissent pas une grande diversitĂ© de poissons ; mais on y trouve le petit maquereau, le mulet commun , et un autre de couleur de craie blanche , un petit poisson de rocher qui est brunĂątre et tachetĂ© de bleu, et trois ou quatre autres espĂšces ; les coquillages n’y offrent tien d’intĂ©ressant. Nous n’y avons vu d'animaux domestiques que des cochons , des chiens , de la volaille. On y remarque encore de petits lĂ©zards et des rats. N a ĂŻ 96 Trotsieme Voyage Les insulaires sont de taille moyenne; ils ne sont remarquables ni pat la beautĂ© de leur forme, ni parla dĂ©licatesse de leurs traits; mais leur physionomie annonce la bontĂ©, la franchise, plus que leur yeux ne promettent de la vivacitĂ© et de l’intelligence ; leur visage , et sur-tout celui des femmes , est rond , quelquefois allongĂ© ; leur teint est brun de noix les deux sexes sont moins distinguĂ©s ici par la taille, le teint et les traits que par-tout ailleurs ; peu sont difformes ; leur peau n’est ni douce ni luisante ; ils ont les dents bonnes , les cheveux lisses , noirs et peints il y avait plus de femmes que d’hommes remarquables par leur embonpoint. Ils nagent avec une vigueur , une lĂ©gĂ©retĂ© extraordinaires ; des femmes chargĂ©es d’un nourrisson , y fendent les ondes agitĂ©es et traversent un espace de mer effrayant. Leur caractĂšre est gai ; ils n’ont pas la lĂ©gĂ©retĂ© inconstante des Otahitiens , ni la tranquille gravitĂ© des Tongataboens ; ils vivent entr’eux d’une maniĂšre trĂšs-sociable, les mĂšres y prennent grand soin de leurs en fan s , et les hommes se plaisent Ă  les aider en ce point ; leur intelligence se dĂ©veloppait sur-tout en ce qu’ils paraissaient sentir toute la supĂ©rioritĂ© de nos arts sur les leurs. Peut-ĂȘtre cette isle renferme-t-elle trente mille Ăąmes. Les deux sexes portent peu d’ornemens ; ils ne mettent rien aux oreilles qu’ils ne percent pas ; mais ils ont des colliers semblables Ă  des cordons de chapeaux auxquels ils suspendent un morceau de Jacques Cook. 197 t!e bois, de pierre ou de coquillage , long d’environ deux pouces , et un hameçon large et poli dont la pointe est en dehors ; quelquefois ces colliers sont de coquillages , ou de guirlandes de fleurs de mauve qu’ils ont fait sĂ©cher. Les femmes ont des bracelets composĂ©s d’écailles et de morceaux d 'un bois noir incrustĂ© d’ivoire , quelquefois ornĂ©s de dents de cochons. Des plumes de coq ou de l'oiseau du tropique ornent la tĂȘte des hommes 5 quelquefois ils y placent la queue d’un chien blanc montĂ©e sur une baguette. Les hommes sont ordinairement piquetĂ©s sur les mains ouĂŻes bras , ou les aĂźnĂ©s ; mais il en est un petit nombre dont tout le corps est bariolĂ© de lignes et de figures diverses. Us paraissent vivre en bourgades dispersĂ©es, sans ordre et sans fortifications il y a des mai- sons'vastes et commodes ; d’autres sont de misĂ©rables chaumiĂšres ; leur forme est celle d’une meule de loin oblongue ,‱ elles sont clauses avec soin ; une herbe longue posĂ©e sur des perches menues disposĂ©es avec rĂ©gularitĂ© , leur sert de couverture ; l’entrĂ©e en est si Ă©troite qu’il faut se traĂźner Ă  genoux pour y pĂ©nĂ©trer ; un chĂąssis de planche la cache ou la ferme ; c’est leur porte et leur fenĂȘtre l’intĂ©rieur est propre ; le soi v est jonchĂ© d’herbes sĂšches, recouvertes de nattes qui leur servent de siĂšges et de lits ; sur une espĂšce de banc on trouve des vases d’eau faits avec de l’écorce de citrouille , des paniers remplis de fruits ou de racines , et quelques plats, quelques assiettes de bois. Ils sont riches en cochons , e» N 3- iy8 Troisikmk V o y a g * chiens et en poissons qu’ils savent conserver avee le sel ; ce sel dont ils font une grande consommation , est ronge par son mĂ©lange avec la vase sur laquelle il se dĂ©pose. Leurs amusemens paraissent assez variĂ©s ; leurs danses ressemblent Ă  celles des isles oĂč nous avions passĂ© , mais ils les exĂ©cutent avec moins d’adresse leurs instruirions de musique sont grossiers j Pim est un cĂŽne renversĂ©, creux en partie , composĂ© de plantes grossiĂšres qui ressemblent au jonc , ornĂ© sur les bords et au sommet de belles plumes rouges; on y attache une petite citrouille vuidĂ©e dans laquelle on met quelque chose qui fait du bruit, et l’on secoue cet instrument, on le fait mouvoir avec vivacitĂ© cPun endroit Ă  l’autre et de disse rens cĂŽtĂ©s en se frappant la poitrine de l’antre main. Un autre de ces instruinens est formĂ© d’un vase de bois et de deux bĂątons ; le musicien qui s’en sert tenait le plus long bĂąton comme nous tenons le violon; le plus court lui servait d’archet , et son pied frappait en meme temps sur le vase creux renversĂ© parterre des femmes accompagnaient l’instrument d’un air assez agrĂ©able. Ils ont une espĂšce de jeu de boule ; ces boules ressemblent mieux un petit fromage Ă  bords arrondis qu’à un globe ; elles sont de pierre ou d’une ardoise grossiĂšre, trĂšs-polies et luisantes ils ont encore des espĂšces de palets d’ardoise et s’en servent comme nous. Leurs ouvrages niĂ©clianiques annoncent beaucoup d’adresse ; ils font leurs Ă©toffes de mĂ»riers de Jacques Cook. par les mĂȘmes procĂ©dĂ©s que les Otahitiens; mais ils l’emportent sur ceux-ci par les couleurs et la variĂ©tĂ© des dessins on est Ă©tonnĂ© de la rĂ©gularitĂ© de leurs ligures. Ils ont aussi des Ă©toffes blanches , ou d’mie seule couleur ; ils savent les joindre par des coutures. Us fabriquent un grand nombre de nattes blanches trĂšs-fortes qui offrent beaucoup de raies rouges ou de losanges entre- lassĂ©s ; il en est de Unes , de grossiĂšres , d’unies et de fortes. Ils peignent b Ă©corce des citrouilles qui leur servent de vases , quelquefois ils les vernissent. Le cordia ou Ă©tooa, leur fournit des vases et des jates de bois qui semblent ĂȘtre faits dans l’atelier d’un tourneur. Ils font encore des Ă©ventails de nattes ou d’osier qui ont des manches , et des cordelettes de cheveux ou de bourre de cocos. Ils ont une multitude d’espĂšces d’hameçons ; les uns sont d’os, d’autres de bois garnis d’os, beaucoup sont de nacre de perle, tous armĂ©s d’une ou de deux barbes. Nous en achetĂąmes un long de neuf pouces, fait sans doute d’un os de poisson ; un ouvrier d’Europe avec ses connaissances et le secours de ses instrumens, ne pourrait le faire plus poli, ni lui donner plus d’élĂ©gance c'est avec la pierre ponce qu’ils polissent les pierres ; leurs outils de pierre sont faits comme ceux d’Otahiti ; ils avaient deux morceaux de fer et en connaissaient l’usage ; mais cette connaissance rĂ©pandue sur une isle oĂč abordĂšrent les EuropĂ©ens , peut s’ĂȘtre propagĂ©e au loin ; car ils paraissaient n’avoir jamais vu de vaisseaux, Dans presque toutes les isles nom N 4 zoo TroisiĂšme Voyage velles que nous dĂ©couvrĂźmes , ils avaient une idĂ©e au moins obscure de son usage; les voyages de leurs liabitans dans des islcs oĂč on le connaissait, ou ceux des insulaires qui avaient commercĂ© immĂ©diatement ou par des intermĂ©diaires avec les isles frĂ©quentĂ©es par les EuropĂ©ens, ont sulĂŻi pour en donner la connaissance et le dĂ©sir. Les naufrages ont pu encore y porter des morceaux de fer. Leurs pirogues sont longues de pieds, larges de 18 pouces ; une piĂšce de bols , on un tronc, d’arbre un peu creuse en forme le fond ; les lianes sont formĂ©s de planches d’un pouce d 'Ă©paisseur, ajustĂ©es et liĂ©es au fond d’une maniĂšre exacte; Lavant et l’arriĂšre taillĂ©s en coins, sont un peu Ă©levĂ©s ils en lient deux ensemble et leur donnent des balanciers d une forme et d'une disposition trĂšs-bien imaginĂ©es. Quelques-uns ont une voile triangulaire, lĂ©gĂšre , enverguĂ©e Ă  un mat. Nous avons parlĂ© des soins qu'ils prennent de la plantation du turo , et de leur disposition reguliere ; tels sont aussi leurs champs de bananes et de cannes Ă  sucre ; les terrains lias sont entourĂ©s de fossĂ©s , les autres sont sans clĂŽture ; les arbres Ă  pain et les cocotiers n’y prospĂšrent pas , et les habitant pour cette raison , s'occupent d’autres vĂ©gĂ©taux qui demandent cependant pins desoins. L’isle pourrait ĂȘtre mieux cultivĂ©e et nourrir une population trois fois plus nombreuse. Plusieurs chefs rĂ©sident Ă  Atooi ; mais nous de Jacques Cook. 20 r n’en vĂźmes point ; peut-ĂȘtre ils Ă©taient „abseits ou craignirent de se montrer. L’un d’eux; vint sur ja DĂ©couverte dans une douille pirogue ; les insulaires se prosternĂšrent dans celles qu'ils montaient ; mais lui sans faire attention Ă  leurs hommages , Ă  leurs pirogues , au danger auquel il les exposait , heurta , renversa celles qui se trouvĂšrent sur son passage et sembla iaire consister sa grandeur dans le mĂ©pris qu’il, montrait pour ses sujets. On le hissa sur le vaisseau j ses courtisans se rangĂšrent autour de lui en se tenant par la main , et ne permirent qu’au capitaine de l’approcher. Il Ă©tait jeune et couvert d’étoffes de la tĂȘte aux pieds ; Clerke lui fit des prĂ©sens, et il en reçut une jate de bois, soutenue par deux ligures d’hommes assez bien sculptĂ©es. On ne put le dĂ©terminer Ă  se mouvoir ; on le reporta bientĂŽt aprĂšs dans sa pi- rogne et il gagna la cĂŽte. ha multitude d’armes qu’ont ces insulaires annoncent qu’ils lont on soutiennent souvent 1* guerre ; peut-ĂȘtre entre les divers districts dot l’isle , peut-ĂȘtre avec les liabitans des isies voisines , et ces guerres frĂ©quentes paraissent ĂȘtre la cause de la faiblesse de leur population. Il* ont des piques ou lances qui sont d’un beau bois couleur de chĂątaigne , bien poli , et dont l’une des extrĂ©mitĂ©s est applatie , et l’autre barbelĂ©e ; ils ont une espĂšce de poignard long d’environ un pied et demi, pointu , assujĂ©ti Ă  la main avec un cordon , et don t ils se servent pour combattre corps Ă  corps; ces poignards sont quelquefois ao2 TroisiĂšme Voyage doubles et ont le manche gu milieu. Ils ont des arcs et des traits , mais l’un et l’autre sont faibles $ ils ont encore une espĂšce de couteau dont ils frappent d’estoc et de taille ; il est de bois et long d’un pied, applati, arrondi aux coins, partout environnĂ© de dents de requins pointant en dehors ; un cordon passe au travers du manche trouĂ© , et s’entortille plusieurs fois autour du bras. Il nous parut qu’ils se servaient de la fronde. Ils enterrent ceux qui meurent de mort naturelle, comme ceux qu’on sacrifie aux dieux 3 mais leurs temples sont sales ; ils y offrent aussi des vĂ©gĂ©taux. Les prĂȘtres ou Tahounas paraissent y ĂȘtre nombreux. La langue est la mĂȘme qu’à Otahiti j ils en ont la prononciation douce , leurs chants ont les mĂȘmes mesures, les mĂȘmes cadences. Il paraĂźt donc que les peuples decesislesontlamĂȘineorigine; mais Ă  une aussi grande distance, comment ont-ils pu venir de l’un de ces archipels Ă  l’autre? c’est ce qu'on ne peut dire il est cependant certain que la mĂȘme langue et par consĂ©quent le mĂȘme peuple, remplit des isles situĂ©es Ă  1660 lieues de distance du levant au couchant, et 1200 lieues du nord au midi. Je donnai Ă  ce petit archipel le nom Ăč.'Isles de Sandwich ; outre les cinq que j’ai nommĂ©es , il en est une plus petite qui est basse et dĂ©serte, situĂ©e prĂšs de Tahoora , et appelĂ©e Tammata- pappa. Leur situation les rendrait utiles Ă  ceux qui se rendent de l’AmĂ©rique aux isles de l'Asie, ou de ces isles en AmĂ©rique 3 et si les Espagnols de Jacques Cook. ao 3 eussent eu l’esprit de dĂ©couvertes , ils auraient fait depuis long-temps leurs voyages des Philippines au PĂ©rou , et d’Acapulco Ă  Manille avec bien plus de facilitĂ© et de sĂ»retĂ©. La longitude de la rade oĂč nous entrĂąmes dans l’isle Atooi, est de 217 degrĂ©s 4 1 minutes 3 secondes. Sa latitude septentrionale de 21 degrĂ©s 56 minutes i5 secondes. Nous parvĂźnmes le 12 fĂ©vrier , sous le 3 o e degrĂ© de latitude; et quoique nous fussions dans le milieu de l’hiver , nous n’éprouvions qu’un peu de froid le matin et le soir ; plus au nord , la diffĂ©rence de tempĂ©rature est plus grande. Treize jours aprĂšs nous traversĂąmes Ja route du vaisseau de Manille ; nous approchions du continent de l’AmĂ©rique, et cependant nous n’en voyions aucun indice ; Ă  peine avions-nous vu un oiseau depuis notre dĂ©part des isles Sandwich. Au-delĂ  du 44 e degrĂ© , l’air Ă©tait doux encore , et j’en Ă©tais Ă©tonnĂ© d’autant plus que nous Ă©tions voisins d’un continent d’une Ă©tendue immense oĂč le froid est trĂšs-vif. Sans doute l’hiver de 1778 , fut trĂšs-doux dans ces climats. Pendant le calme que nous Ă©prouvĂąmes le 2 mars , nous vimes diverses parties de la mer couvertes d’une glaire ou matiĂšre visqueuse, autour de laquelle nageaient des animalcules , dont quelques-unes Ă©taient gĂ©latineuses , presque globulaires et de la classe des Mollusca il en Ă©tait une autre espĂšce plus petite, plus nombreuse , blanche et lustrĂ©e , qui, lorsqu’ils Ă©taient en repos dans un verre d’eau salĂ©e , ressemblaient Ă  des parcelles no 4 TroisiĂšme Voyage le feuilles d’argent. Ils nageaient avec la mĂȘme facilitĂ© sur le dos , les cĂŽtĂ©s ou le ventre , et montraient alors les couleurs les plus brillantes des pierres prĂ©cieuses ; quelquefois d’une transparence parfaite , quelquefois passant par diffĂ©rentes nuances du saphir pĂąle au violet foncĂ©; et tes nuances Ă©taient souvent mĂȘlĂ©es de teintes Ă©clatantes du rubis et de l’opale ; elles couvraient de lumiĂšre le vase et Veau au grand jour les couleurs Ă©taient plus vives ; et quand les animalcules descendaient au fond, ils prenaient une teinte brunĂątre. Si le vase Ă©tait Ă©clairĂ© avec la chandelle, ils Ă©taient d’un beau verd pĂąle parsemĂ© de points lustrĂ©s ; daus l'obscuritĂ© , ils avaient la faible lueur d'un charbon qui s’éteint. Nous leur donnĂąmes le nom d’ Oniscus fuhren s ; sans doute ils contribuent au phĂ©nomĂšne de la mer lumineuse. Le 7 mars, nous dĂ©couvrĂźmes la cĂŽte de la nouvelle Albion ; nous en Ă©tions encore Ă  10 ou 12 lieues , eile se prolongeait du sud-est au nord-est ; nous Ă©tions sous le 44 e - deg. 33 ni. de latitude septentrionale ; sous le ada 0 . d. q ut. de longitude. La terre paraissait d'une hauteur mĂ©diocre , variĂ©e de collines et de vallĂ©es , et par-tout couverte de bais. J’v cherchai un port que le mauvais temps ne me permit pas d’y trouver ; des raffĂąles, de la pluie , de la grĂȘle nous y assaillirent ; un ciel Ă©pais et noir nous environna, et je fus obligĂ© de m’éloigner de la terre dans la crainte de m’aller briser contre clic. Nous nous en rapprochĂąmes ensuite ; elle de Jacques' Coo je. 20 5 Ă©tait lĂ  e Jacques Cook. 321 l’arrachant, mĂ©nagent sans doute cette partie ; les vieillards ont une barbe Ă©paisse sur le menton et mĂȘme des moustaches ; leurs sourcils Ă©troits sont peu fournis ; mais ils ont beaucoup de cheveux qui sont durs et forts , noirs et lisses , flottans sur leurs Ă©paules. Ils ont le cou court , et rien d'agrĂ©able dans la forme du corps ; leurs grands pieds sont d’une vilaine forme , et les chevilles trĂšs-saillantes. Leur corps incrustĂ© de peinture ne peut laisser deviner la couleur de leur teint ceux que nous engageĂąmes Ă  se nettoyer avaient presque la blancheur de la peau des EuropĂ©ens 5 leurs enfans Ă©taient blancs $ quelques-uns ont une teinte vermeille qui annonce la jeunesse , et rend leur physionomie assez agrĂ©able en gĂ©nĂ©ral leur physionomie est uniforme et sans expression. Les femmes ont Ă -peu-prĂšs la mĂȘme taille, le mĂȘme teint, les mĂȘmes traits que les hommes, et il n’est pas facile de les distinguer. L’habillement commun aux deux sexes consiste en un manteau de lin garni dans le haut d’une bande Ă©troite de fourrure , et dans le bas de franges ou de glands ; il passe sous le bras gauche , est attachĂ© sur le devant de l'Ă©paule droite avec un cordon, et assujĂ©ti par un autre cordon sur le derriĂšre ; les deux bras sont en libertĂ© et il laisse le cĂŽtĂ© droit ouvert ; mais il est quelquefois ceint d’une bande de natta ou de poils ; par-dessus ce manteau qui descend jusqu’aux genoux , est un autre petit manteau de la mĂȘme Ă©toffe , garni de franges , qui a 3 a TroisiĂšme Voyage ressemble Ă  un plat rond , ouvert au milieu , et au travers duquel on pourrait passer la tĂȘte; il repose sur les Ă©paules et recouvre le bras jusqu'au coude , et le corps jusqu’à la cliĂ»te des reins. Leur tĂȘte est couverte d’un chapeau fait en cĂŽne tronquĂ© j d’une belle natte ; une lioupe arrondie Ou une tou le de glands de cuir le dĂ©core souvent au sommet ; souvent aussi les hommes ont une peau d’ours , de loup ou de loutre de mer dont les poils sont en dehors, attachĂ©e comme un manteau, quelquefois sur le devant du corps , quelquefois sur le derriĂšre. Durant la pluie , ils se couvrent d’une natte grossiĂšre ; ils ont des vĂȘtemens de poil et s’en servent peu ; leur vĂȘtement est commode et ne manque pas d’élĂ©gance quand il est propre ; mais il l’est rarement ; leur corps est toujours barbouillĂ© d’une graisse rance , et leur tĂȘte , comme leurs vĂȘtemens , sont garnis de vermine. Quelquefois ils se peignent le visage de noir , de rouge et de blanc , et alors ils sont affreux Ă  leurs oreilles percĂ©es sont suspendus des morceaux d’os, des plumes , de petits coquillages , des faisceaux de poilsou des morceaux de cuivre. Plusieurs ont la cloison du nez percĂ©e , et ils y suspendent les mĂȘmes objets qu’aux oreilles ; leurs poignets sont garnis de bracelets Ou de grains blancs qu’ils tirent d’un coquillage , de petites laniĂšres de cuir ornĂ©es de glands , ou d’un large bracelet d’une matiĂšre noire et luisante de la nature de la corne. La cheville de leur n e Jacques Cook. 22,3 pied, est souvent couverte de bandes de cuir et de nerfs d’animaux. Tel est leur vĂȘtement et leur parure de tous les jours. Dans les visites de cĂ©rĂ©monie , ou lorsqu’ils vont Ă  la guerre , ils ont des peaux d’ours et de loup garnies de bandes de fourrure ou de lambeaux de l’étoffe de poil qu’ils fabriquent eux-mĂȘmes ; et ils les portent sĂ©parĂ©ment ou pardessus leurs autres habits ; dans le premier cas, leur tĂȘte est chargĂ©e de plumes grandes ou petites , couverte d’un cĂŽne d’osier ou d’écorce battue ; leur visage est barbouillĂ© de couleurs mĂȘlĂ©es Ă  de la graisse ou du suif , et forment diffĂ©rentes figures. Quelquefois leur chevelure est divisĂ©e en paquets , liĂ©s par derriĂšre es ornĂ©s de rameaux de cyprĂšs. Ils ont un Ă©quipage plus bizarre encore ; ils se couvrent le visage d’une multitude de masques de bois sculptĂ©s , reprĂ©sentant des tĂȘtes d’hommes , d’aigles ou de briseurs d’os, de loups , de marsouins ou d’autres animaux , parsemĂ©s de mica, et les font dominer par des morceaux de sculpture taillĂ©s comme la proue d’une pirogue peinte. Ces dĂ©guisemens ridicules sont employĂ©s dans leurs fĂȘtes , peut- ĂȘtre pout intimider l’ennemi dans les combats , et quelquefois pour aller Ă  la chasse. Le seul habit qu’ils ne portent qu’à la guerre, est un manteau de cuir double et trĂšs-Ă©pais , qui nous parut la peau tannĂ©e d’un Ă©lan ou d’un buffle , qui couvre la poitrine et le cou , et s’étend jusqu’aux talons , ornĂ© de compartimens assez agrĂ©ables , et assez fort pour rĂ©sister aux TroisiĂšme Voyage traits et aux; piques c’est une cotte de maille co npletre. Quand ils vont se battre , ils portent encore un manteau de cuir revĂȘtu de sabots de daim , suspendus Ă  des laniĂšres de cuir couvertes de plumes ; dĂšs qu'ils se remuent , ce manteau fait un bruit presqu’égal Ă  celui d’une multitude de clochettes. Dans leur ajustement ordinaire , ces sauvages n’ont point la physionomie fĂ©roce , et paraissent des hommes indolens et paisibles ; ils manquent Ă©galement de vivacitĂ© et de rĂ©serve ; leurs discours ne sont composĂ©s que de phrases courtes ou de mots dĂ©tachĂ©s , rĂ©pĂ©tĂ©s avec Ă©nergie , toujours sur le mĂȘme ton , joints Ă  un seul geste qui consiste Ă  jeter le corps en avant , tandis que les genoux se plient et que les bras pendent sur les cĂŽtĂ©s. Ces hommes cruels contre leurs ennemis, paraissaient avoir delĂ  docilitĂ© , de la bontĂ© , uns sorte de politesse naturelle les injures les mettent en fureur ; mais le calme suit promptement leur colĂšre; ils ont la rĂ©solution de la vengeance, beaucoup d’incuriositĂ©, beaucoup de paresse. Ils aiment la musique , et la leur est grave , mais touchante et leurs airs sont lents , mais les variations en sont nombreuses, elle est expressive , cadencĂ©e et d’un effet agrĂ©able. Ils forment des concerts , et un homme marque la mesure en frappant sur sa caisse. Un grelot, un petit sillet, sont leurs seuls instrnmens. Ils mettent de la loyautĂ© dans le commerce et sont cependant fripons , ils ne dĂ©robent que les objet* de Jacques Cook. h5 objets dont ils connaissent la valeur et l’usage; et comme ils n'estimaient que les mĂ©taux, nous pouvions laisser notre ligne Ă  terre sans gardes. Les deux bourgades que nous visitĂąmes nous parurent renfermer chacune mille aines; les maisons y sont dispersĂ©es sur trois lignes, qui s’élĂšvent par degrĂ©s l’une au-dessus de l’autre ; les plus grandes sont sur le devant ; de grandes rues sĂ©parent les lignes , de petits sentiers mĂšnent de la ligne de devant Ă  celle de derriĂšre ; mais la division de la bourgade comme celle de l’intĂ©rieur des maisons est fort irrĂ©guliĂšre ces maisons sont formĂ©es de planches dont les bords portent sur le bord de la planche voisine , et sont attachĂ©es avec des bandes d’écorce de pin ; elles sont appuyĂ©es par de petits poteaux ou des perches et au-dedans par des poteaux plus gros posĂ©s en travers elles ont sept Ă  huit pieds de hauteur , et les planches qui forment le toit peuvent s’écarter quand il fait beau temps et se rĂ©unir quand il fait la pluie ; il n’v a point de porte ; un espaça ouvert , haut de deux pieds , y sert d’entrĂ©e ; les fenĂȘtres y sont aussi'de trous refermĂ©s par des nattes prĂšs des cĂŽtĂ©s est un petit banc de planches , haut de cinq Ă  six pouces , large de cinq Ă  six pieds, couvert de nattes, qui sert Ă  la famille de siĂšges et de lits. On y voit encore des caisses, des boĂźtes de toutes dimensions, entassĂ©es les unes sur les autres oĂč sont renfermĂ©s leurs habits, leurs fourrures , leurs masques ; quelques caisses ont des couvercles attachĂ©s avec des laniĂšres de cuir, et un trou quarrĂ© par lequel ils Tome lll. P aa 6 TroisiĂšme Voyage entrent et sortent ce qu’ils dĂ©sirent Ă  cĂŽtĂ© sont des baquets ou seaux pour conserver l’eau ; des coupes et des jates de bois rondes, des augets de bois dans lesquels ils mangent, des paniers d’osier , des sacs de natte , etc. Sur la terre ou dans le haut de la cabane, on voit leurs filets jetĂ©s comme au hazard ; rien n’y est propre et rangĂ© que le banc oĂč ils couchent. Ces cabanes exhalent une puanteur insuporta- ble; ils y sĂšchent, ils y vuident leurs poissons, et leurs entrailles mĂȘlĂ©es aux restes des repas offrent des tas d’ordures qui ne s’enlĂšvent jamais ; elles sont cependant ornĂ©es de statues , faites de blocs de troncs d’arbres sculptĂ©s grossiĂšrement, offrant une figure d'homme et des bras peints; ils les appelaient du nom gĂ©nĂ©ral Klumma ; ils en parlaient d’une maniĂšre mystĂ©rieuse, et nous crĂ»mes qu’elles ont quelque rapport avec leur religion ; cependant ils en font peu de cas, et avec un peu de fer et de cuivrĂ© on pourrait acheter toutes ces espĂšces de dieux d’un village. Tes hommes y pĂȘchent et chassent; les femmes renfermĂ©es dans les maisons, y fabriquent des vĂȘ- temens de laine ou de lin, y prĂ©parent le poisson qu’elles vont chercher sur le rivage oĂč les hommes le dĂ©posent. Elles vont chercherdes moules etdes coquillages dans de petites pirogues qu’elles manƓuvrent avec dextĂ©ritĂ© ; les hommes ne leur tĂ©moignent ni Ă©gards, ni tendresse les jeunes gens nous parurent les plus oisifs et les plus indolens ; ils se vautrent au soleil et se roulent dans le sable absolument nuds. Les filles cep en- de Jacques Cook. 2 ay dant s’y conduisent avec la plus grande dĂ©cence. Nous ne pouvons donner de leurs mƓurs qu’une idĂ©e imparfaite ; nous les vĂźmes trop peu chez eux; notre arrivĂ©e suspendit presque tous les travaux , et changea leur maniĂšre ordinaire de vivre. Il paraĂźt qu’ils passent une partie de leur temps dans leurs pirogues pendant l’étĂ© ; ils y mangent, ils y couchent, ils s'y dĂ©pouillent de leurs habits et s’y vautrent au soleil leurs grandes pirogues sont assez grandes pour cela et fort sĂšches; ils y sont Ă  l’ombre de leurs peaux beaucoup mieux que dans leurs maisons. Ils se nourrisent de vĂ©gĂ©taux et d’animaux ; mais beaucoup plus de ceux-ci. La mer leur fournit des poissons, des moules, des coquillages , des quadrupĂšdes marins ; ils mangent 1er sardines et des harengs dans leur Ă©tat de fraĂźcheur , et en fument et sĂšchent une partie les harengs leur donnent des Ɠufs ou laites qu’ils prĂ©parent d’une maniĂšre curieuse ils les saupoudrent de petites branches du pin de Canada , et d’une petite herbe qui croĂźt sur les rochers submergĂ©s; et ils mangent le tout; cette espĂšce de kaviar se garde dans des paniers ; c’est leur pain d’hiver, et le goĂ»t n^en est pas dĂ©sagrĂ©able ils en font aussi avec la laite de plus gros poissons; mais il est moins agrĂ©able ils dĂ©coupent encore et sĂšchent des brĂšmes et des chimara, mais ne les fument pas. Ils grillent les grosses moules dans leurs coquilles , et les ensilent ensuite Ă  de petites brochettes de bois suspendues dans leurs maisons, oĂč ils vont les prendre quand le besoin P a 22Ü TroisiĂšme Voyage les y oblige. Le marsouin est l’animal dont ils se nourrissent le plus communĂ©ment ; ils les dĂ©coupent et en sĂ©client les lambeaux ils en mettent aussi la viande fraĂźche avec de l’eau clans un baquet de bois , oĂč ils jettent des pierres chaudes jusqu’à ce que la viande ait assez bouilli ils consomment encore une quantitĂ© considĂ©rable d’huile que leur fournissent les animaux marins. Les veaux marins, les loutres de mer et les baleines servent aussi Ă  leur nourriture ; ils chassent peu ou tuent peu de quadrupĂšdes ; les tribus voisines paraissent leur fournir les peaux dont ils se servent ; les oiseaux leur donnent un aliment qui leur est plus commun j mais en gĂ©nĂ©ral c’est de la mer qu’ils tirent leurs moyens de subsistance. Les branches du pin de Canada et l’herbe marine dont ils saupoudrent leur kaviar, sont leurs seuls vĂ©gĂ©taux d’hiver ; le printemps leur en prĂ©pare un plus grand nombre, telles que deux espĂšces de racines liliacĂ©es, douceĂątres , inucilagineuses , qu’on mange crues et qu'ils nomment Makkate et Kooquoppa ; leur racine Aheita a presque la saveur de notre rĂ©glisse , celle de fougĂšre et une petite racine douceĂątre , insipide , servent encore Ă  leurs alimens. Les diverses saisons en produisent sans doute d’autres que nous n’avons pu connaĂźtre j ils ont les fruits du bourdaine , du groseiller ; ils mangent mĂȘme les feuilles du dernier et celles du lis ; ils ont des poireaux et des ails qu’ils ne mangent pas, parce qu’ils les trouvent trop de Jacques Cook. 229 Ăącres en gĂ©nĂ©ral ils rĂŽtissent et grillent leurs ali mens. La malpropretĂ© de leurs repas rĂ©pond Ă  celle de leurs cabanes et de leurs personnes ; ils ne lavent jamais leurs ustensiles , et les restes dĂ©- goĂ»tans du dĂźner d’aujourd'hui se mĂȘlent avec le diner du lendemain ; ils dĂ©pĂšcent avec leurs dents et ne font usage de leurs couteaux que pour les grosses piĂšces ; ils mangent les racines sans les dĂ©garnir du terreau qui les couvre , enfin ils ne paraissent pas croire qu'il y ait rien de sale. Ils ont des arcs , des traits , des frondes , des piques , des bĂątons courts faits avec des os , et une petite hache ; la pique est armĂ©e d’une petite pointe d’os dentelĂ©e, quelquefois d’une pointe de fer ; leur hache est une pierre de huit pouces de long terminĂ©e en pointe , dont le manche ressemble Ă  la tĂȘte de l’homme , garnie mĂȘme de cheveux ; ils ont une autre arme de pierre , longue de neuf Ă  douze pouces, qui a une pointe quarrĂ©e. Par la structure de leurs armes , ils paraissent se battre corps Ă  corps. Ils se distinguent davantage par leurs manufactures ; iis tirent leurs Ă©toffes des fibres de l'Ă©corce du pin qu’ils rouissent et battent comme le chanvre ; ils ne les filent pas , mais les Ă©tendent sur un bĂąton , au bas duquel l’ouvrier est assis sur ses jarrets , les nouent d’un fil tressĂ© Ă  un intervalle d’un demi-pouce l’un de l’autre j des faisceaux qui demeurent entre les divers nƓuds, remplissent les intervalles et rendent les P 3 o TroisiĂšme Voyage Ă©toffes impĂ©nĂ©trables Ă  l’air ; leurs habits paraissent aussi tissus} les figures cpi’on y remarque ne permettent pas de croire qu’on les ait faites au mĂ©tier. Leurs Ă©toffes ont diffĂ©rons degrĂ©s de finesse , il en est qui sont plus douces et plus chaudes que nos plus belles couvertures de laine} ils y font entrer un petit poil ou duvet qu’ils paiaissent tirer du renard ou du lynx brun qu'ils mĂȘlent avec les grands poils de la robe des animaux } les ligures en sont disposĂ©es avec goĂ»t et diffĂ©remment colorĂ©es. Ils savent aussi peindre , et l’on voit sur leurs chapeaux toutes les opĂ©rations de leur pĂȘche dessinĂ©es j nous avons vu deux figures peintes sur leurs meubles et leurs effets. La construction de leurs pirogues est fort simple ; un seul arbre creusĂ© leur en donne une qui a 40 pieds de long, 7 de large , 3 de profondeur, et porte 20 hommes. Elles se rĂ©trĂ©cissent insensiblement depuis le milieu , et se terminent en une ligne perpendiculaire dont celle d’avant est la plus Ă©tendue , la proue est plus Ă©levĂ©e que les flancs } quelques-unes sont ornĂ©es de sculpture et de dents de veaux marins on n’y voit d’autres siĂšges que des bĂątons arrondis , mis en travers } elles sont lĂ©gĂšres et voguent d’une maniĂšre assurĂ©e sans avoir besoin de balancier; les pagaies sont petites et larges de cinq pieds, mais finissent en pointe ; ils les manient avec la plus grande dextĂ©ritĂ© iis ne connaissent point encore l’usage des voiles. Leur attirail de pĂȘche est composĂ©e de filets, » de ook. s3i de hameçons , de lignes et d’un instrument long de vingt pieds , large de quatre ou cinq pouces, dont les bords sont garnis de dents aigues d’environ deux pouces de saillie ; ils le plongent dans la ligne Ă©paisse de l’armĂ©e des harengs qui se prennent dans les intervalles de ces dents. Leur liarpon est composĂ© d’une piĂšce d’os qui prĂ©sente deux barbes,dans lesquelles est fixĂ© le tranchant ovale d’une large coquille de moule qui l’orme la pointe ; cet instrument est fixĂ© Ă  un bĂąton qui a une corde Ă  son extrĂ©mitĂ©. Ils semblent prendre des quadrupĂšdes au filet et au piĂšge toutes leurs cordes sont des laniĂšres de peau , ou des nerfs dont il en est de trĂšs-longs ; la baleine leur fournit ceux-ci sans doute , ainsi qu’une partie des os dont ils se servent ; c’est Ă  leurs outils de 1er qu’on doit attribuer la dextĂ©ritĂ© avec laquelle ils travaillent le bois , ils les emploient comme ciseau , et comme couteau. Une pierre est leur maillet, une peau de poisson leur polissoir. Ils ont de grands couteaux convexes dont le tranchant est en dehors ; cette forme semble annoncer qu’ils les fabriquent eux-mĂȘmes. Une ardoise leur sert de meule pour les aiguiser - ils nomment le fer Seekemaile , c’est le nom qu’ils donnent Ă  tous les mĂ©taux blancs. Les Ă©changes , le commerce ne leur sont pas Ă©trangers ; c’est un usage Ă©tabli depuis long-temps parmi eux et qui leur plaĂźt ils ne paraissent point tenir les mĂ©taux qu’ils possĂšdent des EuropĂ©ens mĂȘme ; ils ne connaissaient pas des vaisseaux comme les nĂŽtres , ni n’avaient vu des F 4 232 TroisiĂšme Voyage EuropĂ©ens ; l’explosion d’un fusil ne leur faisait aucune impression , mais quand ils virent qu’une balle avait percĂ© une de leurs cuirasses formĂ©es de six peaux les unes sur les autres , ils furent fort Ă©mus, et la maniĂšre dont nous abattions un oiseau dans l’air , les frappait d’étonnement; Teilet de la poudre leur Ă©tait absolumen t inconnu ; des Espagnols visitĂšrent ces cĂŽtes , mais n’abordĂšrent point Ă  Nootka. Comme les ha bilans de ce pays font un usage habituel du fer , qu’ils s’en servent avec une dextĂ©ritĂ© qui ne s’acquiert que par le temps , on peut croire qu’ils le tirent .d’une source constante , mais je ne puis l’indiquer ; je ne pus savoir si c’était de la baye de Iludson , du Canada ou du Mexique ; peut-ĂȘtre vient-il de tous ces lieux , ainsi que l’étain , l’airain et l’argent que nous y avons trouvĂ©s. Ces peuplades ont des espĂšces de chefs nommĂ©s Acweek ; leur autoritĂ© ne s’étend pas loin, et je conjecturai qu’elle leur vient par hĂ©ritage , parce qu’il en Ă©tait de jeunes. A l’exception des espĂšces de statues qu'on trouve dans leursinaisons, rien chez ces hommes simples n’annonce un culte , une religion. Nous n’avons pas vu qu’on rendĂźt des hommages Ă  ces statues qui reprĂ©sentent peut-ĂȘtre des chefs de famille. L’idiome dont on se sert est dur , mais non guttural ; il est lent ; le mĂȘme mot se termine de quatre Ă  cinq maniĂšres diffĂ©rentes , il a peu de prepo- posi tiens et de conjonctions; sa conformitĂ© avec celui des Mexicains est assez frappante. de Jacques Cook. 233 Il y a entre ces isles et celles de l’OcĂ©an pacifique, des diffĂ©rences essentielles quant aux traits, aux usages , Ă  la langue des habitans, et tout annonce qu’ils n’ont pas la mĂȘme origine. La latitude de Nootska est de 49 degrĂ©s 36 minutes 6 secondes ; sa longitude de i5o degrĂ©s 4^ minutes 17 secondes ; la mer y monte de 8 pieds 9 pouces dans les pleines et les nouvelles lunes , pendant le jour, et de 10 pieds 9 pouces durant la nuit. C’était le soir du 26 Avril que nous partĂźmes de ce port ; la tempĂȘte dont les indices m’avaient fait balancer quelque temps , ne tarda pas Ă  se dĂ©clarer. A peine fĂ»mes-nous dans la mer libre , que des raffales , la pluie, le brouillard tombĂšrent sur nous , et le lendemain fut un vĂ©ritable ouragan ; une voie d’eau vint nous tourmenter encore cependant le temps se calma un peu , le ciel s’éclaircit, et nous avançùmes vers le nord en nous rapprochant de la terre ; nous la vĂźmes , mais nous Ă©tions au-delĂ  de l’endroit oĂč l’on place le prĂ©tendu dĂ©troit de l’Anrirai de Fonte. J’en fus fĂąchĂ© , car sans croire Ă  ce dĂ©troit , j’aurais voulu visiter ces cĂŽtes ; le temps Ă©tait encore trop orageux pour qu’on n’eĂ»t pas Ă  craindre d’en approcher de trop prĂšs , et je continuai mon chemin. La terre s’offrit encore Ă  nos yeux vers le 55 e . dĂ©grĂ© 20 minutes de latitude ; elle nous parut avoir des ports et des bayes , mais les bouffĂ©es de grĂȘle , de pluie, de neige , ne nous permirent pas de les bien distinguer ; nous vĂźmes en- a34 TroisiĂšme Voyage suite de petites isles au-delĂ  desquelles on apper- cevait la mer former un enfoncement vers le nord; entre cette baieetla mer Ă©tait unemontagne arrondie et liante que je nommai EdgĂ©cumbe ; par-tout la terre Ă©tait mon tueuse et fort Ă©levĂ©e; les collines les plus basses , les bords de la mer se montraient seuls dĂ©pouillĂ©s de neige et couverts de bois. Plus loin nous vĂźmes une grande baye qui est protĂ©g e par des isles; nous l'ap-> pellĂąmes Baye des Isles ; elle se divise en plusieurs bras, et se trouve sous le 57 e . degrĂ© 20 minutes de latitude septentrionale. Nous donnĂąmes le nom de Canal de la Croix , Ă  une large entrĂ©e que nous dĂ©couvrĂźmes le lendemain ; et plus au midi une montagne que nous nommĂąmes Cap de Beau - Temps ; elle est la plus haute d’une longue chaĂźne qui s’étend parallĂšlement Ă  la cĂŽte, la neige la couvrait de son sommet Ă  la mer , au bord de laquelle on voyait des arbres qui semblaient sortir du sein des Ilots. Plus loin se dĂ©couvrait une montagne qu 'on distingue Ă  la distance de 40 lieues , et que je crus ĂȘtre le mont du navigateur Behring ; je lui en laissai le nom. Par-tout autour de nous on voyait des marsouins , des veaux marins , des baleines, une multitude de goĂ©lands , et des volĂ©es d’oiseaux qui avaient 111 cordon noir autour de la tĂȘte, une bande noire sur la queue et sur les aĂźles, dont le dessus du corps Ă©tait bleuĂątre, et le dessous blanc. Nous apperrĂ»mes aussi un canard de couleur brune , ayant la tĂȘte et le cou noirs, ou d’un brun foncĂ©. Je parvins Ă  huit lieues bĂŻ Jacques Cook. »35 de l’entrĂ©e d’une baye en travers de laquelle il y avait une isle chargĂ©e de bois il me sembla que c’était celle oĂč mouilla Behring , sous le 59°. degrĂ© 18 minutes de latitude , et je lui en donnai le nom. PrĂšs de lĂ  , cette longue chaĂźne de montagnes dont j’ai parlĂ©, se trouve interrompue par une plaine de quelques lieues. Au- delĂ  on n’apperçoit rien , et l’on est en doute, s’il s’y trouve de l’eau , ou un terrain uni la chaĂźne se relĂšve ensuite , et montre des montagnes trĂšs-Ă©levĂ©es ; elles se dirigent vers le couchant jusques vers le 2 , 34 e - degrĂ© 3 o minutes de longitude , oĂč elles s’abaissent et s’entrecoupent. Le 10 mai , je dĂ©couvris une isle prĂšs d’un cap auquel je donnai le nom de Suc kling ; de loin il paraĂźt dĂ©tachĂ© de la terre ; Ă  son cĂŽtĂ© septentrional est une baie Ă©tendue qui me parut Ă  l’abri de tous les vents, et je rĂ©solus d’y jeter l’ancre; mais le vent Ă©tait contraire , et je ne pus remplir mon but. Je descendis dans l’isle pour dĂ©couvrir le pays ; les collines escarpĂ©es et hĂ©rissĂ©es de bois me firent encore abandonner mon entreprise. J’y laissai mon nom et celui des vaisseaux dans une bouteille , et donnai Ă  l’isle le nom de mon ami le docteur Kaye. Elle air Ă  12 lieues de long , sur une ou une et demie de large. Sa pointe sud-est est sous le 59 e . degrĂ© 49 minutes de latitude , sous le e . degrĂ© 26 minutes de longitude ; cette pointe est un rocher nudet fort haut ; les cĂŽtes de l’isle vers la mer, prĂ©sentent des rocs en pented'une pierre bleuĂątre, et dans un Ă©tat de dĂ©composition ils sont inter- 236 TroisiĂšme Voyage rompus par de petites vallĂ©es d’oĂč sortent des ruisseaux qui se prĂ©cipitent avec impĂ©tuositĂ© dans la mer, nourris sans doute par la fonte des neiges ; des pins ombragent ces vallĂ©es , et partout au-dessus des rochers l'isle offre une ceinture de bois , dont les arbres ont quatre Ă  cinq pieds de tour sur environ cinquante de hauteur. Les pins du continent voisin ne paroissent pas plus gros , ni d’une autre espĂšce il me parut qu'il y avait quelques aulnes les terrains en pente Ă©taient couverts d’un gazon qui ressemblait Ă  la mousse ordinaire ; j’y apperçus aussi des groseillers , des aubĂ©pines , une violette Ă  fleurs jaunes et quelques autres plantes ; une corneille, deux ou trois aigles voltigeaient au-dessus des bois ; une multitude d’oiseaux Ă©taient posĂ©s sur les flots, tels que des briseurs d’os , des plongeons , des canards , des goĂ©lands , des nigauds et autres espĂšces ; parmi les plongeons , nous crĂ»mes reconnaĂźtre le guillemot ordinaire , et parmi les canards , le canard de pierre dĂ©crit par Steiler. Les nigauds Ă©taient trĂšs-grands, et peut- ĂȘtre c’était le cormoran d’eau. LĂ  Ă©tait aussi un oiseau solitaire , d'un blanc de neige , tachĂ© de noir sur les aĂźles ; un renard sortit du bois Ă  l’endroit oĂč nous dĂ©barquĂąmes; il Ă©tait d’un jaune rougeĂątre , et ne paraissait point nous craindre; nous y virnes aussi des veaux marins , mais nulle trace d’homme. Je donnai Ă  la baie qu’elle couvre , le nom de Baie du ContrĂŽleur ; et dĂ©passant l’isle de Kaye, j’en dĂ©couvris une nouvelle moins Ă©tendue le de JacqiĂźis Cook. 23/ continent nous parut s’étendre du levant au couchant , et cette direction bien diffĂ©rente de celle que nous avions lieu d’attendre , nie lit espĂ©rer un passage j j’y dirigeai les vaisseaux , pour y trouver au moins un port oĂč je pusse boucher ma voie d'eau , avant qu’un nouvel orage nous la rendit plus dangereuse. Je jetai l’ancre au- dessous d’un cap que j'avais nommĂ© Hinching- broke ; je fis sonder et pĂȘcher autour de nous au milieu des rochers s’élĂšvent des rocs entourĂ©s de la mer ; j’y envoyai faire la chasse aux oiseaux ; mais dĂšs que nos gens s’en approchĂšrent, ils virent une vingtaine d’hommUs montĂ©s sur_ deux grosses pirogues , et ils revinrent au vaisseau ; les AmĂ©ricains les suivirent , se tinrent Ă  quelque distance , poussĂšrent des cris , Ă©tendirent et rapprochĂšrent leurs bras , et entonnĂšrent une chanson semblable Ă  celle de Nootka. L’un d’eux agitait en Fair un habit blanc , un autre se tenait dans sa pirogue absolument nud , debout et immobile , les bras Ă©tendus eu croix. Leurs pirogues Ă©taient de lattes recouvertes de peaux ; nous employĂąmes les invitations les plus pressantes pour les dĂ©terminer Ă  monter sur le vaisseau ; ils reçurent nos prĂ©sens , et se retirĂšrent en nous faisant entendre qu’ils reviendraient le lendemain. La nuit fut impĂ©tueuse, et je mis Ă  la voila dans le jour qui suivit , je cinglai vers le nord oĂč j’entrevoyais une pointe de terre qui se trouva une isle situĂ©e Ă  deux milles du continent ; mais sur ce continent nous dĂ©couvrĂźmes a38 TroisiĂšme Voyage tm hĂąvre vers lequel nous nous dirigeĂąmes , et oĂč nous pĂ»mes jeter l’ancre avant la nuit qui fut trĂšs-orageuse, ses Indiens du jour prĂ©cĂ©dent avaient voulu nous suivre , et s’étaient vus obligĂ©s de s'en retourner ; nous en trouvĂąmes d’autres ici , qui se mirent dans des pirogues semblables Ă  celles des Eskiinaux ; chacun d’eux tenait un bĂąton long de trois pieds oĂč Ă©taient attachĂ©es de grosses plumes ; ils les tournaient souvent vers nous , peut-ĂȘtre pour nous annoncer leur intention pacifique. Nous leur fĂźmes accueil ; ils accoururent en plus grand nombre , et se bazardĂšrent Ă  monter Ă  bord. Parmi eux , j’en distinguai un dont la figure Ă©tait intĂ©ressante ; c’était le chef. Il Ă©tait habillĂ© de peau de loutre; un chapeau conique, ornĂ© de grains de verre bleu , ombrageait sa tĂšte ; tous estimaient ces grains de quelque couleur qu’ils fussent , et se hĂątaient d’olifrir ce qu’ils possĂ©daient pour en obtenir. La fourrure qu’ils paraissaient priser au-dessus des autres, Ă©tait celle de chat sauvage ou celle de martre. Ils dĂ©siraient aussi du 1er ; mais ils ne mettaient du prix qu’aux grands morceaux et nous en avions peu les pointes de leurs piques Ă©taient ou de ce mĂ©tal , ou de cuivre , ou d’os ; il fallut les surveiller tous avec attention pour qu’ils n’emportassent rien ; car ils se montrĂšrent d’adroits voleurs. Ils essayĂšrent d’emmener notre canot, mĂȘme de force ; les uns prĂ©sentaient leurs piques aux sentinelles , d’autres s’emparĂšrent de la corde qui l’attachait ai yaisseau , et d’autres T>E T acquis Cook, 209 encore faisaient leurs efforts pour l’éloigner de nous; mais ils le relĂąchĂšrent quand ils virent que nous Ă©tions rĂ©solus Ă  le dĂ©fendre ; ils en sortirent , et firent signe de mettre bas les armes , se montrant aussi tranquilles que s fils n’avaient rien fait qui fut blĂąmable. Ils avaient environnĂ© aussi la DĂ©couverte , et s’étaient imaginĂ©s qu’ils pourraient piller ce vaisseau en y entrant par les Ă©coutilles ; ils y montĂšrent, firent signe Ă  ceux qui se trouvaient lĂ  de se tenir Ă  l’écart, et armĂ©s de couteaux , ils cherchĂšrent les objets qu’il leur convenait d’emporter. L’équipage prit l’alarme, et s’arma de coutelas ; Ă  cet aspect, les AmĂ©ricains se retirĂšrent avec beaucoup de tranquillitĂ© et de sang froid. Ils vinrent ensuite de grand matin , comptant nous trouver endormis et nous voler Ă  leur aise. Il y a toute apparence qu’ils ne connaissaient pas l’effet des armes Ă  feu ; car ils auraient eu moins d’audace ; je fus assez heureux et assez obĂ©i pour les laisser dans cette ignorance. Au milieu de l’orage qui ne discontinuait pas, je fis travailler Ă  boucher la voie d’eau ; nos charpentiers s’en occupĂšrent tandis que nous remplissions nos futailles vuides ; enfin le temps s’éclaircit , et nous vitnes la terre tout autour de nous , dans un lieu oĂč l’on n'a point Ă  craindre les vagues ni les vents je visitai ce havre ; le sol est bas prĂšs de la cĂŽte, semĂ© de bois çà et lĂ , et chargĂ© de neige les collines voisines Ă©taient aussi boisĂ©es ; mais au-delĂ  on voyait de hauts rochers pelĂ©s presque ensevelis sous la neige; 2^o TroisiĂšme Voyage le flot arrivait dans le port par la mĂȘme entrĂ©e qui nous y avait conduit, et rien ne nous assurait qu’il y eut un passage pour traverser l’AmĂ©rique ; mais il n’était pas prouvĂ© qu’il n'y en eĂ»t point. Je crus donc devoir en laire la recherche d'une maniĂšre exacte je suivis la cĂŽte aussi long-temps que les vents m’aidĂšrent ; je trouvai de mauvais fonds, des rocs submergĂ©s ; la cĂŽte enfin nous parut fermĂ©e. J’envoyai des canots pour visiter par-tout oĂč il aurait Ă©tĂ© dangereux de pĂ©nĂ©trer avec les vaisseaux ; ils ne dĂ©couvrirent que des canaux qui formaient desisles, ou dont on croyait appercevoir le fond. Ce rapport me donna peu d’espoir , et le vent Ă©tant devenu favorable pour regagner la haute mer, nous remĂźmes Ă  la voile ; je craignis de manquer la saison nouvelle pour visiter les parties du continent situĂ©es plus au nord , en m’obstinant Ă  connaĂźtre des lieux oĂč un passage Ă©tait peu probable jcar on doit considĂ©rer que s’il y a un passage, il doit correspondre aux baies de Bassin ou de Hudson , et que nous en Ă©tions de Sio lieues plus au couchant. Nous sortĂźmes donc de l’enceinte de terres qui nous environnaient par tin canal, qui avec celui qui nous y avait amenĂ© , forme une isle longue de dix-huit lieues, et Ă  laquelle nous donnĂąmes le nom de Montagu. PrĂšs de cette isle il y en avait un grand nombre dont la plupart sont basses, couvertes de bois et de verdure, ce qui nous les fit appeler Isles vertes. Nous traversĂąmes le canal , large de deux ou trois lieues, qu’elles forment avec l’isle Mon- tagu, de Jacques Cook. tagu , et nous nous trouvĂąmes dans la haute mer , d’oĂč nous voyions la cĂŽte de l’AmĂ©rique s’étendre Ă  perte de vue au coucliant. Cette entrĂ©e fut nommĂ©e celle du Prince Guillaume ; elle occupe au moins 36 lieues en Ă©tendue , sans y comprendre les branches qu’elle forme et que nous ne connaissons pas. Les habi- tans du continent ou des isles voisines , sont d’une taille ordinaire , et quelques-uns sont petits , leurs Ă©paules sont quarrĂ©es, leur poitrine large , leur col Ă©pais et court, leur face applatie et large, leur tĂȘte fort grosse; leur nez offre une pointe pleine, arrondie , crochue, ou se retroussant en haut Ă  son extrĂ©mitĂ© ; iis avaient les dents larges , blanches , Ă©gales, bien rangĂ©es; les cheveux noirs , Ă©pais , lisses et forts , peu de barbe, mais roide et hĂ©rissĂ©e ; les vieillards en avaient une large , Ă©paisse et lisse. Leurs traits sont variĂ©s ; mais en gĂ©nĂ©ral leur physionomie annonce la bonhommie, la vivacitĂ©, la franchise les traits de leurs femmes ont plus de dĂ©licatesse ; quelques-unes avaient le teint blanc sans aucun mĂ©lange de rouge ; la peau des hommes Ă©tait basanĂ©e ; tous, femmes , hommes, enfans , s’habillent de la mĂȘme maniĂšre. Ils ont une espĂšce de robe qui descend jusqu’à la cheville du pied , qui quelquefois n’atteint qu’au genou. La tĂȘte la traverse , et les manches descendent jusqu’au poignet. Elles sont composĂ©es de fourrures de loutres de mer , de renards gris, de ratons , de martres ou de veaux marins le poil est en dehors ; quelques-unes sont faites de Tome III. Q TroisiĂšme Voyage peaux d’oiseaux dont il ne reste que le duvet. La couture des peaux est ornĂ©e de franges de Landes de cuir Ă©troites. Quelques-unes portent une espĂšce de chaperon ou de collet, quelques autres ont un capuchon , et plus communĂ©ment un chapeau. Quand il pleut, ils couvrent leur robe d’une autre , faite de boyaux de baleine ou de quelque autre gros animal, disposĂ©s avec tant d'adresse qu’ils ressemblent Ă  une feuille de batteur d’or. Cette seconde robe serre le col , les manches en sont attachĂ©es avec une corde autour du poignet, et lorsqu’ils sont assis dans leurs canots de peaux, ses pans sont relevĂ©s au-dessus du trou dans lequel ils sont assis ; en sorte que leurs pirogues ne peuvent recevoir l’eau de la nier , et que leur corps est au sec au milieu de la pluie qui ne peut pĂ©nĂ©trer leurs habits, qu’il faut cependant toujours tenir humides pourq u’ils ne se fendent pas. En gĂ©nĂ©ral , ils ne se couvrent ni les pieds ni les jambes; mais quelques-uns portent des espĂšces de bas de peau qui remontent jusqu'au milieu do la cuisse ; presque tous ont des mitaines de peaux Tours ; ceux qui couvraient leur tĂȘte, la chargeaient d’un chapeau de paille ou de bois en forme de cĂŽne tronquĂ©, qui ressemblait Ă  une tĂȘte de veau marin les hommes portent leurs cheveux longs , les femmes les portent dans tout» leur longueur les deux sexes ont les oreilles percĂ©es de plusieurs trous dans le haut et en bas , et ils y suspendent de petits paquets de coquillages tubuleux ils ont aussi la cloison du nez DE J A 1 Q B HS COOK. 243 traversĂ©e de tuyaux de plumes ou de parties de coquillages ensilĂ©s Ă  un cordon. Quelques-uns ont la lĂšvre infĂ©rieure coupĂ©e dans la direction de la bouclie au - dessous de sa partie renflĂ©e on fait cette incision aux enfans quand ils testent encore, et elle devient assez considĂ©rable pour que la langue la traverse celui de nos matelots qui le premier vit un des hommes ornĂ©s de cette maniĂšre , assurait qu’il avait deux bouches , et en effet on Taurait cru ils y insĂšrent un coquillage plat dont le bord extĂ©rieur est dĂ©coupĂ© , et offre l’apparence d’une rangĂ©e de dents. Quelques autres ont cette lĂšvre infĂ©rieure percĂ©e de plusieurs trous , oĂč ils insĂšrent des coquillages en forme de clous dont les pointes se prĂ©sentent en-dehors. Tels sont les ornemens delĂ  fabrique du pays on y voit aussi beaucoup de grains de verre fondus en Europe , et la plupart d’un bleu pĂąle qu’ils suspendent Ă  leurs oreilles , Ă  leur chapeau , ou aux pointes de bijoux insĂ©rĂ©s dans leur lĂšvre infĂ©rieure. Ils portent des bracelets de grains , de coquillages , de colifichets faits avec de l’ambre. Ils aiment tant Ă  se parer , qu’un de ceux qui ont la lĂšvre entr’ouverte par - dessous, y avait fait entrer des clous que nous lui avions donnĂ©s, et un autre gros bouton de cuivre. Ees hommes s’enduisent le visage d’un rouge Ă©clatant et d’une couleur noire , ou hleue , ou couleur de plomb ; les femmes se barbouillent le menton d’une substance noire , qui se termine en pointe sur les joues ; ils ne se peignent point le Q » 344 TroisiĂšme Voyage corps, peut-ĂȘtre parce que les couleurs sont rares. Je n’ai jamais vu de sauvages se donner autant de peine pour se dĂ©figurer. Ils ont deux espĂšces de canots, l'un est grand , fait de piĂšces flexibles de bois entrelassĂ©es , et recouvertes de peaux ; l’arriĂšre ressemble un peu Ă  la tĂȘte d’une baleine l’autre est petit et semblable Ă  celui des Eskimaux ; c’est, en quelque maniĂšre , une outre de peau Ă  laquelle ils donnent cette forme commode, et oĂč ils sont comme enfermĂ©s jusqu’à la ceinture ils ont aussi les mĂȘmes armes que le peuple dont nous venons de parler ; leur cotte de maille est faite de lattes lĂ©gĂšres si bien jointes par des nerfs d’animaux, si flexibles et si serrĂ©es , que les dards ne la pĂ©nĂštrent point et qu’elle ne nuise point au mouvement , mais elle ne couvre que la poitrine , l’estomac et le ventre. Nous ne vĂźmes aucune de leurs habitations dans les environs des lieux oĂč nous nous rĂ©fugiĂąmes mais ils nous apportĂšrent dans leurs pirogues des piĂšces de leur mĂ©nage, comme des plats de bois de forme ronde et ovale ; d’autres Ă©taient cylindriques et profonds ; des laniĂšres de cuir en attachaient les flancs au fond qui les supportaient ; quelques-uns ressemblaient Ă  nos beurriĂšres ; ils Ă©taient d’un seul morceau de bois, ou d’une substance de la nature de la corne, et proprement sculptĂ©s. Ils font de petits sacs quar- rĂ©s avec les mĂȘmes boyaux dont ils se font des robes pour la pluie, et y insĂšrent des plumes rouges ils y renferment de trĂšs-beaux nerfs et de Jacques Cook. s.^5 des paquets de petites cordes tressĂ©es avec adresse ils font des paniers marquetĂ©s et d’un tissu si serrĂ© quĂčrn y peut mettre de l’eau , des modĂšles en bois de leurs canots , et de petites images de bois rembourrĂ©es ou couvertes de fourrure, ornĂ©es de petites plumes , ayant la tĂȘie chevelue et longue de quatre Ă  cinq pouces ; peut-ĂȘtre elles servent de jouets Ă  leurs enfans , ou reprĂ©sen-t tent leurs amis morts. Ils ont beaucoup d’ins- trumens composĂ©s de deux ou trois cerceaux , auxquels se terminent des barres en croix oĂč sont suspendus des coquillages en les secouant ils font un bruit dont ils composent leur musique. Je ne leur ai vu d’outils qu’une hache de pierre de la forme des isles de la mer du Sud ils ont des couteaux de fer , les uns droits , les autres courbes ; il en est qui sont en forme de dague , presque triangulaire, qu’ils portent suspendus au cou dans une gaine de peau tout ce qu’ils fabriquent est fait comme s’ils avaient les outils les plus ingĂ©nieux, et un artiste EuropĂ©en ne pourrait rien faire de plus parfait. Quand on rĂ©flĂ©chit Ă  la maniĂšre de vivre de ces sauvages , Ă  leur climat rigoureux, et Ă  la grossiĂšretĂ© de leurs outils , on est tentĂ© de les mettre au-dessus de toute nation pour l’esprit d’invention et d’adresse. Ils mangent du poisson sec, de la chair bouillie, ou rĂŽtie, des racines de fougĂšre de la grande espĂšce , cuites au four , et la partie intĂ©rieure de l’écorce du pin ; ils conservent de la neige dans des vases pour la boire. Ils mangent avec dĂ©- Q'Ă  2^6 TroisiĂšme Voyage cence et propretĂ©, se tiennent de mĂȘme, ne s'enduisent ni de graisse ni de saletĂ©s , et nettoient avec soin leurs vases et leurs canots leur langue offre des difficultĂ©s par la diversitĂ© de signification qu’ils donnent an mĂȘme mot. Nous ne connaissons les animaux du pays que par leur fourrure ; nous y remarquĂąmes celles du veau marin , du renard , du chat blanchĂątre ou lynx , de la petite hermine , de l’ours, de la martre , du raton , de la loutre de mer ; ils ont plus de ces trois derniers que des autres ; celles qu’ils tirent du veau marin les surpassaient tontes eu finesse les loutres y sont moins belles qu’à Nootka ; celle des veaux matins est blanche , quelquefois tachetĂ©e de noir ; celle d’ours est couleur de suie. Nous vĂźmes ici celles de l’ours blanc et d’une espĂšce de loup qui avait des couleurs trĂšs- brillantes j la plus belle fourrure est celle d’un animal long de dix ponces, qefi a le dessus du dos brun ou couleur de rouille , les flancs d’un cendrĂ© bleuĂątre et la queue bordĂ©e de poils blanchĂątres; il paraĂźt ĂȘtre de l'espĂšce de l’écureuil ou du hamster, ou de la marmotte de Casan ; ces fourrures y sont trĂšs-communes ; ils n’ont point de celles du renne ni du daim. L'aigle Ă  fĂȘte blanche , l'alcyon ornĂ© de couleurs trĂšs - brillantes , le colibri, le plmier, la gĂ©linotle Ă  longue queue , la bĂ©cassine , sont les oiseaux que nous y observĂąmes ; les oiseaux aquatiques Ă©taient des oies , une petite espĂšce de canard d’un noir foncĂ© , Ă  queue courte, Ă  de Jacques Cook. 2/sv pieds rouges , ayant sur le front une tache blanchĂątre , et une autre espĂšce plus grande ; des pies de mer Ă  bec rouge ; tous Ă©taient trĂšs-sauvages. On y voit un plongeon qui a le bec court, noir et comprimĂ© , la tĂȘte et la partie supĂ©rieure dhm brun noir , et le reste d’un brun foncĂ© , ondoyĂ© d’un noir mat , exceptĂ© le des^ sus qui est noirĂątre et semĂ© de points blancs. On y remarqua un petit oiseau de terre de l’espĂšce du pinçon, de la grosseur du bruant, ayant une couleur brune obscure , une queue rougeĂątre, avec une large tache jaune au sommet de la tĂȘte. Il y a quelques poissons , quelques coquillages , mais peu variĂ©s. Les habitans n’ont de mĂ©taux que le cuivre et le fer ; ils en forment les pointes de la plupart de leurs traits et de leurs lances. Ils ont un ochre rouge friable et onctueux , un minerai de fer dont la couleur approche du cinabre , du fard bleu et brillant, et du plomb noir ; mais ils ne les ont qrden petite quantitĂ©. Sans doute ils ont reçu leurs grains de verre et le fer des tribus qui communiquent avec la baie de Hudson ou les lacs du Canada, ou peut-ĂȘtre des Russes ils ont beaucoup; de cuivre et ils semblent le trouver chez eux. Je cinglai vers le sud-ouest et passĂąmes devant un promontoire auquel je donnai le nom d’Elizabeth au-delĂ  nous ne voyions point de terre et nous croyions avoir atteint l'extrĂ©mitĂ© occidentale du nouveau monde 5 mais cetts erreur Q 4 2^8 TroisiĂšme V o y a s s fut bientĂŽt dissipĂ©e , et nous dĂ©convrimes de nouvelles cĂŽtes su couchant, qui semblaient se prolonger au midi ; on y voyait une chaĂźne de montagnes couvertes de neige. Une des pointes qu’elles sonnaient nous parut ĂȘtre le cap ĂŻlermogĂšnes de Lei hin g ; mais son voyage est si abrĂ©gĂ© , sa carte si peu exacte , qu’on ne peut reconnaĂźtre les lieux on il a touchĂ© que par conjecture. Le cap fait partie d’une isle sĂ©parĂ©e de la cĂŽte par un canal large d’une lieue ; il en est de mĂȘme du cap qui tient Ă  des groupes d’isles que je nommai Jslcs stĂ©riles un courant m’empĂȘcha de traverser entr’elles et la cĂŽle plus loin je vis un promontoire trĂšs - Ă©levĂ© dont le sommet formait deux montagnes qui se montraient au - dessus des nuages ; je l’appellai Cap JDouglass de ce cap au nord , nous vĂźmes de nouvelles cĂŽtes qui nous punirent sĂ©parĂ©es du continent par un canal qui se dirigeait plus au couchant. Ce canal on golfe nourrit notre espoir d’y trouver un passage ; mais nous vĂźmes bientĂŽt que ces isles stĂ©riles Ă©taient des montagnes rĂ©unies par un terrain bas ; la neige les couvrait jusqu’au rivage j cependant Ă  quelque distance nous apperçûmes encore une entrĂ©e d’oĂč la marĂ©e amenait des algues marines et des bois flottans ; nous y pĂ©nĂ©trĂąmes avec le flux , et ne dĂ©couvrĂźmes encore aucun obstacle , aucune terre devant nous ; les terres au couchant et au levant nous montraient des chaĂźnes de montagnes les unes derriĂšre les autres , et quelques colonnes de fumĂ©e qui on- de Jacques Cook. doyaient dans l’air ; nous continuĂąmes notre route aidĂ© dn flux ; mais jetant l’ancre quand il nous abandonnait. Deux pirogues vinrent vers nous portant chacune un homme ; ils s’approchĂšrent de nous en hĂ©sitant ; ils nous haranguĂšrent en tendant la main , et nous montrant la cĂŽte comme pour nous inviter Ă  y descendre ; ils acceptĂšrent nos prĂ©sens , et paroissaient ĂȘtre le mĂȘme peuple que celui de l’entrĂ©e du Prince Guillaume ils nous quittĂšrent lorsque nous mimes Ă  la voile. Le reflux avait ici une rapiditĂ© effrayante ; les eaux avaient toujours les mĂȘmes degrĂ©s de salure; mais en nous avançant plus loin , elles devinrent plus douces , et tout nous annonça que nom remontions une riviĂšre; je rĂ©solus de la remonter plus haut encore une grande pirogue chargĂ©e d’hommes, de femmes, d’enfans , et plusieurs petites vinrent nous rendre visite; ils nous donnĂšrent une fourrure en Ă©change des bagatelles qu’ils reçurent de nous ; nous en achetĂąmes des habits , quelques dards , et un peu de saumon et des plies , qui furent payĂ©s avec de nos vieux vĂȘtemens , des grains de verre et des morceaux de fer ; ils ont des couteaux de ce mĂ©tal et des grains de verre bleu de ciel auxquels ils mettaient du prix, mais demandaient avec plus d’instance de gros morceaux de fer. Ils ont la mĂȘme langue que Je peuple que nous verrons de dĂ©crire. Nous eĂ»mes un temps couvert qui dans des intervalles nous laissa voir d’un cĂŽtĂ© des terres basses, des bancs de sable que je voulus examiner,et / eSo TroisiĂšme Voyage j’y envoyai deux canots nous Ă©tions dans uno grande riviĂšre ; l’eau en Ă©tait douce jusqu’à la profondeur d’un pied ; elle Ă©tait vaseuse , elle chai iait des arbres , des ordures de toute espĂš- pcce ; les cĂŽtes s’étaient abaissĂ©es , et nous ne pouvions douter que nous n’étions plus sur la mer. Ides canots confirmĂšrent cette opinion ; ils la,remontĂšrent trois lieues plus loin , la trouvĂšrent par-tou t navigable pour les gros vaisseaux, mais se rĂ©trĂ©cissant jusqu’à n’avoir plus qu’une lieue de largeur. NĂŽsgens descendirent dans une ide couverte d’arbrisseaux , parmi lesquels Ă©tait Ăźe groseillev le sol Ă©tait une argile mĂȘlĂ©e de sable Ă  trois lieues de lĂ  , la riviĂšre paraissait en recevoir une autre qui venait du nord-est les cĂŽtes Ă©taient basses , et les montagnes semblaient se rapprocher sans jamais se rĂ©unir. Ce rapport m’enleva toute espĂ©rance de trouver lĂ  un passage ; mais je voulus examiner un bras qui s’enfonçait vers le levant , et j’y envoyai mon lieutenant King avec deux canots il ne vit que des terrains bas que nous avions pris pour des isles , et une grande baie. Il nous parut que le fleuve Ă©tait navigable fort loin , et que les riviĂšres qu’il reçoit peuvent faciliter les communications avec une grande partie du continent. On a depuis appellĂ© ce fleuve la riviĂšre de Cook. Si ce grand fleuve devient utile , je regretterai moins le temps que je perdis Ă  m’en assurer ; mais cette perte de temps Ă©tait grande pour le but que nous avions , parce que l’étĂ© s’avançait de Jacques Cook. 2 5i et que nous Ă©tions bien loin encore des parages on nous devions parvenir. L’AmĂ©rique nous parut alors s’étendre au couchant bien pins loin que nous ne le pensions , et cette conjecture qui devenait plus que probable, nous ĂŽtait presque l’espoir de trouver une coiumunicaĂ»on avec la baie de Bassin ou celle de Hudson. J’envoyai encore mon lieutenant pour examiner les terrains bas qui se trouvent au sud-est de la riviĂšre et en prendre possession au nom de l’Angleterre ; tandis qu’il exĂ©cutait cette commission , je descendis la riviĂšre , et jetai l’ancre quand le flux nous devint contraire. King nous y rejoignit il avait trouvĂ© des AmĂ©ricains dĂ©sarmĂ©s qui deman dĂšrent Ă©nergiquement qu’il quittĂąt son fusil ; il le fit , descendit et trouva des hommes gais et sociables un chien tuĂ© d’un coup de fusil les Ă©tonna beaucoup. Le terrain lui parut maigre , lĂ©ger et noir ; il Ă©tait couvert d’arbres , tels que des pins, des aulnes , des bouleaux , des saules ; et d’arbrisseaux , tels que des rosiers et des groseillers ; mais pas une seule plante en fleur. Nous continuĂąmes Ă  descendre , et des sauvages vinrent vers les vaisseaux , et nous vendirent leurs habits , du saumon , de la plie , des peaux de lapins blancs , de renards rougeĂątres et quelques-unes de loutres. Le fer Ă©tait ce qu’ils recherchaient le plus ; la cloison de leur nez est plus chargĂ©e d’ornemens que celle du peuple de l’entrĂ©e du Prince Guillaume ; mais ils avaient moins de bouches doubles ; leurs / 2^2 TroisiĂšme V o y a * vĂȘteinens , leurs carquois avaient aussi plus de broderies blanches et rouges. Un peu plus loin , mon vaisseau s'engrava dans un banc de sable presqu’au milieu de la riviĂšre , oĂč. l’àgitation causĂ©e par le choc de ses eaux et de celles du flux , paraĂźt la plus forte. DĂšs que nous eĂ»mes Ă©chouĂ© , je fis jeter l'ancre Ă  la DĂ©couverte , et j’attendis le flux pour me relever. Il revint et le vaisseau fut dĂ©gagĂ© sans avoir reçu de dommage nous continuĂąmes notre route , aprĂšs avoir achetĂ© quelques quintaux de poissons des AmĂ©ricains. Le soir les nuages s’élevĂšrent , et nous dĂ©couvrĂźmes un volcan, parmi les montagnes qui se voyaient au couchant il Ă©tait sur le flanc voisin de la riviĂšre et prĂšs du sommet ; il ne vomissait alors qu’une fumĂ©e blanche. Nous revĂźmes encore des sauvages leurs piques ressemblaient Ă  nos hallebardes , et les pointes en sont souvent de cuivre. On pourrait Ă©tablir avec eux un commerce avantageux de fourrures ; mais les Russes sont les peuples les plus voisins et peuvent seuls profiter de cet avantage les loutres de mer sont les plus prĂ©cieuses ; toutes Ă©taient taillĂ©es en liabitset fort mal-propres. Nous nous trouvĂąmes enfin en pleine mer ; nous revĂźmes le cap 8 l’isle dont il fait partie est dĂ©nuĂ©e de bois , on y voyait peu de neige ; elle semblait couverte d’une mousse qui lui donnait une couleur jaunĂątre. Nous traversĂąmes l’embouchure delĂ  baie que je nommai de la PentecĂŽte au levant, les terres qui la de Jacques Cook. 253 Forment me parurent une partie du continent; au couchant elle a de petites isles ; prĂšs de la mer la terre Ă©tait nue ; mais les montagnes Ă©taient toutes blanches. Le ciel se couvrit, et pendant trois jours nous ne pĂ»mes dĂ©couvrir la cĂŽte dont nous suivions la direction. Quand le temps s’éclaircit, je vis une pointe Hue je nommai La cĂŽte offre plusieurs petites baies, de hautes collines , des vallĂ©es profondes ; elles paraissaient stĂ©riles et brunĂątres. Une pointe que je nommai Ă  deux tĂȘtes , de sa forme , se distinguait du reste, elle rassemblait Ă  une isle ; c’est peut-ĂȘtre une pĂ©ninsule plus loin nous dĂ©couvrĂźmes une isle Ă  laquelle je donnai le nom de TrinitĂ© ; elle a six lieues du levant au couchant ; ses extrĂ©mitĂ©s sont Ă©levĂ©es, son centre est bas ; peut-ĂȘtre elle est partagĂ©e en deux par un dĂ©troit nous marchĂąmes vers elle pour passer dans le canal, large d’environ trois lieues , qu’elle forme avec le continent ; mais la nuit et la crainte d’une brume Ă©paisse suspendirent et dĂ©tournĂšrent notre course ; je pris le large , le vent augmenta , le brouillard nous cacha la terre , et nous restĂąmes exposĂ©s aux vagues et aux vents , prĂšs d’une cĂŽte inconnue. Lorsque nous pĂ»mes voir la terre , nous nous en trouvĂąmes environnĂ©s. Nous nous approchĂąmes de celle qui semblait nous fermer le passage au midi ; c’était une isle de neuf lieues de tour ; c'est probablement celle que Behring nomma la NĂ©buleuse , et je lui en donnai aussi le nom. La cĂŽte sur le continent est rompue, et plust TroisiĂšme Voyage escarpĂ©e qu’aucune des autres cĂŽtes de l’AmĂ©rique que nous ayions rencontrĂ©es ; peut-ĂȘtre est- elle bordĂ©e de petites isles ; par-tout elle annonçait la stĂ©rilitĂ©. Nous tuĂąmes lĂ  un bel oiseau de l'espĂšce dupingoin, moins gros que le canard, de cou mur noire , exceptĂ© sur le devant de la tĂȘte qui est blanc il a une jolie crĂȘte d’un blanc jaunĂątre qui se replie en arriĂšre comme la corne d'un bĂ©lier; son bec et ses pieds sont rouges , il semble que çe soit Valca monochroa de Steiler nous en avions vu d’autres d'espĂšces variĂ©es , et chaque jour nous appercevions quelques baleines ou des veaux marins , ou quelqu’autre cĂ©- tacĂ©e. Je dĂ©couvris de nouvelles isles et cinglai vers le dĂ©troit qu’elles formaient avec le continent la plus septentrionale nous parut ĂȘtre l’isle de Kodiakde SthĂŠlin , et je crois que les autres sont les isles Shumagindu navigateur Russe Behring d’autres isles forment avec elles un archipel assez nombreux ces isles sont en gĂ©nĂ©ral hĂ©rissĂ©es de rochers et de monticules on y trouve des baies et des anses bien fermĂ©es , des ruisseaux d’eaux douces ; mais elles sont sans arbres et sans arbrisseaux ; la plupart Ă©taient encore couvertes de neige , ainsi que le continent. Nous Ă©tions alors dans le milieu de Juin , sousleiJo. degrĂ© 18 minutes de latitude, et 217 e . degrĂ© 43 in. de longitude. Peu aprĂšs , la DĂ©couverte fit des signaux ; et craignant quhl ne lui fĂ»t arrivĂ© quelque malheur , j’y envoyai promptement un canot de Jacques Cook. 2 55 qui revint m’apprendre que des pirogues s'en Ă©taient approchĂ©es , qu’il y avait parmi ceux qui les montaient , un homme qui avait ĂŽtĂ© son chapeau , fait la rĂ©vĂ©rence , et des signes qui annonçaient un EuropĂ©en , et qu’a prĂšs avoir remis une boĂ«te , il avait disparu avec les pirogues ; cette boĂ«te renfermait un billet Ă©crit dans une langue que nous n’entendions pas et peut-ĂȘtre en langue russe ; mais nous y remarquĂąmes en tĂȘte la date de 1778 , et ailleurs celle de 1776. Tout ce que nous y pĂ»mes apprendre fut que nous trouverions bientĂŽt peut-ĂȘtre quelques nĂ©gocians Russes qui nous auraient prĂ©cĂ©dĂ©s dans ces lieux encore inconnus pour nous. Je supposai que le billet renfermait des avis pour des nĂ©gocians Russes , et qu'on nous avait cru de cette nation ; je continuai ma route sans m’arrĂȘter Ă  Ă©claircir ce fait indiffĂ©rent Ă  l'objet de notre voyage. Nous Ă©vitĂąmes des brisa ns , vĂźmes une isle que nous nommĂąmes HalĂŻbut ou de la plie , des montagnes qui s’élancaient au-dessus des nuages , et parmi elles un volcan qui vomissait dĂ©vastĂ©s colonnes d’une lumĂ©e noire 5 sa figure est un cĂŽne parfait dont le volcan est la cime j elle Ă©tait ceinte de nuages qui , joints aux colonnes dĂ©ployĂ©es par le vent , prĂ©sentaient un coup d’Ɠil extraordinaire ; le vent jetait la fumĂ©e d'un cĂŽtĂ© dans la partie basse ; mais plus haut il la poussait du cĂŽtĂ© contraire. Nous primes lĂ  quelques plies dont quelques unes pesaient un, quintal ; rafraĂźchissement qui nous yenait fort 2 56 TnoisiEME Voyage Ă  propos peu aprĂšs nous vĂźmes approcher ne pirogue , et dans elle un homme qui portait des culottes de drap verd , et sous sa souquenillc de hoyaux , une jaquette de laine noire il nous salua Ă  l'EuropĂ©enne , et nous vendit une peau de renard gris avec des harpons dont la pointe Ă©tait d’os et proprement travaillĂ©e sa pirogue, sa figure , ressemblaient celles que nous avions vu prĂ©cĂ©demment ; son corps n’était point peint; sa lĂšvre Ă©tait trouĂ©e dans une direction oblique , niais sans ornemens ; il ne comprit point ce que nous essayions de lui faire entendre , et nous ne le comprimes pas mieux. Nous revĂźmes la cĂŽte aprĂšs que les brouillards se lurent Ă©claircis ; nous distinguĂąmes encore le volcan ; de nouvelles isles se prĂ©sentĂšrent devant nous ; elles Ă©taient fort hautes , et en nous en approchant davantage, nous en dĂ©couvrĂźmes un plus grand nombre ; un ciel couvert et le bruit des brisans peu Ă©loignĂ©s , nous firent ici jeter l'ancre , et par-lĂ  j’évitai un grand danger ; deux gros rochers environnĂ©s d’écueils Ă©taient prĂšs de nous , et quand nous pĂ»mes voir Ă  quelque distance , je me trouvai prĂšs d’une isle dans rm bon port , auquel j’étais parvenu au travers des brisans , entre lesquels je n’aurais point osĂ© passer par un temps serein. Je fis visiter l’isle ; elle Ă©tait couverte d’herbe, et il en Ă©tait de semblables au pourpier ; on n’y ttouva pas mĂȘme un arbrisseau ; j’enfilai un canal oĂč nous avions la terre de tous cĂŽtĂ©s celle qui Ă©tait au midi offrait une chaĂźne de montagnes ; nous V be Jacques Cook. 267 nous reconnĂ»mes qu’elle ne formait qu'une isle dĂ©jĂ  connue des Russes sous le nom d’Oono- iashka. Nous y vĂźmes des liabitans qui traĂź - naient aprĂšs eux deux baleines qu’ils venaient de tuer ; quelques autres vinrent Ă©changer des bagatelles avec nous et. parurent avoir vu des vaisseaux comme les nĂŽtres ; ils avaient mĂȘme une teinte de politesse que n’ont pas les sauvages. Nous marchions entre des jsles , et je cherchai un canal pour regagner la haute mer, nous entrĂąmes dans un dĂ©troit qui parut nous y conduire; mais la marĂ©e nous força d’y jeter l’ancre. Des naturels vinrent Ă  nous , et achetĂšrent du tabac ; l’un d’eux renversa sa pirogue , et nous le tirĂąmes de la mer ; il ne montra point de crainte sur le vaisseau il portait une robe de larges boyaux d’un animal marin , et par dessous un vĂȘtement de peaux d’oiseau avec leurs plumes qui posaient sur la chair; son chapeau Ă©tait ornĂ© de grains de verre ; il quitta ses habits mouillĂ©s et se revĂȘtit avec aisance ; son maintien annonçait qu’il cpn- * naissait les EuropĂ©ens et une partie de leurs usages ses compatriotes paraissaient admirer nos vaisseaux. Je reçus encore lĂ  une lettre dans une langue qu’aucun de nous ne pouvait entendre ; je la rendis au porteur avec des prĂ©sens , et il me fit plusieurs rĂ©vĂ©rences profondes. Le vent contraire et d’épais brouillards nous retinrent ici quelques jours , et me permirent de faire quelques observations sur le pays et ses ha-, bitans ; le hĂąvreoĂč je me trouvais est appelĂ© par Tome 111. R a 58 TroisiĂšme Voyage les naturels Samganoodlui , il est sur la rive septentrionale d’Oonalashka , sous le 53 e deg. 55 min. de latitude et le 211 e deg. de longitude ; des isles le mettent Ă  l’abri de tous les vents d’abord large , il se rĂ©trĂ©cit ensuite vers son fond on y peut faire de l’eau mais il n’y a point de bois. Devant ce port, Ă©tait Pisle Oonella qui a sept lieues de tour ; au nord-est de celle-ci est celle d’Acootan , bien plus grande qu’elle, et oĂč nous voyions de hautes montagnes couvertes de neige. Nous nous revimes bientĂŽt dans la pleine mer; la cĂŽte d’AmĂ©rique tournait entre le nord et l'orient , et je suivis cette direction ; mais bientĂŽt nous dĂ©couvrĂźmes une terre au sud-est ; je continuai cependant de cingler vers le nord la cĂŽte Ă©tait bordĂ©e de terrains bas oĂč l'on distinguait des coupures qui forment peut-ĂȘtre l’entrĂ©e de quelques vallĂ©es la terre y Ă©tait dĂ©pouillĂ©e de bois , mais revĂȘtue de gazon ; derriĂšre, les montagnes Ă©taient resplendissantes de neige nous suivions toujours la mĂȘme direction ; cependant nous nous "apperçûmes que la profondeur de l’eau diminuait sans cesse ; nous espĂ©rions que la cĂŽte tournerait bientĂŽt plus Ă  l’orient et que nous avions trouvĂ© un passage ; mais au-delĂ  d’une pointe qui nous avait cachĂ© la terre, nous vĂźmes une riviĂšre , et au-delĂ  par-tout des terrains bas ; et notre espĂ©rance s’évanouit encore. L’entrĂ©e du fleuve a un mille de largeur, les eaux en sont dĂ©colorĂ©es comme sur les bas-fonds, il paraĂźt qu’elle serpente dans des terrains unis et bas, et qu’elle nourrit beaucoup de saumons ; de Jacques Cook. rjq nous lui donnĂąmes le nom de riviĂšre de Bristol. Je tournai mes voiles vers le couchant ; des has-l’onds nous ohlitĂšrentderevenir plusaunord. Le ii juillet nous entendĂźmes le tonnerre ; c’était la premiĂšre fois qu’il se faisait appercevoir sur ces cĂŽtes. Plus loin nous vĂźmes une isle Ă  7 milles du continent ; la forme lui fit donner le nom d’isle Rotule. Les mĂȘmes objets s’offraient y. nous ; des bas-fonds, une cĂŽte nue, des havres, des montagnes blanches dans le lointain , puis des brouillards qui nous dĂ©robaient la vue de tout ce qui nous environnait ; nous primes des morues et des poissons plats. J’envoyai le lieutenant Williamson examiner le pays qui de nos vaisseaux nous paraissait stĂ©rile ; il gravit sur une colline et vit que la cĂŽte se dirigeait vers le nord ; il prit possession du pays , et n’y apperçut ni arbres ni arbrisseaux 5 des collines pelĂ©es, des terrains bas et revĂȘtus de verdure s’offrirent partout Ă  ses regards ; il n’y vit d’animaux qu’une daine, son faon, et le cadavre d’un cheval marin Ă©tendu sur le sable. Nous Ă©tions environnĂ©s de bas-fonds , et nous tentĂąmes vainement d’en sortir vers le nord ; je fis sonder autour de nous , et ce fut inutilement encore ; j’aurais pu rĂ©ussir peut-ĂȘtre en cherchant encore plus long-temps ; mais la saison nous pressait et je prĂ©fĂ©rai de retourner sur nos pas ; je revins donc au midi , ayant devant nos vaisseaux des canots pour sonder. Tandis que nous avions jetĂ© l’ancre pour ne pas Ă©chouer , des AmĂ©ricains vinrent nous voir, et ils nous. R a a6o TroisiĂšme Voyase fourrures , des traits , des dards , des vases de bois 5 ils Ă©taient moins propres, moins bien habillĂ©s que les derniers que nous avions vus ; ils ne connaissaient pas l’usage du tabac et n’avaient entr’eux tous qu’un morceau de fer adaptĂ© Ă  un manche de bois ; ils nous en demandĂšrent de pareils leurs cheveux Ă©taient rasĂ©s ; mais ils en conservaient deux toutes qui pendaient par derriĂšre ou surle cĂŽtĂ©;sur leur tĂȘte Ă©tait un capuchon de fourrure et un bonnet qui nous parut de bois ; leur ceinture assez propre Ă©tait chargĂ©e d’une garniture flottante qui passait entre les cuisses leurs pirogues sont de peaux comme celles que nous avons dĂ©crites; mais celles-ci Ă©taient plus larges , et le trou dans lequel ils s’asseyent plus grand. Le retour de nos canots les lit fuir. DĂ©gagĂ©s des bancs de sable , nous nous dirigeĂąmes plus au couchant; et peu de jours aprĂšs nous virnes des isles autour de nous ; elles faisaient sans doute partie de l’archipel du nord ; nous cinglĂąmes alors au nord. C’est dans cette route que je perdis notre chirurgien Anderson , jeune homme plein de sentiment , d’esprit et de connaissances; il m'avait Ă©tĂ© utile , et me l’aurait Ă©tĂ© encore si la consomption 11e nous l’eĂ»t enlevĂ©. Je donnai son nom Ă  une isle que nous- dĂ©couvriines peu de temps aprĂšs qu’il eut expirĂ©. . Nous vĂźmes une terre devant nous , et nous portĂąmes sur elle ; elle paraissait basse prĂšs de lĂ  mer , avait uns teinte verdĂątre , paraissait dĂ©- m Jacques Cook. 26 t nuĂ©e de bois , et se perdait Ă  nos yeux en des hautes collines. Nous la crĂ»mes une partie du continent, et nous vinmes jeter l’ancre entre elle et une isle qui en Ă©tait voisine celle-ci a quatre lieues de tour et offre des rocs dĂ©tachĂ©s couverts de mousses et de vĂ©gĂ©taux ; nous y trouvĂąmes du pourpier , des pois , de l’angelique et d’autres plantes,et nous enfimesdela soupe. Nous y vĂźmes un renard, des pluviers , divers petis oiseaux , des cabanes en ruine construites sous terre en partie, un sentier qui la traversait , et Un traĂźneau sur le rivage ; je lui donnai le nom d’isle du TraĂźneau. Celui-ci Ă©tait semblable Ă  ceux du Kamtchatka, avait dix pieds de long, vingt pouces de large , Ă©tait garni de ridelles dans le haut, d’os par le bas ; ses diverses parties Ă©taient jointes avec art avec des chevilles et des laniĂšres de baleine. Il paraĂźt que cette isle est visitĂ©e par les peuples du continent ; mais nous en ignorons le motif. Nous nous Ă©loignĂąmes lentement de cette isle, avec un vent faible et un temps chargĂ© ; il s’éclaircit ensuite et nous montra une terre haute qui paraissait dĂ©tachĂ©e de celle oĂč nous Ă©tions ; aprĂšs l’avoir suivie quelque temps , je me convainquis qu’elle formait une cĂŽte continue avec celle que nous venions de parcourir , et je me dirigeai plus au couchant ; mais aprĂšs avoir marchĂ© quelque temps au travers des brouillards et de la pluie; je me trouvai encore environnĂ© de terre ; des isles nous fermaient la vue de la mer une terre Ă©levĂ©e se prolongeait au nord-ouest je la nomis ci 262 TroisiĂšme- V o'y a g e mai cap du JPrince de Galles ; elle est remarquable parce qu’elle est l'extrĂ©mitĂ© la plus occidentale de l’AmĂ©rique connue , sous le 65 0 . degrĂ© 46 minutes de latitude et le 209 e . degrĂ© 17111. de longitude. La terre nous parut habitĂ©e ; il nous semblait y voir des huttes et des espĂšces d’échafauds. En nous approchant de plus prĂšs d’une isle voisine , nous la trouvĂąmes coupĂ©e par un canal assez large ; petites islesne nous pouvant donner un abri , nous cinglĂąmes vers aine terre que nous avions apperçue au couchant ; nous y trouvĂąmes une baie oĂč nous jetĂąmes l’ancre. C’était sur une partie de la cĂŽte d’Asie. BientĂŽt nous apperçĂčmes un village et des iiommessur la cĂŽte, Ă  qui la vue 4 Troisiemb Vota! ou de chien , ou de veaux marins bien apprĂȘtĂ©es. Nous y achetĂąmes des capuchons de peaux de chiens assez grands pour couvrir la tĂȘte et les Ă©paules ils n’avaient point de barbe ; leurs cheveux noirs Ă©taient rasĂ©s les couteaux et le tabac sont les objets de commerce qu’ils estimaient le plus. Ils ont des habitations d’hiver et d’étĂ© ; les premiĂšres ressemblent Ă  une voĂ»te dont le plancher est un peu au-dessous du sol j elles sont ovales , longues de vingt pieds , hautes de douze ; la charpente en est faite de bois et de cotes de baleines disposĂ©es et liĂ©es d’une maniĂšre judicieuse ; sur cette charpente est une couverture d’herbe grossiĂšre , recouverte de terre ; tout est soutenu par un mur de trois Ă  quatre pieds de hauteur l’entrĂ©e est prĂšs du sommet du toit, une espĂšce de chaussĂ©e Ă©levĂ©e y conduit un. cellier est au bas, recouvert par un plancher. A l’extrĂ©mitĂ© est une chambre voĂ»tĂ©e qui paraĂźt ĂȘtre le magasin il communique Ă  la cabane par un passage obscur et reçoit l’air par un trou dans le toit le dessus es surmontĂ© d’une espĂšce de guĂ©rite construite avec les ossemens d’un gros poisson. Les cabanes d’étĂ© sont circulaires , assez Ă©tendues , pointues au sommet des perches lĂ©gĂšres , des os couverts de peaux d’animaux marins en composent toute la structure les possesseurs couchent autour sur des lits de peaux de daims sĂšches et propres. Autour de ces habitations sont des Ă©chafaudages oĂč ils paraissent l'aire sĂ©cher de Jacques Cook. a 65 leur poisson ou des peaux ; ils sont tous composĂ©s d’os ; les chiens attaqueraient ces peaux si on ne les mettait hors de la portĂ©e ; ces animaux semblent ĂȘtre de l’espĂšce du renard, plus gros et de couleurs diffĂ©rentes ; leurs poils sont longs et soyeux , semblables Ă  une laine fine. Il nous parut qu’ils des attachaient Ă  leurs traĂźneaux durant l’hiver peut-ĂȘtre aussi qu’ils les mangent. Leurs canots ressemblent Ă  ceux de la cĂŽte opposĂ©e ; ils s’en servent pour la pĂȘche, et la multitude d’os de gros poissons ou d’antres animaux marins qu’on trouve autour de leur bourgade , font penser qu’ils tirent de la mer leur principale nourriture ; et en effet le pays est stĂ©rile ; on n’y voit pas mĂȘme un arbrisseau. Je croirais qu’il fait partie de l’isle AJaschka ; mais la forme des cĂŽtes , la position du rivage opposĂ©, la longitude nous obligeaient de penser que c’était ici le pays des Tshutski , ou l’extrĂ©mitĂ© orientale de l’Asie. Nous retournĂąmes au vaisseau le lendemain sa position Ă©tait sous le 66 e . degrĂ© 5 minutes de latitude , et le 2,08 e . degrĂ© 47 minutes de longitude , Ă  7 lieues des cĂŽtes de l’Asie et de l’AmĂ©rique nous nous approchĂąmes de celle-ci, et trouvĂąmes bientĂŽt des bas-fonds. Un bon vent et notre direction au couchant nous en sortirent. Nous revĂźnmes sur la cĂŽte qui formait un cap auquel je donnai le nom de Mulgrave le terrain y Ă©tait bas et l’on n’y voyait ni neige, ni bois. Nous rencontrĂąmes dans notre route des T J O I S 1IMÏ V OTAGE chevaux marins et des volĂ©es d’oiseaux , dont les uns ressemblaient Ă  des alouettes de sable , les autres Ă  des fauvettes d’hiver. Le 17 juillet , nous apperçûmes dans l’ho- rison , un peu avant midi , une clartĂ© pareille Ă  celle de la rĂ©verbĂ©ration de la glace ; nous n’y pensĂąmes point ; cependant l’ñpretĂ© de l’air et l’obscuritĂ© du ciel nous annonçaient un changement brusque depuis deux jours ; nous Ă©tions sous le 70 e . degrĂ© 4 1 minutes. Une heure aprĂšs nous vimes une large plaine de glace ; elle Ă©tait impĂ©nĂ©trable nous y trouvĂąmes une foule de chevaux marins. ForcĂ©s de tourner au couchant, nous y trouvĂąmes la glace se prĂ©sentant comme un mur de dix Ă  douze pieds de hauteur ; sa surface Ă©tait raboteuse et renfermait des marais d’eau. Nous Ă©tions entre la cĂŽte et la glace qui s’avançait sur nous ; nous avions Ă  craindre ou d’ĂȘtre pris sur des bas-fonds , ou d’ĂȘtre renfermĂ©s parce mur impĂ©nĂ©trable qui s’approchait; notre position devenait Ăą chaque instant plus critique , et nous nous hĂątĂąmes de tourner vers le sud ; nous revĂźnmes ensuite sur des glaces flottantes autour de nous , mais au travers desquelles nous ne pouvions espĂ©rer de nous ouvrir un passage. Elles portaient un nombre prodigieux de chevaux marins ; et comme nous manquions de provisions fraĂźches , nous allĂąmes Ă  la chasse de ces animaux. C’est uil aliment peu recherchĂ© ; mais les viandes salĂ©es nous dĂ©goĂ»taient, et leur chair nous parut prĂ©fĂ©rable Ă  elles. Nous en primes neuf; leur graisse approche de la saveur delĂ  he Jacques Cook. %6j moĂ«le ; mais elle devient bientĂŽt rance si on ne la sale pas leur cliair est grossiĂšre et noire, elle a un goĂ»t fort ; mais le cƓur est presqu’aussi bon que celui du bƓuf. Leur graisse donne encore de l’huile pour les lampes ; leurs peaux nous servirent pour garnir nos cordages et nos poulies j leurs dents n’avaient pas six pouces de longueur. Lorsqu'ils se sont rassemblĂ©s sur la glace au nombre de plusieurs centaines , ils s’y roulent pĂȘle- mĂȘle comme les porcs dans un bourbier ; leur voix est Ă©clatante , et avertit de l’approcbe des glaces quelques-uns qui faisaient sentinelle , rĂ©veillaient Ă  notre approche leurs compagnons endormis ; bientĂŽt la troupe Ă©tait rĂ©veillĂ©e et fuyait dans la mer en dĂ©sordre. Ils ne nous parurent pas redoutables ils sont plus effrayait s par leur aspect que par leur fureur dĂšs qu’on les couchait en joue , ils plongeaient ; les fe-* melles dĂ©fendent leurs petits dans l’eau ou sur la glace avec un courage intrĂ©pide ; et quand la mĂšre est tuĂ©e , on est sĂ»r de prendre les petits qui ne l’abandonnent pas. On ne sait ce qui a fait donner le nom de cheval marin Ă  cet animal Pennant lui donne celui f'Valrus arctique , les Russes celui de Morse , on le connaĂźt dans le golfe de sous celui de Vache marine ; il n’a aucun trait de ressemblance avec le cheval, il n’en a que par le museau avec la vache ; il ressemble au veau marin , mais est beaucoup plus gros. L’un d’eux qui n’était pas des plus grands , avait neuf pieds quatre pouces de la tĂȘte Ă  la queue , cinq pieds a .68 TroisiĂšme V o y a g 2 de l’épaule Ă  la terre , sept pieds dix pouces ds circonfĂ©rence vers l’épaule ; il pesait 854 livres, sans y comprendre la tĂȘte , la peau , ni les entrailles ; sa tĂȘte seule pesait 41 livres et demie , et sa peau 20 5 . Je ne sais de quoi se nourrissent ces animaux. Avant que nous eussions vu de la glace , on avait remarquĂ© des troupes de canards qui volaient au midi ; une espĂšce Ă©tait grande et brune, dans une autre le mĂąle Ă©tait noir et blanc , et la femelle brune. Il semble qu’ils annonçassent une terre au nord oĂč ces oiseaux se rendent pour la couvĂ©e , et d’oĂč ils revenaient pour chercher un climat plus chaud. Nous nous trouvĂąmes environnĂ©s par la glace aprĂšs avoir embarquĂ© nos chevaux marins il ne nous restait qu’une ouverture au sud , et nous en profitĂąmes pour nous dĂ©gager de ce voisinage dangereux 5 mais ayant voulu ensuite nous diriger au couchant, nous retrouvĂąmes notre vaste plaine de glace dont nous suivĂźmes quelquetemps les bords , puis nous rebroussĂąmes jusque sous le 69 e . degrĂ© de latitude prĂšs de la cote d’AmĂ©rique , oĂč nous avions trouvĂ© une iner libre peu de jours auparavant mais alors la grande plaine de glace n’en Ă©tait qu’à quelque distance. La partie de la cĂŽte que nous voyions Ă©tait Ă©levĂ©e ; par-tout ailleurs nous l’avons trouvĂ©e basse ; ici je donnai le nom de Cap lĂ burne Ă  la pointe qui s’offrit Ă  moi ; elle Ă©tait haute , tachetĂ©e-de neige et dĂ©nuĂ©e de bois. Les vagues avaient brisĂ© une partie de la plaine de de Jacques Cook. 269 glace, et les dĂ©bris en flottaient autour de nous; il fallait nous en dĂ©gager encore pour en Ă©viter le choc dangereux. Nous cessĂąmes de nous rapprocher du nord ; l’air Ă©tait Ăąpre et dur , tantĂŽt chargĂ© , tantĂŽt donnant des Ă©claircies; quelquefois nous avions des bordĂ©es de neige , quelquefois de la pluie neigeuse. Mais bientĂŽt nous retrouvĂąmes une glace Ă©paiĂąse et compacte que nous ne pouvions franchir que prĂšs de la cĂŽte , et j’y dirigeai mon vaisseau ; j’y fus encore entourĂ© d'une glace flottante ; la mer n’offrait d’espace libre qu’au levant, et nous y marchĂąmes. J’examinai cette glace qui prĂ©sentait une barriĂšre impĂ©nĂ©trable aux vaisseaux ; elle Ă©tait partout pure et transparente , exceptĂ© dans le haut oĂč elle Ă©tait poreuse et paraissait formĂ©e de neige gelĂ©e ; elle s’était formĂ©e dans la mer ; rien n'y annonçait qu’elle sortĂźt d’une riviĂšre il est probable quelle est le rĂ©sultat de plusieurs annĂ©es d’hiver ; son Ă©paisseur Ă©tait considĂ©rable; la partie qui Ă©tait dans l’eau avait 3o pieds , l’étĂ© n’en pouvait fondre la dixiĂšme partie, car le soleil avait dĂ©ployĂ© sur elle toute l’ardeur de ses rayons ; les vents doux , ou les vagues excitĂ©es par ces vents , contribuent plus que le soleil Ă  la fondre , parce qu’il est souvent environnĂ© de brouillards ; quelquefois les vagues y forment des vallĂ©es profondes oĂč un vaisseau pourrait passer; et j’eus lieu de croire qu’une saison orageuse en pouvait dĂ©truire plus que n’en forment plusieurs hivers. Un brouillard Ă©pais m’obligea de cesser moa S7° TroisiĂšme Voyage examen des glaces , et notre chasse des chevaux marins. Nous louvoyĂąmes au travers de ces glaces ilottantes ; la grande plaine se montrait au nord, une terre Ă©tendue au couchant ; nous nous approchĂąmes de celle-ci ; les bas-fonds nous arrĂȘtĂšrent ; mais nous vĂźmes clairement cette partie de la cĂŽte d’Asie elle ressemblait ici Ă  celle d’AmĂ©rique ; le terrain en Ă©tait bas prĂšs de la mer, il s’élevait ensuite et formait des montagnes une pointe remplie de rochers se prĂ©sentait, et je la nommai Cap Nord ; elle est sous le 68 e . deg. 56 min. de latitude , le 198 e . deg. 21 min. de longitude. Je voulais passer au-delĂ  , et le tentai en vain , il fallut reprendre le large j le temps des gelĂ©es approchait , nous Ă©tions Ă  la fin du mois d’AoĂ»t et je crus devoir renoncer pour cette annĂ©e Ă  de nouvelles tentatives pour trouver un passage dans la mer Atlantique. Je pensai Ă  l’emploi de mon hiver , et d'abord Ă  lĂ ire des provisions d’eau et de bois dont nous commencions Ă  manquer. Je suivis dans mon retour la cĂŽte d’Asie , presque toujours enveloppĂ© de brouillards Ă©pais qui m’obligeaient de marcher avec la plus grande prĂ©caution les sondes seules nous conduisaient. A midi nous dĂ©couvrĂźmes la cĂŽte , elle Ă©tais basse, et s’élevait ensuite la neige la couvrait des collines jusqu’à la 111er la partie orientale nous parut une isle c’en est une en effet qui a quatre Ă  cinq milles de tour, est d’une hauteur moyenne et Ă  trois lieues du continent ; son rivage est escarpĂ© et rempli de rochers ; je liii donnai be. Jacques Cook. ZyL le nom d "Isle Bumey. L’intĂ©rieur du continent est ixĂ©rissĂ© de hautes collines , la cĂŽte forme des pointes de rochers rĂ©unies par un rivage bas , oĂč rien n'annonçait un port je continuai ma route et dĂ©couvris le cap oriental d’Asie. Il me fut alors bien dĂ©montrĂ© que c’était lĂ  le pays cle Tschutsky , le Tschukowkoi-Noss , le mĂȘme cap que Behring nomma Serdze Kamen , hĂ©rissĂ© de diffĂ©rens rocs dont l’un, est fort escarpĂ© et se prĂ©sente en lace de la mer. Nous en revĂźmes les habitans , nous distinguĂąmes leurs habitations semblables Ă  de petits mon drains le cap forme une pĂ©ninsule d’une longueur considĂ©rable , jointe au continent par un isthme fort bas et ce semble fort Ă©troit ; il est sous le 66 e . degrĂ© 6 minutes de latitude , Ă©loignĂ© de treize lieues du cap du Prince de Galles sur la cĂŽte de l’AmĂ©rique. Les collines y sont arides et pelĂ©es, les vallĂ©es y ont une teinte verdĂątre ; mais on. n’y voit point d’arbres. Ses habitans ne sont point soumis encore Ă  la Russie , mais commercent avec elle. Behring donna le nom de Baie de St. Laurent Ă  celle que forme ce cap elle a peu Ă  craindre des vents , mais j’ignore si elle est accessible aux vaisseaux. Nous crĂ»mes voir un rocher dans son voisinage ; c’était une baleine que les habitans venaient de tuer et qu’ils amenaient au rivage en se cachant derriĂšre elle ils nous craignaient Ă  tort ; nous continuĂąmes notre chemin, toujours Ă  la vue d'un pays inĂ©gal et nud , semĂ© d’habitations et d’échafaudages que leur blancheur 2?r TroisiĂšme Votaiu rendait visibles an loin. Behring paraĂźt avoir fort bien dessinĂ© cette cĂŽte ; il en a dĂ©terminĂ© les latitudes et les longitudes avec plus d’exactitude qu’un ne devait l’espĂ©rer de sa mĂ©thode. Je ne pouvais concilier mes observations avec la carte de Staelin , qu'en supposant que la terre que j’avais prise pour le continent d’AmĂ©rique Ă©tait une partie de l’isle Alaschka , et que j’avais manquĂ© le canal qui les sĂ©pare. Je voulus m'assurer de ce point avant l’hiver , afin d’avoir un objet unique dans mes recherches dans l’étĂ© suivant ; d’ailleurs Staelin dit qu’on y trouve beaucoup de bois et j’en avais besoin. Je cinglai donc vers la cĂŽte d’AmĂ©rique ; nous la dĂ©couvrĂźmes prĂšs de l’isle du TraĂźneau ; et si je m’étais trompĂ© , l’isle Alaschka devait ĂȘtre la terre que je voyais. Je cherchai donc le canal qui la sĂ©pare du continent ; deux pirogues s’approchĂšrent de nous dans cette route ; mais nous invitĂąmes en vain ceux qui les montaient Ă  nous aborder , et nous continuĂąmes d’avancer. Le lendemain nous apperçûmes deux terres que nous crĂ»mes ĂȘtre des isles ; la cĂŽte revĂȘtue de bois , nous dirait une perspective agrĂ©able ; au- delĂ  on voyait une terre plus haute et fort Ă©loignĂ©e , que nous estimĂąmes devoir ĂȘtre le continent ; je cherchai donc le dĂ©troit qu’il forme avec les isles j'envoyai des canots, je sis sonder j bientĂŽt le fond nous manqua , et nous revĂźnmes sur nos pas ; puis nous nous rapprochĂąmes de la terre le jour suivant. J’y dĂ©barquai pour y chercher de l’eau et du bois ; le sol paraĂźt de Jacques Cook. L?3 paraĂźt y reposer sur un roc composĂ© de couches perpendiculaires , d’un bleu fonce , mĂȘle de quartz et de mica ; une bordure de terre y Ă©tait couverte de hauts gramens ; nous y trouvĂąmes de l’Angelica le terrain s’élĂšve ensuite ; au sommet est une bruyĂšre , plus loin le pays est parsemĂ© de petits spruces , de bouleaux et de saules ; on y distingue les pas des renards et des daims ; on y trouve de l’eau douce et du bois flottĂ©. Je revins au vaisseau pour l’y conduire et je jetai Fancre Ă  l’extrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale de l’une des isles ; mais le lendemain nous reconnĂ»mes qu’elle Ă©tait liĂ©e au continent par une terre basse. Nous y vĂźmes des habitans ; l’un d’eux vint Ă  nous dans un petit canot ; il reçut avec plaisir un couteau et des grains de verre. Je lui demandai des alimens , et il nous quitta , rama prĂšs de la cĂŽte , trouva un de ses compagnons qui avait deux saumons secs , et revint avec ces poissons, mais ne voulut les donner qu’à moi qui lui avait parlĂ©. D’autres vinrent ensuite Ă©changer leur poisson sec contre des bagatelles; ils prĂ©fĂ©raient les couteaux , mais ne rejetaient point le tabac. Je tentai vainement d’aller plus avant dans la baie , le peu de profondeur de l’eau ne nous le permit pas , et je me borna! Ă  envoyer chercher du bois flottĂ© avec nos bateaux. Ils en trouvĂšrent ; mais il y avait peu d’eau douce ; je les envoyai sur la cĂŽte opposĂ©e, et en attendant je louvoyai et jetai l’ancre. Cette rade est trĂšs-ouverte , par consĂ©quent Tome 111. S 374 TroisiĂšme Voyagb peu sĂ»re ; je ne crus pas devoir y rester longtemps ; nous nous bornĂąmes Ă  enlever le bois que les* flots avaient jetĂ© sur le rivage; c’était du sapin je descendis encore Ă  terre, je n’y vis que peu de plantes qui portaient des baies mĂ»res ; telle Ă©tait la camarigne ou l’empetrum ; il y avait beaucoup de bouleaux , de saules , des aulnes , mais je n’y trouvai de vrais arbres que le spruce. Une des familles du pays s’offrit Ă  nous; c’était le mari, la femme , un enfant, le grand- pĂšre qui Ă©tait perclus de tous ses membres le mari Ă©tait presque aveugle ; il avait les yeux couverts d'une taie Ă©paisse et blanche , et la femme pria le lieutenant King de souffler et de cracher sur ses yeux. On acheta tout le poisson qu’ils avaient ; c’étaient de beaux saumons , de la truite et des mulets. Leurs lĂšvres infĂ©rieures Ă©taient percĂ©es , ils avaient un teint cuivreux, les cheveux noirs , les dents noires aussi, et limĂ©es jusqu'au niveau des gencives. Ils estimaient beaucoup le 1er, et avec quatre couteaux de fer , nous eĂ»mes quatre quintaux de poissons. J’offris des grains de verre Ă  l’enfant qui Ă©tait une fille , sur quoi la mĂšre fondit en larmes , le pĂšre pleura , le vieillard pleura aussi, et la fille imita les autres. Nous les quittĂąmes aprĂšs nous ĂȘtre pourvus de bois et avoir embarquĂ© douze futailles d’eau. Nous redescendĂźmes le lendemain pour couper des balais et des branches de spruces dont je voulais faire de la biĂšre ; et continuant notre route , nous cherchĂąmes Ă  dĂ©couvrir si la cĂŽte ns Jacques Cook. ay5 Ă©tait partie .ct’une isle ou du continent ; le peu de fond uï’obligea d’envoyer des canots pour s’en assurer ; le lieutenant King les commandait pendant qu’ils s’occupaient de cet objet, je vins jeter l'ancre dans une baie situĂ©e Ă  cĂŽtĂ© d’un cas, auquel j’avais donnĂ© le nom de Dambigh les habitans se rendirent prĂšs de nous sur des pirogi es , et Ă©changĂšrent leur poisson sec contre des quincailleries. D’autres arrivĂšrent le lendemain ; mais ceux-ci paraissaient n’ĂȘtre que des curieux , ils s’approchĂšrent des vaisseaux et se mirent Ă  chanter , tandis que l’un d’eux frappait sur une espĂšce de tambour , et qu’un autre faisait mille mouvemens divers de ses mains et de son corps. Il ne nous sembla point qu 'il y eĂ»t rien de sauvage dans cette musique et ces gestes. La taille , les traits de ces hommes Ă©taient les mĂȘmes que ceux des AmĂ©ricains que nous avions vus ; comme eux , leur vĂȘtement Ă©tait composĂ© de peaux de daims , et il avait la mĂȘme forme ; comme eux , ils se percent la lĂšvre infĂ©rieure et y mettent des ornemens. Leurs habitations n’ol’- fraient qu’un toit en pente fait avec des morceaux de bois , recouverts de terre et de gra- mens ; le plancher est aussi de morceaux de bois j prĂšs de la porte est un trou qui donne passage Ă  la fumĂ©e qui s'Ă©lĂšve du foyer qui est derriĂšre. Nous allumes ensuite chercher de petits fruits qu’on trouve sur cette terre , tels que les groseilles , des vaciets et antres semblables , par-tout la terre m’y parut couver t e de vĂ©gĂ©taux ; on y voyait beaucoup d’oies et d’outardes ; mais elles S A ĂŠ . j6 TroisiĂšme Voyaos ne se laissent pas approcher ; les bĂ©cassines et deux espĂšces de perdrix voltigeaientendiflĂ©rentes parties de la cĂŽtej des mosquites infestaient les bois cette pĂ©ninsule paraĂźt avoir Ă©tĂ© une isle dans les temps anciens ; un banc de sable y repousse les vagues et paraĂźt y avoir Ă©tĂ© accumulĂ© par elles. King revint avec de nouvelles raisons , pour nous persuader que cette cĂŽte n’était point une isle ; il avait dĂ©barquĂ©, et gravi sux deux hauteurs d'oĂč il avait vu par-tout les cĂŽtes rĂ©unies , et apperçu un grand nombre de vallĂ©es Ă©tendues au fond desquelles roulaient des riviĂšres ; ces vallĂ©es Ă©taient couvertes de bois , et formĂ©es par des collines d’une hauteur moyenne et descendant en pentes douces l’une d’elles paraissait avoir une riviĂšre considĂ©rable qui a son embouchure au fond de la baie oĂč nous nous trouvions. Plus on s’avança dans le pays et plus on trouva de gros arbres. Nous donnĂąmes Ă  la vaste baie oĂč nous nous trouvions le nom de Norton , parent de M. Un g , et orateur de la chambre des communes ; elle ne renferme pas un bon liĂąvre -, mais nous y eĂ»mes toujours le plus beau temps ; celui oĂč nous Ă©tions Ă©tait sous la latitude de 64 deg. 3 i min. et la longitude de 214 deg. 4 1 min. Nous Ă©tions bien assurĂ©s alors que la carte de Staelin Ă©tait dĂ©fectueuse et que son isle Alaschka n’existait pas ; nous pĂ»mes donc penser Ă  gagner un lieu oĂč l'hiver ne fĂ»t point Ă  redouter , oĂč nous pussions faire des provisions , oĂč nos Ă©qui- i> e Jacques Cook. 377 pages pussent se reposer et reprendre des forces nouvelles pour supporter les travaux de la campagne prochaine le havre de et Paul dans le Kamtchatka ne me parut pas propre Ă  remplir mon but ; d’ailleurs, je ne pouvais me rĂ©soudre Ă  rester six ou sept mois dans l’inaction, et je n'aurais pu faire de dĂ©couvertes utiles si j’avais passĂ© l’hiver dans ces climats septentrionaux. Les isles Sandwich Ă©taient les terres qui nous promettaient le plus d’avantages et le plus d’agrĂ©inens , et je rĂ©solus de m’y rendre , en suivant la cĂŽte de l’AmĂ©rique pour la reconnaĂźtre toujours davantage ; je voulais y chercher un havre, ou gagner celui de Samganoodha , lieu fixĂ© pour notre rendez-vous en cas de sĂ©paration. Nous partĂźmes dans ce dessein le 17 septembre , et suivant la cĂŽte, nous dĂ©couvrĂźmes une isle le lendemain , et j’essayai de passer entre elle et le continent ; mais le peu de profondeur que la mer y avait , m’obligea de passer en dehors. Je donnai le nom de Stuart Ă  cette isle qui a six ou sept lieues de circonfĂ©rence ; elle a quelques collines ; mais en gĂ©nĂ©ral elle est basse ainsi que la cĂŽte du continent qui lui est opposĂ©e ; on ne voyait dkirbres ni sur celui-ci ni sur l’isle ; cependant leurs rivages Ă©taient remplis de bois flottĂ©. Plusieurs habitans s’y montrĂšrent et semblĂšrent nous inviter Ă  y descendre. DĂšs que nous fĂ»mes au dehors de l’isle , je me dirigeai sur la pointe la plus mĂ©ridionale que nous eussions [en vue dans le continent ; les 8 3 278 TroisiĂšme Votas* bas-fonds que nous y trouvĂąmes lui fi' eut donner le nom de cap des Bas-Fonds. Je m’en Ă©loignai pour chercher des eaux plus profondes la cote depuis le cap jusqu’à plus de 70 lieues de lĂ  ne m’est point connue , et il est vraisemblable qu’elle n'est accessible nulle part qu’à des chaloupes , ou Ă  de trĂšs petits vaisseaux. Du haut des mĂąts la terre nous parut bordĂ©e de bancs de sable.; l’eau en Ă©tait dĂ©colorĂ©e et beaucoup moins salĂ©e que dans aucun des endroits oĂč nous avions jetĂ© l’ancre ; il est naturel d’en conclure qu’une grande riviĂšre vient se rendre Ă  la mer dans cette partie de la cĂŽte d’AmĂ©rique. Nous vĂźmes Ă  cĂŽtĂ© de nous une isle Ă  laquelle je donnai le nom de Clerke ; elle me parut assez considĂ©rable ; j’y dĂ©couvris quatre collines qui de loin semblaient sĂ©parĂ©es de la mer ; mais qui Ă©taient unies par un sol bas et uni. IhĂšs de sa pointe orientale, il en Ă©tait une plus petite qui semblait habitĂ©e aussi bien qu’elle. Je ne pus y trouver de ports , et je m’en Ă©loignai ; le temps Ă©tait mauvais, il tombait de la pluie et de la neige. Dans le canal qui sĂ©pare les deux confinons , le ciel fut toujours obscur ; mais dans la ' baie ou entrĂ©e de Norton , nous eĂ»mes toujours un temps serein. Cette diffĂ©rence n’est-elle point l’elfet des montagnes situĂ©es au nord qui attirent les vapeurs , et les empĂȘchent de s’étendre plus loin P Une terre que je voyais entre le couchant et le sud , me parut d’abord un groupe d’isles ; en de JacçpĂŻs Cook. 2/9 nous en approchant davantage , nous nous convainquĂźmes qu’elle n’en formait qu’une qui a 10 lieues d’étendue ; elle est Ă©troite , sur-tout dans les parties basses qui rĂ©unissent les collines ; les Russes ne la connaissent pas , et je lui donnai le nom de mon lieutenant Gore. Elle m’a paru stĂ©rile et inhabitĂ©e ; nous y vĂźmes peu d’oiseaux ; quelques loutres de mer s’y montrĂšrent ; plus loin est une isle encore qui prĂ©sente plusieurs rochers en forme de tours , et je lui donnai le nom Ă 'isle des Tours. FatiguĂ© de chercher un havre dans un lieu oh l’on place un archipel nombreux qui me parut imaginaire , je rĂ©solus de me rendre immĂ©diatement Ă  celui de Samganoodha; une voie d’eau qui se fit alors Ă  mon vaisseau me confirma dans ma rĂ©solution. Enfin , le 2 octobre, nous dĂ©couvrĂźmes l’isle Oonalashka d’abord nous eĂ»mes de la peine Ă  la reconnaĂźtre , parce que le temps Ă©tait obscur et que nous ne l’avions point vue dans l’aspect sous lequel elle se prĂ©sentait ; mais quand nous eĂ»mes observĂ© la latitude, il ne nous resta plus de doute. Il m’importait peu de gagner la baie oĂč nous avions dĂ©jĂ  Ă©tĂ© ; tous les ports me convenaient, pourvu qu’ils fussent sĂ»rs et commodes j’entrai donc dans un havre qui est Ă  10 milles au couchant de Samganoodha et que les habitans appellent Egoochashac ; mais la mer y Ă©tait si profonde que je me hĂątai d’en sortir. Ses habitans sont nombreux ; ils nous apportĂšrent du poisson sec que nous payĂąmes avec du tabac; mais nous avions peu de cette monnaie. S 4 a8o Troisiimi Vota* Nos matelots, trĂšs-peu prĂ©voyans, Pavaient prodiguĂ©e , et prodiguĂšrent encore le petit reste qu’ils en possĂ©daient. Nous lĂ»mes donc obligĂ©s de venir jeter l’ancre dans le havre de Samganoodha , et lĂ  nous rĂ©parĂąmes notre vaisseau pour y dissiper les germes de scorbut qui s'Ă©taient manifestĂ©s dans nos Ă©quipages , nous joignĂźmes les baies que produit ce pays Ă  la biĂšre de Spruce chaque matin un tiers de l'Ă©quipage partait pour cueillir ces baies; un autre tiers sortait quand celui-ci Ă©tait rentrĂ©, et ces soins eurent le succĂšs que nous en attendions. Les habitans nous apportĂšrent beaucoup de poisson. L’une des espĂšces de ce poisson fut appellĂ©e nez crochu , Ă  cause de la forme de sa tĂȘte ; sa chair n’était pas bien bonne. Nous pĂ©chĂąmes nous-mĂȘmes et pi hues Ă  la seine une quantiiĂ© considĂ©rable de truites saumonĂ©es et une plie de deux cents cinquante livres. Nous employĂąmes encore l’hameçon et la ligne, qui chaque matin me rapportaient une dixaine de plies qui suffisaient pour nourrir tout l’équipage ; les plies Ă©taient excellentes, et le plus grand nombre les prĂ©fĂ©raient Ă  la truite saumonĂ©e. La pĂȘche nous fournit aussi quelques provisions de rĂ©serve j et ce lut une Ă©paigne sur nos vivres. Un des habitans d’Oonalashka on Unalashka me fit un prĂ©sent singulier pour le lieu oĂč nous nous trouvions ‱ ce fut un pain de seigle , ou plutĂŽt un pĂątĂ© qui avait la forme d’un pain et dont 1 intĂ©rieur Ă©tait garni de saumon cet de Jacques Cook. 28 t homme , nommĂ© Derramoushk , lit un prĂ©sent semblable au capitaine Clerke , et y joignit une lettre pour chacun , Ă©crite dans une langue que personne parmi nous ne pouvait entendre. Nous supposĂąmes que les Russes Ă©taient nos voisins et nous faisaient ces prĂ©sens ; nous leur envoyĂąmes par le mĂȘme commissionnaire des bouteilles de rum , de vin et de porter. C’était le prĂ©sent le plus agrĂ©able que nous pussions leur ot ir , et un caporal de nos troupes de manne accompagna le commissionnaire , pour voir s’il y avait en effet des Russes , et leur dire que nous Ă©tions des Anglais , des alliĂ©s de leur nation. Notre caporal revint deux jours aprĂšs avec trois Russes , commerçans en fourrures , qui rĂ©sidaient Ă  Egoochashac , oĂč ils avaient une maison , des magasins , et un navire de trente tonneaux. Ils Ă©taient fort intelligens ; mais nous ne pĂ»mes nous entendre qu’avec peine parce que nous n’avions point d’interprĂȘtes; ils connaissaient les tentatives faims pour arriver dans la mer glaciale , et les tenes dĂ©couvertes par Berhing, Tscherikolf, et Spangenberg ne leur Ă©taient pas Ă©trangĂšres ; mais ils paraissaient ne connaĂźtre que le nom de Synd ou Syndo , le dernier de leurs voyageurs ; ils ignoraient les terres dĂ©crites dans la carte de Staelin , et firent comprendre mĂȘme qu’ils les avaient inutilement cherchĂ©es toute la cĂŽte que nous avions parcourue leur parut inconnue ; 1 un d’eux avait Ă©tĂ© un des compagnons de Berhing, pour lequel a8a TroisiĂšme Voyage tous montraient la plus grande vĂ©nĂ©ration. Les Russes doivent leur riche commerce de fourrures au second voyage de ce navigateur dont les malheurs sont devenus utiles Ă  sa nation ses compagnons rapportĂšrent del’isle oĂč il est mort, des Ă©chantillons de riches fourrures , sans lesquels ils auraient abandonnĂ© le fruit de leurs dĂ©couvertes en AmĂ©rique. Le gouvernement fixa ses regards sur cet objet , et il encouragea les nĂ©gocians qui voulurent y faire des entreprises. Les Russes me quittĂšrent fort satisfaits , et promirent de revenir et de m’apporter une carte des isles situĂ©es entre Oonalashka et le Kamtchatka. Trois jours aprĂšs, nous vĂźmes arriver le chef de cet Ă©tablissement russe , appelĂ© Erasirn Gre-> gorioffSin Ismyloff- Il Ă©tait suivi de trente personnes , chacune dans sa pirogue. Il se fit Ă©lever une tente et sa suite s’en construisit pour elle-mĂȘme avec ses pirogues , ses pagaies et de l’herbe ; iis nous invita dans sa tente, et nous y fit servir du saumon sec et des baies nous l’invitĂąmes Ă  notre tour , et notre repas fut plus abondant. Il me parut avoir de l'esprit ; mais malheureusement nous ne pouvions nous faire entendre que par des signes et des figures. Il ne m’apportait pas la carte promise ; mais il me la promit encore et tint sa parole. Il connaissait trĂšs - bien les dĂ©couvertes de ses compatriotes , m’indiqua les erreurs de nos cartes modernes , me dit qu’il avait Ă©tĂ© du voyage de Synd, qu’il ne s’était point Ă©levĂ© plus au nord que le n b Jacques Cook. s 83 pays des Tschutski , et qu’il Ă©tait descendu clans une i , 1 e que je prĂ©sume ĂȘtre celle de . lerke. Lui et ceux qui l’accompagnaient, affirmĂšrent qu’ils ne connaissaient point la cĂŽte de l’AmĂ©rique situĂ©e plus au nord, et lui donnĂšrent le nom d’ Il nous fit entendre que les Russes avaient tentĂ© plusieurs fois de s’établir dans la partie du continent voisin d’Oonalashka ; mais qu’ils avaient toujours Ă©tĂ© repoussĂ©s par une nation fĂ©roce , qui avait tuĂ© leurs chefs et blessĂ© plusieurs de ceux qui nous parlaient. Il nous donna d’autres dĂ©tails encore il nous dit que les Russes Ă©taient allĂ© en 1768 avec des traĂźneaux Ă  trois grandes isles, situĂ©es dans l’OcĂ©an glacial , Ă  l’embouchure de Kovyma qu’il avait Ă©iĂ© lui - mĂȘme le 12 mai 1771 , de Bolcherelzk Ă  une des isles Kurdes nommĂ©e Mareekan, dans laquelle est un havre oĂč les Russes se sont Ă©tablis ; que de lĂ  il s’était rendu au Japon ; que les habitans de cet empire , ayant reconnu qu’ils Ă©taient chrĂ©tiens, l’avertirent de mettre Ă  la voile , mais qu’il n’en fut point maltraitĂ©, De lĂ  , il se rendit Ă  Canton , d’oĂč il passa en France , et regagna PĂ©tersbourg par terre. Je ne pus dĂ©couvrir ce qu'Ă©tait devenu le bĂątiment sur lequel il s’était d’abord embarquĂ© , ni quel avait Ă©tĂ© le but du voyage. Il m’offrit le lendemain une peau de loutre qu’il estimait beaucoup et que par cette raison je refusai ; je me contentai de son poisson sec , et de plusieurs paniers d’une racine du Kamt- j»84 .TroisiĂšme Vota* chatka nommĂ©e saranna i. I] nous quitta, revint, nous apporta des cartes et nous permit de les copier elles m’ont fourni les observa* rions que je vais exposer. Ces cartes me parurent authentiques. La premiĂšre comprenait la mer de Penshinck, la cĂŽte de Tartarie , les isles KurilĂ©s, la pĂ©ninsule de Kamtchatka dont la cĂŽte orientale n’offre que deux havres , celui d’Awatska, et l’embouchure de l’Olutora situĂ©e au fond du golfe de ce nom il n’y en a point sur sa cĂŽte occidentale ; il n’y a que ceux d’Oochotsk et d’Yamsk dans la partie occidentale de la mer de Penshinck jusqu’au fleuve Amur , et l’on ne trouve que celui dont Isinyloff nous avait parlĂ© dans les isles Kuriles. La seconde carte plus intĂ©ressante pour nous, indiquait toutes les dĂ©couvertes des Russes sur les cĂŽtes d’AmĂ©rique ; elles se rĂ©duisent Ă  peu de chose ; mais diffĂ©raient de celles qui sont marquĂ©es dans la carte de Muller. On y voyait diverses isles entre le Kamtchatka et l’AmĂ©rique ; mais on nous avertit qu’elles Ă©taient mal dĂ©terminĂ©es ; et qu’un tiers de celles de la carte de Muller n’existaient pas , ainsi que les isles Macaire, , , , l’isle de la SĂ©duction et quelques autres il est difficile de croire que cet auteur les ait i Elle est nommĂ©e ilium. HLamtokatiense ßore airo rubentc , par Gmellin et Steiler. n b Jacques Ç o o k. 2§5 adoptĂ©es sans garant je le retranchai cependant de ma carte , et j’y iis les corrections qu'on me dit ĂȘtre nĂ©cessaires. Il y avait une erreur de 8 degrĂ©s de longitude sur la carte d’IsinyĂźoff entre Awatska et le havre de Samganoodha , erreur qui doit influer sur la carte entiĂšre. J’indiquerai les isles qui se trouvent entre le Kamtchatka et le lieu oĂč nous Ă©tions. Celle de Behring est la plus voisine de cette pĂ©ninsule , puis on voit l’isle de Maidno-OstroffovL l’isle de Cuivre , aprĂšs laquelle on trouve Atakou qui me paraĂźt la mĂȘme que Behring nomma Jean , et n’a prĂšs d’elle que des islots. Plus loin est un petit archipel composĂ© de six isles dont les plus considĂ©rables sont Atglika et Amluk ; chacune d’elles offre un bon port. Le reste est incertain, et ce que nous venons d’en dire n'est peut-ĂȘtre pas exempt d’erreur. Il y avait plus d’exactitude dans le groupe d’isles dont l’Oo- nalashka est une des principales , et la seule qui ait un bon port. On peut Ă©tendre ce petit archipel jusqu’aux isles de la Plye un canal Ă©troit, accessible seulement aux canots , et qui communique avec la baie de Bristol, fait une isle de es que nous avions cru un continent ; cette isle est nommĂ©e Ooneemak. Il paraĂźt que les Russes n’ont pas fait des dĂ©couvertes au-delĂ  de ce point Ismyloff nous apprit que la principale des isles Schumagin se nommait Kodiak ; il nous indiqua de mĂȘme les noms que donnent les naturels aux isles que nous avions dĂ©couvertes. VoilĂ  tout ee que non» ,86 TroisiĂšme Voyac* avons pu apprendre des Russes sur la gĂ©ographie de ces contrĂ©es. Ismyloff nous quitta peu de jours aprĂšs ; je lui donnai une lettre pour remettre au Kamtchatka et la faire parvenir aux lords de l’amirautĂ© , avec une carte de nos dĂ©couvertes ; cet homme avait des talens au-dessus de sa place , et je lui donnai un octant d'Halley , instrument qu'il n’avait jamais vu , mais dont il trouva facilement les usages. Un de ses compatriotes, nous rendit visite encore , et nous indiqua les espĂšces de vivres que nous pourrions trouver dans le havre de Pierre et Paul ; je vis qu’ils y seraient rares et chers 36 livres de Heur de farine devaient nous revenir 4 i5 francs et les daims Ă  la mĂȘme somme. Ces instructions nous devenaient utiles pour la suite de notre voyage. Nous visitĂąmes l’établissement des Russes il consiste en une maison et deux magasins ; des Kaintchadales , des naturels du pays leur servaient de domestiques; d’autres insulaires indĂ©- pendans vivaient dans le mĂȘme lieu ; ceux qui appartenaient aux Russes Ă©taient tous des hommes ; on les enlĂšve ou les achetĂ© quand ils sont jeunes. Tous occupent la mĂȘme habitation ; les Russes sont logĂ©s Ă  l’extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure , les Kamtchadales au milieu , les naturels du pays Ă  l’extrĂ©mitĂ© infĂ©rieure ils se nourrissent de poissons , de racines , de baies ; mais les inĂȘts des Russes sont mieux apprĂȘtĂ©s ; ils savent rendre trĂšs-bonne la chair de baleine , et font un pud- be Jacques Cook. 287 ding avec le Kaviar du saumon broyĂ© et frit qui leur tient lieu de pain. Le pain ordinaire est une friandise l’eau et le jus de quelques baies leur servent de boisson. L’isle les leur fournit , ainsi que leurs vĂȘtemens de peaux. Leur habit de dessus descend jusqu’aux genoux ; ils les mettent sur une ou deux vestes ; ils ont des culottes , un bonnet fourrĂ© , une paire de bottes dont la semelle et le pied sont de cuir de Russie, et les jambes d’un boyau trĂšs-fort. Les deux chefs portent un habit de Calico ; ils avaient comme les autres une chemise de soie , seules parties de leur vĂȘtement qui n’eussent pas Ă©tĂ© faites dans le pays. Il y a encore des Russes sur les isles principales situĂ©es entre Oonalashka et le Kamtchatka , tous occupĂ©s du commerce des fourrures , celles du castor et de la loutre de mer sont les plus recherchĂ©es. Je ne m’informai pas de l’époque de leur Ă©tablissement en ce lieu ; mais la date en paraĂźt rĂ©cente. Chaque marchand y demeure environ cinq ans , puis est relevĂ© par un autre. Venons aux habitans du pays ce sont les hommes les plus paisibles , les moins malfaisans que nous eussions connus ; leur honnĂȘtetĂ© pourrait servir de modĂšle ; mais elle est due peut- ĂȘtre Ă  l’esclavage oĂč les Russes les ont rĂ©duits ; ceux-ci ont employĂ© la rigueur pour y Ă©tablir le bon ordre , ou l’ordre convenable Ă  leurs intĂ©rĂȘts ; mais cette sĂ©vĂ©ritĂ© a au-moins Ă©tabli la paix entre ces peuplades. Dans chaque isle les s83 TroisiĂšme VĂŽtas* babitans ont des chefs qui jouissent sans trouble de ce qu’ils possĂšdent ; il est vraisemblable qu’ils payent des tributs. Ces hommes sont de petite taille, ont de l’embonpoint et de bĂ©lles proportions , le cou un peu court , le \Lage joullu et basanĂ©, la barbe peu fournie, les \eux noirs, les cheveux noirs et li ses qui llottent par derriĂšre les femmes les relĂšvent en touffes la forme des habits est la mĂȘme pour les deux sexes ; mais ceux des femmes sont de veaux de mer, ceux des hommes de robes d’oiseaux , sur lesquels est une jaquette de boyaux impĂ©nĂ©trables Ă  la pluie ; ils portent un chypeau de bois, de forme ovale , relevĂ© en pointe sur le devant, et peint en vert ou en d’autres couleurs; la coĂ«ffe en est garnie de longues soies d’un animal de mer, auxquelles pendent des grains de verre. Les femmes se font des pi* qnetures lĂ©gĂšres sur le visage , se percent la lĂšvre infĂ©rieure j tous les hommes ont des pendans d’oreille. Ils se nourrissent des productions de la mer, d’oiseaux , de racines , de baies , mĂȘme de goĂ«s- mon ils conservent une partie de ces alimens pour l’hiver ; ils font quelquefois bouillir ou griller leurs vivres , ou dans un chaudron de cuivre ou sur une pierre plate garnie d’argille sur les bords. Le chef mangea devant moi du poisson cru , placĂ© sur des herbes qui lui servaient d’assieite ; ses domestiques lui coupaient des tranches qu’il avalait avec sensualitĂ© , et il laissa les restes Ă  ses gens. Comme de Jacques Cook. 289 Comme ils ne se peignent point le corps , ces insulaires sont moins sales que ceux de Nootka mais leurs cabanes sont fort mal propres. Pour les Ă©lever, ils creusent un espace de 4° Ă  5o pieds de long, de 16 Ă  20 pieds de large , et forment sur cette excavation un toit avec le bois que la mer amĂšne sur leurs cĂŽtes, le recouvrent d’herbe et de terre , y font Ă  chaque extrĂ©mitĂ© deux ouvertures quarrĂ©es pour recevoir le jour , et pour entrer ou sortir au moyen’d’un pieu entaillĂ© qui leur sert d'Ă©chelle. Plusieurs familles s’y logent ensemble , sĂ©parĂ©es par des branches de bois ; elles y couchent et y travaillent dans une espĂšce de fossĂ© couvert de nattes qui entourent la maison. C’est la seule partie de la maison qui soit un peu propre , et c’est autour d’elle qu’ils placent leurs habits, leurs nattes , leurs fourrures , qui sont leurs seules richesses. Ils ont des jattes, des cuillĂšres , des seaux, des pots Ă  boire , des paniers , quelquefois un chaudron. Ces meubles sont bien faits, cependant ils semblent n’avoir que des couteaux et des haches assez informes. Ils ont peu de fer, et paraissent n’en pas dĂ©sirer davantage ; ils ne nous demandĂšrent que des aiguilles ; celles dont ils se servent sont d’os , et avec des nerfs, ils en, font des broderies curieuses. Presque tous fument, et ce luxe semble les dĂ©pouiller et les rĂ©duire Ă  la pauvretĂ©. Les femmes sont les tailleurs, les cordonniers, les constructeurs et les couvreurs de canot r les hommes en fabriquent la charpente, et font des r ÂŁome 111. T »yo Tkoisiemi VorASB paniers d’herbes jolis et solides. Une pierre creusĂ©e dans laquelle ils placent de l’huile et de l’herbe sĂšche , leur tient lieu de lampe, de poĂȘle et d’ñtre. Pour faire du feu, ils frottent une pierre de souffre , et la frappent avec une autre j ou ils roulent fortement un bĂąton Ă©pointĂ© dans le creux d’une planche , et au bout de quelques minutes ils ont du feu. Ils semblent n’avoir aucune arme offensive ou dĂ©fensive , sans doute parce que les Russes les ont dĂ©sarmĂ©s ; peut - ĂȘtre ils leur ont interdit encore de grandes pirogues ; car ici on n’en trouve point ; et nous n’avons vu nulle part des canots aussi petits que ceux dont ils se servent la construction en est Ă -peu-prĂšs la mĂȘme que celle des canots , dont nous avons parlĂ©. L’insulaire assis dans le trou de sa pirogue couverte de peaux , peut la serrer, comme une bourse autour de son corps ; il ferme de tous cĂŽtĂ©s l’accĂšs Ă  l’eau ; et une Ă©ponge lui sert Ă  enlever celle qui peut s’y introduire une pagaie double qu’il tient par le milieu et dont il frappe l’eau d’un mouvement vif et rĂ©gulier, d’abord d’un cĂŽtĂ©, ensuite de l’autre , lui sert Ă  la guider avec vitesse oĂč il lui plaĂźt, et en ligne droite. Leur attirail de pĂȘche et de chasse est toujours dans leur pirogue , assujĂ©ti par des bandes de cuir j leurs instrumens semblables Ă  ceux des GroĂ«nlandais, sont tous de bois ou d’os ; la pointe de leurs dards n’a qu’un pouce de long ces dards sont d’une construction singuliĂšre et qui annonce beaucoup d’adresse. Ils harponnent DK Jacques Cook. ryr le poisson sur la mer ou dans les riviĂšres ; ils se servent aussi d’hameçons et de lignes , de filets et de verveux ces hameçons sont laits avec des os, et ces lignes avec des nerfs. On trouve ici la baleine , le dauphin , le marsouin , l’épĂ©e de mer, la plie , la morue , le saumon , la truite , la sole , des poissons plats , et plusieurs espĂšces de petits poissons la plie et le saumon y sont des plus communs ; ce sont eux qui nourrissent presque seuls les habitans , et avec les mornes , ce sont les seuls qu’ils conservent pour l’hiver. Au nord du 60 e . deg. les baleines sont nombreuses et les petits poissons rares ; c’est le contraire au midi. Les veaux de mer et tous les animaux de la famille des phoques sont moins communs ici que dans les autres mers, parce que toutes les isles et le continent qu’elles bordent sont habitĂ©es, et que les peuplades qui s’y sont Ă©tablies , les chassent pour s’en nourrir ou s’en faire des vĂȘtemens autour des glaces fixes ou mouvantes , on trouve une grande quantitĂ© de chevaux marins , et c’est aussi dans ces parages qu’on trouve la loutre de mer. Nous y apperçumes encore un cĂ©tacĂ©e qui soufflait comme la baleine et avait la tĂȘte du dauphin ; il Ă©tait blanc, tachetĂ© de brun , et plus grand que le veau marin ; c’était sans doute le manati, ou la vache marine. Les oiseaux de mer n’y sont ni aussi nombreux , ni aussi variĂ©s que dans les parties septentrionales de l’ocĂ©an Atlantique ; mais il ea est, ce me semble , qu’on ne voit pas ailleurs. T a ,y2 TroisiĂšme Voyagb Tel est Y A Ica monochra de Steiler que j’ai dĂ©jĂ  dĂ©crit ; tel est une espĂšce de canard noir et blanc qui me parut n’ĂȘtre pas le mĂȘme que Krashen- nikoff appelle canard de pierre on peut voir dans cet auteur et dans le voyage au Groenland de Martin , la description des autres oiseaux de ces mers. On n’y voit point de pingouins , et peu d’albatrosses , peut-ĂȘtre parce que le climat ne leur convient pas. Nous n’y trouvĂąmes qu’un petit nombre d’oiseaux de terre on en tua un prĂšs de l’entrĂ©e de Norton , qu’on m’a dit ĂȘtre le jaseur qu’on voit quelquefois en Angleterre. En gĂ©nĂ©ral l’espĂšce des oiseaux qu’on y voit est peu variĂ©e , peu multipliĂ©e ; ce sont la plupart des pics , des bouvreuils, des pinsons jaunes et des mĂ©sanges. Il en peut exister un plus grand nombre ; mais nous ne pĂ©nĂ©trĂąmes pas assez avant dans le pays pour avoir pu le connaĂźtre , et pour en dĂ©crire les productions avec quelque dĂ©tail. Il y a peu d’insectes , et les mousquites seuls y sont nombreux ; le lĂ©zard est le seul reptile que nous y vĂźmes. On n’y voit point de daims ; les insulaires n’ont rendu aucun animal domestique ; ils n’ont pas mĂȘme des chiens. Le renard , la belette furent les seuls quadrupĂšdes qui s’offrirent Ă  nos regards mais on nous dit qu’il y avait des liĂšvres et des marmottes. La mer et les riviĂšres fournissent tous les alimens des habitait s ; elles leur fournissent aussi les bois de Construction j car on ne voit pas un arbre sur les isles , ni mĂȘme sur les cĂŽtes de cette parti ni Jacques Cook. ry3 de l’AmĂ©rique. Je n’en pus dĂ©couvrir la raison. Si les graines des plantes sont transportĂ©es par les vents d’un bout du monde Ă  l’autre , comme on nous l’assure ; s’ils les rĂ©pandent sur les isles perdues dans le sein de l’OcĂ©an , pourquoi n’en ont-ils point transportĂ© ici, ni sur les isles voisines ? la terre y paraĂźt fertile et semble n’attendre que des semences pour donner abondamment de nouvelles productions. Peut-ĂȘtre la nature a refusĂ© Ă  ce sol la puissance de produire des arbres, si l’art n’en vient aider la vĂ©gĂ©tation. Les bois qui flottent sur ces rivages viennent de l’intĂ©rieur de l’AmĂ©rique sans doute, ils sont dĂ©racinĂ©s par les torrens et amenĂ©s par les fleuves ; peut - ĂȘtre aussi la mer et les vents en amĂšnent des cotes boisĂ©es qui sont plus au midi. Oonalashka offre une grande variĂ©tĂ© de plantes , et la plupart Ă©taient en fleur dans le mois de juin ; plusieurs d'entr'elles Ă©taient les mĂȘmes qu’en Europe, plusieurs se retrouvent en diffĂ©rentes parties de l’AmĂ©rique, et sur-tout Ă  Terre- Neuve ; quelques-uness’envoient au Kamtchatka. Telle est la saranne , racine de la famille du lys, qui est de la grosseur de la racine de l’ail , ronde, composĂ©e d’un grand nombre de cayeux ; ses graines ressemblent au gruau. Lorsqu’elle est bouillie , elle a la saveur du salep ; son goĂ»t n’est point dĂ©sagrĂ©able, et nous sĂ»mes en faire un bon mĂȘts ; mais elle paraĂźt y ĂȘtre assez rare. Les habitons mangent encore d’autres racines , et des vĂ©gĂ©taux telle est la tige d’une plante qui T 3 a p4 TroisiĂšme V o y a g * ressemble Ă  l’ Angelica , des mĂ»res de diverses espĂšces, les baies du vaciet, etc. Ils ont deux espĂšces de mĂ»res qu’on ne connaĂźt pas en Europe; il nous parut que l’une d’elles Ă©tait trĂšs-astringente et qu’on en pourrait tirer de l’eau-de-vie. Ou en voulut conserver , mais elles fermentĂšrent et devinrent aussi fortes que si on les avait laissĂ©es tremper dans des liqueurs. Ils pourraient faire usage du pourpier sauvage , d’une espĂšce de pois , de cochlearia , du cresson , etc, ; mais ils nĂ©gligent ces plantes. Nous les trouvĂąmes bonnes Ă  la soupe, et en salade. Le terrain y est cultivable , on pourrait y nourrir des bestiaux ; et les Russes, comme les babitans , se contentent des dons volontaires de la nature. Les babitans ont du souffre natif; mais je n’ai pu apprendre d’oĂč ils le tirent; nous y vimes de l'oclire , une pierre qui donne une couleur pourpre, une autre qui donne un beau verd cette derniĂšre est peut-ĂȘtre encore inconnue dans son Ă©tat naturel elle est d’un gris verdĂątre , grossiĂšre et pesante; l'huile la dissout aisĂ©ment ; elle perd toutes ses propriĂ©tĂ©s dans l’eau. Cette pierre est rare Ă  Oonalashka ; mais on assure qu’elle est plus abondante Ă  Onimak. Les babitans ensevelissent leurs morts au sommet des collines, et ils Ă©lĂšvent un petit mondrain sur le tombeau. Je fis un jour une promenade dans l’intĂ©rieur de l’isle et vis plusieurs de ces cimetiĂšres. L’un d'eux Ă©tait sur le chemin qui mĂšne du havre au village ; il offrait un tas de pierres auquel les passans ne manquaient pas 35 e Jacques Cook. ap 5 d’en, ajouter une. Je ne sais quelles idĂ©es ils se font de la divinitĂ©, de l’état des Ăąmes aprĂšs la mort, de la religion en un mot ; j’ignore aussi leurs amuseinens. Ils sont entr’eux d’une gaĂźtĂ© et d’une affection remarquables ; ils se conduisirent envers nous avec beaucoup de civilitĂ©. Les Russes nous assurĂšrent qu’ils n’avaient jamais eu de commerce avec les femmes du pays, parce qu’elles ne sont pas chrĂ©tiennes nos gens ne furent pas si scrupuleux , et quelques-uns d’eux eurent lieu de s’en repentir ; car la maladie vĂ©nĂ©rienne y est connue j ces insulaires sont de plus sujets au cancer, ou Ă  une maladie qui lui ressemble; ils la cachent, mais il Ă©tait difficile qu’on ne s’en apperçût pas. La vie n’y est pas longue; je n’y ai vu personne dont les traits annonçassent plus de 60 ans, peu d’entr’eux paraissaient en avoir cinquante leurs travaux pĂ©nibles abrĂšgent sans doute leurs jours. Aux ressemblances qu’ils ont avec les GroĂ«n- landais et les Esquimaux , dans leur figure , leurs vĂȘtemen s , leurs armes , leurs pirogues , il faut ajouter celle de leur langue l’analogie en est frappante ; elle me semble suffisante pour m’autoriser Ă  dire que toutes ces peuplades sont de la mĂȘme race ; et cette observation fait penser qu’il existe au nord une communication entre la partie occidentale de l’AmĂ©rique et la partie orientale ; communication qui peut ĂȘtre fermĂ©e aux vaisseaux par les glaces et par d’autres obstacles. Nous sortĂźmes du hĂąvre de Samganoodha le T 4 ac>6 TroisiĂšme V o y a e * 26 octobre , et je cinglai vers le couchant mon projet Ă©tait de passer quelques mois de l’hyver dans les isles Sandwich si nous y trouvions les rafraĂźchissentens nĂ©cessaires , et de me rendre ensuite au Kamtchatka vers le milieu de Mai c’est ces deux endroits que je dĂ©signai au capitaine Clerke en cas de sĂ©paration. Peu aprĂšs notre dĂ©part, nous fĂ»mes balotĂ©spar une tempĂȘte qui amena des torrens de pluie , de grĂȘle et de neige ; elle cessa , elle revint, elle durait encore lorsque je dĂ©couvris une terre. Je conjecturai que cette isle Ă©tait celle d ’Amoghta $ mais n’osant ni m’en approcher , ni en suivre les cotes par un vent aussi impĂ©tueux, je cherchai Ă  m’en Ă©carter. Nous voyions toujours les cĂŽtes d 'Oonalashka , lorsque nous fĂ»mes frappĂ©s de l’aspect d’un rocher qui s'Ă©levait de la mer et prĂšs duquel nous avions passĂ© durant la nuit. On croyait voir une tour assise sur la mer qui se brisait autour de lui. Nous tendions vers le dĂ©troit qui sĂ©pare Oonalashka d’Oonella, oĂč nous passĂąmes la nuit. Le lendemain une tempĂȘte plus violente s’éleva encore ; nous luttions contre elle avec vigueur , lorsque nous entendĂźmes la DĂ©couverte tirer plusieurs coups de canon ; je n’en pus deviner la raison , et j’y rĂ©pondis sans l’attendre nous la perdĂźmes de vue bientĂŽt aprĂšs, et elle nenous rejoignit que le lendemain vers le milieu du jour. Ce fut alors que j’appris que la tempĂȘte avait fait tomber sa grande voile , dont la chute en avait tuĂ© un homme et blessĂ© trois ou BS Jacques Cook. 297 quatre autres ; ses autres voiles, ses agrĂȘts avaient Ă©tĂ© endommagĂ©s , et c’était pour me demander des secours , ou du moins pour suspendre ma course , qu’il avait tirĂ© le canon. Le 7 novembre , au matin, nous dĂ©couvrĂźmes un nigaud ou un cormoran , oiseau qui , trĂšs- rarement s'Ă©loigne de la terre, et j’espĂ©rai en dĂ©couvrir bientĂŽt une je n’en apperçus point j pendant deux jours que le temps fut beau , que le vent fut modĂ©rĂ© , tous ceux qui savaient manier l’aiguille furent occupĂ©s Ă  rĂ©parer les voiles et les canots. Nous vĂźmes peu aprĂšs un dauphin et un oiseau du tropique bientĂŽt le vent se renforça , son impĂ©tuositĂ© nous força de baisser nos voiles dont l’une fut mise en piĂšces ; c'Ă©tait lĂ  les indices du vent alisĂ© qui souffla deux jours aprĂšs avec constance. Le 26 novembre, nous dĂ©couvrĂźmes au point du jour une colline qui s’étendait vers le midi. Nous l’approchĂąmes elle prĂ©sentait Ă  nos yeux une colline Ă©levĂ©e , en forme de selle , dont le sommet se montrait au-dessus des nuages. Le terrain s’abaissait doucement depuis cette colline, et se terminait Ă  un roc escarpĂ© oĂč. la mer se brisait avec fureur. Je suivis les cĂŽtes du couchant, oĂč nous ne tardĂąmes pas de voir accourir des hommes en diffĂ©rentes parties du rivage ; bientĂŽt nous dĂ©couvrĂźmes des plantations et des maisons rĂ©pandues sur un sol boisĂ© bien arrosĂ© , car nous distinguions des ruisseaux qui venaient se rendre Ă  la mer. Il nous importait d’y trouver des vivres ; mais ry8 TroisiĂšme Voyage en laissant faire le commerce Ă  tout le monde, je n’en aurais pas obtenu, ou j’en aurais obtenu bien peu. Je le dĂ©fendis donc Ă  tous , exceptĂ© Ă  ceux qui seraient nommĂ©s par le capitaine Clerke ou par moi , et j’enjoignis Ă  ceux-ci de 'acheter que des provisions de garde , ou des rafraĂźchissemens nĂ©cessaires. Je pris aussi des prĂ©cautions pour qu’on n’y rĂ©pandĂźt pas la maladie vĂ©nĂ©rienne ; mais je ne tardai pas Ă  m’ap- percevoir que ces insulaires la connaissaient et en Ă©taient dĂ©jĂ  attaquĂ©s. Des pirogues s’approchĂšrent de nous , et nous crĂ»mes devoir les attendre ; les insulaires qu’elles portaient montĂšrent sur le vaisseau sans crainte ils Ă©taient de la mĂȘme race que ceux des autres isles Sandwich , et il nous sembla qu’ils n’ignoraient pas que nous avions abordĂ© dans ces isles ; peut-ĂȘtre ne devaient-ils la maladie vĂ©nĂ©rienne cpr’à la communication qu’ils avaient eue avec les isles oĂč nous avions touchĂ© , et qui les avaient infectĂ©s de la maladie que nous y avions laissĂ©e. lis nous apportĂšrent beaucoup de sĂšches , des fruits , des racines ; ils nous promirent des cochons et de la volaille. Le ciel devenu serein au couchant , nous fit appercevoir que la cĂŽte la plus occidentale que nous dĂ©couvrions , formait une isle sĂ©parĂ©e de celle qui Ă©tait vis-Ă -vis de nous. Nous espĂ©rions recevoir de nombreuses visites au matin ; mais ce ne fut que dans le milieu du jour que nous viines accourir une multitude de pirogues ; les habitans nous appor- D » JicçDis Cook. taient du fruit Ă  pain , des patates , du tare», quelques bananes , quelques cochons de lait , qu’ils Ă©changĂšrent contre des clous et des outils de fer. A quatre heures du soir , voyant qu'ils ne nous apportaient plus rien , je mis Ă  la voile et voulus passer au-delĂ  de la pointe orientale de l’isle ; lĂ , de nouvelles pirogues vinrent vers nous l’une d’elles portait un chef nommĂ© Terretoboo , et il me fit prĂ©sent de quelques cochons de lait ; nous achetĂąmes des fruits des autres insulaires. Nous apprĂźmes que cette isle s’appellait MowĂ©e ; peu de momens aprĂšs nous en dĂ©couvrĂźmes une autre qu’on nommait OirhihĂ©e. Je m’en approchai , et les habiians de la premiĂšre noĂ»s quittĂšient. Aumatin,nousĂ©tions voisins de celled’OwhibĂ©e, et notre Ă©tonnement fut extrĂȘme de voir les sommets de ses monts couverts de neige. Ces montagnes ne paraissaient pas d’une hauteur extraordinaire, et cependant la neige nous en parut profonde et ancienne. Ses habitans parurent ; ils montrĂšrent de la circonspection , de la timiditĂ© ; mais nous leur inspirĂąmes de la confiance , et ils montĂšrent sur nos vaisseaux $ ils retournĂšrent dans leur isle , et leurs discours encouragĂšrent leurs compatriotes Ă  venir faire le commerce avec nous , et nous fĂźmes par nos Ă©changes avec eux une provision assez abondante de cochons de lait , de fruits et de racines sur le soir , nous dĂ©ployĂąmes nos voiles pour nous trouver le lendemain de l’autre cĂŽtĂ© de l’isle. Pendant cette nuit, c’était celle du 4 dĂ©cembre, 3oo TroisiĂšme Vota&k nous observĂąmes nne Ă©clipse de lune qui dĂ©ter- mina plus exactement la longitude oĂč nous nous trouvions. Nous nous trouvĂąmes assez prĂšs du rivage pour faire des Ă©changes avec les insulaires; mais ils ajoutĂšrent peu aux provisions que nous avions dĂ©jĂ  faites ; le lendemain nous en achetĂąmes ssez pour nous nourrir pendant cinq jours. LĂ  nous fĂźmes une forte dĂ©coction des cannes Ă  sucre que je m’étais procurĂ©es , ce qui nous procura une biĂšre agrĂ©able et saine j’en voulus faire pour l’équipage ; mais nos matelots refusĂšrent de s’en servir ; leurs prĂ©jugĂ©s la leur prĂ©sentaient comme une liqueur mal saine , et les prĂ©jugĂ©s sont presqu’invincibles parmi les gens de mer. Comme le scorbut n’était pas bien Ă  craindre dans un temps oĂč nous avions beaucoup d'aiimens frais , et que je ne cherchais qu’à Ă©pargner nos liqueurs sortes pour en avoir suffisamment dans les climats froids , je ne me servis ni ries autoritĂ©, ni de laraison pour vaincre leur rĂ©pugnance ; mais je retranchai les liqueurs fortes , et je me bornai avec mes officiers Ă  faire usage de la biĂšre de cannes Ă  sucre Ă  laquelle je mĂȘlais un peu d’houblon. Les mĂȘmes prĂ©jugĂ©s s’opposent toujours Ă  l’introduction des boissons, des alimens nouveaux , quelque salutaire qu’en soit l’usage; toujours les matelots les trouvent mal sains ; c’est ainsi que je trouvai de l'opposition Ă  introduire la biĂšre de spruce, Ă  la soupe tirĂ©e des tablettes de bouillon portatives, au Sauerkraut ; c’étaient, disaient-ils, des ali- » e Jacques Cook. 3si mens qu’il ne convenait pas d’ofĂŻrir Ă  des hommes ; je parvins cependant Ă  en introduire l’usage et Ă  les conserver malgrĂ© eux ; car c’est Ă  ces alimens qu’ils dĂ©daignaient que je dus d’avoir pu prĂ©server mes Ă©quipages des maladies cruelles qui, jusqu’alors , avaient rendu si meurtriers les voyages de long cours. Nous lĂ»mes pendant quelques jours balottĂ©s par les vents autour de cette isle dont je voulais connaĂźtre l’étendue ; le calme succĂ©da et nous laissa le jouet d’une houle trĂšs - forte qui nous entraĂźnait vers la terre , oĂč nous voyions briller plusieurs lumiĂšres au travers de la pluie et des tonnerres qu’il fit pendant la nuit. Vers les trois heures du matin , un vent lĂ©ger s’éleva, et servit Ă  nous Ă©loigner d’une cĂŽte que nous ne connaissions pas , et bordĂ©e de rocs oĂč la mer brisait avec un fracas terrible. Le jour nous montra combien nous avions Ă©tĂ© voisins du naufrage ; alors mĂȘme nous n’étions pas encore en sĂ»retĂ© , et il nous fallut travailler long-temps pour parvenir Ă  une distance du rivage suffisante pour nous rassurer une partie de nos voiles abattues ou dĂ©chirĂ©es rendaient notre situai ion plus alarmante ; mais avec de l’activitĂ© et des efforts, nous parvĂźnmes Ă  rĂ©parer tous les dommages , et nous mettre en sĂ»retĂ©. DĂšs que le jour eĂ»t dissipĂ© une partie de nos craintes , nous vĂźmes flotter un pavillon blanc sur le rivage ; c’était sans doute un signal de paix et d'amitiĂ© que nous donnaient les insulaires. Nous n’en pĂ»mes profiter ce jour-lĂ  , ni le jour Z->r TroisiĂšme Voyage suivant; mais nous nous rapprochĂąmes ensuite , et les insulaires nous apportĂšrent des cochons de lait et des bananes ces derniĂšres nous firent g’ and plaisir ; car nous avions manquĂ© de vĂ©gĂ©taux depuis plusieurs jours ; le lendemain ils nous en apportĂšrent davantage encore , et nous trouvant assez bien pourvus de vivres, je fis voile vers le nord. Jamais je n’avais rencontrĂ© encore de peuple aussi libre dans son maintien , aussi rempli de confiance que celui-ci. Ils envoyaient dans les vaisseaux ce qu’ils voulaient vendre , montaient ensuite Ă  bord , et faisaient leur marchĂ© sur le gaillard; cette confiance annonçait des hommes exacts et fidĂšles dans le commerce ; car s’ils n’eussent pas eu de la bonne-foi entr'eux , ils n’auraient pas Ă©tĂ© disposĂ©s Ă  croire Ă  la bonne- foi des Ă©trangers. Je n’avais encore eu en effet aucun exemple de friponnerie de ce peuple , ni aucun de mauvaise foi. Il entendait fort bien le commerce et semblait deviner pourquoi nous suivions les cĂŽtes de l’isle ; et plutĂŽt que de baisser 1 p*rix de leurs marchandises, ils prĂ©fĂ©raient de les emporter Ă  terre. Il y a dans cette isle une montagne pointue , qui Ă©tait couverte de neiges ; il me parut mĂȘme qu’il venait d’y en tomber de nouvelles , et qu’elles s’étaient Ă©tendues plus bas sur la croupe de la colline cette neige n’empĂȘche pas que l’isle ne soit trĂšs-abondante en provisions de tout genre ; nous y achetĂąmes mĂȘme une oie Ă  peu-prĂšs de la grosseur du canard de Moscovie ; de Jacques Cook. 3 o 3 elle avait le plumage d’un gris sombre, le bec les jambes noires. Nous avions achetĂ© tout ce que nos besoins nous rendaient nĂ©cessaires , et je pensai Ă  m’éloigner dĂšs que je serais parvenu Ă  faire le tour de l’isle ; je m’écartai du rivage sans faire aucun signal Ă  la DĂ©couverte, croyant qu’elle verrait bien la route que je prenais ; mais elle ne s’en, apperçut pas , et nous la perdĂźmes de vue. Je rĂ©ussis cependant Ă  faire le tour de l’isle ; mais non Ă  recouvrer encore la DĂ©couverte. Je crus devoir l’attendre , et je me tins Ă  cinq ou dix lieues de terre pour mieux la dĂ©couvrir ; je n’y rĂ©ussis pas encore. Je me rapprochai pour mieux faire le commerce avec les habitans ; mais le temps nous contraria, Quelquefois une forte pluie nous obligeait Ă  cseser les Ă©changes, ou une houle menaçante nous forçait Ă  nous Ă©loigner du rivage ; des nuages succĂ©daient rapidement Ă  un temps serein , et un vent impĂ©tueux Ă  un. calme parfait. Le 5 janvier 1779 , nous franchĂźmes la pointe mĂ©ridionale de l’isle , et lĂ  nous vĂźmes un village trĂšs-populeux ; ses habitans nous amenĂšrent des cochons, et des femmes qui sans doute cherchaient Ă  se prostituer Ă  nos matelots ; je voulus les empĂȘcher de monter sur les vaisseaux et ne pus y rĂ©ussir. J’avais achetĂ© des habitans du trĂšs-bon sel, et je m’en servis pour conserver une partie des porcs que l’isle nous fournit. Mais cette partie de l’isle est assez pauvre ; elle paraĂźt peu propre Ă  la culture ; et je crus y appercevoir 3 o 4 TroisiĂšme Voyage des traces des dĂ©vastations causĂ©es par un volcan aucune montagne brĂ»lante ne frappa nos regards dans cette isle , et cependant il Ă©tait difficile d’en mĂ©connaĂźtre les effets. Je fis chercher de Feau douce dans cette partie de fisse , et un lieu propre Ă  dĂ©barquer ; on n’en trouva point ; Ă  une petite distance du rivage on ne trouvait point de fond; on ne voyait dans les champs voisins que des scories , des cendres, entremĂȘlĂ©es de. quelques plantes ^pii s’élevaient sur ce sol dĂ©solĂ© ; on n’y pouvait trouver de l’eau douce que dans des creux de rocher oĂč la pluie y en avait dĂ©posĂ© ; mais dans la plupart le rĂ©jaillissement des eaux de la mer y avait mĂȘlĂ© celle-ci. Cependant si ce jour ne nous off rit point ce que je cherchais , il nous donna un plus grand plaisir encore z il nous rĂ©joignit Ă  la DĂ©couverte elle avait suivi les cotes en diffĂ©rentes directions , s’était Ă©cartĂ©e et rapprochĂ©e de l’isle sans nous appercevoir ; ce ne fut que lorsqu’elle eĂ»t passĂ© la pointe mĂ©ridionale , qu’elle nous apperçut et qu’elle vint Ă  toutes voiles pour nous rejoindre elle avait reçu sur son bord un des insulaires qui s’y Ă©tait retirĂ© volontairement, et qui ne voulut jamais redescendre Ă  terre. Nous continuĂąmes encore quelques jours Ă  suivre les cĂŽtes ; nous marchions lentement durant le jour, nous louvoyions pendant la nuit, et cherchions toujours de l’Ɠil un lieu oĂč nous pussions dĂ©barquer et faire notre provision d’eau. En parcourant ces parages , toujours occupĂ©s Ă  des Ă©changes avec les insulaires, je veillais avec de Jacques Cook. 3o5 avec soin pour que les femmes ne restassent point sur les vaisseaux ; il en vint deux une nuit et je prĂ©fĂ©rai de me rapprocher de la cĂŽte pour les i envoyer , au danger de les y laisser passer avec nous jusqu’au lendemain. Nous pĂ»mes nous appercevoir qu’il y avait des parties de l’isle qui Ă©taient stĂ©riles et pauvres ; les canots qui en partaient n’étaient fournis que de maigres provisions. Le jour nous avancions, et souvent pendant la nuit , les courans nous ramenaient aux lieux d’oĂč nous Ă©tions partis on ne nous apportait plus de vĂ©gĂ©taux ; c’était cependant ce que nous dĂ©sirions le plus; nous fumes quelquefois obligĂ©s de faire usage de nos provisions de iner sans doute les liabitans nous avaient dĂ©jĂ  vendu tout ce qui ne leur Ă©tait pas absolument nĂ©cessaire. Quelquefois nous Ă©tions dans la disette , quelquefois dans l’abondance. Un jour nous vĂźmes plus de mille pirogues autour de nous , presque toutes Ă©taient fournies de cochons et d'autres productions de l’isle. Les liabitans nous montraient toujours la plus grande confiance, et parmi tant d’hommes nous n’en vimes pas un seul qui eĂ»t des armes ils nous prouvaient ainsi que la curiositĂ© et le dĂ©sir de faire des Ă©changes Ă©taient le seul motif qui les conduisaient. Parmi cette foule , il y en eut quelques-uns qui montrĂšrent des dispositions pour nous enlever ce qui leur convenait. L’un d’eux nous emporta le! gouvernail d’un des canots nous nous en apperçûmes qu’il Ă©tait Ă  quelque distance, Tome III. V 3o 6 TroisiĂšme Votagb s'efforçant de gagner le rivage ; je voulus les intimider et leur faire voir qu’ils ne pourraient Ă©chapper Ă  nos armes ; je sis tirer deux ou trois fusils et quelques pierriers , mais de maniĂšre qu’ils ne tuassent personne. Mais comme ils n’entendirent que du bruit sans voir personne qui fĂ»t blessĂ©, la foule tĂ©moigna plus de surprise que de crainte. J’avais dĂ©couvert une baie , et j’envoyai des hommes pour la visiter. Ils revinrent m’apprendre qu’il y avait un endroit commode pour jeter l’ancre , et auprĂšs de l’eau douce oĂč il Ă©tait facile de remplir nos futailles. Je rĂ©solus d’y Conduire les vaisseaux , de les y rĂ©parer , et d’y rassembler par des Ă©changes autant de vivres qu’il nous serait possible. Je pris ma route vers la baie, mais la nuit vint avant que nous pussions l'atteindre plusieurs insulaires restĂšrent avec nous , et parmi eux il y eut des frippons ; pour les empĂȘcher d’exercer leurs talons avec autant de facilitĂ© , je rĂ©solus de n’en plus garder sur le vaisseau qu’en fort petit nombre. Ce ne fut que dans le milieu du jour suivant que nous pĂ»mes jeter l’ancre dans la baie qu» les habitans appelaient Karakakooa. Les vais eaux Ă©taient remplis d’insulaires et environnĂ©s de pirogues. Je n’avais jamais vu encore dans le cours de mes voyages , une foule si nombreuse rassemblĂ©e en troupe autour de nous , et on eĂ»t pris les groupes qu'ils formaient pour des radeaux de poissons. La singularitĂ© du de Jacques Cook. B07 Spectacle nous frappa , et ne nous permit pas cle regretter devoir Ă©cliouĂ© dans nos tentatives , et de ne n’avoir pas encore trouvĂ© un passage dans le nord ; car si elles avaient rĂ©ussi , nous n’aurions pu dĂ©couvrir cete Lie , nouvelle dĂ©couverte qui me parut devoir ĂȘtre une de plus importantes qu’aient fait encore les EuropĂ©ens, dans la vaste Ă©tendue de l’OcĂ©an Pacifique. C’est ici que ßnit le journal du capitaine Cook j ce qui suit est tirĂ© des journaux du capitaine Kingp et de l’histoire de Jacques Cook pat le docteur Kipis. La baie de Karakooa est situĂ©e sur la cĂŽte occidentale de l’isie Owh'yhĂ©e , dans un district appelĂ© Akona elle a un mille de profondeur et est formĂ©e par deux pointes basses , Ă©loignĂ©es l’une de l’autre d’environ une lieue et demie. Sur l’une de ces pointes est le village Kowrowa $ au fond de la baie , prĂšs d’un bocage de cocotiers Ă©levĂ©s, est une bourgade peuplĂ©e et plus Ă©tendue , nommĂ©e Kakoova ces deux bourgades sont sĂ©parĂ©es par une haute montagne inaccessible du cĂŽtĂ© de la mer. Au midi, le sol est inĂ©gal ; mais Ă  un mille de lĂ  il s’élĂšve , rst semĂ© de champs clos et cuĂźlivĂ©s, de bocages de cocotiers, entre lesquaL »ont 'es habitations dtS insulaires. Le rivage est bordĂ© Comme d’une ceinture de corail noir , et les vents en rendent l’abord dangereux ce n’est que vers la bour- V 2 . 3o8 TroisiĂšme Voyage gade de Kakoova que le rivage est dĂ©gagĂ© de cette ceinture on n’y voit qu’une belle grĂšve de sable Ă  l’une des extrĂ©mitĂ©s de laquelle est un moraĂŻ, prĂšs de l’autre un petit puits d’eau douce. DĂšs que les habitans se surent appcrçus que nous Ă©tions dans la baie , et que nous voulions y descendre , ils se rassemblĂšrent en plus grand nombre encore , tĂ©moignĂšrent leur joie par des chants et des cris , et firent toutes sortes de gestes bisarres et extravagans ; les hommes couvrirent nos vaisseaux , des femmes , des enfans qui n’avaient point de pirogues , accoururent Ă  la nage ; et plusieurs ne pouvant trouver place sur les navires, demeurĂšrent tout le jour au milieu des vagues. Parmi les chefs qui nous visitĂšrent alors , Ă©tait unjjeune homme nommĂ© Pareea, dont l’autoritĂ© Ă©tait fort respectĂ©e il nous dit qu’il avait des relations in times avec le roi de l'isle , qui Ă©tait alors occupĂ© Ă  la guerre dans l’isle MowĂ©e, et devait revenir en peu de jours. Quelques prĂ©sens l’attachĂšrent Ă  nous , le firent veiller sur les entreprises de ses compatriotes , Ă©carter le trop grand nombre qui surchargeait nos vaisseaux , et tenir les pirogues Ă  quelque distance. Ces chefs paraissaient exercer une autoritĂ© despotique sur le peuple ; on les voyait donner des ordres , et on les exĂ©cutait avec promptitude s’ils voulaient Ă©loigner ceux qui remplissaient nos vaisseaux , les insulaires , Ă  leur premier mot, se lançaient dans la mer - un seul de Jacques Coole? 3oy parut vouloir rĂ©sister ; mais un chef nommĂ© Taneena le prit par le bras et le prĂ©cipita clans les flots. Ce dernier chef Ă©tait un des plus beaux hommes que nous eussions vus ; il avait environ six pieds de haut ; ses traits Ă©taient rĂ©guliers et pleins d’expression, ses yeux noirs et vifs, et et son maintien aisĂ© , sĂ©rine, gracieux les autres paraissaient l’égaler en force et avaient le corps bien proportionnĂ©. Jusqu’à ce moment nous n’avions point eu Ă  nous plaindre des habitait s ; ils avaient agi avec autant de loyautĂ© que de confiance , et ce n’était cependant qu’avec des domestiques et des pĂȘcheurs que nous avions eu quelque commerce. Ici nous essuyĂąmes des vols frĂ©quens ; leurs chefs les y encourageaient, leur grand nombre semblait les assurer de l’impunitĂ© , et ils nous volaient avec d’autant plus de hardiesse que c’était pour leurs maĂźtres qu’ils le faisaient ; car nous avons vu dans les maisons des chefs tout ce qu’on nous avait dĂ©robĂ©. Un troisiĂšme chef fut amenĂ© par les deux dont nous venons de parler. Celui-ci se trouvait dans sa vieillesse de la classe des prĂȘtres , aprĂšs avoir Ă©tĂ© un guerrier distinguĂ© dans l’ñge de la vigueur. Il Ă©tait petit et maigre , ses yeux Ă©taient rouges et chassieux , tout son corps Ă©tait couvert d’une gale blanche , lĂ©preuse , qui nous parut l’effet de l’usage immodĂ©rĂ© de Vava. Il s’approcha de Cook avec respect, lui fit des prĂ©sens , le revĂȘtit d’une piĂšce d’étoffe rouge semblable Ă  celle qui Y L 3ĂŻ9 TroisiĂšme Voyage ornait leurs idoles, comme nous le vĂźmes dans la suite. Ildina avec lui et mangea de tout ce qu’on lui prĂ©senta avec aviditĂ© ; mais il refusa le vin aprĂšs l’avoirgoĂ»tĂ©. Nous le visitĂąmes Ă  notre tour nous lĂ»mes reçus Ă  terre par quatre hommes qui portaient des baguettes gai nies de poils de cliien vers le bout ils marchĂšrent devant nous en dĂ©clamant Ă  haute voix une phrase trĂšs-courte le peuple se retirait Ă  notre approche, quelques- uns demeuraient , mais avaient la lace prosternĂ©e sur la terre. Nous passĂąmes prĂšs du moraĂŻ c’était un bĂątiment solide , bĂąti en pierre, et de forme quarrĂ©e , long d’environ cent vingt pieds, large de soixante, haut de quarante-deux le sommet applati et pavĂ© Ă©tait entourĂ© d'une balustrade de bois, sur laquelle ou voyait des crĂąnes de captifs sacrifiĂ©s Ă  la mort des chefs. Le centre offrait un bĂątiment de bois tombant en ruine ; sur cinq poteaux hauts de vingt pieds reposait un Ă©chafaud de forme irrĂ©guliĂšre en face de la mer Ă©taient deux maisons qui communiquaient l’une Ă  l’autre par un chemin qu’un pavillon dĂ©fendait des injures de l’air. Koah nous mena au sommet de cette espĂšce d’édifice par un chemin d’une pente douce nous apperçfimes Ă  l’entrĂ©e deux grosses figures de bois , dont les traits offraient des contorsions bizarres, ayant sur leurs tĂȘtes un long cĂŽne renversĂ© ; leur corps Ă©tait enveloppĂ© dĂ©toffes rouges. Un jeune et grand homme Ă  longue bai be , les prĂ©senta au capitaine Koah et lui chantĂšrent en chƓur , et ils nous conduisirent Ă  l’extrĂ©mitĂ© ns Jacques Cook. 3iĂŻ du moraĂŻ oĂč Ă©taient les cinq poteaux, au pied desquels Ă©taient rangĂ©s en demi-cercle une douzaine de ligures devant l’une d’elles Ă©tait un whattas ou espĂšce d’autel, sur lequel Ă©tait un cochon dĂ©jĂ  pourri Ă©tendu sur des cannes Ă  sucre , des ncix de cocos , du fruit Ă  pain , des bananes et des patates. Koah prit le cochon avec les mains , prononça rapidement un discours , et laissa tomber l'animal par hommes s’avancĂšrent en silence portant un cochon en vie et une piĂšce d’étolfe rouge ; Koah rgyĂȘtit le capitaine de celle-ci, lui offrit l’autre, ei le laissa tomber aptĂšs avoir prononcĂ© une espĂšce d’hymne fort longue. Il le ramena prĂšs des douze figures , dit un mot Ă  chacune d’un air malin , et fit claquer ses doigts en passant devant elles. Il se prosterna devant celle du centre, la baisa et engagea le capitaine Ă  en lĂ ire autant ; ensuite il le conduisit dans un espace creux oĂč il le fit asseoir entre deux idoles. Une procession d’insulaires apporta en cĂ©rĂ©monie un cochon cuit au four, une espĂšce de pudding , du fruit Ă  pain , des noix de cocos et des lĂ©gumes le grand jeune homme se mit Ă  sa tĂȘte , offrit le cochon Ă  notre commandant avec des chants auxquels ses compagnons rĂ©pondaient ; puis tous s’assirent , dĂ©coupĂšrent le cochon, pelĂšrent les vĂ©gĂ©taux, cassĂšrent des noix et firent de l’ava. On nous donna ensuite les morceaux dans la bouche j le capitaine , servi par Koah , se ressouvenait du cochon pourri, et ne pouvait avaler , Koa qui s’en appercut lui servit les mor- V 4 oia TroisiĂšme Voyage ceaux tous mĂąchĂ©s ; ce qui ne lit qu’accroĂźtre le dĂ©goĂ»t de celui qui les recevait. Nous fĂźmes des prĂ©sens Ă  tous les insulaires, et ils en furent charmĂ©s. On nous ramena sur le rivage avec les memes cĂ©rĂ©monies qui avaient rendu notre marche solemnelle , et qui ne nous parurent avoir d'autre but que de nous tĂ©moigner du respect. Je descendis ensuite Ă  terre avec huit soldats pour protĂ©ger les gens qui remplissaient des futailles, et pour Ă©tablir un observatoire. Je choisis un champ de patates , voisin du moraĂŻ, qu’on voulut bien nous cĂ©der , et les prĂȘtres, pour en Ă©carter les insulaires , le consacrĂšrent en entourant de baguettes l’espĂšce de mur qui le fermait cet espace enfermĂ© de baguettes est alors Taboo , mot dont ils se servent comme dans d’autres isles que nous avions parcourues ; cette espĂšce d’interdiction nous procura une grande tranquillitĂ© ; mais aussi une solitude plus entiĂšre que nous ne l'aurions dĂ©sirĂ©e aucun insulaire n’osa pĂ©nĂ©trer dans notre enceinte , aucune pirogue n’osa aborder prĂšs de nous. Nous Ă©tions dans un lieu inviolable et sacrĂ©. Tandis que nous Ă©tions occupĂ©s de ces soins sur la terre , on rĂ©parait les vaisseaux , on salait des cochons , opĂ©ration qu’on ne croyait pas possible dans des climats chauds ; mais qui , pour rĂ©ussir , ne demande qu’un peu plus de soins. Il faut couper la chair en morceaux de quatre Ă  huit livres, les essuyer, ne point laisser de sang Ă©vagulĂ© dans les veines, les saler tandis UE Jacques Cook. 3i3 qu’ils sons chauds encore , les entasser ensuite sur un Ă©chafaud en plein air , et les couvrir de plantes surchargĂ©es de pierres pesantes le lendemain au soir on les visite , on en ĂŽte les parties suspectes , on dĂ©pose le reste dans une cuve qu’on remplit de sel et de marinade j on les visite encore , on enlĂšve tout ce qui paraĂźt n’avoir pas pris le sel, et on reporte le reste dans une nouvelle cuve assaisonnĂ©e de vinaigre et desel. Six jours aprĂšs on les enferme dans des barriques , en mettant une couche de sel entre chacune de celle de la viande. On a ramenĂ© en Angleterre un an aprĂšs de ce porc , salĂ© sous la zone torride , et on l’a trouvĂ© trĂšs-bon encore. Comme nous avions dĂ©couvert prĂšs de nous une sociĂ©tĂ© de prĂȘtres , le capitaine rĂ©solut de les visiter. Leurs cabanes Ă©taient placĂ©es prĂšs d’un Ă©tang , et environnĂ©es de bocages de cocotiers qui les sĂ©paraient du rivage. On le conduisit d’abord dans un Ă©difice sacrĂ© appellĂ© la maison de VOrona $ on le fĂźt asseoir Ă  l’entrĂ©e prĂšs d’une idole de bois , on soutint un de ses bras , on l’emmaillota d'Ă©toffes rouges , on lui prĂ©senta un cochon qu'on jeta ensuite dans les cendres chaudes d’un feu qu’on avait allumĂ© ; on. vint l’offrir encore au capitaine , en le lui tenant quelque temps sous le nez , en le dĂ©posant Ă  ses pieds , ainsi qu’une noix de cocos ; puis tout le monde s’assit , on fit de l’ava , on apporta un cochon cuit, et on nous en servit les morceaux dans la bouche. Depuis cette cĂ©rĂ©monie, le capitaine ne des- 3l4 TltOĂŻSIEMS Voyaöb cendit pins Ă  terre sans ĂȘtre accompagnĂ© d’un prĂȘtre qui marchait devant lui, avertissait que l’Orona avait dĂ©barquĂ©, et ordonnait au peuple de se prosterner. Il l’accompagnait aussi sur l’eau , et avec une baguette il avertissait les insulaires de sa venue ; Ă  l’instant ils abandonnaient leurs pagaies et se couchaient ventre Ă  terre jusqu'Ă  ce qu'hl eĂ»t passĂ© les chefs paraissaient le voir avec un respect religieux. Ces prĂȘtres ne se bornaient pas Ă  de vaines cĂ©rĂ©monies; ils nous rendaient des services rĂ©els il nous faisaient souvent des prĂ©sens de cochons et de vĂ©gĂ©taux de l’isle , et ne demandaient jamais rien en retour. Ils semblaient faire ces dons comme une offrande religieuse, et nous sĂ»mes que le chef des prĂȘtres en faisait tous les frais. Nous avions tout lieu d’ĂȘtre contens de ces prĂȘtres j mais nous ne l’étions pas Ă©galement des chefs qui employaient des moyens vils et dĂ©shonorans pour nous tromper et nous voler. Le j5 janvier, Terreeoboo , roi de l’isle , re- >ĂŻiil de son expĂ©dition ; mais son arrivĂ©e jeta l’interdiction redoutable sur la baie , et dĂšs-lors aucun habitant n’osa s’embarquer. Le roi vint sur le soir nous visiter sans appareil , dans une pirogue avec sa femme et ses enfans. 11 revint deux jours aprĂšs ; mais alors son cortĂšge avait de la grandeur et une sorte de magnificence ses chefs l’environnaient, revĂȘtus de casques et de manteaux de plumes , armĂ©s de longues piques et de dagues; les prĂȘtres et des idoles gigantesques d’osier, revĂȘtuesd’étolfesrouges,le suivaient. dĂŻ Jacques Cook. 3i5 Ces idoles Ă©taient ornĂ©es de petites plumes de diverses couleurs ; de gros morceaux de nacres de perle , ayant une noix noire au centre , reprĂ©sentaient leurs yeux , et leurs bouches Ă©taient garnies d'un double rang de dents de^chien des cochons et des vĂ©gĂ©taux Ă©taient Ă  la suite de ces idoles. Nous le reçûmes Ă  terre dans la tente , le roi jeta son manteau sur l'Ă©paule du capitaine, lui mit un casque de plumes sur la tĂȘte , et un Ă©ventail curieux dans les mains Ă  ses pieds il Ă©tendit cinq ou six manteaux trĂšs-jolis et d’une grande valeur parmi eux il lui ht prĂ©sent de cochons et de divers vĂ©gĂ©taux ; il changea de nom avec lui , tĂ©moignage d’une amitiĂ© inviolable. Un vieillard d’une physionomie vĂ©nĂ©rable, Ă©tait aussi Ă  la tĂȘte des prĂȘtres ; il nous lit encore des dons , et c’était lui qui jusqu’alors avait fourni gĂ©nĂ©reusement Ă  nos besoins. Nous fĂ»mes surpris de retrouver dans le roi Terreeoboo un vieillard infirme et maigre qui Ă©tait venu sur la RĂ©solution , lorsque ce vaisseau Ă©tait prĂšs des cĂŽtes de l’isle MowĂ©e ; nous reconnĂ»mes ses fils , son neveu , ses courtisans. On les conduisit de nouveau sur Je vaisseau , on les y reçut avec tous les Ă©gards possibles , et le capitaine revĂȘtit le roi d’une chemise et l’arma de sa propre Ă©pĂ©e. Les insulaires se tinrent durant tout ce temps dans leurs cabanes , ou la face prosternĂ©e contre terre. Le roi leva ensuite l’interdiction jetĂ©e sur la baie ; le commerce reprit son activitĂ© j les femmes seules ne se montrĂšrent plus. Z16 TroisiĂšme Voyage Mais avant de poursuivre notre rĂ©cit, donnons une idĂ©e gĂ©nĂ©rale des isles Sandwich oĂč nous nous trouvions alors. Ce petit archipel est composĂ©e de douze isles dont trois sont inhabitĂ©es, ce sont celles de MorotinnĂ©e , de Tahoora et de Tannnapapa ou Koinodoopapa ; lĂŽs deux derniĂšres plates et sablonneuses , ne sont visitĂ©es que pour y prendre des tortues et des oiseaux toutes sont situĂ©es entre le 18 e . degrĂ© 5 .\ minutes et le 22 e . degrĂ© i 5 minutes de latitude septentrionale , entre le 217 e . degrĂ© 3 o minutes et le 2 . 2 . 5 e . degrĂ© 34 minutes de longitude. Les neuf isles qui sont habitĂ©es , sont celles d 'OwhihĂ©e t de Alowee , de lianai ou Oranai , Kahov/- rowĂ©e ou ’Tahoorcwa , Alorotoi ou Morokoi, WoĂŒ/ioo ou Oahoo , Alooi ou Atowi. , Ne- chcehow ou Onceheow , et Oreehoua ou Reell ou a. OwhihĂ©e est la plus grande , la plus orientale ; sa forme est presque celle d’un triangle Ă©quilatĂ©ral ; du nord au sud elle a 28 lieues et demie 5 de l'orient Ă  l’occident, elle en a 24 J sa circonfĂ©rence est de prĂšs de cent lieues elle est par tagĂ©e en six districts , sur Lun desquels on distingue trois pies chargĂ©s de neige ; sommets d’une meme montagne qu’on peut dĂ©couvrir Ă  40 lieues de distance on en voit tomber dans la mer qui la baigne , une multitude de belles cascades ailleurs sont de vastes plaines et des pentes trĂšs-Ă©tendues couvertes de plantations , d’arbres de fruits Ă  pain et de cocotiers Ă  l'extrĂ©mitĂ© orientale de l’isle , on voit une de Jacques Cook. 817 montagne de neige nommĂ©e Moutia-Tloa , ou montagne Ă©tendue , qu’on dĂ©couvre aussi de fort Soin ; son sommet applati est sans cesse enseveli dans les neiges. Selon la ligne tropicale de neige , telle que M. de la Condamine l’a dĂ©terminĂ©e , cette montagne doit avoir 16020 pieds d’élĂ©vation ; la montagne aux trois pics eot plus Ă©levĂ©e encore , et le sommet des pics peut ĂȘtre haut de 18400 pieds anglais. Le district de Kavo prĂ©sente un aspect sauvage et presque effrayant le sol y est entrecoupĂ© de bandes semblables Ă  une lave ; on y voit des scories , des rochers brisĂ©s , crevassĂ©s , empilĂ©s les uns sur les autres ; ce canton est cependant un des plus peuplĂ©s ; c’est que les habitans la trouvent plus commode pour la pĂȘche et pour la culture des bananes et des ignames, parce qu'entre ces restes de dĂ©vastations , il y a des espaces couverts d’un sol riche et abondant ; la baie oĂč nous Ă©tions est dans ce district , et la cĂŽte y est bordĂ©e de scories en grosses masses et de rochers noircis par le feu au-dessous de ces rocs que les habitans enlĂšvent est un sol abondant qui les rĂ©compense de la peine qu’ils ont eue Ă  le dĂ©couvrir. MowĂ©e est l’isle la plus considĂ©rable aprĂšs celle dont nous venons de parler et qui en est sĂ©parĂ©e par un canal large de huit lieues elle a 54 lieues de tour , et semble former rĂ©unies par un isthme bas elle a des montagnes trĂšs-Ă©levĂ©es. Au midi d’un bas-fond situĂ© au, couchant , il y a une vaste baie , dont les bord» 3i8 TroisiĂšme Votaok sont ombragĂ©s de cocotiers, et dont la campagne au loin est trĂšs-pittoresque j ils sont hĂ©risses de rocs peles , mais ses lianes sont revĂȘtus d’arbres, parmi lesquels on distingue le fruit Ă  pain. Nous ne dirons qu’un mot des autres isles. Tahoorowa a un sol sablonneux , aride, et ne nourrit point d’ai bres. JVlorotoi paraĂźt dĂ©nuĂ©e d’arbres , mais est riche en ignames ; la cĂŽte vers le couchant y est basse j l’intĂ©rieur en est trĂšs-Ă©levĂ©. Ranai est bien peuplĂ©e j elle produit peu de bananes et d’arbres Ă  pain ; mais abonde en ignames , en patates douces et en taurow. Wohahoo est la plus belle de ces isles nulle part on ne voit de collines plus vertes , des prairies et des bois plus variĂ©s , des vallĂ©es plus fertiles et mieux cultivĂ©es. Atooi a un sol inĂ©gal ; la pente des collines y est douce vers la mer ; elles sont couvertes de bois ; les habitans paraissent soigner davantage leurs plantations , qui sont renfermĂ©es par de belles haies, coupĂ©es parties fossĂ©s et de jolis chemins. Oneeheow a une de ses parties trĂšs - Ă©levĂ©e , une autre fort basse et unie ; elle produit beaucoup d’ignames et d’une racine nommĂ©e tĂ©e. On ehoua est une petite isle qui semble ne former qu’un ma m melon. Le climat de ces isles paraĂźt plus tempĂ©rĂ© que celui des isles d'AmĂ©rique situĂ©es sons la mĂȘme latitude ; la pluie y est assezfrĂ©quente , mais peu durable on n’y trouve de quadrupĂšdes que les cochons , les chiens et les rats Ls chiens y ont 1 Cfc. Oi;j tĂź'ft inii Siil ' ,s D b Jacques Cook. "" 33i quoique nous dussions en avoir peut-ĂȘtre notre retour leur causa quelque alarme ; cependant le roi parut le lendemain , et se rendit au vaisseau bientĂŽt les Ă©changes recommencĂšrent, et tout parut paisible jusqu’au soir du i3 FĂ©vrier. Ce soir on nous vint dire que plusieurs chefs s’étaient rassemblĂ©s prĂšs du puits voisin du rivage , et qu’ils chassaient les insulaires qui aidaient nos matelots Ă  remplir nos futailles on ajouta que leur conduite paraissait suspecte, et annonçait qu’on ne nous laisserait point tranquilles ; peu aprĂšs on apprit que les insulaires s’étaient armĂ©s de pierres je m’avançai vers eux , dit le lieutenant King, et ils parurent se calmer; ils quittĂšrent leurs pierres , et ceux qui aidaient les matelots se remirent Ă  l’ouvrage. Le capitaine Cook m’ordonna de faire charger nos fusils Ă  balle si l’on recommençait Ă  s’armer. Peu de temps aprĂšs j’entendis des tentes de l’observatoire un bruit de mousqueterie, et l’on vit une pirogue qui ramait prĂ©cipitamment vers la cĂŽte , poursuivie par un de nos petits canots on pensa qu’un vol avait causĂ© ces coups de fusil. Le capitaine m’ordonna de le suivre avec un canot armĂ©, afin d’arrĂȘter la pirogue qui essayait de gagner le rivage - mais nous arrivĂąmes trop tard ; les insulaires avaient gagnĂ© le rivage et s’étaient enfuis. Nous les poursuivĂźmes, guidĂ©s par les indications des autres insulaires; mais aprĂšs avoir fait inutilement une lieue de chemin, nous soupçonnĂąmes qu’on nous trompait pour nous fatiguer çnvain, et nous rĂ©solĂ»mes de revenir Ă nos tentes. 33a TroisiĂšme Voyage II s’était Ă©levĂ© pendant notre absence une querelle plus sĂ©rieuse l’officier du canot qui poursuivait la pirogue s’en Ă©tait emparĂ©. Pareea, le premier cliel’ que nous avions vu Ă  notre abord dans PitiĂ© , vint la rĂ©clamer; on refusa de la lui rendre, il persista, il y eut des coups donnĂ©s , et Pareea fut renversĂ© d’un violent coup de rame Ă  la tĂšte. A ce spectacle , les insulaires , d’abord spectateurs paisibles, firent pleuvoir une grĂȘle de pierres sur nos gens , qui se virent forces de se retirer et de gagner Ă  la nage un rocher Ă  quelque distance de la cĂŽte les insulaires s’emparĂšrent de la pinnace , la pillĂšrent et l’auraient dĂ©truite si Pareea ne les en eĂ»t empĂȘchĂ©s il fit signe Ă  nos gens qu’ils pouvaient la venir reprendre, et qu’il s’efforcerait de retrouver les choses, qu’on y avait volĂ©s. Nos gens revinrent, et ramenĂšrent la pinnace au vaisseau. Pareea les y suivit, parut affligĂ© de ce qui s’était passĂ© , demanda si le capitaine Ă©tait irritĂ© contre lui , et on l’assura qu’il serait toujours bien reçu sur les vaisseaux» » Je crains bien , dit Cook , Ă  l’ouĂŻe de ces dĂ©tails , » que les insulaires ne me forcent Ă  » des mesures violentes ; car il ne faut pas leur » laisser croire qu’ils ont eu de l’avantage sur » nous. Il fit sortir du vaisseau les insulaires qui s’y trouvaient; je mis une double garde au moraĂŻ , et j’eus raison , car les insulaires vinrent durant la nuit pour nous surprendre ou nous Voter. Le lendemain on m’apprit qu’on avait volĂ© la chaloupe de la DĂ©couverte t le capitaine N A Jacques Cook. 333 Cook Payait appris aussi, et se prĂ©parait Ă  se la faire rendre il voulait persuader au roi de venir sur le vaisseau et le garder en otage jusqu’à ce qu’on lui eĂ»t rendu la chaloupe il donna des ordres pour qu’on se saisĂźt de toutes les pirogues qui paraĂźtraient, et qu’on les gardĂąt jusqu’à la restitution de ce qu’on nous avait volĂ©. Nous quittĂąmes le vaisseau, le capitaine et moi vers les sept ou huit heures du matin lui dans la pinnace , suivi de 9 soldats de marine et de M. Philips ; moi sur le petit canot. Avant de nous quitter, il me commanda de rassurer les insulaires , de leur persuader qu’on ne leur voulait point de mal, de ne pas diviser ma petite troupe et de me tenir sur mes gardes. J’ordonnai en effet Ă  mes soldats de ne pas sortir de la tente, de charger leurs fusils Ă  balles , et de ne pas les quitter. J’allai visiter le vieillard Kaoo et ses prĂȘtres , allarmĂ©s de nos prĂ©paratifs ; ils avaient ouĂŻ parler du vol qu’on nous avait fait ; et je leur dis que nous Ă©tions rĂ©solus Ă  nous faire rendre justice ; mais je le priai d’expliquer nos raisons au peuple et de le rassurer il le fit , sans doute charmĂ© de l’assurance que je lui donnai que nous ne ferions point de mal Ă  Ter- reeoboo. Cependant le capitaine avait dĂ©barquĂ© , il s’était rendu avec son lieutenant et ses neuf soldats au village de Kowrowa , oĂč il fut reçu avec respect les habitans se prosternĂšrent et lui offrirent de petits cochons. Les deux fils da 334 TroisiĂšme V o r a g roi s’y trouvaient, et le conduisirent dans la I maison oĂč leur pĂšre Ă©tait couchĂ© ; ils le trou- vĂšrent encore Ă  moitiĂ© endormi ; le capitaine 1 l’invita Ă  venir passer la journĂ©e sur le vaisseau et il''accepta sans balancer la proposition. ^ Tout annonçait un succĂšs heureux ; dĂ©jĂ  les 1 deux fils dn roi Ă©taient dans la pinnace , dĂ©jĂ  le * roi Ă©tait sur le rivage , lorsqu’une vieille femme 1 appelle, Ă  haute voix la mĂšre de ces jeunes princes, Ă©pouse favorite de Terreeoboo , pour qu’elle accourĂ»t, s’approchĂąt de ce chef, et le conjurĂąt en versant des larmes , de ne pas aller au vaisseau. Deux autres chefs arrivĂšrent, le retinrent et le firent asseoir. Les insulaires se rassemblaient en foule , effrayĂ©s des coups de canon qu’ils avaient entendu et des prĂ©paratifs qu’ils voyaient faire le lieutenant des soldats de marine les s voyant pressĂ©s et qu’ils ne pourraient se servir de leurs armes s’il fallait y avoir recours, pro- & posa de les mettre en ligne vers les rochers au e bord de la mer , et le capitaine y consentit. C Durant cet intervalle , le roi effrayĂ© , assis par Ɠ terre , paraissait disposĂ© Ă  se rendre aux ins- ce tances du capitaine ; mais les chefs employĂšrent mĂȘme la violence pour le retenir. Alors M. k Cook s’apperçut bien que l’alarme Ă©tait trop il gĂ©nĂ©rale pour espĂ©rer de rĂ©ussir ; il dit au lieu- te tenant que s’il s’obstinait Ă  vouloir conduire le fa roi Ă  bord , il s’exposait Ă  la nĂ©cessitĂ© de tuer Ăč beaucoup de monde , et qu’il fallait l’éviter. a 11 n’était point en danger lui-mĂȘme encore j n mais un accident qu’il ne pouvait prĂ©voir l’y h de Jacques Cook. 335 prĂ©cipita. Nos canots placĂ©s en travers de la .baie, ayant tirĂ© sur les pirogues qui cherchaient Ă  s’échapper, tuĂšrent malheureusement un chef du premier rang cette nouvelle arriva au village oĂč se trouvait le capitaine au moment oĂč il venait de quitter le roi, et oĂč il marchait tranquillement vers le rivage. La rumeur , la fermentation qu'elle excita, surent violentes ; les hommes renvoyĂšrent les femmes et les en tan s , se revĂȘtirent de leurs nattes de combat et s'armĂšrent de piques et de pierres. L’un d’eux qui tenait une pierre et un long poignard de fer nommĂ© pahooa , s’approcha de M. Cook , le dĂ©fia en brandissant son arme, et le menaça de lui jeter sa pierre. Le capitaine lui conseilla de cesser ses menaces ; son ennemi en devint plus insolent encore , et alors il lui tira son coup de p^tit plomb l’insulaire ne fut point blessĂ© ; sa natte fit tomber le plomb mort Ă  ses pieds , et il en devint plus insolent et plus audacieux. Cependant on jetait des pierres aux soldats de marine , et l’un des ErĂ©es essaya de poignarder celui qui les commandait ; il n’y rĂ©ussit pas , et reçut un coup de crosse de fusil. Le capitaine se vit dans la nĂ©cessitĂ© de se dĂ©fendre $ il fit feu sur l’insulaire qui s’approchait , et l’étendit mort sur le carreau. Alors les insulaires formĂšrent une attaque gĂ©nĂ©rale , et les soldats de marine , les matelots leur rĂ©pondirent par une dĂ©charge de mousqueterie les insulaires n'en furent point Ă©branlĂ©s , ils soutinrent le feu et se prĂ©cipitĂšrent sur le dĂ©tachement en 336 TroisiĂšme V otage poussant des cris et des Iiurlemens Ă©pouvantables, et avant que les soldats eussent le temps de recharger quatre soldats de marine environnĂ©s de toutes parts , pĂ©rirent sous les coups de leurs adversaires ; trois surent dangereusement blessĂ©s ; le lieutenant dĂ©jĂ  blessĂ© entre les deux Ă©paules , allait ĂȘtre immolĂ© par un second coup de poignard , lorsqu 'il se retourna et tua son adversaire. Le capitaine se trouvait alors au bord de la mer ; il criait aux canots de cesser leur leu et de s’approcher du rivage , afin d’embarquer notre petite troupe aussi long-temps qu’il regarda les insulaires en face , aucun d’eux ne se permit de violence contre lui; mais au moment qu’il se tourna pour donner ses ordres aux canots , il reçut un coup de pique qui le fit chanceler et tomber ; mais comme il se relevait, il reçut un coup de poignard sur le cou , et il tomba dans un creux de rocher rempli d’eau ; il se dĂ©battit encore avec vigueur , Ă©leva la tĂȘte , et semblait des yeux appeller du secours les Indiens le replongĂšrent dans l’eau ; il Ă©leva cependant encore la tĂȘte , et se rapprochait du rocher , quand un second coup de pique lui donna la mort. Ils traĂźnĂšrent son corps sur le rivage, et s’enlevant les poignards les uns aux autres , chacun d’eux, avec une brutalitĂ© fĂ©roce , voulut lui porter des coups lors mĂȘme qu’il ne respirait plus. Telle fut la mort de cet homme cĂ©lĂšbre, et qui mĂ©rite mieux le titre de grand homme que la plupart de ceux qu’on en a dĂ©corĂ©. Le de Jacques Cook. ooj Les soldats de marine qui Ă©taient vivans encore, se jettĂšrent dans l’eau avec leur lieutenant, et protĂ©gĂ©s par le feu des canots , ils Ă©chappĂšrent Ă  la mort. Ce lieutenant montra un courage intrĂ©pide au moment oĂč il atteignit une pirogue , il vit un des soldats qui, ne sachant pas bien nager , se dĂ©battait dans les flots et courait le risque d’ĂȘtre pris par les ennemis ; quoique blessĂ© dangereusement lui-mĂȘme , il se prĂ©cipita tout de suite dans la mer pour voler Ă  son secours, et reçut Ă  la tĂȘte un coup de pierre qui faillit de le faire pĂ©rir au fond de l’eau ; il parvint cependant Ă  saisir le soldat par les cheveux , et Ă  le ramener dans le canot. Pour faciliter l’évasion de leurs compagnons malheureux , au cas qu’il y en eut qui vĂ©cussent encore , les canots ne cessĂšrent de faire feu sur les insulaires, et quelques coups de canon du vaisseau se joignant h. leur feu continuel, on parvint Ă  dissiper les insulaires ; un canot vint 1 sur le rivage , on y vit nos soldats de marine Ă©tendus sans vie ; mais comme il n’avait pas assez de monde pour les ramener sans danger , et que ses munitions Ă©taient presque Ă©puisĂ©es , ceux qui le montaient, crurent devoir revenir au vaisseau ils laissĂšrent nos morts entre les mains des insulaires avec dix armures complettes. La consternation et la douleur rĂ©gnaient dans nos Ă©quipages , et ne permirent pas d’abord de penser au dĂ©tachement postĂ© au moraĂŻ , oĂč avec six soldats on gardait l’observatoire , les mĂąts et les voiles. Il ra/est impossible de dĂ©crire, dit Tonw HL Y 338 TroisiĂšme Voyage encore le lieutenant King , tout ce que j’éprouvai durant l’affreux carnage qui eut lieu de l’autre cĂŽtĂ© de la baie. Nous l’ignorions ; niais il nous Ă©tait facile de le prĂ©voir ; nous voyions une foule immense rassemblĂ©e lĂ  oĂč le capitaine Cook devait ĂȘtre , nous entendions la mousque- teric ; le feu , la fumĂ©e , les cris confus , les mou- vemens des insulaires , leur fuite , les canots qui passaient et repassaient entre les vaisseaux, nous donnĂšrent des pressentimens sinistres je me peignais cet homme dont la vie m’était sichere , exposĂ© au milieu de la mĂȘlĂ©e , je le blĂąmais d’une trop grande confiance ; j’étais frappĂ© des dangers auxquels il Ă©tait exposĂ© , auxquels nous Ă©tions exposĂ©s nous-mĂȘmes. Les insulaires s’étaient rassemblĂ©s autour du mur qui formait notre enceinte je crus devoir les assurer que nous ne leur ferions point de mal, et que je voulais vivre en paix avec eux ce qu’ils voyaient, ce qu’ils entendaient, ne leur donnaient pas moins d’inquiĂ©tude qu’à moi. Telle Ă©tait notre situation quand le capitaine Clerke , nous voyant, Ă  l’aide de sa lunette, environnĂ©s par les insulaires, craignant qu’ils ne nous attaquassent, fit faire feu sur eux l’un des boulets , brisa par le milieu un cocotier sous lequel plusieurs d’entr’eux Ă©taient assis , l’autre fit jaillir les fragmens du rocher contre lequel il alla se briser ils furent effrayĂ©s , et je le fus comme eux , parce que je leur avais promis que nous vivrions en paix. J’envoyai tout de suite un canot au vaisseau pour faire sus- j> e Jacques Cook. pendre le t’eu et je convins d/un signal au cas que je lusse attaquĂ©. Nous passĂąmes encore un quart-d’heure dans une inquiĂ©tude affreuse. Le canot revint et confirma toutes nos craintes ; on nous apportait l’ordre d’abattre nos tentes le plus promptement qu’il nous serait possible, et d’envoyer Ă  bord la voilure. Le jeune prĂȘtre qui, dans les premiers jours de notre arrivĂ©e , nous avait conduit vers le moraĂŻ , arriva la douleur et la consternation peintes sur le visage ; on venait de lui apprendre la mort du capitaine , et il nous demandait avec un mĂ©lange d’inquiĂ©tude et de crainte , si ce rapport Ă©tait vrai. HĂ©las , je ne pouvais que le confirmer ! Notre situation Ă©tait critique nous pouvions ĂȘtre attaquĂ©s et massacrĂ©s comme notre infortunĂ© chef ; et si nous perdions nos mĂąts et nos voiles, nous perdions aussi un de nos vaisseaux et le fruit de notre expĂ©dition. Je craignis que le ressentiment, ou le succĂšs de la premiĂšre attaque des insulaires ne les rendĂźt plus audacieux encore ; ils avaient une occasion favorable de vengeance ou celle de prĂ©venir la nĂŽtre Pour, l’éviter, je persuadai au jeune prĂȘtre de cacher la mort de M. Cook , de la dĂ©mentir auprĂšs de ses compatriotes , et d’amener les autres prĂȘtre» et leur vieux chef dans une grande maison qui Ă©tait voisine de notre poste. Ces prĂȘtres pouvaient suspendre la fureur des insulaires , et le vieillard sur-tout, qui jouissait d’une grande autoritĂ© sur y a 34 ° TroisiĂšme Voyage le peuple , avait le pouvoir de nous sauver , et de maintenir la paix. Je plaçai mes soldats an sommet du moraĂŻ , je leur donnai un elles, je lui recommandai de se tenir sur la dĂ©fensive , et me hĂątai d’aller vers le capitaine Clerke pour lui exposer l’état des choses mais Ă  peine j’eus quittĂ© mon poste que les insulaires l’attaquĂšrent Ă  coups de pierres ; nos soldats n’y rĂ©pondirent que lorsque j’arrivai aux vaisseaux ; je me hĂątai de revenir Ă  terre je vis tout autour de nous les insulaire s’armer , se revĂȘtir de la natte du combat ; leur nombre s’accroissait rapidement ; de grandes compagnies venaient Ă  nous sur les bords du rocher bientĂŽt ils lancĂšrent des pierres ; je n’ordonnai point d’y rĂ©pondre , et ils en devinrent plus insolens. Les plus courageux de leurs guerriers se glissant le long de la grĂšve, cachĂ©s par les rochers qui la dominent, se montrĂšrent tout-Ă -eoup au pied du moraĂŻ , dans le dessein de nous assaillir dans cette partie oĂč notre poste Ă©tait le plus accessible. Nous fĂźmes feu sur eux , et ils ne se retirĂšrent que lorsque l’un d’eux eut Ă©tĂ© Ă©tendu sans vie l’un des restans revint sur ses pas pour emporter son ami mort ; une blessure le força de l’abandonner ; il revint encore, et une nouvelle blessure l’éloigna ; enfin rassemblant ses forces , il se remontra couvert de sang, et je dĂ©fendis de tirer sur lui il chargea son ami sur ses Ă©paules , et tomba lui-mĂȘme l’instant aprĂšs sans vie. Un renfort que nous reçûmes des deux vaisseaux , força les insulaires Ă  se retirer derriĂšre de Jacques Cook. 34* leurs murailles. J’engageai alors les prĂȘtres Ă  nĂ©gocier avec eux un accommodement ; ils firent consentir ce peuple Ă  une trĂȘve , les hostilitĂ©s cessĂšrent, nous emportĂąmes tranquillement notre mĂąt, nos voiles , notre observatoire , et ils ne s’emparĂšrent du moraĂŻ que lorsque nous l’eĂ»mes quittĂ©. Nous rĂ©solĂ»mes tous de concert, de redemander la chaloupe qu’on nous a^ait volĂ©e, et le corps de notre capitaine. Cette rĂ©solution Ă©tait dictĂ©e par l’attachement que nous avions pour le chef infortunĂ© que nous venions de perdre ; elle l’était aussi par la prudence. Il fallait en imposer a ces insulaires qui, fiers de leur succĂšs, pouvaient mĂ©diter des entreprises plus hardies et plus dangereuses ; nos armes ne les avaient point intimidĂ©s , nos vaisseaux Ă©taient en mauvais Ă©tat de dĂ©fense , et s’ils nous attaquaient durant la nuit, nous avions lieu de douter du succĂšs. Montrer de la faiblesse , c’était les encourager encore. Cependant des raisons assez fortes firent peu-, cher la balance pour le parti contraire; on dit tout ce qu’on pouvait allĂ©guer en faveur des insulaires , que leurs attaques n’avaient point Ă©tĂ© prĂ©mĂ©ditĂ©es, que leur roi n’avait voulu , ni le vol qui les avait amenĂ©es , ni elles-mĂȘmes ; qu’fis avaient montrĂ© auparavant beaucoup d’honnĂȘtetĂ© et de bienfaisance , qu’ils ne semblaient s’ĂȘtre armĂ©s que pour leur propre dĂ©fense ; qu’il ne fallait pas, pour tirer une vengeance stĂ©rile, s’exposer Ă  rendre inutiles tous ses travaux , et s2 y 3 3 4^ TroisiĂšme Voyage mettre dans l’impuissance de remplir le but de notre voyage. Je cĂ©dai ; mais on vit bientĂŽt que j’avais eu raison. Notre douceur parut faiblesse, et les insulaires vinrent nous dĂ©lier auprĂšs des vaisseaux. J’allai vers le rivage pour redemander les restes de nos morts, et sur-tout, le corps de notre commandant ; Ă  mon approche on lit retirer les femmes et les enfans ; les guerriers se mirent en mouvement et s’armaient de piques et de dagues. Je remarquai qu’ils avaient construit des parapets de pierre le long du rivage oĂč le capitaine Cook avait dĂ©barquĂ© ; dĂ©jĂ  ils nous lançaient des pierres avec la fronde , et je m’ap- perçus que je ne pouvais aborder sans combat, Ă  moins que je ne prisse un moyen qui leur lit comprendre mes intentions j’ordonnai donc aux canots de s'arrĂȘter , et m’avançai seul sur le plus petit avec un pavillon blanc ; les insulaires s’arrĂȘtĂšrent, les femmes revinrent , les hommes dĂ©posĂšrent leurs nattes de combat, s’assirent au bord de la mer et m’invitĂšrent Ă  descendre. Je doutais encore de leurs intentions pacifiques, quand je vis Koah se jetter dans les flots et nager vers moi avec un pavillon blanc ‱, il montrait cette tranquille confiance qui en inspire, et quoiqu'il fut armĂ© , je le reçus dan s mon canot. Cependant cet insulaire Ă©tait Ă  craindre , les prĂȘtres me l’avaient peint comme un mĂ©chant homme , ils m’avaient averti qu’il ne nous aimait pas , et quelques actes de dissimulation et de perfidie justifiaient ce qu’on tu’en avait dit. Il de Jacques Cook. 3^3 vint Ă  moi en versant des larmes et m’embrassa ; mais en me livrant Ă  ces marques d’affĂšction , j’écartai la pointe de son pahooah je lui dis ce que nous demandions ; il mandia , pour ainsi dire , un morceau de 1er, et quand il l’eĂ»t reçu , il regagna le rivage. J’attendis son retour avec beaucoup d’inquiĂ©tude ; Koala fut lent Ă  m’apporter une rĂ©ponse , et dans l’intervalle on cherchait Ă  me faire descendre , ou Ă  se donner la facilitĂ© d’arrĂȘter mon canot entre les rochers. Je me dĂ©liais trop d’eux pour ne point Ă©viter leurs piĂšges , et dĂ©jĂ  je songeais Ă  revenir au vaisseau , quand un chef, qui s’était montrĂ© l’ami du capitaine Clerke , s’avança vers nous , et m’apprit que le corps de notre commandant avait Ă©tĂ© portĂ© dans l’intĂ©rieur de l’isle , et qu’on le rapporterait le lendemain matin. Je n’en crus point sa promesse , et envoyai demander les ordres du capitaine Clerke, qui m’envoya l’ordre de revenir Ă  bord , aprĂšs avoir fait entendre aux insulaires que nous dĂ©truirions la bourgade si l’on ne noustenait pas parole. Lorsqu’ils virent que nous retournions aux vaisseaux , ils nous provoquĂšrent par les gestes les plus insultans et les plus dĂ©daigneux ; quelques-uns se promenĂšrent en triomphe avec les liabits de nos malheureux compatriotes , et un chef brandissait l’épĂ©e de M. Cook ; notre modĂ©ration leur parut poltronnerie ; car ils n’avaient aucune notion des principes d’humanitĂ© qui nous dirigeaient. Quand j’eus annoncĂ© les dispositions des insu- Y 4 344 TroisiĂšme Voyage laires , on se mit en Ă©tat de dĂ©fense contre une attaque de nuit, on s’environna de bateaux de garde pour qu’on ne pĂ»t couper nos cables. Les insulaires nous laissĂšrent tranquilles , mais ils s’agitĂšrent beaucoup durant l’obscuritĂ© nous vĂźmes un nombre prodigieux de lumiĂšres sur les collines; c'est sans doute qu’ils y offraient des sacrifices, Ă  l’occasion de la guerre, Ă  laquelle ils se croyaient engagĂ©s, et qu’ils b rĂąlaient nos morts, des sacrifices, des lĂ»tes, des rĂ©jouissances, sont un moyen dont se servent les chefs pour enflammer le courage de leur peuple. On entendait aussi beaucoup de cris et de lamentations. Koali vint m’offrir des Ă©toffes et un petit cochon comme au fils de M. Cook ; mais n’ayant rĂ©pondu que d’une maniĂšre ambiguĂ« sur la restitution de son corps , je le refusai avec indignation ; il revint plusieurs fois encore pourvoir si nous Ă©tions en Ă©tat de dĂ©fense. Il nous pressa , le capitaine Clerke et moi , de descendre pour avoir une entrevue avec leur roi ; mais cette demande cachait un dessein perfide , puisque le vieux Terreeoboo s’était enfui dans une caverne , au sein d’une montagne qui pendait sur la mer, et oĂč l’on ne peut arriver qu’avec des cordes Koah retourna vers ses compatriotes qui l'environnĂšrent, sans doutepour en tendre son rapport , et tout le matin nous entendĂźmes des conques appelles les guerriers au combat. Nous nous occupĂąmes avant tout Ă  Ă©lever notre mĂąt ; nos travaux remplirent le jour , la nuit vint, et l’on entendit une pirogue qui ra- » e Jacques Cook. 3 ^5 mait vers nous les deux sentinelles placĂ©es sur le pont, tirĂšrent sur elle , et deux hommes qui la montaient m’appellĂšrent, dirent qui ils Ă©taient et qu’ils nous venaient faire une restitution on les fit monter effrayĂ©s , Ă©perdus, ils se jettĂšrent Ă  nos pieds ; c’étaient des prĂȘtres , et l’un d’eux Ă©tait celui qui accompagnait Cook il versa des larmes sur sa mort et nous prĂ©senta un paquet d'Ă©toffes que nous dĂ©pliĂąmes nous fĂ»mes saisis d’horreur en y trouvant enveloppĂ©s un morceau du corps de notre infortunĂ© capitaine , qui pesait environ huit Ă  dix livres il nous dit que le reste avait Ă©tĂ© dĂ©pĂ©cĂ© et brĂ»lĂ©, que le chef avait la tĂȘte et les os ; que Kaoa avait reçu la portion qui Ă©tait devant nous pour l'employer Ă  des cĂ©rĂ©monies religieuses , et qu’il nous l’envoyait pour nous prouver son attachement et son innocence. Nous essayĂąmes de nous assurer si ces peuples mangent de la chair humaine mais ces questions leur inspirĂšrent de l’horreur ; ils nous demandĂšrent si nous le faisions. Ils ajoutaient Quand 33 YOrono reviendra-t-il ? Que nous fera-t-il Ă  33 son retour 33 ? Ils parlaient du capitaine Cook dont ils s’étaient fait une idĂ©e supĂ©rieure Ă  la nature humaine. Je voulus les engager Ă  passer la nuit avec nous ; mais ils craignaient la colĂšre des chefs auxquels ils avaient cachĂ© la visite qu’ils venaient de nous faire , et la nuit qui avait servi Ă  cacher leur venue, devait aussi cacher leur retour. Ils nous avertirent de craindre l’ardeur c\e la vengeance de leurs coxnpa- 3 TroisiĂšme V o y a & * triotes , et sur-tout de nous dĂ©fier de Koah quĂź Ă©tait notre ennemi implacable. Ils nous apprirent que 17 liomines avaient Ă©tĂ© tuĂ©s dans le combat oĂč M. Cook avait pĂ©ri et que huit autres l’avaient Ă©tĂ© Ă  l’observatoire ; que Kaneena et son frĂšre qui Ă©taient de nos meilleurs amis , avaient Ă©tĂ© du nombre des premiers. Nous accompagnĂąmes les prĂȘtres pour qu’on ne lit point encore feu sur eux. Jusqu’au lever de l’aurore, la nuit fut troublĂ©e par des cris , des liurlemens , des lamentations ; Koah revint vers nous , et malgrĂ© moi on reçut cet homme dissimulĂ© et perfide comme si l’on eĂ»t Ă©tĂ© ses duppes ; nous n’étions point rĂ©conciliĂ©s avec les insulaires ; notre modĂ©ration n’avait produit aucun effet , et nous manquions d’eau. Cependant , la plupart des insulaires, aprĂšs nous avoir dĂ©fiĂ©s encore, s’en retournĂšrent dans leurs maisons Ă©loignĂ©es du rivage ; leurs bravades irritĂšrent les Ă©quipagesqui demandĂšrent instamment de venger la mort du capitaine j M. Clerke permit de rĂ©pondre aux insultes si l’on nous en faisait encore , etfittirerquelquescoups de canon qui tuĂšrent ou blessĂšrent quelqueslndiens. Le lendemain , on descendit sur le rivage pour remplir les futailles ; les insulaires cachĂ©s derriĂšre les parapets, ou dans les trous de la montagne qui domine l’aiguade , harassĂšrent nos matelots Ă  coups de pierre, et les obligĂšrent Ă  s’occuper de leur dĂ©fense ; le canon d’un des vaisseaux faisait rentrer les assaillans dans leurs cavernes ; mais ils en sortaient un instant aprĂšs, et les matelots de Jacques Cook.. S^7 se livrĂšrent Ă  leur fureur; ils brĂ»lĂšrent les maisons derriĂšre lesquelles les insulaires se retiraient; bientĂŽt ils mirent le feu au village tout entier, et l’incendie s’étendit jusques sur la maison des prĂȘtres qui avaient toujours Ă©tĂ© nos amis fidĂšles leur confiance en nous leur rendit cet incendie plus funeste qu’à nos ennemis , parce qu’elle leur avait persuadĂ© de laisser dans leur asyle tout ce qu’ils avaient de plus prĂ©cieux et que tout avait Ă©tĂ© consumĂ©. BientĂŽt nous vimes une dĂ©putation de ces prĂȘtres s’approcher du rivage avec les symboles de la paix; le jeune prĂȘtre dont nous avons parlĂ© Ă©tait Ă  sa tĂȘte ; il vint sur nos vaisseaux , nous reprocha notre fureur envers tous, notre ingratitude envers eux , nous nous excusĂąmes et nous les consolĂąmes le mieux que nous pĂ»mes ; mais Koali qui vint nous visiter le lendemain, ne fut pas reçu comme eux. Je lui ordonnai de se retirer , et je l’avertis que s’il avait l’audace de se remontrer avant qu’on nous eĂ»t rendu les restes de notre chef, il devait s’attendre d’ĂȘtre traitĂ© comme il le mĂ©ritait. Il reçut cet accueil sans en ĂȘtre Ă©mu, et quand il fut Ă  terre , il se joignit Ă  une troupe qui jet tait des pierres aux matelots qui remplissaient les futailles. Les insulaires convaincus enfin que notre inaction n’était pas lĂąchetĂ© , se disposĂšrent Ă  nous satisfaire. Un chef nommĂ© Eappo vint nous demander la paix au nom de Terreeoboo, et nous en prescrivĂźmes la seule condition ; c’est qu’on nous rendit les tristes restes de notre chef il nous dit que la chair et les os de la poitrine et 3^3 TroisiĂšme Voyage de l’estomac de nos soldats de marine avaient Ă©tĂ© brĂ»lĂ©s ; que le reste avait Ă©tĂ© partagĂ© entre les chefs subalternes ; que le corps de M. Cook avait Ă©tĂ© partagĂ© entre les chefs supĂ©rieurs , et qu'on nous apporterait tout ce qui pourrait en ĂȘtre rassemblĂ© nous reçûmes des prĂ©sens , les insulaires revinrent sans dĂ©fiance aux vaisseaux, et le lendemain , ils formĂšrent une longue procession qui vint s’asseoir sur le rivage , oĂč ils dĂ©posĂšrent des cannes Ă  sucre , des fruits Ă  pain, du taro et des bananes qu’ils avaient apportĂ©s , puis ils se retirĂšrent ; bientĂŽt Eappo , revĂȘtu de son manteau de plumes, se vint placer sur un rocher d’oĂč il fĂźt signe qu’on le vint chercher. Le capitaine C-lerke s’y rendit, et il nous donna un grand paquet d’une trĂšs-belle Ă©toffe neuve , dans laquelle les restes de notre capitaine Ă©taient renfermĂ©s. Il dĂ©plora la mort des chefs que nous avions tuĂ©s , nous assura que la chaloupe avait Ă©tĂ© mise en piĂšces par les gens de Pareea qui l’avait faite enlever pour se vengerd’un affront qu’il prĂ©tendait avoir reçu de nous. Nous renvoyĂąmes Eappo , et ayant mis les ossemens de notre malheureux chef dans une biĂšre, nous les jetĂąmes dans la mer avec les cĂ©rĂ©monies accoutumĂ©es ; mais qui furent accomplies avec une douleur qui ne l'Ă©tait pas, et qu’il est difficile d'exprimer. BientĂŽt aprĂšs nous quittĂąmes cette isle , aprĂšs avoir reçu des marques d'une rĂ©conciliation sincĂšre de la part des habitans. Telle fut la mort, telles furent les suites de la mort du capitaine Cook. On ne peut lui refuser de Jacques C o o ic. 3 49 Dir esprit fĂ©cond et plein de ressources , une aine forte et courageuse , une sagacitĂ© rare et une constance inĂ©branlable dans les situations les plus difficiles et les plus dangereuses. A beaucoup de gĂ©nie , il joignait cette forte application sans laquelle on n'atteint jamais Ă  un grand but , Ă  des effets durables. Une attention constante Ă  tout ce qui avait rapport Ă  la marine , le distingua dĂšs sa premiĂšre jeunesse ; mais il portait cette mĂȘme attention Ă  tout ce qui pouvait ĂȘtre utile Ă  sa patrie et aux hommes. Ses connaissances Ă©taient Ă©tendues et ne se bornaient pas Ă  la navigation son gĂ©nie , son goĂ»t pour les sciences lui avaient fait vaincre les dĂ©savantages de son Ă©ducation bornĂ©e. Ses progrĂšs dans les diffĂ©rentes branches des mathĂ©matiques et dans l’astronomie ; surent rapides , et l’on a vu qu’il Ă©tait capable des observations confiĂ©es Ă  des astronomes ; il parvint mĂȘme Ă  se former un style clair, dhine prĂ©cision mĂąle , et qui font distinguer l’histoire de ses voyages , comme ceux-ci le sont par les faits qu’ils renferment, les descriptions dont ils sont ornĂ©es , et les actions courageuses et pleines d’humanitĂ© qu’on y trouve. Sa persĂ©vĂ©rance active est sur-tout remarquable ; c’est elle qui forme le trait le plus dĂ©cidĂ© de son caractĂšre , et personne ne le surpassa en ce point; il se roidissait contre tous les obstacles, et sa fermetĂ© les lui faisait surmonter. La force de son ame le mettait au-dessus des difficultĂ©s et des dangers z son courage n’étaiĂź pas impĂ©tueux ; il 3 5 o TroisiĂšme Voyage savait se maĂźtriser ; ferme dans le pĂ©ril, il paraissait d’autant plus calme que sa situation Ă©tait plus effrayante. Dans les inomens du plus grand danger , quand il avait donnĂ© ses instructions et ses ordres , il se retirait dans sa chambre et il dormait souvent du sommeil le plus tranquille, jusqu’au moment oĂč il s’était prescrit de nouveaux travaux. A ces grandes qualitĂ©s , Cook joignait des vertus aimables. Jamais personne ne connut et ne respecta mieux les droits de l’humanitĂ©. On sait avec quelle attention il veillait sur la santĂ© , sur la sĂ»retĂ© de son Ă©quipage il s’occupa avec la mĂȘme attention de tout ce qui pouvait amĂ©liorer la condition du peuple des isles qu'il dĂ©couvrit on qu’il visita ; il excusait leurs vols, il tolĂ©rait leurs petites fautes , et s’occupait plus des moyens de leur empĂȘcher de faire le mal, que de ceux de le punir. C’était avec peine qu’il recourait aux cluitimens, et on ne pouvait lui faire plus de plaisir, qu’en lui offrant des motifs de s’en dispenser. Dans sa vie privĂ©e , il fut un bon Ă©poux , un pĂšre tendre, un ami constant et sincĂšre ; rĂ©servĂ©, discret, modeste , ses vertus n’offensaient point ceux mĂȘme qui les voyaient avec chagrin. Il Ă©tait trop prompt quelquefois ; mais il n’était point injuste. Il avait la franchise et la simplicitĂ© de mƓurs, qui presque toujours accompagnent le vrai gĂ©nie et les grandes vertus- Il n’était ni affectĂ©, ni prĂ©somptueux dans ses discours. Il parlait peu ; mais il rĂ©pondait toujours avec ne obligeante simplicitĂ©, Ă  ceux qui le que- de Jacques Cook. 35i fionnaient pour s’instruire. Il Ă©tait au-dessus de la vanitĂ© ; ce dĂ©faut est celui des petites aines , et ne pouvait l’atteindre. L'est, dit M. Samwel, avec une a me forte, » un jugement sĂ in , une rĂ©solution constante , » un gĂ©nie particuliĂšrement entreprenant, qu’il » poursuivit toujours ses projets. II Ă©tait vigilant 22 et actif au degrĂ© le plus Ă©minent, froid et in- 3> trĂ©pide dans les dangers, patient et opiniĂątre » dans les obstacles , fĂ©cond en expĂ©dions, su- y> blime dans ses desseins, ardent Ă  les exĂ©cuter. » Dans aucune circonstance il ne pouvait avoir 22 de rival ; tous les yeux se tournaient vers lui 5 -, il Ă©tait enfin l’astre qui nous conduisait, et 2- qui en disparaissant, nous laissa plongĂ© dans 22 les tĂ©nĂšbres et le dĂ©sespoir. » Son tempĂ©ramment Ă©tait trĂšs - fort, et sa 2, maniĂšre de vivre fort sobre. Modeste, mĂȘme 22 timide , sa conversation Ă©tait agrĂ©able , spiri- 22 tuelle, instructive. Il semblait quelquefois un 22 peu vif ; mais sa bienveillance et son affabilitĂ© 22 rĂ©paraient ce dĂ©faut. Sa taille Ă©tait haute ; il 22 avait six pieds de haut, et quoique fort bien 22 fait, il avait la tĂšte un peu petite ses cheveux 22 Ă©taient bruns, ses yeux petits, mais vifs et 2» pleins d’expression, ses sourcils Ă©pais 22. L’équipage le chĂ©rissait et avait en lui la confiance la plus entiĂšre , ses talens la lui assuraient, comme ses soins pour le prĂ©server des maladies ou des dangers lui mĂ©ritaient son attachement. ModĂ©rĂ©, juste, dit l’amiral ForbĂšs, mais exacS s» dans la discipline, il Ă©tait le pĂšre de son Ă©qui- 35a TroisiĂšme Voyage » page ; ses connaissances , son expĂ©rience , sa -, sagacitĂ©, le rendirent si capable du commari- -, dement, que les plus grands obstacles Ă©taient -, surmontĂ©s , que la navigation devenait aisĂ©e -, et presque sans danger pour les vaisseaux qu’il -» conduisait j sa bienfaisance, son infatigable -, attention , ont introduit un rĂ©gime dans les -, voyages de long cours, dont les el'lets ont Ă©tĂ© -, admirables -, La mort de ce grand homme fut une perte -, pour le monde entier; mais il doit ĂȘtre sur- -, tout regrettĂ© des nations qui connaissent le -, prix des grands talens , qui honorent les con- - naissances utiles , et chĂ©rissent les sentiincns », de bienfaisance et de gĂ©nĂ©rositĂ© , et particuliĂš- 3* rement encore de sa patrie. Elle a perdu en ,» lui un navigateur dont les talens n’avaient ja- -, mais Ă©tĂ© Ă©galĂ©s ; elle l’a perdu par une lin -, dĂ©plorable , par la main d’un peuple dont il -, aurait voulu augmenter les jouissances. - O voyageur , contemple , admire et imito -, cet homme supĂ©rieur , dont les travaux et l’ha- -, bilitĂ© ont reculĂ© les bornes de la philosophie, -, ajoutĂ© Ă  la science de la navigation , et dĂ©- -, couvert l’ordre admirable et longt-temps cher- -, chĂ©, par lequel Dieu a voulu que la terre se -, reposĂąt dans un juste Ă©quilibre , sans avoir -, besoin d’un continents ustral pour le produire. -, Si par ses longues et pĂ©rilleuses recherches , -, Cook , n’a pas dĂ©couvert un nouveau monde, -, il a du moins dĂ©couvert des mers inconnues j -» il nous a fait connaĂźtre des isles, des peuples , ns Jacques Cook. 353 y> des productions naturelles dont on n’avait point » d’idĂ©e. Usera rĂ©vĂ©rĂ© aussi long tems qu’il sub- » sistera une page de la modeste relation de ses 3 » voyages, aussi long-tems que les Marins se gni- » deront par sa belle carte de l’hĂ©misphĂšre du 3 > sud, et qu’ils seront assez instruits pour admirer 33 les diverses routes qu’il y a parcourues, et les » nombreuses dĂ©couvertes qu’il y a faites. 33 Si les services publics ont droit d’ĂȘtre conas sacrĂ©s publiquement ; si l’noinine qui a Ă©tendu 33 la gloire de son pays , doit en recevoir des a- honneurs , Cook mĂ©rite qu’un monument soit >» Ă©levĂ© Ă  sa mĂ©moire par une nation gĂ©nĂ©reuse 3 » reconnaissante. Virtutis uberrimurn aLimentutn 33 est honor , dit Val Ăšre Maxime 33 . L’évĂȘque de Carlisle observe qu’un des grands avantages qu’on a retirĂ©s de ses derniĂšres recherches , est d’avoir rĂ©futĂ© pleinement des thĂ©ories imaginaires qui faisaient entreprendre des voyages sans succĂšs. Les philosophes spĂ©culateurs qui faisaient naĂźtre ou nourrissaient des espĂ©rances , ne feront plus de rĂȘves ingĂ©nieux et seront obligĂ©s de se soumettre aux rĂšgles de la vĂ©ritĂ© et de l’expĂ©rience. Ses voyages ne sont donc pas seulement utiles, en diminuant les dangers et les fatigues des voyages de long cours et dans des mers inconnues ; ils le sont encore en ouvrant de nouveaux paysan commerce, et en dĂ©tournant les nations EuropĂ©ennes de faire de vaines recherches. Il a aidĂ© encore Ă  perfectionner l’astronomie nautique , il a dĂ©chirĂ© le voile qui couvrait presque la moitiĂ© du globe, et a rendu Tome III. 2 3 54 TroisiĂšme V 0 Y A a s les plus grands services Ă  la gĂ©ographie ; il a offert de nouveaux faits pour la dĂ©couverte des causes des marĂ©es et des courans » il en a fixĂ© de nouveaux sur les propriĂ©tĂ©s de la boussole , qui facilitent et Ă©tendent la thĂ©orie de ses variations ; les loix de la nature en ont Ă©tĂ© mieux connues, et il a prouvĂ© encore que le phĂ©nomĂšne des aurores borĂ©ales n’est point particulier aux latitudes septentrionales ; mais appartient Ă©galement aux climats froids du nord et du sud. La Botanique s’est enrichie par ses voyages d'environ douze cents plantes , et l'Histoire Naturelle d’un grand nombre de connaissances dans ses diffĂ©rentes parties. C'est ce que prouvera sur-tout le grand ouvrage que prĂ©pare Sir Joseph Banks. Il est inutile d’ajouter Ă  cette Ă©numĂ©ration , le lecteur en est instruit par le prĂ©cis de ses voyages. On sait que M. Turgot avait ordonnĂ© qu'au milieu de la guerre , on laissĂąt passer les vaisseaux de Cook en paix ; on sait encore que le Docteur Franklin voulut que les vaisseaux AmĂ©ricains respectassent aussi les siens , et c’est un trait qui annonce l’estime qu’il avait inspirĂ©e , mĂȘme aux plus grands ennemis de sa nation. L’exemple de ses travaux a excitĂ© l’émulation des .utres nations ; les Espagnols ont cherchĂ© aussi Ă  faire des dĂ©couvertes ; et Mrs. de la PĂ©rouse et de l’Angle , ne sont point encore de retour du voyage qu'ils ont entrepris , pour marcher sur ses traces. L’établissement formĂ© par les Anglais dans la baie dĂ© Botanique lui est du encore , il est un moyen de se dĂ©livrer des malfaiteurs sans leur donner la mort. »e Jacques C ĂŽ o k. 5 55 Diverses acadĂ©mies ont proposĂ© des prix pour ceux qui cĂ©lĂ©breraient le plus dignement ce cĂ©lĂ©brĂ© navigateur. Trois Anglaises l’ont cĂ©lĂ©brĂ© dans des poĂ«rnes peut - ĂȘtre le lecteur ne sera pas fĂąchĂ© d’en trouver ici quelques traits ; ils jetteront quelque variĂ©tĂ© sur l’uniformitĂ© du style historique. Pourquoi , dit Ilannah More , dans son Poeme sur l'esclavage ; pourquoi ces mortels intrĂ©pides , qui, au travers des vagues impĂ©tueuses de l’OcĂ©an , sont allĂ©s chercher de lointains rivages , guidĂ©s par l’insatiable soif de l’or et du pouvoir, qui n’ont jamais Ă©tĂ© que des conquĂ©rans qui ravagent , ou des voyageurs avides qui semaient la ruine pourquoi n’ont-ils pas eu ton ame sensible , ĂŽ Cook, ainsi que ton amour des arts et ton amour pour le genre humain*? Ah ! s’ils eussent conçu des projets aussi nobles , aussi bienfaisans que les tiens , l'homme n’eĂ»t point maudit l’instant oĂč il parut aux -yeux Ă©tonnĂ©s d’un autre homme ! Alors, ĂŽ sage philantropie , tes mains gĂ©nĂ©reuses auraient rĂ©uni en une sociĂ©tĂ© de frĂšres les mondes divisĂ©s, et les humains , sans regarder si la couleur ou le climat les sĂ©pare , vivraient et mourraient dans le doux commerce d’une amitiĂ© mutuelle ». Miss Stuard fit une Ă©lĂ©gie sur la mort de'Cook, dont voici quelques traits, Quel pouvoir inspira Ă  ce cĂ©lĂšbre navigateur, le mĂ©pris des dangers et d’un repos sans gloire , lui fit braver le brĂ»lant Ă©quateur et les rigueurs du pĂŽle antarctique! ? C’est 1 humanitĂ© c’est elle qui lui fit 2 a 3 44 TroisiĂšme Voyage chercher sur des eĂ»tes inconnues , l'homme pauvre , nud, frissonnant, qui habite sous les plus froides zones, et l’Indien basanĂ© qui erre dans les immenses dĂ©serts oĂč Tardent Capricorne rougit la terre de ses feux. Sur leurs rivages inf ertiles il seine les vĂ©gĂ©taux nourrissans apportĂ©s par la gĂ©nĂ©reuse humanitĂ© il unit de ses doux liens les cƓurs sauvages et les mains ennemies ; il couvre la terre de ses sage navigateur lait descendre son bĂ©tail sur le rivage de la Nouvelle ZĂ©lande , et plante des vĂ©gĂ©taux d’Europe dans ce sol sans culture. LĂ  , la toison joyeuse, le fruit excellent, l’épi dorĂ© sont dĂ»s Ă  ses soins , et par lui , bientĂŽt les troupeaux et les moissons couvrent les fĂ©condes plaines. DĂ©jĂ  Ses chevreaux joyeux bondissent sur le gazon des prairies ; l’oiseau , messager du jour, fait entendre son chant matinal ; l’oie au blanc duvet s’avance sur la plage , Ă©tend ses ailes et se joue majestueusement sur les ondes ; le taureau rumine le long du rivage effrayĂ© , et ses mugisse - mens font trembler des peuplades nombreuses... Mais hĂ©las ! sur le haut des rochers qui bordent Jes rivages d’Albion et domine la profonde mer, quelle femme triste, inqulette, promĂšne ses regards sur les flots solitaires, et prie le ciel d’écarter la tempĂȘte ? Epouse infortunĂ©e ! C’en çst fait ; en vain tes yeux avides contemplent les Ondes ; tu ne vois que les vagues agitĂ©es et blanchissantes d’écume qui s’élĂšvent dans le lointain, çe ne sont point ses voiles. Ton Ă©poux ne reviens Ira plus. Ses tristes restes sont dispersĂ©s sur une de Jacques Cook. 357 rive sauvage. Eloigne-toi. Nfontends-tu point l’oiseau messager des orages et de l’infortune , qui crie en sillonnant les mers du bout de ses ailes ? Ne vois-tu pas l’air s’obscurcir et confirmer ses funestes prĂ©sages ! Les esprits de nuit grondent dĂ©jĂ  dans la tempĂȘte, et en Ă©tendant un voile tĂ©nĂ©breux sur la surface des eaux , ils font dresser tes cheveux et palpiter ton sein. Fuis, Ă©pouse dĂ©solĂ©e, fuis , va , rentre dans ta demeure ; pleure , mais songe Ă  te consoler. Quoique tu aies perdu celui qui faisait les dĂ©lices de ta vie , quoique Fastre qui embellissait tes jours soit plongĂ© dans une nuit affreuse , Ă©lĂšve tes pensĂ©es vers la voĂ»te cĂ©leste , reconnais que ta douleur est vaine , qu’elle est injuste peut-ĂȘtre , puisque l’Angleterre va Ă©riger un buste immortel Ă  ton Ă©poux pour rendre hommage Ă  ses vertus j puisque sa renommĂ©e volant sur l’aile des vents, va retentir Ă  jamais dans l’étendue immense des deux ». Miss HĂ©lĂšne Maria Williams, dans son poĂ«me sur le MoraĂŻ, s'adresse aussi Ă  la foin me de Cook. » Mais quelle est cette femme qui aime Ă  s’égarer parmi les ombres funĂšbres et qui se plait dans la tristesse des tombeaux ! oĂč peut-elle chercher cet orgueilleux moraĂŻ qu’un souvenir trop cher lui rappelle , et oĂč est tombĂ© l’ami de l’humanitĂ© ? Isles lointaines , c’est dans votre sein , voua qu’environne un immense OcĂ©an , et qui pendant de si longs Ăąges fĂ»tes inconnues , jusqu’à ce que le gĂ©nĂ©reux Cook, guidĂ© par la philantropie , traversa des mers infrĂ©quentĂ©es , brava tant d’é- Z 3 u a 5 8 TroisiĂšme V o y a e e cueils et parut sur vos bords pour y rĂ©pandre des bienfaits. Il ne ressemblait point Ă  ces conquĂ©rant meurtriers qui ont souillĂ© de tant de sang les vastes contrĂ©es AmĂ©ricaines il ne ressemblait point Ă  quelques enfans de la Grande Bretagne , qui , insultant Ă  la libertĂ© si chĂšre Ă  leur noble patrie , vont chercher les rivages d’Afrique pour y briser les liens les plus doux et les plus sacrĂ©s , pour charger de chaĂźnes pesantes une race de frĂšres. . . O Cook, cette noble, cette ardente ambition qui rĂ©pand la douleur et la destruction parmi les hommes , te conduisait par des routes bien diffĂ©rentes , et t’environnait du sou ri r de l’amour , de l’espĂ©rance et de la joie. . . Certes , oĂč la cendre d’un hĂ©ros repose, les nations qui semblent sortir Ă  nos yeux du sein de la nuit, accourent pour lui donner des tĂ©moignages de reconnaissance et d’amour. Son tombeau parait couronnĂ©, de fleurs , et ce culte qu’on rend aux morts, inventĂ© par une am e sensible,honore les mĂąnes de Cook... Que dis-je, hĂ©las! non, non, les fleurs ne jonchent point sa tombe. Les vƓux , les prĂ©sens funĂ©raires ne lui sont point offerts. Son sang abreuva une rive sauvage. Une priĂšre hĂątive, une furtive larme de l’amitiĂ©, est le seul devoir rendu Ă  ses membres dĂ©chiquetĂ©s et dispersĂ©s sur les vagues irritĂ©es. Les gouffres du profond OcĂ©an recĂšlent les restes du navigateur qui a pĂ©ri loin de son toit domestique ; loin do de celle, hĂ©las ! dont les vƓux et les soupirs suivaient fidĂšlement, sa course pĂ©rilleuse, de celle dont la tendre pensĂ©e aimait Ă  errer avec de Jacques Cook. 35^ lui sur des mers inconnues et dans des contrĂ©es nouvelles, de celle qui sema long-temps , de* fleurs que lui prĂ©senta l'espĂ©rance , la tĂ©nĂ©breuse route de la tempĂȘte. Cependant, brave Cook , des lauriers immortels te couronnent, tandis que la reconnaissante Albion t’élĂšve un tombeau de marbre et un buste honorable, qui attesteront Ă  jamais tes talens et tes vertus ; tandis que jalouse d’entendre tes louanges, elle commande Ă  la muse de l’histoire de les consacrer dans ses fastes , les sauvages liabitans des contrĂ©es lointaines que tu dĂ©couvris rĂ©pĂ©teront souvent ton nom sacrĂ©, etc. TJn de nos meilleurs PoĂštes Français, l’abbĂ© de l’Ille dit aussi dans son Poeme des Jardins Donnez des fleurs, donnez 5 j’en couvrirai les sages , Qui, dans un noble exil, sur de lointains rivages , Cherchaient ou rĂ©pandaient les arts consolateurs ; Toi sur-tout , brave Cook , si cher Ă  tous les cƓurs , Unis par les regrets la France et l’Angleterre , Toi qui dans ces climats oĂč le bruit du tonnerre Nous annonçait jadis , TriptolĂšme nouveau , Apportais le coursier , la brebis , le taureau , Le soc cultivateur , les arts de ta patrie , Et des brigands d’Europe expiais la furie , Ta voile en arrivant leur annonçait la paix , Et ta voile en partant leur laissait des bienfaits. Reçois donc ce tribut d’un enfant de la France. Et que fait son pays Ă  ma reconnaissance , Ses vertus en ont fait notre concitoyen , Imitons notre roi , digne d’ĂȘtre le sien. HĂ©las ! de quoi lui sert que deux fois son audace Ait vu des deux brĂ»lans , fendu des mers de glace , Que des peuples , des vents , djps ondes rĂ©vĂ©rĂ© , 36o TroisiĂšme Voyage SpuI , sur les vastes mers , son vaisseau fut sacrĂ© Que pour lui seul la {pierre oubliĂąt ses ravages ? L’ami du monde, hĂ©las ! meurt en proie aux sauvages. Les Anglais ne se sont pas bornĂ©s Ă  de stĂ©riles Ă©loges. La sociĂ©tĂ© royale de Londres lit frapper des mĂ©dailles d’or et d'argent, autour desquelles on lisait JacGore lui succĂ©da sur la RĂ©solution, et le lie uten ant Lin g devint capitaine de la DĂ©couverte. Celui-ci continua le journal du voyage. Deux jours aprĂšs la mort de Clerke , les vaisseaux jetteront l’ancre dans le havre de St. Pierre et St. Paul. On y ensevelit M. Clerke au pied d’un arbre , on y rĂ©para les agrĂȘts et les vaisseaux , on y rĂ©tablit la santĂ© des matelots extĂ©nuĂ©s de fatigue, on y reçut de nouvelles provisions , et l’on en » ÂŁ J A 6 Q TT E S CĂŽOk; 36y partĂźt le 8 octobre pour revenir en Europe , en passant au levant du Japon. AprĂšs avoir suivi les cĂŽtes du Kamtchatka , les Anglais dĂ©couvrirent l’une des isles Kouriles , nommĂ©e par les Russes Taramousin ; c’est une terre Ă©levĂ©e , alors couverte de neige , et situĂ©e sur le 49 ft - deg. 49 ni. de latitude elle a environ vingt lieues de long ce fut la seule qu’ils purent dĂ©couvrir, des vents impĂ©tueux n e leur permirent point de visiter ni ces isles , ni celles de Zellang et de Kunashir, malgrĂ© le dĂ©sir qu’ils avaient d’en donner une idĂ©e plus nette que les voyageurs prĂ©cĂ©dons ont pu ou su le faire. Le 26 , ils dĂ©couvrirent les cĂŽtes du Japon ; elles parurent Ă©levĂ©es, inĂ©gales; celle au nord Ă©tait plus basse. Ils crurent voir le cap Nambu ou Nabo , auquel une ville qu’ils ne purent voir, donne son nom le pays parut couvert de bois et semĂ© de hameaux et de maisons Ă©parses ils perdirent de vue cette terre , puis la recouvrĂšrent des vaisseaux Japon- nais effrayĂ©s passĂšrent devant eux , mais ils ne leur parlĂšrent point, pour ne pas les effrayer davantage. Des vents impĂ©tueux se levĂšrent encore , tourmentĂšrent leurs vaisseaux , dĂ©chirĂšrent leurs voiles et les forcĂšrent de s’éloigner des terres de cet empire sans y faire de nouvelles observations. Ils tournĂšrent leurs vues sur la Chine , et le 14 novembre ils dĂ©couvrirent deux isles en s’approchant de l’une d’elles , ils en apperçurent une troisiĂšme celle dont ils s’approchĂšrent avait 5 lieues de long , et prĂ©sents l’apparence d’un volcan } la terre y est diffĂ©rent- 368 TroisiĂšme Voyagb ment colorĂ©e , et rĂ©pand une sorte odeur de soufre ils la nommĂšrent isle de soufre $ çà et lĂ  on y dĂ©couvre quelque verdure les deux autres isles paraissent n’ùtre formĂ©es que de deux hautes montagnes. Ces isles sont entre le 24 e . deg. 2L min. de latitude septentrionale et le 26. deg. 44 ndn. de longitude. Les Anglais tendirent ensuite vers les isles JBashĂ©es ; mais ils les manquĂšrent, parce qu’ils en crurent le comodore Byron et M. Wallis, qui les placent quatre degrĂ©s plus au couchant qu’elles ne sont. Ils rencontrĂšrent les Ă©cueils de B rata dont ils eurent assez de peine Ă  se dĂ©gager, s’avancĂšrent vers Macao , virent les Lemas , isles dĂ©nuĂ©es de bois , prirent des pilotes Chinois , et j citĂšrent enfin l’ancre dans le port oĂč ils tendaient. Ce ne fut qu’avec peine qu’ils parvinrent Ă  y obtenir les choses nĂ©cessaires pour rĂ©parer leurs navires et pour les provisions nĂ©cessaires ; tout se fait en Chine avec rĂ©flexion , ou du moins avec une lenteur qui en a l’apparence ; les vaisseaux Anglais leur fournirent de ces derniers en se retranchant leur superflu , et ils purent penser Ă  leur retour. On leur montra dans un jardin d’un particulier de Macao, le rocher sur lequel on assure que Le Camoens composa sa Lusiade ; il forme une voĂ»te qui est l’entrĂ©e d’une grotte creusĂ©e dans la colline situĂ©e derriĂšre le roc il est ombragĂ© par de grands arbres et domine sur une vaste et magnifique Ă©tendue de mer , ainsi que sur les isles qui y sont rĂ©pandues. C’est he Jacques Cook. 3 69 C’est ici qu'ils apprirent que les vaisseaux Français avaient ordre de les laisser passer sans les inquiĂ©ter. O11 leur dit aussi que le CongrĂšs AmĂ©ricain avait donnĂ© les mĂŽmes ordres ; mais que l’Espagne n’avait pas suivi cet exemple ils mirent donc leurs vaisseaux en Ă©tat de dĂ©fense , et rĂ©solurent de n’attaquer ni vaisseau Français ni vaisseau AmĂ©ricain. Ils quittĂšrent Macao le 12 janvier 1780 ; le vent les favorisa et leur permit d’examiner la situation du banc de Macclesfield et de le sonder leur examen confirma la position que lui a donnĂ©e M. Dalrimple dans sa carte. TourmentĂ©s par les vents et les vagues , ils atteignirent Vulo-Sapata , isle petite Ă©levĂ©e , stĂ©rile , qui doit son nom Ă  sa forme qui est celle d’un soulier , mais les vents la leur firent dĂ©passer ils tendirent vers Fulo - Candore et y jettĂšrent l’ancre ils y appelĂšrent, ils y cherchĂšrent quelque temps des habitans sans y en trouver, la peur les avait fait fuir tandis que les uns cueillaient des choux palmistes , d'autres cherchĂšrent Ă  se procurer des buffles , animaux redoutables pour l’homme , mais qui se laissent conduire paisiblement par de faibles enfans ils en embarquĂšrent huit, et quittĂšrent bientĂŽt cette terre qui est Ă©levĂ©e , montueuse , environnĂ©e d’isles plus petites ; sa forme est celle d'un croissant elle a 8 milles de long sur deux de large. On y trouve aussi des cochons trĂšs-gras , beaucoup de fruits , de riz , des bananes, des ©ranges, des grenades, des lĂ©zards, des guanos. Tome IIJ. A a 3 jo TroisiĂšme Voyage Les bourgades y sont formĂ©es de cabanes de roseaux trĂšs - bien entrelassĂ©s. Ils s'Ă©loignĂšrent de ces isles , virent Fulo- Timoan , Polo - Puissang , Pulo - Aor , Pulo- Taya puis ils franchirent le dĂ©troit de Banco , dĂ©couvrirent l’isle de Java, entrĂšrent dans le dĂ©troit de la Sonde , et vinrent jetter l’ancre prĂšs de l’isle de Cracatoa , la plus mĂ©ridionale de celles qui sont Ă  l’entrĂ©e du dĂ©troit, et oĂč l’on trouve un bon abri contre les vents , de l’eau pure et un air sain on y cultive le riz,, elle est couverte d’arbres ; son chef est soumis au roi de Bautain. Ils trouvĂšrent Ă  l’isle du Prince oĂč ils se rendirent, de la-grosse volaille , des tortues , une eau assez bonne. Ils se hĂątĂšrent de s’éloigner de Java dont le climat funeste se fa isaitdĂ©jĂ  sentir parles fiĂšvres putrides et malignes, les rhumes , les maux de tĂȘte , la langueur extrĂȘme qui se rĂ©pandirent dans les Ă©quipages tous guĂ©rirent ; et l’on tendit vers Sic. HĂ©lĂšne ; mais la nĂ©cessitĂ© de se fournir d’un gouvernail les obligea de se rendre au Cap oĂč ils entrĂšrent le i 3 avril. LĂ  ils apprirent que les Espa gnolsavaient reçu ordre de ne point les attaquer ils y virent le colonel Gordon , l’homme qui connaĂźt le mieux la partie mĂ©ridionale de l’Afrique ; l’histoire de ses voyages sera intĂ©ressante. Ils quittĂšrent le Cap le 9 mai, et jette ren t l’ancre en Angleterre le 22 aoĂ»t; tous Ă©taient en bonne santĂ© ; et c’était le fruit des habitudes que Cook avait donnĂ©es Ă  son Ă©quipage , et aux rĂ©- glemens qu’il avait fail exĂ©cuter avec soin. FIN. KftV iC . MS MM W M y ?.. 7 mm VOYAC . DE COO < g *.^2 ^ * .' CpCTAi/O^'. GuĂ©rirle traumatismePeter Levine montre dans cet ouvrage comment retrouver le processus naturel qui nous permet de . "" sur Label EmmaĂŒs. Liste d'envies Panier Boutiques Mon compte FAQ Blog. Maison. Mode. Librairie. Loisirs. High-Tech. Le coin des collectionneurs. Nos sĂ©lections. Panier. Donner un objet. Maison. Maison; Maison. Art de la table. Art de la table; Art TĂ©lĂ©charger l'article TĂ©lĂ©charger l'article Les goyaves sont de dĂ©licieux fruits dont le jus a Ă©tĂ© dĂ©crit, au cours de l'Histoire, comme le nectar des dieux ». Ne vous laissez pas sĂ©duire uniquement par le jus, l'intĂ©gralitĂ© de la goyave peut faire office de gouter savoureux. Cette derniĂšre pourra vous donner l'impression d'entrer au paradis, mĂȘme si vous ĂȘtes au bureau. 1 Cherchez la goyave la plus molle que vous pouvez trouver. Plus la goyave sera molle, plus elle sera sucrĂ©e et par consĂ©quent savoureuse. Gardez en tĂȘte qu'en contrepartie, c'est parce que la goyave est extrĂȘmement molle qu'elle est extrĂȘmement pĂ©rissable. Une fois que vous avez achetĂ© ou rĂ©coltĂ© vos goyaves, vous avez environ deux jours avant qu'elles ne pourrissent, selon la maturitĂ© du fruit au moment oĂč vous l'achetez [1] . Afin de dĂ©terminer si une goyave est mure, pressez-la doucement. Si elle s'affaisse lĂ©gĂšrement sous vos doigts, c'est qu'elle est mure. 2Faites attention au moindre dĂ©faut des goyaves. TĂąchez de sĂ©lectionner des goyaves sans dĂ©fauts. Les dĂ©fauts ou les taches peuvent indiquer que le fruit est pourri ou qu'il n'aura pas le meilleur gout possible. 3PrĂȘtez attention Ă  la couleur de la goyave. Les goyaves mures sont passĂ©es d'un vert vif Ă  une couleur plus douce, entre le jaune et le vert. Si vous dĂ©celez une touche de rose sur le fruit, c'est qu'il est parfaitement mĂ»r. Si vous ne trouvez aucune goyave jaune, il est toujours possible d'acheter des goyaves vertes et d'attendre qu'elles murissent [2] . 4Sentez-les avant de les choisir. Si les goyaves sont parfaitement mures, vous devriez pouvoir les sentir sans mĂȘme avoir Ă  les approcher de votre nez. Si vous avez dĂ©jĂ  mangĂ© des goyaves, sĂ©lectionnez des goyaves qui ont la mĂȘme odeur que leur gout [3] . 1Lavez vos goyaves. Lavez chaque goyave minutieusement, puisque la peau est comestible. Rincez le fruit sous l'eau froide, afin d'Ă©liminer les bactĂ©ries. SĂ©chez vos goyaves en les essuyant avec des serviettes en papier. 2 Placez une goyave sur une planche Ă  dĂ©couper. À l'aide d'un couteau, coupez votre goyave en deux. Les couteaux munis d'une lame dentelĂ©e se rĂ©vĂšlent ĂȘtre les plus pratiques pour ouvrir une goyave. Vous pouvez soit la couper en deux, soit la dĂ©couper en tranches plus fines [4] . 3Mangez votre goyave. Il est possible de manger toute la goyave la peau et le reste ou de dĂ©guster uniquement la chair Ă  l'aide d'une cuillĂšre. Dans les deux cas, vous vous rĂ©galerez. Certaines personnes aiment ajouter des assaisonnements Ă  leur goyave, tels que de la sauce soja, du sucre ou mĂȘme du vinaigre. 4Conservez le reste de goyave si vous ne mangez pas tout. Il est possible d'envelopper les restes de goyave dans du film plastique et de les conserver jusqu'Ă  quatre jours au rĂ©frigĂ©rateur. Si vous ne pensez pas manger les restes dans les quatre jours, vous devriez alors congeler votre goyave. Les goyaves surgelĂ©es peuvent ĂȘtre conservĂ©es au congĂ©lateur jusqu'Ă  huit mois [5] . 1Vous souhaitez ajouter une note tropicale Ă  votre prochaine sauce BBQ ? RĂ©alisez une sauce barbecue Ă  la goyave. Cette combinaison sucrĂ©e salĂ©e accompagnera vos festins et vous mettra sur le chemin du paradis. 2Essayez de prĂ©parer des pĂątisseries Ă  la goyave. Vous avez assez vu ces Ă©ternels pains aux raisins ? Pourquoi ne pas agrĂ©menter vos petits dĂ©jeuners avec quelque chose de nouveau ? 3PrĂ©parez une dĂ©licieuse gelĂ©e de goyave. Troquez les gelĂ©es aux parfums habituels avec quelque chose d'un peu plus tropical. Il est mĂȘme possible de rĂ©aliser de la gelĂ©e parsemĂ©e de vĂ©ritables morceaux de goyave. 4AmĂ©liorez le classique cocktail Mimosa avec du jus de goyave. PlutĂŽt que de mĂ©langer du jus d'orange au vin mousseux, versez du jus de goyave dans votre Mimosa Ă  la place. Versez simplement le vin mousseux, un trait de jus de goyave et ajoutez une ou deux cerises confites. Conseils Sachez repĂ©rer les fruits murs. Les goyaves deviennent gĂ©nĂ©ralement jaunes, marron ou vertes lorsqu'elles sont mures. Faites attention aux graines lorsque vous mangez de la goyave. RĂ©fĂ©rences À propos de ce wikiHow RĂ©sumĂ© de l'articleXPour dĂ©guster une goyave, commencez par la choisir verte, virant au jaune, et souple que vous appuyez dessus avec un doigt. Choisissez la goyave la plus tendre possible, mais qui ne prĂ©sente aucune tache ni imperfection. Rincez le fruit Ă  l’eau froide, puis placez-la sur une planche Ă  dĂ©couper et coupez-la en deux ou en fines rondelles. Vous pouvez la manger en la mordant ou Ă  l'aide d'une petite cuillĂšre. Vous pouvez Ă©galement vous en servir pour faire des sauces, des gĂąteaux, ou des cocktails. Pour savoir comment conserver une goyave entamĂ©e ou la cuisiner, poursuivez la lecture ! Cette page a Ă©tĂ© consultĂ©e 99 021 fois. Cet article vous a-t-il Ă©tĂ© utile ? Choisissezparmi des centaines de recettes de Recette pĂątĂ© de foies de dinde Ă  la gelĂ©e de vin rouge, recettes qui seront faciles et rapides Ă  cuisiner. de plats et mets gastronomiques Les Chiens Peuvent-ils Manger Des FĂšves Ă  La GelĂ©e? Jellybeans Est-il Sans Danger Pour Les Chiens ?SommaireLes Chiens Peuvent-ils Manger Des FĂšves Ă  La GelĂ©e? Jellybeans Est-il Sans Danger Pour Les Chiens ?Les Bonbons Ă  La GelĂ©e Sont Mauvais Pour Les Chiens. Sucre Xylitol CafĂ©ine Additifs artificiels Pectine Non. Les Jellybeans doivent ĂȘtre Ă©vitĂ©s par les chiens. Les chiens sont souvent trĂšs reconnaissants pour un bonbon. Certaines personnes donnent des bonbons aux chiens en rĂ©compense, mais ils ne les apprĂ©cient souvent pas. Bien que les bonbons Ă  la gelĂ©e ne soient pas aussi nocifs pour les chiens que le chocolat, ils peuvent nuire Ă  leur santĂ© Ă  long terme. Cet article explique pourquoi les bonbons Ă  la gelĂ©e sont une mauvaise nouvelle pour les chiens. Les Bonbons Ă  La GelĂ©e Sont Mauvais Pour Les Chiens. Les bonbons Ă  la gelĂ©e sont extrĂȘmement sucrĂ©s si vous les avez dĂ©jĂ  essayĂ©s. Voici le problĂšme. La consommation de sucre peut augmenter le risque d’obĂ©sitĂ© chez le chien. Ceci est un sĂ©rieux problĂšme. Aux États-Unis, 30% sont obĂšses. L’obĂ©sitĂ© peut entraĂźner certains cancers et maladies cardiaques chez votre ami Ă  quatre pattes. Les bonbons Ă  la gelĂ©e n’ont Ă©galement aucune valeur nutritionnelle pour votre animal de compagnie. Les bonbons Ă  la gelĂ©e peuvent en fait avoir un effet nĂ©gatif sur la santĂ© des chiens car ils contiennent de nombreux ingrĂ©dients. Ces ingrĂ©dients comprennent Sucre Les bonbons Ă  la gelĂ©e sont trĂšs populaires en raison de leur teneur Ă©levĂ©e en sucre. Bien que les chiens puissent tolĂ©rer un peu de sucre, les bonbons Ă  la gelĂ©e sont trop sucrĂ©s pour eux. Des niveaux Ă©levĂ©s de sucre peuvent entraĂźner une prise de poids et mĂȘme des caries dentaires. MĂȘme les bonbons Ă  la gelĂ©e occasionnels peuvent causer des maux d’estomac si votre chien n’est pas habituĂ© aux friandises sucrĂ©es autant qu’il le devrait. Xylitol Le xylitol peut ĂȘtre dĂ©crit comme un Ă©dulcorant artificiel. Il est utilisĂ© dans les produits sucrĂ©s sans sucre tels que les bougies, les chewing-gums et les gĂąteaux. Bien que le xylitol soit sans sucre, il peut nĂ©anmoins ĂȘtre nocif pour la santĂ© de votre chien. Des recherches ont montrĂ© que le xylitol peut ĂȘtre toxique pour les chiens mĂȘme lorsqu’il est pris en petites quantitĂ©s. Ce composĂ© est absorbĂ© par le pancrĂ©as du chien, qui libĂšre de grandes quantitĂ©s d’insuline. L’hypoglycĂ©mie faible glycĂ©mie est causĂ©e par une augmentation des niveaux d’insuline. L’hypoglycĂ©mie peut provoquer des symptĂŽmes comme la lĂ©thargie et le dĂ©lire confusion, des convulsions, des nausĂ©es, des vomissements, une insuffisance hĂ©patique et mĂȘme la mort. L’hypoglycĂ©mie peut conduire au coma et mĂȘme Ă  la mort dans des cas extrĂȘmes. Si votre chien mange accidentellement des bonbons Ă  la gelĂ©e contenant de l’hypoglycĂ©mie, vous devez les emmener immĂ©diatement chez le vĂ©tĂ©rinaire. CafĂ©ine Bien que la cafĂ©ine ne soit pas un ingrĂ©dient courant dans les produits Ă  base de bonbons, certaines entreprises de bonbons l’incluent dans leurs bonbons. Ils les appellent des bonbons Ă  la gelĂ©e sportifs. Ces bonbons Ă  la gelĂ©e sont Ă©galement prĂ©sentĂ©s comme des boosters d’énergie et ont un niveau de sucre plus Ă©levĂ© que les bonbons Ă  la gelĂ©e ordinaires. La cafĂ©ine peut avoir un large Ă©ventail d’effets sur les chiens. La cafĂ©ine peut affecter le comportement des chiens et les rendre hyperactifs. Cela augmente Ă©galement leur frĂ©quence cardiaque, ce qui pourrait entraĂźner de graves problĂšmes de santĂ© comme l’hypertension artĂ©rielle. Additifs artificiels Pour augmenter les ventes de produits, certains fabricants mĂ©langent des colorants, des arĂŽmes ou d’autres additifs artificiels. Vous pouvez voir que la plupart des additifs artificiels sont nocifs pour les chiens. Pectine Parce qu’elle agit comme un gĂ©lifiant, la pectine donne aux bonbons leur texture. La pectine est une fibre soluble, elle peut donc ĂȘtre bĂ©nĂ©fique pour les chiens lorsqu’elle est prise en petites quantitĂ©s. La pectine peut aider Ă  lutter contre la diarrhĂ©e en Ă©paississant les selles des chiens. La pectine peut Ă©galement absorber toute l’eau dans l’estomac des chiens. Cela peut causer de la constipation et d’autres problĂšmes digestifs. LesprĂ©visions indiquent que la consommation mondiale de viande augmentera de 76 % d’ici 2050 et engendrait 600 milliards de dollars de dommages climatiques. Certains gouvernements, via l Un endroit mal aĂ©rĂ© Pour Ă©viter que le jambon ne sĂšche trop, il est conseillĂ© de ne pas le placer dans un endroit trĂšs aĂ©rĂ©. Lorsque le jambon est exposĂ© Ă  l’air, l’eau qu’il contient s’évapore, sĂ©chant la charcuterie. Pourquoi mon jambon moisi ? Le moule fait partie du processus de sĂ©chage du jambon. Sur le mĂȘme sujet Quel est le masculin du prĂ©nom Sarah ?. SĂšche, comme les mois prĂ©cĂ©dents, et Ă©vacue naturellement l’humiditĂ©. Dans ce processus, en fonction de la maniĂšre dont il est stockĂ© et des conditions d’humiditĂ©, la moisissure se dĂ©veloppe Ă  la surface. Comment conserver le jambon au rĂ©frigĂ©rateur ? Assurez-vous Ă©galement de placer le jambon dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur. Sortez-le de son emballage sous vide pour Ă©viter la transpiration et la vapeur d’eau qui se forme Ă  sa surface. C’est ce qui permet Ă  la moisissure de se dĂ©velopper. Au lieu de cela, mettez-le dans une boĂźte en plastique sĂšche. Comment savoir si le jambon est pĂ©rimĂ© ? Les signes d’un jambon blanc rassis sont une odeur aigre, une couleur terne et une texture collante. Lire aussi Comment conserver une Epaule de jambon ?. Jetez le jambon cuit s’il sent ou semble anormal. Comment conserver des tranches de jambon blanc au frigo ? Comment conserver le jambon ? Le jambon blanc doit ĂȘtre conservĂ© dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur entre 0 et 4°C. S’il s’agit d’un jambon industriel en table, respectez les DLC et consommez dans les 2 jours suivant l’ouverture. Est-ce grave de manger du jambon pĂ©rimĂ© ? Quels sont les risques de manger du jambon pĂ©rimĂ© ? La consommation de jambon pĂ©rimĂ© expose le consommateur Ă  un risque important de contamination bactĂ©rienne. La plus connue est la salmonelle, une bactĂ©rie qui se dĂ©veloppe dans les charcuteries et peut ĂȘtre dangereuse voire mortelle chez les enfants ou les personnes ĂągĂ©es. OĂč faire sĂ©cher un jambon ? Le sac Ă  jambon est pour ainsi dire obligatoire il protĂšge des parasites extĂ©rieurs mouches etc. Ceci pourrez vous intĂ©resser Pourquoi le Pata Negra est cher ?
 mais surtout un bon sĂ©chage s’effectuera avec du temps et de la patience Ă  une tempĂ©rature fraĂźche environ 12 Ă  15° dans une piĂšce sans pour autant humiditĂ© Un petit airflow est idĂ©al. Comment faire sĂ©cher une noix de jambon ? Enveloppez notre jambon dans une serviette et suspendez-le dans un endroit frais et sec pendant 2 semaines. AprĂšs 2 semaines, retirez-le de la serviette et frottez le poivre. Selon votre goĂ»t, laissez sĂ©cher encore 1 semaine ou dĂ©gustez immĂ©diatement. Comment sĂ©cher un jambon frais ? vider la caisse, laver et noyer le jambon dans une caisse d’eau froide pendant 2 jours. Vous pouvez changer l’eau le matin et le soir. Lorsque la noyade est terminĂ©e, essuyez-la soigneusement avec un chiffon propre et laissez-la sĂ©cher 2 heures Ă  l’air libre. Comment nettoyer un jambon ? La moisissure peut ĂȘtre Ă©liminĂ©e en lavant le jambon avec de l’eau, de l’huile ou un mĂ©lange des deux eau et vinaigre. Balayez simplement la surface avec une brosse, prĂ©parez de la maniĂšre habituelle et savourez. Comment dĂ©graisser un jambon ? Versez de l’eau pour couvrir complĂštement le jambon. La quantitĂ© d’eau dĂ©pend de la taille du pot et de la taille du jambon. Ajouter les feuilles de laurier et les graines d’abeilles. Laisser mijoter environ deux heures. Comment bien conserver le jambon blanc ? Comment conserver le jambon ? Le jambon blanc doit ĂȘtre conservĂ© dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur entre 0 et 4°C. S’il s’agit d’un jambon industriel en table, respectez les DLC et consommez dans les 2 jours suivant l’ouverture. Lire aussi Quel est le jambon le plus sec ? L’Espagne est Ă©galement cĂ©lĂšbre
Comment conserver le jambon cru entier ? Un jambon entier, un demi ou un quart de jambon peut ĂȘtre conservĂ© dans un endroit frais et sec. Par exemple, vous pouvez le ranger dans le bac Ă  lĂ©gumes du rĂ©frigĂ©rateur. Dans tous les cas, pour Ă©viter tout dessĂšchement, il conviendra de recouvrir le dĂ©but d’un chiffon, d’une feuille d’aluminium ou d’un film Ă©tirable aprĂšs chaque dĂ©coupe. Comment conserver un jambon fumĂ© entier ? envelopper le jambon dans du film alimentaire en prenant soin de bien coller le film sur la tranche, cela Ă©vitera le dessĂšchement du jambon sur l’os et le protĂ©gera de l’oxygĂšne. envelopper le jambon dans un torchon ou une feuille d’aluminium suffisamment Ă©pais pour limiter l’oxydation induite par la lumiĂšre. Comment conserver du jambon cru sans os ? Contrairement au jambon dĂ©sossĂ©, le jambon dĂ©sossĂ© doit ĂȘtre conservĂ© au frais, entre 0 et 8°C, dans le bac Ă  lĂ©gumes de votre rĂ©frigĂ©rateur par exemple. Cela permettra de conserver ses qualitĂ©s optimales, sa couleur et ses saveurs. Une fois dĂ©marrĂ©, enveloppez-le dans un film ou une serviette sĂšche. Comment conserver du jambon serrano sans os ? Si vous avez du jambon serrano dĂ©sossĂ©, vous pouvez conserver le morceau de jambon au rĂ©frigĂ©rateur, enveloppĂ© dans une serviette chiffon sec, pendant environ 3 Ă  4 mois, en le consommant une fois par semaine. Comment conserver un jambon cru au frigo ? S’il est cru ou cuit dĂšs la dĂ©coupe ou achetĂ© en tranches dans l’emballage sous vide, sachez qu’il ne se conserve pas plus de 3 jours au rĂ©frigĂ©rateur. Attention Ă  ne pas rompre la chaĂźne du froid afin qu’elle ne se dĂ©grade pas rapidement. Comment conserver un jambon cru Serrano ? Si vous avez du jambon serrano dĂ©sossĂ©, vous pouvez conserver le morceau de jambon au rĂ©frigĂ©rateur, enveloppĂ© dans une serviette chiffon sec, pendant environ 3 Ă  4 mois, en le consommant une fois par semaine. Comment garder un jambon de Serrano ? Commencer le jambon en retirant toujours la peau et le gras de la premiĂšre tranche. Une fois commencĂ©, recouvrez d’un linge propre et dĂ©gustez dans 2 mois. PrĂ©levez soigneusement le dĂ©marreur avant de couper le nombre de tranches que vous prĂ©voyez de goĂ»ter. Conserver dans un torchon au rĂ©frigĂ©rateur. Comment conserver un jambon serrano sans os ? envelopper le jambon dans du film Ă©tirable en prenant soin de bien coller le film sur la tranche, cela Ă©vitera au jambon dĂ©sossĂ© de se dessĂ©cher et le protĂ©gera de l’oxygĂšne. Sur le mĂȘme sujet Quel est le menu le moins calorique chez KFC ? Pour les
 Enveloppez notre jambon dans une serviette et suspendez-le dans un endroit frais et sec pendant 2 semaines. AprĂšs 2 semaines, retirez-le de la serviette et frottez le poivre. Selon votre goĂ»t, laissez sĂ©cher encore 1 semaine ou dĂ©gustez immĂ©diatement. Comment sĂ©cher un morceau de jambon cru ? Le sac Ă  jambon est pour ainsi dire obligatoire il protĂšge des parasites externes mouches etc
 mais surtout un bon sĂ©chage se fera avec du temps et de la patience Ă  une tempĂ©rature fraĂźche environ 12 Ă  15° dans une piĂšce sans pour autant humiditĂ© Un petit airflow est idĂ©al. Comment conserver une noix de jambon cru ? Pour conserver vos noix, vous devez retirer l’aspirateur. Comme pour le jambon, vous pouvez aussi crĂ©mer le dĂ©but avec un morceau d’huile d’olive pour que la tranche ne s’oxyde pas. Tout d’abord, vous pouvez l’envelopper dans un chiffon en coton et le mettre Ă  sĂ©cher dans un endroit frais et sec. Comment conserver un morceau de jambon cru ? La conservation d’un jambon cru avec l’os Lorsque vous venez d’acheter un beau jambon cru entier avec son os, il est impĂ©ratif de le stocker dans un endroit frais, autour de 10 Ă  15°C, comme une cave. PrĂ©fĂ©rez une piĂšce oĂč vous serez sĂ»r que la tempĂ©rature sera trĂšs stable et Ă  l’abri de la lumiĂšre. Comment conserver le jambon cru au frigo ? S’il est cru ou cuit dĂšs la coupe ou achetĂ© en tranches dans l’emballage sous vide, sachez qu’il ne se conserve pas plus de 3 jours au rĂ©frigĂ©rateur. Attention Ă  ne pas rompre la chaĂźne du froid afin qu’elle ne se dĂ©grade pas rapidement. Comment conserver de la noix de jambon ? Conservation. A conserver au frais 15°C ou au rĂ©frigĂ©rateur pour une conservation plus longue. Pour Ă©viter un sĂ©chage excessif une fois la premiĂšre tranche dĂ©coupĂ©e, protĂ©gez la face ouverte avec un film alimentaire. Comment conserver un morceau de jambon cru ? La conservation d’un jambon cru avec l’os Lorsque vous venez d’acheter un beau jambon cru entier avec son os, il est impĂ©ratif de le stocker dans un endroit frais, autour de 10 Ă  15°C, comme une cave. PrĂ©fĂ©rez une piĂšce oĂč vous serez sĂ»r que la tempĂ©rature sera trĂšs stable et Ă  l’abri de la lumiĂšre. Comment ramollir une noix de jambon ? Une idĂ©e simple mais excellente Prenez le jambon et mettez-le dans une grande marmite remplie d’eau froide le jambon doit ĂȘtre recouvert d’eau. Ajoutez idĂ©alement une bonne poignĂ©e de foin oui, oui !
. Comment sĂ©cher une noix de jambon ? Vous pouvez envelopper votre jambon sec dans un torchon ou un torchon en coton, que vous placerez de prĂ©fĂ©rence dans un endroit sec et frais. Ainsi, les conditions rencontrĂ©es sont similaires Ă  celles de la premiĂšre phase de sĂ©chage. Quelle tempĂ©rature pour faire sĂ©cher un jambon ? SĂ©chage les jambons passent dans un sĂ©choir naturel oĂč l’humiditĂ© et la tempĂ©rature sont contrĂŽlĂ©es grĂące aux fenĂȘtres de ventilation rĂ©glables. La tempĂ©rature oscille entre 15Âș et 30Âș C pendant les 6 mois de sĂ©chage. Voir l’article Comment reconnaĂźtre un bon jambon ? La viande doit avoir une couleur
Est-ce qu’on peut congeler du jambon cru ? Si vous souhaitez congeler un jambon cru entier, coupez-le en tranches Ă©paisses et congelez-le, puis enveloppez-le dans du papier cuisson puis dans du plastique. Ensuite, placez-les dans des sacs de congĂ©lation, enlevez le plus d’air possible des sacs. Ensuite, il ne vous reste plus qu’à le mettre au congĂ©lateur. Le jambon peut-il ĂȘtre congelĂ©? Ce n’est pas une Ă©vidence folle comme pour les baies ou les plats au four, mais vous savez qu’en suivant quelques bonnes astuces, le jambon se congĂšle finalement trĂšs bien. Ce qui est trĂšs pratique Ă  avoir sous la main et garnir de toasts ou de baguette, aussi facile Ă  congeler ! Comment congeler le jambon cru ? Vous pouvez Ă©galement congeler votre jambon cru. Enveloppez vos tranches individuellement dans du papier sulfurisĂ©, puis emballez-les toutes dans du film plastique avant de les placer dans des sacs de congĂ©lation. Essayez Ă  nouveau de faire sortir le plus d’air possible du sac avant de le mettre au congĂ©lateur. Comment conserver charcuterie au congĂ©lateur ? Pour assurer une bonne congĂ©lation de la charcuterie, emballez-la dans du papier d’aluminium ou un film. Il est mĂȘme prĂ©fĂ©rable de le conserver dans son emballage spĂ©cialement conçu pour sa conservation. Mettre ensuite dans un rĂ©cipient hermĂ©tique. Est-ce que je peux congeler du jambon cru ? Oui, il est possible de congeler du jambon cru tranchĂ©. Bien sĂ»r, il faut s’assurer de la qualitĂ© de la viande avant de la congeler. Les bactĂ©ries sont prĂ©sentes mĂȘme si la viande est congelĂ©e. N’attendez donc pas que la date de pĂ©remption soit dĂ©passĂ©e pour le congeler. Comment Decongeler du jambon cru ? Restent les mĂȘmes conditions de gel. Le jambon cuit sera de prĂ©fĂ©rence tranchĂ© et ne devra pas dĂ©passer la date de pĂ©remption. Gelez le plan. Et pour dĂ©congeler, mettez-le au rĂ©frigĂ©rateur pendant quelques heures afin que la dĂ©congĂ©lation soit progressive et que le goĂ»t ne soit pas altĂ©rĂ©. Est-il possible de congeler de la charcuterie ? La charcuterie se congĂšle trĂšs bien Ă  -18°C ou moins dites adieu au congĂ©lateur et peut se conserver jusqu’à 2 mois au congĂ©lateur. Est-ce que le jambon sous vide se congĂšle ? Comme toute viande, le jambon peut ĂȘtre congelĂ©. Cependant, ce n’est pas une mĂ©thode de conservation habituelle, puisque le danger est sĂ©chĂ© et salĂ© ou cuit et emballĂ© sous vide pour Ă©viter le dĂ©veloppement de micro-organismes. Comment conserver du jambon au congĂ©lateur ? Pour cela, vous devez vous protĂ©ger de tout contact direct avec le froid. Si vous n’avez plus l’emballage d’origine, conservez vos tranches de jambon dans un sac de congĂ©lation, un film alimentaire ou une boĂźte de congĂ©lation hermĂ©tique. Comment bien conserver le jambon blanc ? Comment conserver le jambon ? Le jambon blanc doit ĂȘtre conservĂ© dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur entre 0 et 4°C. S’il s’agit d’un jambon industriel en table, respectez les DLC et consommez dans les 2 jours suivant l’ouverture. Comment Decongeler du jambon cru ? Comment dĂ©congeler des saucisses ? Il est important de laisser vos saucisses dĂ©congeler lentement. Prenez vos viandes congelĂ©es et mettez-les au rĂ©frigĂ©rateur. Laissez ensuite agir 12 Ă  24 heures. Pourquoi le jambon devient vert ? Il le devient grĂące aux nitrites ajoutĂ©s par les producteurs. Mais cette belle couleur ne serait pas sans consĂ©quence sur la santĂ©. Ces additifs Ă©tant considĂ©rĂ©s comme cancĂ©rigĂšnes, de nombreux dĂ©putĂ©s ont dĂ©cidĂ© de se saisir du problĂšme. Comment savoir si le jambon est pĂ©rimĂ© ? Les signes d’un jambon blanc rassis sont une odeur aigre, une couleur terne et une texture collante. Jetez le jambon cuit s’il sent ou semble anormal. Comment bien conserver le jambon blanc ? Comment conserver le jambon ? Le jambon blanc doit ĂȘtre conservĂ© dans la partie la plus froide du rĂ©frigĂ©rateur entre 0 et 4°C. S’il s’agit d’un jambon industriel en table, respectez les DLC et consommez-le dans les 2 jours suivant l’ouverture. Est-ce que du jambon blanc se congĂšle ? Contrairement aux autres types de charcuterie, le jambon cuit est dĂ©jĂ  cuit. Le risque de transformation lors de la congĂ©lation est donc minime. Mais pour que la prĂ©servation du danger s’effectue dans les meilleures conditions possibles, il faut s’en mĂ©fier ! Comment congeler des tranches de jambon blanc ? Congelez des tranches de prosciutto Portion de 8 ou 10 tranches maximum et mettez-les dans un sac congĂ©lation que vous lisserez pour faire sortir le plus d’air possible. Mettez une Ă©tiquette avec le nom du produit et surtout la date de congĂ©lation. Comment savoir si un jambon cru est encore bon ? La texture des tranches de jambon doit ĂȘtre intacte pour conserver leur saveur. Il n’est pas facile de manger ou de cuire un jambon trop sec, car cela peut signifier qu’il s’est dĂ©tĂ©riorĂ©. Pour le renforcer, mieux vaut le mettre dans un endroit lĂ©gĂšrement humide. Comment savoir si de la charcuterie est encore bonne ? Les charcuteries sĂ©chĂ©es Si l’aspect est correct, les charcuteries crues et sĂ©chĂ©es peuvent donc ĂȘtre consommĂ©es aprĂšs leur date de pĂ©remption. Attention, cela ne s’applique pas aux viandes cuites telles que le jambon cuit, le pĂątĂ©, les rillettes ou les exsangue. Ces produits sont trĂšs fragiles. Comment conserver le jambon cru au frigo ? Conserver le jambon cru dĂ©sossĂ© Vous retrouverez alors toutes les saveurs du jambon cru. Une fois ouvert, il doit ĂȘtre consommĂ© dans les 3 Ă  4 mois. Pour cela, enveloppez-le dans un chiffon propre et sec, mais ne le remettez pas dans son emballage d’origine. Conservez-le ensuite dans votre rĂ©frigĂ©rateur. Lefait de la mixer en second lieu et de la passer au chinois permet d'avoir une mixture fine qui se tiend bien et qui s'Ă©tale! Pour l'occasion, cette gelĂ©e a Ă©tĂ© servie avec un tome de brebis, du chĂšvre frais, des pavĂ©s de chĂšvre cendrĂ©s et des chips de confiture Ă  Not allowed Error 54113 Details cache-hhn4065-HHN 1660831249 1966304725 Varnish cache server Instructions Peser 1k de groseilles dans le bol du Thermomix et ajouter les 500g de sucre. Puis mixer 1m30/vit9. Racler les bords. Ajouter le jus d'un citron et les 2 c.Ă  cafĂ© de vanille liquide. Cuire 35min/110/vit2 sans le gobelet. (Installer le panier vapeur Ă  la place du gobelet pour Ă©viter les " spitures ") Sommaire Son nomSon rĂŽle dans l'Ă©quilibre Ă©cologiqueEt ça se mange?Et ça soigne quoi?RĂ©colte de l'Ă©corceOn le trouve oĂč?Son nomLe nom français de viorne » vient du latin viburnum qui signifie lier », par allusion Ă  la souplesse des rameaux. Au QuĂ©bec, on dĂ©signe la viorne sous le nom de pimbina », mot dĂ©rivĂ© de l'algonquin nipimina, qui signifie graines ou fruits amers ». La viorne est membre de la famille des caprifoliacĂ©es qui comprend plusieurs autres arbustes Ă  petites baies, le chĂšvrefeuille notamment, qui s'appelait jadis caprifolium - littĂ©ralement feuille de bouc » - et qui a donnĂ© son nom Ă  la rĂŽle dans l'Ă©quilibre Ă©cologiqueSelon le frĂšre Marie-Victorin, les fruits du V. cassinoides, une espĂšce omniprĂ©sente au QuĂ©bec, sont la nourriture principale des bandes de merles d'AmĂ©rique venant du nord qui traversent la vallĂ©e du Saint-Laurent vers la mi-octobre. Normalement plutĂŽt portĂ©s sur les protĂ©ines animales, ces passereaux prĂ©fĂšrent, Ă  l'automne, manger les baies qui leur fournissent les prĂ©cieux hydrates de carbone dont ils ont impĂ©rativement besoin pour entreprendre leur voyage vers le les viornes peuvent constituer de belles haies de taille moyenne de un Ă  quatre mĂštres de haut selon les espĂšces chargĂ©es de petits fruits rouges ou noirs qui peuvent servir de nourriture aux oiseaux migrants ou aux humains sĂ©dentaires ou encore rester accrochĂ©s aux arbustes et dĂ©corer joliment un coin du ça se mange?En Scandinavie, on faisait autrefois une sorte de bouillie avec de la farine, du miel et les fruits du V. opulus. On en a Ă©galement distillĂ© un alcool. Quoique plutĂŽt Ăąpre, le fruit du V. edule Ă©tait et est encore un aliment important chez les AmĂ©rindiens. Chez certaines peuplades, on ne le cueillait traditionnellement qu'en plein hiver tandis que chez d'autres, on le ramassait en septembre pour le consommer sans dĂ©lai ou encore le conserver jusqu'Ă  ce qu'il s'attendrisse. On l'a Ă©galement fait sĂ©cher. Une façon trĂšs courante de conserver les fruits frais, quelle que soit l'espĂšce, consistait Ă  les recouvrir de graisse d'animal ou d'huile de poisson ou Ă  les immerger dans l'eau. Dans certaines peuplades de l'Ouest, le fruit de la viorne Ă©tait considĂ©rĂ© comme un aliment prestigieux et seules les personnes de haut rang avaient le droit de le cueillir, dans des endroits dont ils avaient la jouissance exclusive, de par leur statut. ÉlĂ©ment important des Ă©changes commerciaux ou cadeau de grande valeur, ce petit fruit apparaĂźt dans de nombreux mythes des Haida, une peuplade de la Colombie-Britannique, qui croyaient que c'Ă©tait l'aliment de choix des ĂȘtres surnaturels. Les Carrier le mangeaient avec de la graisse d'ours, les Nishgale le faisaient bouillir et le mĂ©langeaient ensuite avec de l'huile. Parfois, ils en faisaient une sorte de crĂšme glacĂ©e, en le battant avec de l'huile de poisson-chandelle et de la neige. On le faisait Ă©galement cuire dans la soupe. Dans l'Est, les Algonquins et les AbĂ©nakis consommaient le fruit de V. cassinoides les Iroquois, Saulteux, Micmacs et MalĂ©cites celui du V. lentago et du V. on n'emploie plus guĂšre le fruit de la viorne que dans les confitures et la gelĂ©e ou sous forme de jus ou de vin. Ce qui ne nous empĂȘche pas, nous, de renouer avec une tradition fort ancienne, celle de la neige nappĂ©e de sirop. Vous trouverez, dans Documents associĂ©s, notre recette de sirop de pimbina sur lit de neige ça soigne quoi?SĂ©datif utĂ©rin et nervin, astringent, diurĂ©tique, l'Ă©corce de la viorne Ă  feuille de prunier, V. prunifolium, contribue Ă  soulager les rĂšgles douloureuses, Ă  prĂ©venir les accidents nerveux de la grossesse et les risques d'avortement, et Ă  soulager les crampes musculaires. C'est la plante par idĂ©al de la femme enceinte Ă  risque de fausse couche. Sans danger, elle peut ĂȘtre prise Ă  tout moment durant la grossesse, particuliĂšrement en cas de saignements, de mĂȘme que pour soulager les douleurs post-partum. Elle serait, en outre, fort utile pour les femmes tout juste mĂ©nopausĂ©es et pour soigner l'hypertension. On croit que l'Ă©corce du V. trilobum et, vraisemblablement, celle du V. edule auraient sensiblement les mĂȘmes propriĂ©tĂ©s. La premiĂšre, en tout cas, Ă©tait considĂ©rĂ©e comme officinale au QuĂ©bec oĂč elle avait assez d'importance pour que, en cas de pĂ©nurie, on cherche Ă  la remplacer frauduleusement par l'Ă©corce d'une espĂšce d' en prĂ©pare une dĂ©coction Ă  raison de 30 g d'Ă©corce moulue par litre d'eau ou 1 cuillerĂ©e Ă  cafĂ© par tasse Ă  faire bouillir une dizaine de minutes. Prendre 2 ou 3 tasses par voie externe, on a employĂ© l'Ă©corce rĂ©duite en poudre et incorporĂ©e Ă  une crĂšme neutre pour soulager les crampes musculaires ou la tension excessive aux Tanaina et les Sechelt de la Colombie-Britannique employaient les fruits de V. edule les premiers, pour soigner le rhume; les seconds, comme dĂ©puratif et voie externe, on a fait, avec les fruits, un cataplasme contre les ulcĂšres, l'Ă©rysipĂšle maladie infectieuse et contagieuse de la peau et les fiĂšvres scarlatines de l'Ă©corceLes herboristes s'entendent gĂ©nĂ©ralement pour dire que, quelle que soit l'espĂšce d'arbre ou d'arbuste, l'Ă©corce du tronc est plus efficace que celle des branches et celle des racines plus efficace encore que celle du tronc. D'oĂč la recommandation habituelle de rĂ©colter cette derniĂšre. Pour Ă©viter d'endommager l'arbre ou l'arbuste, il suffit de creuser la terre Ă  la limite de ses racines l'Ă©quivalent projetĂ© sur le sol du diamĂštre du feuillage, de choisir une racine de taille moyenne les petites sont moins puissantes, les grosses sont essentielles Ă  la santĂ© de l'arbre et d'en couper un morceau Ă  l'aide d'un sĂ©cateur bien affĂ»tĂ©. Il est ensuite trĂšs facile de retirer l'Ă©corce de la racine Ă  l'aide d'un couteau. Quant Ă  l'Ă©corce du tronc, vous en prĂ©lĂšverez des morceaux rectangulaires Ă  l'aide d'un couteau, en Ă©vitant de couper sur toute la circonfĂ©rence de l' le trouve oĂč?V. prunifolium croĂźt en Europe et aux États-Unis, tandis que V. edule et V. trifolium poussent chez nous. On pourrait probablement adapter V. prunifolium dans le sud du QuĂ©bec Ă©tant donnĂ© que, aux États-Unis, il remonte jusqu'Ă  la Des lecteurs ont trouvĂ© cet article utile Et vous ?Cet article vous-a-t-il Ă©tĂ© utile ?À lire aussi
Pourfabriquer de la gĂ©latine, vous devez faire bouillir la poudre dans de l’eau, puis ajouter la bonne quantitĂ© d’eau froide avant de l’envoyer au rĂ©frigĂ©rateur pour qu’elle prenne. Si vous avez sautĂ© ou modifiĂ© l’une de ces Ă©tapes, c’est la raison pour laquelle votre gelĂ©e ne durcira pas. Malheureusement, si c’est le cas, vous ne pourrez pas conserver votre lot de gelĂ©e.

La gelĂ©e est une petite collation que beaucoup de gens aiment manger. Il est limpide et colorĂ©. Non seulement les enfants l’aiment, mais mĂȘme les grands amis ne peuvent s’empĂȘcher d’acheter quelques tĂąches. Mais aimez-vous la gelĂ©e, savez-vous qu’il y a encore un vin de gelĂ©e dans le monde? Il est fait de la forme de la gelĂ©e! Pensez-vous que c’est nouveau? Comment faire du vin de gelĂ©e? Quelle est la mĂ©thode de fabrication du vin de gelĂ©e ? Comment faire du vin de gelĂ©e? MĂ©thode de production de vin de gelĂ©e Les matiĂšres premiĂšres du vin de gelĂ©e sont gĂ©nĂ©ralement utilisĂ©es comme vodka rafraĂźchissante comme vin de base, avec de l’eau, du sucre, des saveurs et d’autres ingrĂ©dients . Bien sĂ»r, il peut le condenser dans la gelĂ©e est indispensable. GĂ©nĂ©ralement, Kara Gum est utilisĂ©e. La mĂ©thode spĂ©cifique du vin de la gelĂ©e est prendre une quantitĂ© appropriĂ©e d’eau Ă  bouillir, puis ajouter une quantitĂ© appropriĂ©e de gomme kara Ă  l’eau, remuer jusqu’à ce que la gomme kara soit dissoute, puis ajouter le jus, le sucre , l’eau froide et le vin de vodka Ă  l’intĂ©rieur le jus de fruits et le vin peuvent ĂȘtre associĂ©s selon votre propre goĂ»t. Bien mĂ©langer, donc il est prĂ©parĂ©. Mettez ensuite le liquide rĂ©glĂ© dans la petite tasse et congelez-le au rĂ©frigĂ©rateur. La concentration d’alcool alcoolique dans le vin de la gelĂ©e n’est pas trop Ă©levĂ©e. GĂ©nĂ©ralement entre 10 et 15 degrĂ©s, le goĂ»t est Q Bombs, ce qui est trĂšs nouveau. Si vous ĂȘtes Ă©galement intĂ©ressĂ©, essayez de le faire vous-mĂȘme! [ 123] ] u0026 160;

\n\n avec quoi manger de la gelée de vin
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